La politique de la France dans la Chine méridionale

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LA POLITIQUE DE LA FRANCE
DANS LA CHINE MÉRIDIONALE


Depuis la guerre sino-japonaise, mais surtout depuis le coup de force de Kiao-tchéou en 1897, la politique des Puissances en Chine oscille sans cesse entre le principe des sphères d’influence, dont l’application dernière serait certainement le partage, et le principe de la « porte ouverte ». D’après ce dernier, les Puissances doivent se concerter pour sauvegarder l’intégrité territoriale de la Chine tout en s’arrangeant de manière que ce pays soit ouvert aussi entièrement que possible à l’activité économique de tous les étrangers, sans distinction. Il va sans dire que lorsque les Puissances poursuivent, comme en ce moment, une œuvre commune avec une union tout au moins apparente, c’est le principe de la porte ouverte qui prévaut.

La France n’a évidemment aucun intérêt à pousser ses associées à s’en départir. Si l’on dépeçait la proie chinoise, la part qui lui reviendrait ne serait ni la plus vaste, ni surtout la plus riche. La position prise par nous depuis que nous occupons le Tonkin, accentuée par toutes les compensations que nous nous sommes fait donner au fur et à mesure des empiètements de nos concurrents, depuis la guerre sino-japonaise et surtout depuis la « prise à bail » de Kiao-tchéou, désigne clairement le coin sud-ouest de la Chine comme devant être notre lot. Il y a là une de ces situations déclarées, une de ces orientations acquises, sur lesquelles on ne saurait revenir. Et ce n’est pas vers un eldorado chinois que cette orientation nous porte. En Extrême-Orient le pays peuplé, de grande valeur, c’est toujours la plaine. Elle se rencontre rarement dans le Yunnan, le Kouang-si, le Kouéi-tchéou et l’ouest du Kouang-toung, provinces bouleversées par les rayons montagneux que la masse énorme des plateaux thibétains lance dans le Sud-Est, comme dans les autres directions. Des dix-huit provinces de la Chine propre celles qui nous touchent du plus près sont les plus pauvres. On n’y voit nulle part ces prodigieuses fourmilières humaines qui grouillent autour de Han-kéou ou dans le Sé-tehouan. Il est donc clair que nous avons plus d’intérêt à participer à l’approvisionnement de ces dernières, à leur donner des chemins de fer que leur activité rendra tout de suite « payants », qu’à nous borner à essayer de faire surgir les richesses latentes des provinces du Sud- Ouest. Déjà nous prenons une part honorable aux grands travaux qui s’exécutent dans ces régions, les plus riches de la Chine. Le chemin de fer de Pékin à Han-kéou est partiellement une œuvre française. On dit que dans la continuation de ce grand central chinois, de Han-kéou à Canton, les capitaux français, en vertu d’arrangements tout récents, interviendront pour un tiers. Il faut seulement espérer que cette part des fonds à verser par la France assurera une part égale de la direction aux Français. On remarque en effet avec inquiétude que notre capital est trop souvent comme une masse amorphe, qui féconde les grandes entreprises étrangères, mais sans donner à notre pays l’influence à laquelle il pourrait prétendre en dirigeant ces grands intérêts que son épargne a aidé à créer. Quoi qu’il en soit, il est évident que nous avons tout à gagner à ce que les plus riches parties de la Chine restent ouvertes, sans entraves avouées ou hypocrites, à notre activité. Cette dernière ne saurait, aussi longtemps que cela sera possible, se désintéresser de la vallée du Yang-tsé avec ses 180 millions d’habitants, de ce « gros ventre de la Chine », comme disait lord Charles Beresford avec son bel appétit impérialiste. C’est-à-dire que l’idéal pour nous serait le maintien de l’intégrité territoriale de la Chine avec la porte ouverte. La Chine que nous devons désirer est une Chine désarmée, accessible, où tous feraient leurs affaires sous la surveillance impartiale et bienveillante de tous. Le mieux serait pour nous qu’elle devint comme une sorte de communal international.

Mais c’est là le rêve. Est-il certain que la Chine puisse, au milieu des appétits « mondiaux » de notre époque, poursuivre cette existence pour ainsi dire idyllique ? Peut-on avoir l’assurance qu’aucune ambition exclusive ne viendra viser de si grandes richesses, gardées seulement par un organisme si amorphe, garanti lui-même par la fragilité d’une entente internationale ? Est-il invraisemblable que les formidables transformations que la Chine devra subir pour se mettre au pas des nations modernes puissent provoquer des crises encore plus graves que celle dont elle n’est pas encore sortie, qui entraineraient des interventions irrémédiables ? Il serait bien candide d’y trop compter. Et on se con vaine bien vite que si la « porte ouverte » est pour nous l’idéal, son maintien ne dépend pas que de nous.

D’aucuns ont récemment exprimé la crainte, malgré des apparences assez rassurantes, que l’action irrésistible des Russes en Mandchourie n’amène certaines puissances à chercher des compensations dans d’autres parties du Céleste Empire. Déjà les Japonais auraient menacé la Chine de prendre des gages dans le Fo-kien, au cas où elle ne saurait pas résister à la pression de la Russie. Les vues de l’Angleterre sur la vallée du Yang Isé ne font pas de doute. Comme il est certain que la Russie ne sortira pas de Mandchourie, malgré le refus de la Cour céleste de signer le projet de traité russo-chinois, les Puissances ambitieuses pourraient trouver tous les prétextes dans la question mandchoue. Et, en admettant même que le principe de la « porte ouverte » soit sauvegardé en apparence, il pourrait être tellement dénaturé dans son application que nous aurions intérêt à le violer nous-mèmes, à donner le signal de son abandon.

Une Puissance peut, en effet, sous les apparences de la « porte ouverte », exercer une influence si exclusive sur les régions les plus riches de la Chine qu’elle en serait pratiquement la maitresse, qu’elle y ferait la part qu’elle voudrait à ses nationaux. Elle pourrait, par de faciles habiletés, réserver à ces derniers tous les grands travaux publics, dans la période qui va s’ouvrir en Chine, semblent devoir donner des profits encore bien plus considérables que ceux du commerce proprement dit. La « porte ouverte » s’interpréterait fatalement au profit des véritables maîtres du territoire. Il ne faut pas oublier que s’il y a des différences entre notre protectionnisme et la liberté commerciale pratiquée par d’autres, elles sont moins colossales que les clameurs habiles de ces derniers le feraient croire, lorsqu’ils se posent en champions des intérêts de tous. Une part de ce que nous obtenons par le moyen trop évident, trop grossier de nos tarifs, ces peuples du « fair play » le réalisent plus discrètement par un certain patriotisme d’affaires, un certain jeu de coudes.

