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La première chasse de Riquet

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I

La route se déroulait, toute blanche et très droite, entre les bois : chênes robustes aux épaisses ramures, pins noirs au tronc rouge qui portaient au liane la blessure du résinier, acacias légers où la brise du matin mettait des frissons de plume, et le soleil de juin, des transparences vertes d’eau dormante.

Des fougeraies et des bruyères alternaient avec les futaies claires ou sombres… Une saine odeur aromatique embaumait l’air… Aucun village… pas même une maisonnette isolée de loin en loin !… La solitude absolue !…

Les dix ans de Riquet n’admiraient pas encore la sauvagerie de ce paysage ; pour l’instant, le petit homme, à demi couché au fond du landau, près de son père, ne songeait qu’à jouir de son triomphe.

Depuis une semaine, il remplissait la maison de ses gémissements :

« Je voudrais aller à la chasse au sanglier… On refuse de m’y conduire !… Je suis bien malheureux !… »

Pendant six jours, M. de Hanteillan tint bon ; le septième enfin, de guerre lasse, il proposa un compromis.

L’enfant viendrait au rendez-vous de chasse ; il verrait les chiens, les piqueurs, il déjeunerait, assisterait au départ et reprendrait ensuite le chemin du logis, en compagnie de Jean, le vieux cocher, un ancien soldat qui ne connaissait que sa consigne.

Cet arrangement ne satisfaisait qu’à demi maître Riquet, qui rêvait de sauter en croupe derrière son père et de galoper comme lui sur les traces d’un farouche solitaire ; mais il jugea prudent de ne point laisser deviner sa déconvenue et se fia aux événements pour changer la tournure des choses.

Qui sait ? Le vieux M. de Léroudeys, toujours si pressé de conter ses prouesses d’autrefois, dirait peut-être :

« J’avais l’âge de ce gamin quand mon père m’emmena courre le cerf en forêt de Compiègne… On ne saurait trop tôt initier les jeunes au noble art de la vénerie !… »

Et M. de Hanteillan, vaincu, céderait enfin aux désirs de son fils !

Le papa de Riquet habitait Bordeaux, mais il possédait en Médoc — cette pointe de terre qui s’avance entre la Gironde et l’Océan — un château où il venait, tous les ans, passer quelques mois.

Un parc enveloppait la confortable habitation, de style Empire ; il ne fallait pas, l’été, en franchir les grilles si l’on craignait le soleil ; tout de suite après commençait une mer de vignes qui produisaient un vin renommé… De ce côté-là, le gibier manquait absolument ; les « fusils » de la contrée se dédommageaient dans la région inculte qui borde la côte.

Pour sa part, M.de Hanteillan jouissait d’un droit de chasse sur une bande de forêt large d’une lieue, qui rejoignait l’étang de Lacanau, à quarante kilomètres de là. Tous les huit jours, il se réunissait à quelques amis intrépides pour forcer un sanglier, chevauchée folle où l’on se perdait, où l’on éreintait sa monture, où l’on risquait vingt fois sa vie ! Et Riquet nourrissait la prétention de suivre cette dangereuse galopade !… Tout autre que son père lui aurait ri au nez, dès la première ouverture, et, s’il avait insisté, l’aurait privé de dessert pour lui apprendre à ne pas demander la lune !

Mais M. de Hanteillan ne savait rien refuser à son fils ; l’enfant était né à l’heure où sa pauvre maman remontait au ciel. Pendant trois ans, on craignit même de ne pouvoir l’élever !… Il avait été gâté, choyé, comme les princes ne le sont pas !…

Rien n’était trop beau ni trop élégant pour lui… Costumes d’été en flanelle blanche, costumes d’hiver en velours noir, cols brodés, souliers vernis… Suivant l’expression de Rosalie, la vieille bonne, son petit maître ressemblait à un portrait, et, pas plus qu’un portrait, on ne le voyait ni jouer, ni courir… Il s’échaufferait… il prendrait froid… ou bien il gagnerait une courbature !…

Et puis, la société des autres enfants ne lui valait rien !… on le contrariait… cela l’énervait ! … Ne fallait-il pas ménager ce petit système nerveux trop irritable ?…

Le travail, aussi bien que le jeu, était sévèrement mesuré. Le précepteur avait des instructions formelles !… Au premier symptôme de mal de tête, les livres devaient être fermés et, pour le moindre rhume, la grasse matinée paraissait indispensable.

À table, on ne savait que donner au petit capricieux qui manquait souvent d’appétit… Les morceaux les plus délicats lui étaient offerts dans l’espoir qu’il y goûterait d’une dent moins dédaigneuse.

