La première salle Favart et l’Opéra-Comique/11

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Heugel (p. 1-2).

LA PREMIÈRE SALLE FAVART

et

L’OPÉRA-COMIQUE

1801-1838

QUATRIÈME PARTIE

i
(Suite)

Mais voici que, à propos du Théatre-Italien, nous allons voir entrer en ligne un prétendant qu’on ne se fût certes pas attendu à voir surgir en cette affaire, où sa présence, en effet, est bien étrange et bien imprévue. Ce serait le cas de rééditer les termes de la fameuse lettre de Mme de Sévigné à son cousin M. de Coulanges : « Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus incroyable… » Incroyable, en effet, celle que j’ai à faire connaître ici, et qu’aucun biographe, à ma connaissance, n’a révélée jusqu’à ce jour, bien qu’on ait fouillé jusqu’en ses moindres replis la vie du héros de cette aventure, lequel n’est autre qu’Hector Berlioz, qui se garde bien, lui-même, d’en souffler mot dans ses fantaisistes Mémoires. Oui, au mois de juin 1838, trois mois avant l’apparition à l’Opéra de Benvenuto Cellini, dont la représentation allait avoir lieu le 10 septembre, Berlioz, l’ennemi-né du génie musical italien, le contempteur et le caricaturiste de Pergolèse et de tant d’autres, Berlioz demandait… le privilège du Théâtre-Italien, dont il aspirait à devenir le directeur. Quelque invraisemblable que cela paraisse, il faut bien se rendre à l’évience des faits, et bien que, je le répète, aucun biographe du maître n’ait cru devoir révéler celui-ci, il n’en est pas moins irrécusable et patent. J’en trouve la première preuve dans cette note que publiait la Revue et Gazette musicale dans son numéro du 10 juin 1838 : — « La direction du Théâtre-Italien vient d’être concédée, pour quinze années, à M. Berlioz, notre collaborateur. Une clause expresse du cahier des charges interdit positivement la représentation d’ouvrages d’auteurs français sur le Théâtre-Italien. C’est donc à plaisir que plusieurs journaux ont accusé le ministre d’avoir accordé ce privilège en faveur de M. Bertin, puisque la fille du propriétaire du Journal des Débats ne pourra écrire aucun opéra pour ce théâtre tout le temps de la gestion de M. Berlioz[1] ».

La Gazette, toutefois, allait un peu vite en besogne. Au moment où elle parlait, rien n’était fait encore — et rien ne devait se faire. C’est-à-dire que si le ministère se montrait, pour l’instant, favorable au projet de Berlioz, qui, collaborateur assidu du Journal des Débats, bénéficiait en la circonstance de la puissance de ce journal, il fallait un vote des chambres pour permettre à la combinaison d’aboutir. Or, dès le premier jouer la Chambre des Députés se montrait, pour sa part, nettement hostile à cette combinaison, ainsi que le prouve la discussion qui eut lieu tout d’abord à ce sujet dans ses bureaux. Un autre journal spécial, la France musicale, va nous faire connaître les conditions de l’entreprise projetée.

« 

L’exposé des motifs du projet de loi qui accepte l’offre faite par MM. Berlioz et compagnie[2] de reconstruire à leurs frais, risques et périls la salle Favart et ses dépendances, nous fait connaître les conditions de ce traité. La compagnie Berlioz aura pendant trente et un ans la jouissance gratuite de la salle reconstruite ; au bout de ces trente et un ans, l’État rentrera non seulement dans la propriété de l’emplacement, mais dans la propriété du théâtre réédifié.

M. Robert, l’entrepreneur actuel, continuera de toucher jusqu’en 1840 sa subvention annuelle de 70.000 francs, et il jouira gratuitement de la salle reconstruite jusqu’à l’expiration de son traité. À partir de 1840, il ne sera pas alloué de subvention, et la compagnie Berlioz exploitera le privilège à ses risques et périls.

Le rapport annonce qu’il a été reconnu que la salle de l’Opéra-Comique pourra être agrandie, et il insinue qu’on pourrait appliquer à l’amélioration de cet établissement l’économique que l’État fera sur la subvention du théâtre Favart.

La nouvelle salle des Italiens doit être reconstruite pour le 1er février 1839. Ainsi, pour la saison prochaine, les Italiens iront quatre mois à l’Odéon et les deux derniers mois à la salle Favart. »


Dès le 7 juin, la Chambre s’était réunie dans ses bureaux pour nommer la commission chargée de procéder à un examen préalable du projet de loi qui lui était soumis. Cette commission se trouva composée de MM. Berger (1er bureau), Janvier (2e), de Jussieu (3e), Pérignon (4e), Saint-Marc-Girardin (5e), Muteau (6e), Charles Lindières (7e), Edmond Blanc (8e), et Vatry (9e). Des objections importantes furent formulées contre le projet, entre autres par M. Muteau, qui s’éleva avec force contre son article 2, ainsi conçu : « L’indemnité de 200.000 francs due par la compagnie d’assurances du Phémix pour l’immeuble de la salle Favart est acquise au concessionnaire ; l’État en garantit le recouvrement ; l’action à intenter à la compagnie d’assurances, sera poursuivie aux requête, diligence et frais de l’État. » Plusieurs autres membres se montrèrent hostiles au projet. La commission se constitua, nomma M. Muteau président, M. Saint-Marc-Girardin secrétaire, et se réunit le 14 juin pour délibérer. Elle ne prit dans cette séance aucune résolution précise, et l’on parut croire un instant que la discussion en séance publique ne pourrait avoir lieu au cours de la session. « Comme on ne peut rien faire, disait encore la France musicale[3] avant l’adoption du projet de loi par les chambres, il est à craindre que les futurs directeurs du Théâtre-Italien ne puissent pas faire commencer la reconstruction de la salle avant la session prochaine. »