La « porte ouverte » pourrait même être faussée si dangereusement, que son maintien hypocrite ferait naitre un grand péril politique. C’est en Angleterre surtout qu’on a imaginé de faire dévier si le principe, au grand danger des rivaux de impérialisme britannique. Lord Charles Beresford a donné l’inquiétante formule il est pour la « porte ouverte » certes, mais à la condition que la maison soit organisée, administrée par l’Angleterre. Au retour de la mission en Chine que les Chambres de Commerce britanniques avaient donnée à cet amiral impérialiste, il disait que la porte ouverte ne servirait de rien si on ne faisait pas régner l’ordre dans le pays. Pour l’assurer, il préconisait la création de troupes commandées par des Anglais. Et il était facile de deviner que dans l’arrière-pensée de lord Charles Beresford il s’agissait moins d’imposer aux Célestes une tranquillité qui permettrait aux commerçants britanniques de pénétrer fructueusement dans le pays, que de créer en Chine un nouvel instrument militaire qui serait mis au service de la politique de l’Angleterre. Il cherchait peut-être dans les masses chinoises réorganisées une force capable de contenir la poussée russe. Il semblait reprendre, en l’appliquant à l’Angleterre, le rêve que les Japonais firent après leur dernière guerre, celui d’être à la fois les initiateurs et les bénéficiaires de la renaissance économique et militaire de la Chine. Et cette pensée n’a pas été celle d’un seul. D’autres Anglais, entre autres le capitaine Younghusband, l’ont eue en commun avec lord Charles Beresford.

Une « porte ouverte » ainsi entendue serait-elle acceptable pour les maitres de l’Indo-Chine ? Pour répondre, il suffit de se rendre compte de ce que deviendraient nos possessions resserrées entre une Inde britannique et une Chine menée par nos rivaux. Si les choses paraissaient s’acheminer vers une pareille solution, notre intérêt évident serait de ne pas nous attacher désespérément à la vaine forme de la « porte ouverte », mais bien de voir un nombre aussi grand que possible de Puissances accourir au partage, pour que la fin de l’indépendance chinoise ne crée pas un déséquilibre trop dangereux pour nous. Il nous faudrait alors prendre pied dans les régions chinoises dont le contrôle nous serait nécessaire pour « surveiller les approches de nos possessions », selon la formule constamment employée par M. Delcassé. Sans doute, nous aurions alors à nous charger, dans les provinces voisines du Tonkin, de cette organisation que d’autres entreprendraient dans les meilleures parties de la Chine et qui nous semblerait menaçante. Nous ne pouvons perdre de vue, en effet, qu’il ne s’agit pas pour nous d’une vaine extension de notre influence en Chine, mais bien du salut éventuel de notre Indo-Chine. Cette dernière serait étouffée dans certaines éventualités si elle n’élargissait pas le cercle de son action. Non seulement le Yunnan, par exemple, domine le Tonkin géographiquement, mais encore il le domine par le climat. Ses hautes terres salubres entre des mains ennemies mettraient en grave péril notre domination sur les basses terres du Sud-Est, dans lesquelles la vigueur, l’activité des Européens s’amoindrissent nécessairement après quelques années de séjour. Le Yunnan, même restant chinois, doit devenir dès à présent pour nous un poste d’observation et un vaste sanatorium.

La question, vue ainsi, est donc d’une singulière importance. Nous ne pouvons dédaigner les provinces du Sud-Ouest, les trouver trop pauvres pour être dignes d’intérêt, les envisager uniquement en elles-mêmes, comme une puissance quelconque, l’Italie par exemple, qui en serait encore à chercher une base d’action en Chine. Les maîtres de l’Indo-Chine n’ont plus ce libre arbitre. On ne saurait trop le répéter à un moment où tant de gens considèrent l’extension de notre influence et de nos responsabilités sur le sud-ouest de la Chine comme un pis-aller si décevant, qu’il ne faudrait s’y résigner que comme à une calamité, à laquelle il est bien inutile de nous préparer d’avance. Nous verrons plus loin que ce pessimisme est exagéré, même au point de vue économique. Au point de vue politique, il est lamentable. La vérité c’est que, tout en désirant sincèrement le maintien de la « porte ouverte », il nous faut dès à présent nous prémunir en vue de la situation que créerait le triomphe possible et plus ou moins avoué du système des sphères d’influence.

On peut, d’ailleurs, se rassurer. Notre situation en Chine est si excentrique, si bien à part, déterminée par le Tonkin, que nous pouvons bien mieux que d’autres prendre les mesures conservatoires nécessaires sans donner le moins du monde le signal du partage. Ces mesures sont pour l’instant d’ordre purement économique. Il s’agit de compléter et encore plus d’utiliser les concessions de chemins de fer et de mines que nous avons obtenues dans le Sud-Ouest. Les maitres économiques d’une région deviendraient, en effet, presque à coup sûr, ses maîtres politiques si la souveraineté territoriale chinoise venait à s’évanouir par suite d’un bouleversement quelconque.

Or, si l’on regarde avec quelque attention une carte, on s’aperçoit qu’en prenant pour base d’action le Tonkin, Pa-khoï, où nous avons le monopole des chemins de fer, ou mieux notre baie de Kouang-tchéou-ouan, nous pouvons dominer économiquement la zone chinoise qu’il nous importe de « contrôler », selon l’expression anglaise, pour couvrir les approches de l’Indo-Chine. Une carte surtout, celle qui figure en tête du rapport admirable de la Mission Lyonnaise, rédigée sous la direction de M. Henri Brenier, ne laisse aucun doute à cet égard. Les courants commerciaux y sont indiqués par des flèches, et le faisceau des flèches parti de Mong-Isé et de Pa-khoï couvre toute la région voisine du Tonkin. Si on y ajoutait la zone que pourrait desservir, en concurrence avec Ou-tchéou-fou, notre port de Kouang-tehéou-ouan, relié an Si-kiang par un chemin de fer, notre cercle d’attraction économique en Chine comprendrait toutes les régions que le souci de l’avenir de Indo-Chine nous oblige à surveiller de près. Nous aurons d’ailleurs à revenir sur le rôle de Kouang-tehéou-ouan, dans un article qu’une plume plus autorisée consacrera prochaiThement à l’utilisation, comme base de pénétration commerciale, du port que nous avons « pris à bail » sur la côte du Keuang-toung.

En résumé, l’action immédiate qui s’impose à nous, pour parer à toutes les éventualités, c’est de réaliser, dans le sens le plus large et le plus fort, cette « soudure commerciale » entre l’Indo-Chine et la Chine que M. Aynard donnait pour but, en 1895, à la Mission Lyonnaise.

C’est donc l’Indo-Chine qui nous oblige et nous a toujours obligés à nous préoccuper en particulier de régions qui ne sont pas les plus riches du Céleste Empire. Le souci de l’avenir de cette colonie ne nous permet pas de considérer la Chine uniquement en commerçants et en industriels : ce souci ne nous permet pas plus exactement d’oublier que le commerce, dirigé d’une certaine manière, peut être à notre époque la plus efficace des politiques. L’Indo-Chine est d’ailleurs pour nous une excellente base économique. Dans le discours que nous reproduisons plus haut, M. Doumer, qui veut pour l’Indo-Chine un rôle impérial semblable, toutes proportions gardées, à celui que joue l’Inde britannique, a déclaré que notre colonie d’Extrême-Orient cessait d’être une charge pour nous et devenait un moyen d’action. Cela serait vrai éventuellement au point de vue militaire, c’est déjà vrai au point de vue commercial. L’Indo-Chine est appelée à devenir un gros fournisseur de la Chine, et les Français, s’ils sont actifs, à bénéficier de ce mouvement. Déjà le commerce entre les deux pays est très vif. Si nous développons certaines industries en Indo-Chine, ces échanges iront en s’accentuant.