Grâce à ce régime, Riquet s’étiola comme une petite fleur des champs qu’on mettrait en serre chaude, et il devint paresseux, douillet et égoïste ; mais qui s’en doutait autour de lui ?…

La voiture roulait toujours dans la vivifiante odeur des résines. Quelques champs de seigle et de pommes de terre annonçaient rapproche d’habitations.

On atteignait en effet Hourtins, un chef-lieu de canton qui est en pénitence entre deux solitudes…

Riquet se redressa pour admirer les magnifiques ormeaux, plusieurs fois séculaires, qui élèvent leur front orgueilleux sur la place de l’Église.

Jean enveloppa ses chevaux de la mèche du fouet pour activer leur allure et attirer les curieux sur le pas des portes…

« C’est un monsieur qui va chasser le sanglier ! » remarquèrent les bonnes gens avant de retourner à leurs occupations.

En dehors des fonctionnaires que leur devoir professionnel appelait à Hourtins, une fois l’an, et des commis voyageurs qui s’égaraient jusque-là, les disciples de Nemrod troublaient seuls, en effet, l’assoupissement du bourg.

La place traversée, la route reprenait en pleine lande. Des flaques d’eau brillaient parmi les joncs : un ruisseau, fleuri de nénuphars, s’en allait paresseusement vers un grand étang couleur d’opale, qu’on apercevait à l’horizon, derrière un rideau de pins…

On arrivait au rendez-vous de chasse : une maisonnette basse de résinier, toute en bois, avec un toit de tuiles rouges, et, déjà, on entendait les aboiements des chiens, la voix et les claquements de fouet des piqueurs… une agitation de foule !…

Riquet, tout palpitant, se mit debout : son ami, M. de Léroudeys, un petit vieillard maigre et nerveux, dont les soixante-dix ans conservaient une incroyable activité, s’écria en ouvrant la portière :

« Mes félicitations, mon cher, vous initiez de bonne heure le gamin à la grande chasse ; mais ne craignez-vous pas de le perdre en route ?

— Il vient nous voir partir, expliqua M. de Hanteillan, et, tout de suite après, Jean le ramènera à la maison. Je vous demanderai ce soir une place dans votre voiture pour le retour.

— Pauvre moutard ! fit M. de Léroudeys en pinçant l’oreille de Riquet ; quel dommage de le laisser, mais il est certain que le gibier que nous chassons est trop dangereux pour emmener des enfants…

— Oh ! fit le petit en se redressant ; je suis brave !…

— Nous ne discutons pas ta vaillance, jeune coq !… pourtant quelle conduite tiendrais-tu si, tout à coup, tu te trouvais en présence du sanglier, le poil hérissé, l’œil sanglant, les défenses menaçantes ?

— Je me cacherais derrière papa, et papa le tuerait d’un coup de fusil !…

— Et comme le pauvre papa serait inquiet pour son petit garçon, sa main tremblerait et il manquerait son coup, ce qui ne lui arrive jamais !… À la nursery, Riquet, à la nursery, voilà ta vraie place pour le quart d’heure !… Tu nous suivras lorsque tu auras de la barbe au menton ! »

La désinvolture moqueuse du vieux chasseur amena le rouge aux joues de Riquet… M. de Léroudeys l’abandonnait ! Sur qui compter à présent ?…

M. de Hanteillan entraîna son fils du côté de la meute : des fox-hounds, blanc et feu, la tête longue, les oreilles plates, que des piqueurs tenaient couplés dans une enceinte grillagée. Puis on déjeuna gaîment à l’ombre des pins et les domestiques amenèrent les chevaux : les chasseurs sautèrent en selle… Le premier piqueur vint faire son rapport ; en compagnie du limier, il avait relevé les traces d’un magnifique sanglier qui baugeait à une lieue de là…

« En route ! » cria le maître d’équipage.

Du bout des doigts, M. de Hanteillan envoya un baiser à son petit garçon et le vautrait s’ébranla dans un nuage de poussière, tandis que Riquet, la main dans celle de Jean, restait sur la route, les yeux humides, la lèvre boudeuse…

« Monsieur Henri, dit alors le vieux cocher, je vais manger un morceau sur le pouce et boire un coup avec les autres ! Serez-vous bien sur ce banc à l’ombre pour m’attendre ? »

L’enfant répondit un oui maussade de la tête ; il ne décolérait pas !…

Jean, habitué aux façons hargneuses de son jeune maître, ne s’en préoccupa point et s’attabla avec les camarades, à l’intérieur de la maisonnette rustique.