Enfin, il y a une bonne raison pour que nous regardions la Chine à travers l’Indo-Chine, c’est que nous n’avons presque jamais fait autrement depuis notre installation aux bouches du Mékong. C’est notre vieille politique que nous suivons, celle qui a conduit Doudard de Lagrée sur le Haut Mékong, Francis Garnier et Dupuis sur le fleuve Rouge. Ces précurseurs cherchaient à travers le Tonkin ou le Laos une porte d’entrée ouvrant à notre commerce la Chine méridionale. On peut objecter qu’ils s’étaient trompés sur la facilité du passage et la richesse du but. Mais insinuera-t-on qu’il faille faire maintenant machine arrière ? En vérité, il serait bien tard. Non seulement, en 1885, aux heures faciles où l’impérialisme britannique sommeillait encore et où les autres ambitions « mondiales » n’étaient même pas nées, nous n’avons fait en Chine que de la politique indo-chinoise. Mais même plus tard, aux heures décisives, nous sommes rigoureusement restés dans la même voie. En 1897, après Kiao-tchéou, nous pouvions peut-être prendre une nouvelle base. Beaucoup disaient que nous devions nous faire donner un port dans le Nord. Au lieu de cela, nous avons pris Kouang-tchéou-ouan ; c’était simplement étendre notre base indo-chinoise et nullement changer notre position à l’égard du problème chinois. Nous disions, en commençant, que notre passé orientait définitivement notre politique en Chine, il faudrait être bien ignorant pour en douter. Nous avons quitté le carrefour où l’on peut choisir pour nous engager définitivement dans une route où il nous faut marcher résolument sous peine de ne rien faire du tout. Certes nous pouvons revendiquer notre liberté de commercer partout, mais non pas aspirer aux parts centrales, les plus riches, de l’héritage éventuel de « l’homme malade » d’Extrême-Orient. Les positions de toutes les Puissances sont trop fortement prises, et la situation qui ne nous engage que dans un coin écarté de l’arène chinoise n’est peut-être même pas sans quelques bons côtés.

Depuis la guerre sino-japonaise, nous n’avons cessé, tout en contribuant à ouvrir l’ensemble de la Chine, en essayant de nous y faire notre part, de nous préoccuper tout particulièrement du Sud- Ouest, Si nous avons obtenu des avantages pour les missionnaires et les convertis qui bénéficient de notre protectorat catholique, si nous avons fait charger des Français de la réorganisation de l’arsenal de Fou-tchéou, exigé la promesse que le directeur des postes impériales chinoises — encore à créer — serait un Français, nos exigences les plus certaines, les plus suivies, ont porté sur le Yunnan et les deux Kouang. Nous avons obligé la Chine à promettre qu’elle ne céderait pas ces provinces à d’antres qu’à nous. Nous nous y sommes fait donner des concessions matérielles, ayant parfois un caractère presque politique, par exemple celle du chemin de fer de Yunnan-sen, faite au gouvernement français lui-même, alors que dans tout le reste de la Chine — sauf en Mandchourie — les voies ferrées sont concédées à des Chinois, prête-noms des syndicats européens.

La lecture des Livres-Jaunes montre bien avec quelle obstination, trop rare dans l’histoire de notre diplomatie, nous avons exigé d’abord des concessions de principe dans le Sud-Ouest, puis leur détermination de plus en plus pratique. Nous allons en donner le résumé, pensant qu’il est utile d’énoncer, dès notre premier numéro, la série des actes diplomatiques relatifs aux provinces voisines du Tonkin, et sur lesquels nous aurons bien souvent à revenir.

Le premier de ces arrangements, que nous avons demandé à la Chine pour nous payer de notre participation à la triple intervention grâce à laquelle les rigueurs du traité de Simonoséki ont été fort atténuées à son profit, est du 20 juin 1895 : c’est la Convention complémentaire de la Convention additionnelle de commerce du 26 juin 1887 entre la France et la Chine. La Chine nous accordait l’ouverture au commerce des trois villes de Long-tchéou, Mong-tsé et Sé-mao, sur les frontières du Tonkin. En outre, cette Convention déclarait :

Il est entendu que la Chine, pour l’exploitation de ses mines dans les provinces du Yunnan, du Kouang-si et du Kouang-toung, pourra s’adresser d’abord à des industriels et ingénieurs français, l’exploitation demeurant, l’ailleurs, soumise aux règles édictées par le Gouvernement impérial en ce qui concerne l’industrie nationale.

Il est convenu que les voies ferrées soit déjà existantes projetées en Annam pourront, après entente commune et dans des conditions à définir, être prolongées sur le territoire chinois.

Immédiatement après nous voulons nous prévaloir de cette faculté, mais nous voyons combien il est difficile avec des Chinois de réaliser cette entente commune et d’arrêter ces conditions à définir. Il faut un an de négociations laborieuses pour que nous obtenions pour la compagnie de Fives-Lille le droit de construire les 70 kilomètres de chemin de fer qui doivent réunir Lang-son à Long-tchéou. Et encore la compagnie française ne peut-elle se faire concéder cette ligne en toute propriété. Au lendemain de la conclusion de l’arrangement, M. Gérard, notre ministre à Pékin, écrit à M. Hanotaux : « La concession obtenue par la compagnie de Fives-Lille est une concession de construction et d’exploitation à forfait, au compte et aux risques et périls de la Chine, pendant une durée de trente-six ans, pouvant elle-même être prolongée et renouvelée. Ce n’est pas la concession absolue demandée dès l’abord comme prolongement en Chine de lignes de l’Annan, mais c’est du moins une concession accordant le raccordement des deux réseaux. » Un peu après, la France affirme encore sa politique dans le Sud, elle demande à la Chine « une déclaration qui nous garantisse contre la cession de Haï-nan et de la côte opposée » à une tierce puissance, et, le 15 mars 1897, le Tsong-Li-Yamen adresse à M. Gérard une lettre ainsi conçue :

Nous avons reçu la dépêche par laquelle vous nous dites que la France, étant données les relations étroites d’amitié et de bon voisinage qu’elle entretient avec la Chine, attache un prix particulier à ce que jamais l’ile de Haï-nan ne soit aliénée ni concédée par la Chine à aucune autre Puissance étrangère, à titre de cession définitive ou temporaire, ou à titre de station navale ou de dépôt de charbon.

Notre Yamen considère que Kiong tchéou (l’île de Haïnan) appartient au territoire de la Chine qui, de règle, y a son droit de souveraineté. Comment pourrait-elle la céder aux nations étrangères ? D’ailleurs, le fait n’existe nullement à présent qu’elle en ait fait le prêt temporaire aux nations étrangères. Il convient que nous répondions officiellement ainsi à Votre Excellence.

Comme on le voit, c’est là une réponse assez amphigourique. Elle est analogue à toutes les « déclarations d’inaliénabilité » faites par la Chine à diverses Puissances. Il n’y a rien là de la part du gouvernement chinois qui confère un droit à la Puissance qui a demandé la déclaration. Mais celle dernière n’en constitue pas moins l’affirmation parfaitement nette d’une politique et de prétentions à l’égard des tiers. Et ce n’est et seulement pour Haï-nan, mais encore pour les trois provinces limitrophes du Tonkin que nous avons demandé à la Chine des déclarations de ce genre.

Cependant, nous continuons à poursuivre le gouvernement céleste de nos demandes relatives aux pays du Sud. Nous devenons de plus en plus pressants parce que l’Angleterre a obtenu de la Chine une rectification de frontières du côté de la Birmanie, des promesses pour le raccord futur des chemins de fer de cette colonie avec ceux à construire dans le Yunnan, et, n peu plus tard, l’ouverture du Si-kiang au commerce étranger. Le 12 juin ! 897, le Yamen signe les trois formules suivantes pour « définir avec plus de précision et de netteté a mise à exécution de certaines clauses des conventions passées entre la Chine et la France ».

Le chemin de fer de Long-tchéou doit être prolongé, nos droits sur les mines des deux Kouang et du Yunnan sont précisés et on admet en principe la création d’un chemin de fer du Tonkin à Yunnan-fou :

Il est entendu que, conformément à l’article 5 de la Convention commerciale complémentaire du 20 juin 1895, ainsi qu’au contrat intervenu le 5 juin 1896 entre la compagnie de Fives-Lille et l’adminisistration officielle du chemin de fer de Dong-dang à Long-tchéou, et aux dépêches échangées les 2 et 25 juin de la même année entre notre Yamen et la Légation de la République, si la compagnie de Fives-Lille a convenablement réussi, et dès que la ligne de Dong-dang à Leng-tchéou sera achevée, on ne manquera pas de s’adresser à elle pour le prolongement de ladite ligne dans la direction de Nanning et Pésé.

Il est entendu que, conformément à l’article 5 de la Convention commerciale complémentaire du 20 juin 1895, dans les trois provinces limitrophes du Sud, Kouang-toung, Kouang-si et Yunnan, le gouvernement chinois fera appel, pour les mines exploiter, à l’aide d’ingénieurs et d’industriels français.

Il est entendu que la Chine entreprendra des travaux pour l’amélioration de la navigabilité du haut fleuve Rouge et qu'en vue des intérêts du commerce elle aplanira et amendera la route de Ho-kéou à Man-hao et Mong-tsé jusqu’à la capitale provinciale. Il est entendu, en outre, que faculté sera donnée d’établir une voie de communication ferrée entre la frontière de l’Annam et la capitale provinciale, soit par la région de la rivière de Pésé, soit par la région du haut fleuve Rouge ; les études et la mise à exécution par ia Chine devant avoir lieu graduellement.

Le 14 novembre 1897, les Allemands débarquaient à Kiao-tchéou, et cette usurpation entraînait toute une série de demandes de compensations de la part des Puissances. Les Russes s’installent définitivement à Port-Arthur, les Anglais prennent « à bail » Ouei-hai-ouei. Nous entrons les derniers en ligne et nous profitons des événements seulement pour préciser la politique que nous n’avons cessé de poursuivre dans le Sud. Nous y obtenons un dépôt de charbon et des engagements plus explicites de la part de la Chine en ce qui concerne le chemin de fer de Yunnan-fou dont il n’avait pas été parlé assez nettement, on en conviendra, dans les « formules » du 12 juin 1897.

Le 10 avril 1898, M. G. Dubail, chargé d’affaires de France à Pékin, se faisait adresser par le Tsong-Li-Yamen la note que voici :

Nous avons reçu de Votre Excellence la dépêche suivante : J’ai l’honneur de demander à Vos Altesses et à Vos Excellences d’acquiescer aux accords suivants, destinés à resserrer les liens d’amitié et de bon voisinage qui unissent l’Empire chinois et la République française :

« 1° Le gouvernement chinois accorde au gouvernement français ou à la compagnie française que celui-ci désignera le droit de construire un chemin de fer allant de la frontière du Tonkin à Yunnan-fou, le gouvernement chinois n’ayant d’autre charge que de fournir le terrain pour la voie et ses dépendances.

« Le tracé de cette ligne est étudié en ce moment et sera ultérieurement fixé, d’accord avec les deux gouvernements. Un règlement sera fait d’accord.

« 2° Le gouvernement chinois, en raison de son amitié pour la France, donne à bail, pour 99 ans, la baie de Kouang-tchéou-ouan au gouvernement français, qui pourra y établir une station navale avec dépôt de charbon. Les limites de la concession seront ultérieurement fixées d’accord entre les deux gouvernements, après études sur le terrain, On s’entendra plus tard pour le loyer. »

Comme il est dit dans la dépêche que vous avez adressée à notre Yamen que ces trois demandes sont destinées à resserrer les liens d’amitié qui nous unissent, nous pouvons y acquiescer…

Nous croyons devoir adresser la présente réponse à Votre Excellence pour qu’elle la transmette à son gouvernement.

Enfin, M. G. Dubail ayant écrit au Yamen que « le gouvernement de la République attacherait un prix particulier à recueillir du gouvernement chinois l’assurance qu’il ne cédera à aucune autre Puissance tout ou partie du territoire des provinces limitrophes du Tonkin », le Tsong-Li-Yamen répond le 10 avril 1898 dans les termes suivants :

Notre Yamen considère que les provinces chinoises limitrophes du Tonkin, étant des points importants de la frontière, qui 1l’intéressent au plus haut degré, devront être toujours administrées par la Chine et rester sous sa souveraineté. Il n’y a aucune raison pour qu’elles soient cédées ou louées à une Puissance.

Puisque le gouvernement français attache un prix particulier à recueillir cette assurance, nous croyons devoir adresser la présente réponse officielle à Votre Excellence, en la priant d’en prendre connaissance et de la transmettre.

À la même époque, où des « sphères d’influence » paraissaient se dessiner en Chine, l’Angleterre se faisait donner une assurance analogue en ce qui concerne les provinces de la vallée du Yong-tsé-kiang.

Bientôt, tirant parti du meurtre d’un missionnaire, le P. Berthollet, dans le Kouang-si, nous nous faisions reconnaitre un nouveau droit dans notre sphère. Le 2 mai 1898, M. Hanotaux télégraphiait à M. Pichon : « Veuillez demander au gouvernement chinois la concession à une société française d’un chemin de fer destiné à relier le port de Pa-khoï à un point à déterminer sur le cours du Si-kiang, ladite concession devant être faite sur la base du contrat intervenu en juin 1896 pour le chemin de fer de Dong-dang à Long-tchéou. »

Et M. Pichon répondait le 28 mai 1898 :

Le gouvernement chinois consent à notre demande pour le chemin de fer de Pa-khoï au Si-kiang. Il est entendu que, seule, la compagnie française ou franco-chinoise pourra construire tous chemins de fer ayant Pa-khoï pour point de départ.