Bientôt, il fut lancé dans le récit de son entrée à Milan, pendant la campagne d’Italie… Il frappait de grands coups de poing sur la table pour souligner les passages intéressants…

Les autres domestiques l’écoutaient bouche bée… Une heure s’écoula ainsi. Au bout de ce temps, Jean s’avisa, tout à coup, que M. Henri devait s’ennuyer : il but une dernière rasade, s’essuya la bouche et gagna la porte.

Presque aussitôt, on l’entendit pousser un appel désespéré :

« Monsieur Henri ! où êtes-vous ? Répondez-moi, monsieur Henri ! »

L’écho, renvoyé par le mur de la maison forestière, située à une portée de fusil du rendez-vous de chasse, répéta d’une voix ironique :

« Henri ! »

Mais personne autre ne répondit !

De rouge, le pauvre Jean tourna au cramoisi ! …

Ses camarades sortirent à leur tour de la maisonnette ; ils explorèrent les berges de l’étang, battirent les alentours… Riquet resta invisible…

« Peut-être a-t-il voulu cueillir une fleur ?… balbutiait le pauvre Jean dont la tête s’égarait, il sera tombé dans l’eau… Comment oserai-je reparaître devant monsieur ? »

Le garde forestier, qui avait interrompu aussi son déjeuner en entendant des appels et des cris, eut alors une idée qui calma un peu l’inquiétude du fidèle cocher.

« Croyez-moi, dit-il, vous trouverez votre jeune maître à Hourtins ! Les enfants ont quelquefois des envies de billes ou de sucres d’orge, et justement l’épicier a des bocaux qui tentent le regard. Mes gamins ont toujours le nez collé contre les vitres à la sortie de l’école ! »

Jean attela rapidement et les chevaux partirent bride abattue vers le bourg…

Mais lorsqu’il arriva sur la grande place, plantée d’ormeaux, et qu’il interrogea les habitants accourus sur leurs portes, tous secouèrent la tête :

« Nous n’avons pas vu le petit monsieur. On l’aurait bien remarqué, vous comprenez, tout habillé de blanc, comme le fils d’un roi ! »

Jean ne se découragea point et fouilla les moindres recoins du chef-lieu de canton. Riquet n’était pas chez l’épicier aux séduisants bocaux, ni chez le boulanger qui vendait d’appétissantes galettes, ni même à la grille du presbytère, où les gamins s’arrêtaient volontiers pour voir les ruches de M. le curé : il avait bel et bien disparu !…

« Le marais est perfide ! hasarda une commère. On peut bien y enfoncer ! »

Le pauvre Jean devint livide ; ses dents claquèrent et il s’affaissa sans connaissance sur le banc d’un café…

II

Riquet, resté seul, n’avait pas tardé à s’ennuyer : au loin, il entendait les aboiements des chiens qui, par moments, semblaient se rapprocher ; on aurait dit que la chasse le narguait !

« Si je coupais au plus court, pensa-t-il, je me placerais sur le chemin de papa et il serait bien obligé de me prendre en croupe ! »

Dans son imprudence d’enfant, le petit garçon ne réfléchit pas qu’il pouvait d’abord se trouver nez à nez avec le sanglier et que de telles rencontres se terminaient généralement fort mal ! Comme tant d’autres, il n’écouta que son caprice !

L’oreille tendue vers la forêt, il se mit à courir sur la route sablonneuse et tourna dans un sentier qui montait sous les pins.

Ses souliers vernis glissaient sur les aiguilles sèches qui jonchaient le sol, butaient contre les souches, il allait toujours !… De temps en temps, il s’arrêtait pour mieux entendre…

Chose bizarre ! plus il avançait, plus le bruit de la chasse se perdait dans l’éloignement ; bientôt la voix des chiens n’arriva même plus jusqu’à lui !

Les oiseaux se taisaient, engourdis par la chaleur, mais chaque arbre portait sa cigale, et leurs crissements troublaient seuls le silence, accompagnant de trilles aigus la basse profonde de l’Océan, tout proche, dont le grondement régulier ressemblait à la respiration d’un géant endormi.

Robert s’assit sur un pin renversé pour réfléchir et se reposer, car les beaux souliers vernis commençaient à lui blesser les pieds.

On n’apercevait plus l’étang, ni le toit rouge du rendez-vous de chasse : le paysage avait complètement changé d’aspect ; c’était un moutonnement de dunes plantées de pins, entre lesquelles le chemin forestier serpentait, pareil à un ruban couleur de rouille.

Deux ornières profondes indiquaient que les charrettes à mules passaient souvent par là.