On peut regretter que le Livre Jaune, en nous affirmant l’existence de ce droit exclusif, ne nous donne pas le texte sur lequel il est fondé. Il en est de même des concessions demandées par M. Delcassé à la suite des difficultés que nous a suscitées le vice-roi de Canton lorsque nous avons voulu régler la délimitation du territoire du Kouang-tchéou-ouan, et surtout après le meurtre par des miliciens chinois de deux officiers du croiseur Descartes, envoyé pour participer à la prise de possession de cette baie. Le 25 décembre 1899 M. Pichon télégraphiait à M. Delcassé qu’il avait obtenu les satisfactions suivantes :

Le vice-roi de Canton est remplacé par Li-Hong-Tchang.

. . . . . . . . . . . . . . .

Les terrains domaniaux ou vacants sur le tracé du chemin de fer de On-pou nous seront donnés.

Les mines du Kao-tehéou, du Lien-tchéou et du Lei-tchéou sont concédées à une société franco-chinoise.

Le Livre Jaune ne contient pas le texte de l’arrangement que M. Pichon résume ainsi. Il est donc impossible de se rendre compte de la netteté, très importante avec les Chinois, des termes dans lesquels les concessions ont été faites.

Quoi qu’il en soit, les districts dont les mines nous sont concédées se trouvent dans le sud-ouest du Kouang-toung. Le Lei-tchéou est la péninsule qui s’avance au devant de Haï-nan ; le Lien-tchéou le borde au Nord-Ouest sur le golfe du Tonkin et le Kao-tchéou au Nord-Est sur la mer de Chine. Quant à On-pou, c’est un petit havre situé à la même hauteur de Kouang-tchéou-ouan, mais de l’antre côté de la péninsule, sur le golfe du Tonkin. Nous avions demandé le droit de le relier à Kouang-tchéou au moment même où nous invitions la Chine à délimiter avec nous le territoire qu’elle venait de donner à bail. La voie ferrée concédée est donc fort courte et ne présente guère que quelques petits avantages stratégiques. Pour donner à Kouang-tchéou-ouan toute sa valeur, il faudrait un chemin de fer non vers On-pou, mais vers le Si-kiang.

Les actes diplomatiques que nous venons d’énumérer constituent la charte de nos droits dans les provinces limitrophes du Tonkin. La crise chinoise actuelle ne saurait pas les diminuer, peut-être mème viendrait-elle à les étendre, si le paiement de l’indemnité exigée de la Chine finissait par n’être pas uniquement pécuniaire. Quoi qu’il en soit, cette énumération montre à quel point notre politique est précisée ainsi que nous le disions plus haut, nettement orientée vers les provinces du Sud-Ouest. Si de ce côté nous ne rencontrons ni Ophir ni Golconde, on ne pourra, du moins, pas dire que nous n’avons pas devant nous ce que nous avons cherché, et cela, non seulement à une époque relativement ancienne, mais encore au vours des derniers développements de la ques- tion extreme-orientale. Du reste, il ne faudrait pas exagérer la pauvreté du sud-ouest de la Chine. On ne saurait trop com- Ittre le dénigrement dont certains semblent, à cet égard, se faire une attitude. Ce pessimisme wystematique tend à nous rendre incapables de mute politique d'action. Tout est relatif: il est certain que si on compare le Yunnan et les deux Kouang au Hou-nan ou au Chan-si, on trouve que ces provinces ne valent rien; mais on changera peut-être d'avis si, après s'ètre d'abord dit qu'elles peuvent devenir la couverture indispensable de i'Indo-Chine, on les compare à certaines brousses que nous avons acquises en Afrique au milieu de lant de sacrifices et de criailleries diplomatiques. Et ces brousses elles-mènmes, nous avons d'ail- leurs bien fait de les acquérir. Aucune place Vacante au soleil n'est négligeable à une époque où les arpenteurs sont si actifs par tout le monde. Du reste, la fameuse phrase sur les « arpents de neige » du Canada doit rendre une génération sceptique en ce qui concerne son propre scepti- cisme. dépit de ses raisonnements en apparence les plus plausibles, un large crédit à l'avenir. En somme, le Yunnan a 7 ou 8 millions d'habi- tants, le Kouang-si autant, le Kouei-tchéou mé- ridional un l'ouest du Kouang-toung sans doute sensible - ment plus. Cela fait un total assez considérable, qui est vraisemblablement appelé à beaucoup augmenter. Les provinces du Sud-Ouest ne sont certes pas les plus riches, naturellement, mais encore elles ont été les plas ravagées : le Yunnan et le Kouei-tchéou par la grande révolte musul- mane qui dura de 1856 à 1873, le Kouang-si par le soulèvement des Tai-Ping et une piraterie endémique. La population peut augmenter : une bonne partie des terres à cultiver sont encore ircultes et des richesses du sous-sol restent inexploitées, mème à la mode chinoise. La preuve en est que le débordant Sé-tchouan commence à déverser une partie de son trop plein de popula- tion sur le Yunnan et le Kouei-tehéou. En 1896, la Mission Lyonnaise constatait que les cultures se développaient de nouveau au Yunnan, qu'un peu partout on replantait les mùriers sur les espaces jadis dévastés. M. Marcel Monnier écrivait peu après dans son Tour d' Asie : « Des traces nombreuses d'anciennes cultures attestent que la région a connu des jours meilleurs. Les sillons nouvellement creusés dans ces friches montrent qu'elle se repeuple. L'homme, peu à peu, reprend possession de la terre abandonnée. La prospérité a chance de reinaitre. » Elle renaitra d'autant plus vite que, sous la di- rection d'ingénieurs français, le sous-sol, qui constitue la grande richesse du Yunnan et du Kouei-tchéou, sera exploité dans de meilleures conditions techniques et économiques. A l'heure son pessimisme, et l'amener à faire, en peu moins de deux millions, et