De jeunes pins, aux pousses vert tendre, des fougères, aussi hautes que Riquet, des graminées blondes bordaient le sentier, et tout cela était tranquille, sans frissonnement, comme frappé de stupeur…

Le jeune émancipé, pour se distraire, tira un couteau de sa poche et se mit en devoir de creuser un bateau dans un morceau d’écorce de pin. Ce travail l’absorba une bonne heure et, tout en s’y livrant, il riait sous cape, le méchant, à la pensée de l’émoi de Jean, quand celui-ci ne le retrouverait plus sur le banc.

Le bateau fini, Riquet se décida à reprendre le chemin du rendez-vous de chasse, mais comme il n’était pas très ferré en topographie, il s’embrouilla, tourna à gauche au lieu de prendre à droite et revint vers la mer, sans s’en douter le moins du monde.

Ses pieds enflaient, la sueur perlait sur son front.

« Jamais je n’aurais cru que l’étang fût si loin, pensait-il découragé. C’est très fatigant de marcher dans le sable !… »

Là-bas, en face de lui, se levaient des nuages, noirs comme les doigts de Riquet lorsqu’un devoir l’ennuyait ; la solitude semblait se réveiller de sa léthargie, on entendait des frôlements mystérieux, des craquements furtifs ; un écureuil à la queue touffue sautait dans un arbre, un lapin traversait le chemin à toutes jambes. Les bêtes et les choses paraissaient inquiètes…

L’orage ! Oh ! l’idée horrible !…

Riquet se mit à trembler de tous ses membres ! À Hanteillan, il courait, aux premiers éclairs, retrouver son père, son précepteur ou Rosalie ; il se blottissait contre eux, les yeux fermés, les doigts dans les oreilles, pour ne rien voir, ne rien entendre ! Mais ici, où se cacher ?… où se réfugier ?… Pas une maison ! … rien que des arbres !… Des arbres, si dangereux en temps d’orage !…

Le petit homme prit ses jambes à son cou ; les nuages le poursuivaient ; ils montaient livides ou sombres, tout chargés de menaces, et à mesure qu’ils montaient, de nouveau les bruits s’éteignaient. Les lapins se terraient, les écureuils se cachaient sous les branches, les graminées elles-mêmes n’osaient plus bouger…

Des grondements répétés semblaient dire : « Mettez-vous à l’abri, si vous êtes dehors… Hâtez-vous !… Dans quelques minutes, il sera trop tard !… »

Le pauvre Riquet, tout haletant, perdait la tête : il croyait vivre un de ces contes effroyables où, plus on avance, plus la montagne se resserre pour étouffer l’infortuné voyageur !

Maintenant, les dunes rapprochées, très escarpées, formaient une véritable gorge, d’aspect sinistre…

Le soleil disparut, mangé par les nuages, et, tout à coup, un roulement sourd ébranla l’air ainsi qu’une canonnade lointaine.

Riquet tomba à genoux et se voila les yeux des deux mains…

Ah ! comme il regrettait à cette heure sa folle témérité, comme il aurait donné beaucoup pour être transporté à Hanteillan, dans le salon tranquille, où l’on pouvait fermer les volets pour ne pas voir l’éblouissement des éclairs.

Un second coup de tonnerre, plus près cette fois, aplatit Riquet sur le sol…

« Mon Dieu ! murmura-t-il, je ne serai plus désobéissant, je vous le promets… Ayez pitié de moi !… Je suis bien à plaindre !… »

À ce moment, le petit garçon se sentit secouer violemment. Était-ce la foudre ?… Ne racontait-on pas, dans les livres, qu’elle prend quelquefois la forme d’une grosse boule de feu qui vous frôle ?…

À tout hasard, il entrouvrit les yeux et aperçut devant lui une fillette de onze à douze ans qu’un garçonnet — son jeune frère sans doute — tenait par la jupe.

« Que fais-tu ici ? demanda l’inconnue, une brunette aux yeux de velours, très pauvrement vêtue, qui portait ses sabots d’une main, et, de l’autre, un panier d’où sortait le col d’une bouteille.

— Je… je ne fais rien ! balbutia Riquet. J’attends seulement que l’orage passe.

— Un bel endroit pour attendre… Viens plutôt chez nous !

— Où est-ce chez vous ?

— À deux pas d’ici… aux Arroncs[1] chez Osmin, le résinier… Nous y serons mieux que sous ce pin qui attirerait peut-être le feu du ciel. »

Plein d’espoir, Riquet se relevait, lorsqu’un autre coup de tonnerre, plus violent encore que le premier, l’aplatit de nouveau, le nez dans le sable…

« Viens donc ! » fit la petite avec autorité.

Elle lui prit le bras et le mit debout presque de force !

Il la suivit.

À peine avaient-ils fait dix pas qu’un vent fort se leva, une vraie trombe… Le sable cinglait le visage des enfants ; ils étaient aveuglés ! Pour sa part, Riquet ne savait plus où il était, ni où il allait !… Fort heureusement, sa compagne le tenait toujours d’une main ferme…

On entendit un hurlement bizarre pareil à ces appels de sirènes qui résonnent dans les ports de mer ou dans les villes de fabriques. « C’est papa ! expliqua la fillette… Il souffle dans son grand coquillage pour nous guider. »

Et, mettant deux doigts devant la bouche, elle répondit au signal par un cri modulé et très aigu qui traversa le vent.

Aussitôt, une voix inquiète cria :

« Véronique !… Estèphe !… Où êtes-vous ? »

Et un homme sec, noir, les pieds nus, une petite hache à la ceinture, dégringola la dune avec l’agilité d’un écureuil…

Sans s’attarder à demander des explications sur la présence du petit étranger habillé de flanelle blanche, il entraîna les enfants, les emporta plutôt.

La pluie de sable devenait mitraille !… les arbres craquaient… les branches volaient de tous les côtés…

Riquet eut la vision vague de pins qui se couchaient, ainsi que les épis sous la faux du moissonneur, et, sans trop savoir comment, il se trouva dans un espace noir, seulement éclairé par des tisons à demi consommés…

La tempête se déchaînait… Autour du frêle abri, de sinistres craquements… des chutes lourdes… Les bêtes de la cabane semblaient attendre la mort, blottis les uns contre les autres… À chaque éclair, Riquet les revoyait nettement ; le père, brûlé comme une souche, après un incendie de forêt, la mère, grande et forte, la jupe retroussée haut sur les chevilles nues, et les petits consternés, tous réunis dans un même sentiment de douleur et d’épouvante !

À chaque arbre qui tombait, Osmin tressaillait comme si on lui arrachait un lambeau de son cœur, puis il reprenait sa posture immobile et résignée…

III

Cela dura une heure ainsi !.. Enfin les éclairs s’espacèrent, le tonnerre s’éloigna… Seule, la pluie continua de faire rage : elle crépitait sur le toit comme si elle voulait le transpercer ! Le père se leva et alluma une chandelle de résine. Riquet aperçut alors la salle primitive au sol de terre battue, avec ses deux lits taillés à coups de hache en plein chêne, sa batterie de cuisine rudimentaire, sa vaisselle de bois et ses images, violemment coloriées, empruntées à quelques journaux illustrés du dimanche.

La mère rapprocha les tisons et plaça par-dessus deux pommes de pin.

« D’où vient cet enfant, Osmin ? » demanda-t-elle en patois gascon.

Riquet avait souvent entendu sa vieille bonne Rosalie se servir de la langue du pays ; il comprit sans peine la courte phrase.

« Je ne sais pas, répondit le résinier… Demande à Véronique. Je les ai rencontrés tous les trois dans la manade[2] qui monte ici… »

Véronique se secouait à son tour ; ainsi que ses parents, elle sortait de sa torpeur anxieuse :

« Je ne connais point le petit monsieur, déclara-t-elle, nous l’avons trouvé à genoux par terre, sous un pin, et j’ai pensé que nous ne devions pas l’y laisser…

— Tu as bien fait, ma fille… »

Et le résinier, se tournant vers Riquet, interrogea :

« Comment t’appelles-tu ?

— Henri de Hanteillan.

— Il y a un château de ce nom… là-bas au pays des vignes… du côté de Pauillac…

— C’est là que j’habite !

— Comment es-tu venu jusqu’ici ?

— Papa m’avait emmené voir le départ de la chasse au sanglier, à l’étang d’Hourtins… Il était convenu que je rentrerais, tout de suite après, avec Jean, le cocher, mais je me suis sauvé, pendant le déjeuner des domestiques, dans l’espoir de rejoindre les chasseurs par un raccourci… et je me suis perdu…

— De sorte qu’on te cherche en ce moment !

— C’est probable !

— Je ne puis te reconduire… Le temps est trop mauvais… Nous risquerions de recevoir un pin sur la tête… Demain, au jour, nous aviserons !

— En attendant, dit la femme, soupons… il est tard ! Véronique, apporte les troupès. »

La fillette obéit en rapprochant de la cheminée les escabeaux de bois : les convives s’assirent en rond et reçurent chacun une écuelle, creusée dans une verrue de chêne, et une cuiller d’étain, puis la ménagère servit à la ronde la soupe aux oignons, le tourrin traditionnel… Estèphe, qui s’était endormi, se réveilla au bon moment… Un solide morceau de pain et une tranche de tchitchoun[3] complétèrent le frugal repas.