êtudier sur place la question de la prolongation qu'il est, les mines sont soumises au régime le plus mauvais, ce qui explique que beaucoup d'entre elles soient restées abandonnées depuis la révolte. Non seulement les mandarins ne font aucune avance aux mineurs, mais le gouverne- ment se réserve un monopole ruineux. « Les mé- taux bruts, dit le rapport de la Mission Lyonnaise, ne peuvent ètre ni vendus ni achetés d'une manière privée. L'exploitation des mines faite par des particuliers est surveillée très étroitement par un mandarin détaché du bureau des mines, qui fait l'achat de la production totale à un prix qu'il fixe lui-même. » Il n'en serait certainement plus ainsi, à aucun égard, s'il s'agissait d'entreprises européennes. Quant à l'intérêt que présenteront ces dernières lorsque la construction de la ligne du Tonkin à Yunnan-fou aura donné au pays les moyens de communication qui lui font absolument défaut, il résulte clairement des renseignements recueillis par la mission technique qui alla, en 1898-1899, des voies ferées du dionale. L'ingénieur des mines qui lui était adjoint, M. Leclère, a constaté la présence de nom- breuses mines de cuivre, de plomb, d'étain, et, à portée d'elle, celle des charbons nécessaires au traitement des minerais. Ces charbons sont d'une variété grasse, inconnue jusqu'ici en Extrême- Orient, et pouvant faciliter par le mélange la vente des charbons trop sees et friables du Tonkin. « Ces gisements, dit M. Leclère, dont les affleure- ments multiples jalonnent à l'Est la route de Mong- tsé à Yunnan-sen, se trouvent joints à des dépòts de fer situés sur les bords mêmes du fleuve Rouge et à d'innombrables gisements de cuivre exploités depuis les temps les plus reculés. » On voit qu'il y aurait là, avec une métallurgie moins rudinmen- taire et un régime économique meilleur, tous les éléments nécessaires à l'industrie. Déjà, dans les mauvaises conditions actuelles, le Yunnan exporte des métaux en quantités appréciables: d'après la Mission Lyonnaise, 2.600 tonnes de plomb, 2.500 d'élain, 2.430 de zinc et 1.440 de cuivre. Le commerce du Yunnan, encore appauvri, des- servi par de simples chemins muletiers, n'est pas à dédaigner. Par le bureau des douanes impé- riales de Mong-tsé, c'est-à-dire par la voie du Ton- kin, il est entré ou sorti pour près de 20 millions de francs de marchandises en 1899. Il est vrai que ce courant commercial est de beaucoup le plus im- portant de ceux qu'entretient le Yunnan. Nous avons en effet non seulement la chance de possé- der la meilleure route d'accès au Yunnan, mais encore de toucher à la partie riche et peuplée de cette province, le Sud-Est; tandis que le Sé- tehouan n'a devant lui que de grands plateaux ravinés, stériles, à peine habités, et la Birmanie britannique toute une série de formidables plis- sements montagneux. D'après la Mission Lyonnaise, ce mouvement par Mong-tsé doit beaucoup s'accroitre. Elle cons- latait en 1897 que ce commerce consistait surtout, à l'importation, en filés de coton (3.500 tonnes),de dans la Chine méricotonnades et de pétrole, et, à l’exportation, en étain 2.512 tonnes). L’opium, la principale culture du Yunnan, fournit la plus grosse part du reste des exportations, mais on ne saurait préciser les chiffres, car ce produit présente assez de valeur sous un petit volume pour voyager en cachette et échapper aux recherches de la douane. Nous pourrions augmenter rapidement ce commerce par la voie du fleuve Rouge en abaissant les droits de transit perçus au Tonkin (20 %), et aussi en simplifiant les longues et coûteuses formalités douanières. Ces inconvénients purement artificiels permettent seuls, sans doute, à la route plus longue de Pa-khoï-Nanning-Pé-sé de concurrencer encore dans une certaine mesure le tracé beaucoup plus direct du fleuve Rouge pour le commerce du Yunnan.

Il est à remarquer que les échanges entre le Tonkin même et cette province sont très peu de chose. En 1899 ils n’ont figuré que pour 265.000 fr., en diminution sérieuse (320.000 francs en 1898), sur un total de près de 20 millions. C’est, en somme, surtout un commerce de Chine en Chine qui se fait par le Tonkin. Il pourrait en être tout autrement, ainsi que nous le prouvent les statistiques. Sur les 3.500 tonnes de filés de coton importées à Mong-tsé en 1897, 3.451 provenaient de l’Inde. Rien ne nous empêche de créer au Tonkin, pour l’approvisionnement de la Chine, de grandes filatures, comme les Anglais en ont créé dans l’Inde. Nous pourrions y produire la matière première, nous y trouvons une nombreuse main-d’œuvre asiatique et nous aurions l’avantage de la proximité.

Cette observation peut s’appliquer au Kouang-si et aux régions que nous pouvons espérer drainer dans le Kouang-toung et le Kouei-tehéou, dont les importations sont sensiblement les mêmes que celles du Yunnan. En ce qui concerne ces provinces, notre situation est moins bonne qu’à l’égard du Yunnan, puisque nous ne possédons pas la seule voie pratique pour les desservir. Le Si-kiang, sur lequel les Anglais ont dépensé tant d’efforts commerciaux, fait grandissante, depuis l’ouverture de Ou-tchéou fou au commerce étranger, aux routes aboutissant au Tonkin, à Pa-khoï qui est sous notre influence, et à celle qui pourrait aboutir à Kouang-tchéou-ouan. Cependant il faut distinguer. Il est une partie de ces régions que nous pouvons avoir sous notre influence économique directe. La moitié occidentale de la sphère d’attraction commerciale de Pa-khoï, celle qui couvre les districts de Nanning, de Pé-sé, et une fraction du Yunnan, pourrait être desservie par un chemin de fer partant du littoral du Tonkin. À l’Est, au contraire, nous aurons à compter avec le Si-kiong. Mais, outre que nous pouvons commercer sur ce fleuve comme nos concurrents, peut-être ne serait-il pas impossible de détourner une partie du trafic sur Kouang-tchéou-ouan, si nous savions faire de ce port le point de départ d’un chemin de fer bien dirigé. Voici, d’ailleurs, comment M. Henri Brenier concluait sur ce sujet difficile, en terminant les notes commerciales sur le mouvement de Pa-khoï, dans le rapport de la Mission Lyonnaise :

En résumé, il faut distinguer dans les territoires chinois situés à l’est et au nord-est du Tonkin, actuellement fournis en totalité ou en partie par Pa-khoï, deux régions distinctes :

1° Une région qui devrait rentrer dans notre sphère d’influence immédiate, et où nous jouissons d’avantages naturels nous assurant une situation privilégiée.

Cette région, qui comprend une petite bande du Kouang-toung à l’ouest de Pa-khoi (région de Kin-tchéou), l’ouest du Kouang-si, l’est du Yunnan et le sud-ouest du Kouei-tchéou, peut représenter 5 millions environ de consommateurs et un commerce de 10 12 millions de francs.

2° Une région que nous ne pouvons pas fournir directement, ni dans des conditions particulièrement favorables, et où nous nous trouvons en concurrence avec d’un côté et Canton de l’autre, mais où nous pouvons cependant prétendre à notre part du mouvement général d’échanges.

Cette région, qui comprend les districts du Kouang-toung immédiatement au nord-est de Pa-khoï et tout l’est du Kouang-si, représenterait 6 à 7 millions de consommateurs et un commerce extérieur de 17 à 18 millions de francs.