Tout étonnait Riquet, et cependant il n’avait jamais mangé d’aussi bon appétit… Lui qui d’ordinaire faisait le difficile, réclamait du pain mollet et laissait dans son assiette les fins morceaux qu’on lui servait, dévora, sans en perdre une miette, le pain dur et le lard… Les émotions creusent… Le déjeuner du matin n’était plus qu’un souvenir !

Après le souper, le père dit :

« Et les leçons, ne les apprend-on pas ce soir ? »

Véronique courut à son panier et en retira deux livres ; elle en passa un à Estèphe et garda l’autre, puis, les doigts dans les oreilles pour échapper aux distractions, elle se plongea dans sa tâche du jour.

Riquet s’ennuya vite de se tourner les pouces et il se rapprocha de la fillette :

« Qu’apprenez-vous ? demanda-t-il.

— L’histoire de Jeanne d’Arc !

— Justement, je dois la réciter demain matin à mon précepteur… Voulez-vous me permettre de l’apprendre en même temps que vous ? »

Elle lui fit place sur l’escabeau et les deux enfants s’absorbèrent dans leur lecture.

Pendant ce temps, le résinier arrangeait le manche de sa hache au tranchant courbe, son hapchot, comme on dit en Médoc, et sa femme lavait la vaisselle.

Au bout d’une demi-heure, Osmin laissa ses outils :

« Eh bien ? demanda-t-il, sait-on ses leçons ? »

Estèphe apporta son livre et récita sans broncher les capitales de l’Europe.

« C’est bien ! dit le père. À Véronique, maintenant ! … »

La fillette, nullement troublée, raconta l’émouvante histoire de cette jeune bergère que Dieu choisit pour délivrer la France.

À son tour, elle reçut des éloges.

« Faisons la prière… et au lit », conclut la mère.

Tout le monde s’agenouilla sur la terre battue. Au loin, on entendait la grosse voix de l’Océan que la tempête avait tiré de son assoupissement ; le vent hurlait de nouveau à travers les arbres et pourtant, dans l’humble cabane de bois, isolée, comme abandonnée au milieu de ce pays sauvage, on se sentait tout près du bon Dieu…

« Le petit couchera avec Estèphe », déclara Osmin en se relevant.

Il ouvrit une porte qui donnait sur un étroit réduit, encombré de planches et d’outils.

Le lit, de fabrication indigène, portait des draps très propres. Riquet s’y glissa le premier…

« Comme le matelas est dur, s’écria-t-il aussitôt. Qu’avez-vous mis dedans ?

— Du varech ! répondit Estèphe. Il n’en manque pas sur la côte ! »

L’oreiller n’était pas plus tendre, mais l’enfant gâté n’eut pas le loisir de s’en apercevoir. La fatigue de la journée ferma ses yeux et il ne se douta pas qu’un second orage passait au-dessus de sa tête, et que le vent secouait la cabane avec fureur, comme si elle eut été une barque frêle sur une mer démontée.

IV

Biquet se réveilla en entendant Mme Osmin crier de sa voix rude :

« Dépêchez-vous, les enfants, vous arriverez en retard à l’école…

— Est-elle bien loin, ton école, Estèphe ? demanda Riquet, en sautant hors du lit, les yeux lourds de sommeil.

— Oui… à dix kilomètres d’ici… Nous allons à Hourtins ! Il n’y a pas de bourg plus proche dans le pays…

— Et vous y allez par tous les temps ?

— Il le faut bien !… Nous déjeunons là-bas, et nous ne rentrons que le soir… »

L’enfant gâté n’en revenait pas. Lui qui s’estimait si malheureux, l’hiver, de quitter la tiédeur douillette de son édredon pour descendre dans la salle d’études bien chauffée !

Estèphe se dépêchait ; son compagnon l’imita, puis, après une courte prière, les deux garçons sortirent de la cabane…

L’orage avait fui !… le soleil brillait, le ciel était bleu… Osmin aiguisait son hapchot près de la petite mare aux roseaux qui avait donné son nom à la maisonnette ; sa femme lavait du linge et Véronique donnait à manger aux poules, descendues du chêne où elles perchaient, le soir, hors de l’atteinte du renard.

Toute la gent emplumée caquetait, se racontant sans doute les émotions de la nuit ; dans un appentis voisin, grognait l’espoir encore maigre du prochain hiver : des lapins, les oreilles tombantes, l’œil peureux, se régalaient de feuilles de choux.