D’après ces conclusions, il semble bien que nous puissions drainer le commerce de la première de ces régions, celle de l’Est, au moyen d’un chemin de fer partant d’un port du Tonkin sans doute celui de Lang-son, mais aboutissant à Haï-phong — et pénétrant assez avant dans le Kouang-si. Quant à la région de l’Ouest, il parait bien que nous y aurions une situation meilleure si nous la regardons plutòt de Kouang-tchéou-ouan que de Pa-khoï. Sans doute nous avons le monopole des chemins de fer à construire au départ de Pa-khoï ; mais il est des droits qu’on acquiert moins pour s’en servir que pour en priver des concurrents. Les chemins de fer de Pa-khoï pourront venir plus tard, lorsque notre situation sera bien établie et que le développement économique de la région les exigera. Mais en attendant, il semblerait bien plus efficace et plus sur de nous faire concéder et de construire une ligne de pénétration dans le Nord partant de Kouang-tchéou-ouan.

Plus l’inventaire que font nos missions des richesses de la Chine méridionale devient serré, et plus on s’aperçoit que les régions voisines du Tonkin, le Yunnan surtout, sont dans le cercle naturel d’attraction de notre colonie, ce qui facilite singulièrement l’action que nous devons y entreprendre. La domination chinoise au Yunnan ne parait s’expliquer par aucune raison géographique. Si une civilisation plus forte ne s’était développée au Nord-Est, si le Tonkin n’avait été longtemps entre des mains impuissantes, il semble bien que c’est vers le bas fleuve Rouge que le Yunnan aurait dû pencher au point de vue politique comme il le fait au point de vue physique. Les meilleurs cantons sont au Sud-Est. Du Tonkin on y accède avec une facilité relative. Du Sé-tehouan, au contraire, il faut pour y parvenir forcer de très gros obstacles. Parlant des marches montueuses qui séparent les régions peuplées de ces deux provinces limitrophes, M. Marcel Monnier écrit : « À part les vallées de Tchao-toung et de Toung-tchouan, deux points perdus dans cet énorme massif de 150 lieues d’épaisseur, d’une altitude moyenne de 2.700 mètres, tout est solitude ; rien n’autorise à croire qu’à une époque quelconque une population tant soit peu dense ait réussi à s’implanter sur ces hauteurs, à féconder ce sol métallifère mais ingrat. » Lorsqu’on vient des plaines du Sé-tchouan, on ne recommence à trouver la vie que dans les régions du Yunnan qui penchent vers le Tonkin. Aussi ne faut-il pas s’étonner de ce que le commerce yunnanais se dirige de plus en plus vers Mong-tsé, maintenant que le Tonkin est un pays sûr, bien administré, et que le trafic des régions voisines peut suivre sa pente naturelle qui descend vers le Delta du fleuve Rouge.

Cette situation est si vraie que, malgré la restauration économique graduelle du Yunnan depuis la fin des ravages de la guerre musulmane, le commerce de cette province avec le Sé-tchouan ne parait pas augmenter, bien au contraire. Quelques indications permettent d’en juger, par exemple celle-ci que nous trouvons dans le Tour d’Asie de M. Marcel Monnier « Jadis, nous déclare le P. Gaudu qui réside ici (Tchao-toung) depuis dix ans, le transit entre Tchao-toung et Yunnan occupait en moyenne 3.000 chevaux. À présent c’est tout au plus s’il en emploie 2 ou 300. » Si l’on rapproche de cela les constatations de la Mission Lyonnaise, on peut penser que cette diminution est due à la concurrence grandissante que la voie de Mong-tsé fait à la route du Nord, qui a été rendue possible par le règne au Tonkin de la paix française, grâce à laquelle les choses tendent peu à peu à prendre leur cours naturel.

En réalité, le Yunnan est pour la Chine quelque chose d’extérieur, comme une colonie. Elle y règne, non en vertu des facilités géographiques, mais parce qu’elle a été, dès une très haute antiquité, le seul grand organisme social de l’Asie orientale, qui devait fatalement, contre la nature physique même du terrain, attirer peu à peu dans son orbite toutes les régions voisines. Mais, malgré tout, la montagne s’est si bien défendue, qu’elle a empêché jusqu’ici le pays de prendre un caractère nettement chinois. Elle abrite des quantités de tribus aborigènes, ayant une culture moins avancée mais d’une origine tout autre que celle des Célestes. Ces peuples, que les Chinois appellent Lolos, Miao-tsé, occupent toutes les hauteurs du Kouei-tchéou, du Kouang-si, de l’île de Haï-nan, du Yunnan et du sud-ouest du Sé-tchouan. Ils semblent frères des races non annamites que nous rencontrons dans le haut Tonkin. Leur origine, leurs parentés sont encore un mystère, dont l’étude, poursuivie par nos missionnaires, donnera sans doute lieu à d’intéressantes constatations. Ils semblent être descendus du Thibet par migrations successives, mais en tout cas ils ne sont pas encore, ils sont loin d’être assimilés aux maîtres politiques chinois.

Si nous faisons observer ainsi que nous avons, de l’autre côté des frontières de l’Indo-Chine, une Chine qui, par l’ethnographie pas plus que par la géographie, n’est pas tout à fait chinoise, ce n’est pas pour justifier l’arrière-pensée d’arracher politiquement ces régions an Céleste Empire. C’est pour montrer seulement qu’elles semblent destinées à trouver ailleurs qu’en Chine, c’est-à-dire dans notre empire indo-chinois, leur centre d’attraction économique. La chose est évidente pour le Yunnan séparé du Nord par un chaos de montagnes, de l’Ouest par quatre plissements gros comme les Alpes, tandis qu’il se présente comme un espalier ouvert du côté du Tonkin. Dans le Kouang-si, au sud-ouest du Kouang-toung, ausud du Kouei-tchéou, la même situation existe, bien que moins exclusive et moins nette. Il est vrai que nous pourrions diminuer cette incertitude en tirant, comme nous l’avons dit, parti du port de Kouang-tchéou-ouan ouvert par nous. Notre situation eût été encore beaucoup meilleure si nous avions su, à l’heure des compensations, ne pas rester, pour ainsi dire, timidement collés au Tonkin, mais bien porter notre poste avancé dans un des havres qui occupent, à l’ouest du Si-kiang, une situation symétrique à celle de Hong-kong à l’estdu Delta de Canton.

Quoi qu’il en soit, dans l’état actuel des choses, notre zone d’action est de beaucoup la mieux délimitée qui soit en Chine. Elle nous engage à peine dans l’imbroglio chinois. Personne, ou presque, ne peut songer à venir nous disputer ce champ qui, il faut le reconnaitre, s’il a pour nous une grande valeur par suite de sa situation, ne présente pour tout le monde qu’une valeur intrinsèque médiocre, en tout cas bien moindre que celle de régions plus centrales du Céleste Empire. L’Allemagne a les yeux tournés vers un pays situé beaucoup plus au Nord. L’Italie a songé à s’installer près de l’embouchure du Yang-tsé. Les États-Unis se contentent, pour l’instant, de se faire donner par toutes les puissances extrêmes-orientales, y compris la France, l’assurance qu’elles n’opposeront aucun tarif différentiel au commerce américain dans les sphères d’influence qu’elles pourraient acquérir. Si les Américains voulaient des territoires, ils sont gens à disputer aux plus ambitieux les meilleurs morceaux. Le Japon, installé à Formose, vise le Fo-kien. Cette nation, en quête d’un empire, ne songerait à nos régions que si l’Asie française devenait une proie trop facile, un poids mort, un boulet, comme les traditionnelles colonies espagnoles. Et on sait que les efforts faits maintenant à Saïgon tendent, au contraire, à faire de notre Indo-Chine une force vivante, capable de faire par elle-mème équilibre aux pressions venues du dehors, comme l’a dit M. Doumer dans le discours que nous publions dans les premières pages de ce Bulletin.