La fillette, sa distribution finie, inspecta son jardinet : quelques pieds d’alouettes et un géranium dans une marmite trouée, et, avec des tendresses de mère, elle releva les tiges couchées, enleva les branchettes cassées, tout en croquant de bel appétit le solide morceau de pain que sa mère venait de lui donner.

En apercevant les garçons, elle courut chercher leur part sur le buffet de la salle. Riquet remercia et mordit de bon cœur dans la croûte dure : pour un peu, il aurait trouvé que ce pain de campagne avait plus de saveur que le croissant doré de son chocolat du matin.

« As-tu vu la mer, Henri ? demanda Véronique.

— Non…

— Suis-moi !… Je vais te la présenter. »

Ils escaladèrent une butte de sable et, tout à coup, Riquet aperçut l’Océan qui décrivait comme une courbe autour de lui.

L’eau était glauque sur le bord, bleu d’outremer à l’horizon ; des vagues énormes déferlaient sur la plage de sable fin, jonchée de varech et de longs rubans verts encore humides qui luisaient au soleil. Une plate-forme sablonneuse dominait l’immensité et se continuait à perte de vue.

« On dirait une estrade, remarqua Riquet, une estrade qu’on aurait construite pour admirer la mer…

— Et où il n’y aurait jamais personne, ajouta sa compagne. On ne voit passer ici que le garde forestier du Genêt et le douanier au long nez qui habite là-bas dans un repli de la dune, et cependant ce sont les ingénieurs qui ont construit cela avec des troncs de pins enfoncés dans le sable.

— Dans quel but ?

— Pour empêcher l’Océan de manger la terre, donc. ! »

Elle ne laissa pas Riquet s’absorber dans sa contemplation.

« Partons ! dit-elle, il est l’heure !… Nous te reconduirons à Hourtins… Marcheras-tu jusque-là ?

— Oh ! je pense ! balbutia le petit garçon en jetant un regard piteux sur ses beaux souliers vernis.

— Tu es mal chaussé, peut-être, ou trop bien, si tu préfères… Dans la Grande Montagne, quand on ne veut pas souffrir des pieds, il faut avoir des chaussures à forte semelle, bien larges, ou pas de chaussures du tout, comme moi. »

Elle exécuta une gambade pour mieux prouver son dire et ajouta :

« Je ne remets mes sabots que sur la route pour entrer à Hourtins. »

Riquet enviait sa jeune amie ; ses pieds, encore enflés, n’étaient point à leur aise dans leur élégante prison… Aussi ne fut-il pas médiocrement satisfait d’apprendre, par Osmin, que « la jeunesse » profiterait d’une occasion, une charrette qui se rendait au chef-lieu de canton et que le résinier avait arrêtée au passage.

Le véhicule était rustique : pas de ressorts, bien entendu ! des roues presque pleines dont le moyeu rejoignait la jante, et quel attelage !… des mules aux jambes grêles, aux oreilles longues, la tête passée entre les barreaux d’une sorte d’échelle, posée en travers, qui les reliait entre elles… des cordes servaient de rênes…

Estèphe caressait les bonnes bêtes.

« Vois-tu, expliqua-t-il à Riquet, celle de droite s’appelle Martine, celle de gauche Jouhanne, et toutes les mules, dans ce pays-ci, portent le même nom. C’est très commode. On ne se trompe jamais !

— En route ! » cria le conducteur, un brave homme tanné par le soleil, dont la veste de toile bleue, émaillée de pièces multicolores, ressemblait à un échiquier.

Estèphe escalada la charrette, Véronique le suivit, Riquet monta le dernier pour mieux remercier ses hôtes.

Il aurait voulu leur offrir quelque chose, mais sa poche était vide, et, du reste, M. et Mme Osmin avaient le regard fier. On devinait qu’ils exerçaient l’hospitalité en gens qui la considèrent comme un devoir et non comme une aubaine.

Le petit garçon se contenta donc de serrer la main du résinier et d’embrasser la bonne résinière, puis il grimpa sur le siège à côté du conducteur.

Les mules partirent à fond de train, secouant et cahotant à plaisir leurs voyageurs ; elles tournaient court, passaient sur les souches à fleur de sol ; l’homme les excitait :

« Hue ! Jouhanne, hardi ! Martine… »

Et Martine et Jouhanne dévoraient l’espace sans jamais glisser sur les aiguilles sèches, sans jamais buter contre les obstacles… Estèphe riait et battait des mains, et Riquet s’amusait de tout son cœur…

Bientôt on aperçut l’étang qui étincelait au soleil et le toit rouge de la maisonnette rustique. Des cavaliers allaient et venaient autour, mais ils ne semblaient pas se préparer à une chasse… tous avaient l’air tristes, préoccupés.

Au bord de l’eau, un groupe noir cherchait quelque chose.

Tout à coup, l’un des hommes penchés au-dessus de la berge se retourna et il aperçut la charrette qui dévalait à une allure vertigineuse : sur le siège, Riquet faisait une petite tache blanche.

L’homme leva les bras en l’air et se mit à courir aussi vite que ses vieilles jambes le lui permirent ; il arriva juste à temps pour recevoir dans ses bras l’enfant prodigue.

« Monsieur Henri ! balbutiait-il, monsieur Henri ! »

Il ne pouvait trouver autre chose.

Et tout tremblant, comme un avare s’enfuit avec son trésor, il emporta son jeune maître vers le rendez-vous de chasse.

« Monsieur, cria-t-il, venez vite ! Je l’ai ! »

Le pauvre père qui, depuis la veille au soir, ne cessait de battre le pays en tous sens et qui parlait à présent de sonder l’étang, accourut en entendant la voix familière.

Jean lui passa le fardeau, trop lourd pour lui, et, tout haletant, il murmura :

« Ah ! si on ne l’avait pas retrouvé j’en serais mort de chagrin. »

M. de Hanteillan mangeait son fils de baisers et le palpait en tous sens pour s’assurer qu’il n’avait rien de cassé.

« Mon pauvre chéri, murmurait-il. Où étais-tu pendant cette nuit d’orage ?

— Dans un bon lit, papa !… J’ai mieux dormi que dans le mien !…

— Tu dois avoir faim !

— Oh ! non, j’ai très bien déjeuné, ce matin !… »

Et le fait est que le bonhomme avait les joues roses, les yeux brillants !…

« Je voudrais remercier ceux qui ont pris soin de toi ! dit enfin M. de Hanteillan.

— Le résinier est resté chez lui, papa, mais ses enfants sont là, dans la charrette à mules. »

On courut sur la route : la charrette avait discrètement disparu.

« Le petit monsieur n’a plus besoin de nous, avait dit Véronique. Ne manquons pas l’école. Nous serions punis ! »

V

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Riquet n’est plus reconnaissable : il trouve bon tout ce qu’on lui sert ; il ne gémit plus sur la cruelle nécessité de se lever à sept heures du matin ; il apprend ses leçons avec beaucoup de conscience ; à l’heure de la récréation, il joue et court tout à l’aise, en blouse de coutil, les pieds dans de gros souliers, et il n’a plus le désir de faire l’école buissonnière…

Si parfois son vieux lui-même remonte à la surface — Paris ne s’est pas bâti en un jour ! — son papa se contente de dire, un sourire aux lèvres :

« Comment oses-tu te plaindre quand la vie est si difficile pour d’autres ! Oublierais-tu déjà Estèphe et Véronique ? »

Car M. de Hanteillan connaît à présent le résinier et sa famille et l’humble cabane perdue au milieu des bois !…

Il a vu le foyer noirci où les tisons se consumaient pendant que la tempête secouait la charpente. Il s’est assis sur l’escabeau bas où son fils a dévoré l’écuellée de tourrin et appris l’histoire de Jeanne d’Arc ; il a jeté un regard ému sur l’étroit réduit où l’enfant a dormi si tranquille sous l’œil de Dieu !…

Lui non plus n’a pas osé offrir d’argent à Osmin, mais il facilite ses affaires, lui fait vendre sa résine à des prix avantageux et s’occupe des petits.

Riquet ne monte jamais aux Arroncs sans avoir les mains pleines de souvenirs pour ses jeunes amis…

En somme, son aventure a prouvé une fois de plus la vérité du dicton : « À quelque chose, malheur est bon ! »

Et le vieux M. de Léroudeys, qui vient souvent à Hanteillan raconter ses prouesses de jadis, ne s’est point gêné, l’autre jour, pour le lui dire :

« Devine ce que j’ai rapporté de ma première chasse à Compiègne ? s’est-il écrié en fumant un cigare sur un banc du parc.

— Un cerf-dix-cors ?

— Pas du tout !… une solide courbature !… Tu as été plus habile que moi… Ta première chasse t’a profité au moins !

— Comment cela, monsieur ?

— Tu y as gagné des joues roses et tout un trésor de sagesse… Cela vaut bien un sanglier ! … »

J. de Coulomb.
FIN

  1. Les roseaux, en patois gascon.
  2. Sentier.
  3. Lard.