Une seule politique se heurte à la nôtre dans le Sud-Ouest, et la fatalité veut que, une fois de plus, ce soit celle de l’Angleterre.

Installée à Hong-kong, elle a fait ouvrir Outchéon-fou, à l’entrée du Kouang-si, au commerce tranger, elle cherche à faire pénétrer par le Sikrang son commerce et son influence jusque dans les régions voisines du Tonkin. C’est une voie d’accès dont nous ne devons d’ailleurs pas lui laisser le monopole, tout en nous occupant de celles qui dépendent plus directement de nous. Le 9 juin 1898, elle a obligé la Chine à violer la déclaration d’inaliénabilité qu’elle nous avait adressée en ce qui concerne les trois provinces limitrophes. Il s’agissait d’ailleurs, en l’espèce, d’une partie du Kouang-toung qui échappe certainement à notre influence ; c’est derrière Hong-kong que l’Angleterre a empiété : elle s’est fait donner sur la terre ferme, au nord de son grand port chinois, « l’extension de Kao-loung », soit 1.032 kilomètres carrés avec 100.000 habitants. Bientôt après, elle a complété cette belle concession en exigeant le droit de construire un chemin de fer de Kao-loung à Canton. Enfin, un des rêves de l’impérialisme britannique est de faire parvenir les chemins de fer de Birmanie jusqu’au Sé-tchouan, par le Yunnan. Cette route anglaise de pénétration couperait donc la nôtre. Il est vrai que, pour une fois, le terrain nous a réservé plus de chances qu’à l’Angleterre : entre la Birmanie et le Sé-tchouan s’étendent les pays les plus pauvres, les plus infranchissables du Yunnan, la série de doigts montagneux qui semblent prolonger la main thibétaine jusque dans l’Indo-Chine.

L’Angleterre se voyant inévitablement devancée de ce côté a même été fort habile. Comme en 1890 sur le Niger, en 1896 dans la Chine du Sud-Ouest, à l’époque où notre diplomatie fut si brillante, elle a fait renoncer par avance des rivaux plus avancés ou plus heureusement placés aux avantages exclusifs qu’ils pourraient acquérir. L’article IV de la Déclaration du 15 janvier 1896, par laquelle la situation du Siam est réglée, dit en effet :

Les deux gouvernements conviennent que tous les privilèges et avantages commerciaux ou autres concédés dans les deux provinces chinoises du Yunnan et du Sé-tchouan, soit à la France, soit à la Grande-Bretagne, en vertu de leurs conventions respectives avec la Chine du 1er mars 1894 et du 20 juin 1895, et tous les privilèges et avantages de nature quelconque qui pourront être concédés par la suite dans ces mêmes provinces chinoises soit à la France, soit à la Grande-Bretagne, seront, autant qu’il dépend d’eux, étendus et rendus communs aux deux puissances, à leurs nationaux et ressortissants, et ils s’engagent à user à cet effet de leur influence et de leurs bons offices auprès du gouvernement chinois.

On se demande vraiment ce qui a pu nous obliger à prendre un pareil engagement. Il est vrai que nous sommes toujours dupes de ces clauses de réciprocité, que nous concluons sans examiner les circonstances particulières dans lesquelles on nous les demande. Celle-là pourrait nous obliger à des sacrifices irréparables du côté du Sé-tchouan si les affaires de Chine aboutissaient à des extrémités qui nous obligeassent à prendre dans la majeure partie du Yunnan, où nous aurions pu, en tous cas, être les maîtres, cette situation exclusive nécessaire pour garder les approches de l’Indo-Chine. Il est vrai que nous pourrions discuter. De même que nous avons pris la bonne habitude de garder, à Canton, des canonnières qui nous permettraient, à l’occasion, de sauvegarder notre situation sur le Si-kiang, nous avons à Changhaï des troupes et des navires avec lesquels nous aurions à aider les Anglais assurer l’ordre sur le Yang-tsé jusqu’au moment où ils jugeraient bon, pour continuer à eux seuls cette œuvre méritoire, de nous reconnaitre ailleurs la même mission exclusive.

Mais, pour l’instant, là n’est pas la question. Ainsi que nous l’avons dit, il ne s’agit jusqu’à nouvel ordre que d’occuper des positions économiques, c’est-à-dire que nous devons donner sans retard une utilisation pratique aux concessions que nous avons obtenues dans les provinces voisines du Tonkin. En ce qui concerne le chemin de fer de Yunnan-fou, les études, interrompues par les derniers troubles, vont certainement être reprises. C’est le gouvernement de l’Indo-Chine est chargé de l’œuvre avec l’aide de notre diplomatie à Pékin. Il ne faillira certainement pas à une tâche qui fait partie de ce rôle impérial dont il a maintenant une si nette conscience.

Il faut même espérer que ce chemin de fer sera prolongé plus tard jusqu’au Sé-tchouan, par les cantons miniers de l’ouest du Kouei-tchéou. Sans doute, le Sé-tehouan a son débouché naturel le Yang-tsé, mais un pays si peuplé et si riche peut donner lieu à du trafic dans toutes les directions : il est à croire que les riz de l’Indo-Chine y trouveraient un débouché s’ils pouvaient y arriver sans frais excessifs.

Malheureusement, on dit qu’il s’est produit un arrêt de notre action sur certains points. L’entreprise du chemin de fer de Long-tchéou serait abandonnée au moins momentanément. Ni au Kouang-si cependant, ni au Yunnan nous ne saurions nous endormir sur l’excellence de notre position. Elle est, nous l’avons vu, incontestable, à tel point mème que les Anglais, pour participer à l'exploitation du Yunnan, ont fait avec des Français un consortium qui opérera par la voie du Tonkin. Mais il ne faut pas s’imaginer que l’impérialisme britannique soit porté, de son côté, à s’endormir, surtout avec lord Curzon. La pénétration de la Chine par la Birmanie est une œuvre formidable, ajournée peut-être, mais nullement abandonnée. Les Anglais tâtent toujours l’obstacle et cherchent la fissure. Ni notre situation meilleure, ni la série systématique des concessions que nous avons obtenues dans la Chine méridionale ne nous dispensent d’agir. Le droit qui n’a pas consacré ou créé le fait n’a jamais signifié grand chose.

Robert de Caix.