Il n’en fut rien cependant, et il est à croire que le ministère, sentant la Chambre hostile, avait le désir d’en finir rapidement avec ce projet Berlioz, projet mal digéré d’ailleurs, insuffisant et incomplet, comme nous allons le voir. La Chambre, présidée par M. Dupin, fut donc appelée à le discuter dans sa séance du 19 juin 1838, et il ne me semble pas sans intérêt de reproduire ici, d’après le Moniteur lui-même, cette partie de la séance et le vote qui s’ensuivit :

« 

M. le Président. — L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi relatif à la reconstruction de la salle Favart. M. Muteau, rapporteur, a la parole.

M. Muteau, rapporteur. — Je crois devoir exposer en peu de mots, à la Chambre, les motifs qui ont déterminé la commission à lui proposer le rejet de la loi qui est en discussion.

Il s’agissait de la construction d’un édifice et de l’appréciation de la dépense qui doit en résulter. Le premier soin de votre commission devait donc être d’examiner les plans et de rechercher dans les devis la mesure des sacrifices à la charge de l’État, soit que le gouvernement renonçât à la jouissance pendant un certain nombre d’années, soit qu’il puisât dans les coffres du Trésor les sommes nécessaires au rétablissement du théâtre, ce qui, en définitive, revient au même.

Cependant, aucun plan, aucun devis n’ont été produits, et tout ce que nous avons pu rencontrer dans le projet à cet égard, c’est une approximation de dépense, jusqu’à concurrence de 1.200.000 francs, applicable à la reconstitution d’un théâtre suivant les plans qui seraient fournis par le concessionnaire à l’administration, et dont l’exécution serait subordonnée à l’approbation de M. le ministre de l’intérieur, postérieurement à la loi.

Dans une semblable position, Messiers, votre commission ne pouvait hésiter sur la conduite qu’elle avait à tenir, et ne voulant pas prononcer en aveugle, elle a dû conclure au rejet d’une proposition trop incomplète pour être soumise à vos délibérations.

Inutile, après cela, de vous entretenir des contradictions ou des irrégularités qui s’étaient glissées d’ailleurs dans les diverses dispositions du projet. Il est inacceptable dans son ensemble, et ce serait abuser de vos moments que de le discuter dans ses détails.

Sans doute le gouvernement, préoccupé des vœux qui s’élèvent de toutes parts en faveur du Théâtre-Italien, aura craint de le laisser clore la session sans vous apporter le témoignage de l’intérêt qu’il porte lui-même à un établissement devenu si populaire en France, et dans son empressement trop tardif, selon nous, il n’aura pu éviter les imperfections que nous avons signalées ; mais cela ne donne pas au projet les garanties qui lui manquent, et l’essentiel aujourd’hui est, en libérant l’administration d’engagements que la Chambre ne peut ratifier, de mettre le gouvernement en position de proposer d’ici à la session prochaine un autre projet mieux fondé que celui-ci, et amélioré de tous les avantages que la concurrence peut lui donner.

M. le ministre de l’intérieur. — Oui. Il n’y a pas de contradiction.

M. de Laborde. — Messieurs, dans le projet présenté par le Gouvernement, il se trouve, à mon gré, une grave négligence. Si l’on doit le reproduire l’année prochaine, j’espère qu’on le rédigera sur d’autres bases.

Il est accordé au concessionnaire (et je trouve cela très bien) un privilège d’une assez longue durée pour qu’il fasse procéder à la reconstruction de ce théâtre sans aucune charge de l’État ; mais il me paraîtrait important pour les arts et pour la beauté de la capitale d’accorder au concessionnaire quelques années de plus, afin que la façade fût sur le boulevard et que l’édifice fût isolé.

On néglige beaucoup trop les occasions d’embellir les villes, et lorsque des étrangers, des hommes de goût, parcourent la capitale, ils s’aperçoivent des fautes qu’on commet à cet égard. Les théâtres sont des monuments dont on doit orner l’aspect et les abords ; et lorsqu’on peut, dans celui-ci, l’embellir d’une façade sur la promenade publique, il serait honteux de le reconstruire justement sur les fondations anciennes, ainsi que le portait le projet de loi. Je soumets cette observations à Monsieur le ministre, dans les intérêts de l’art[4].

M. le Président. — Je mets aux voix les articles.

« Article premier. — L’offre faite par les sieurs Berlioz et Cie de reconstruire à leurs frais, risques et périls la salle Favart et ses dépendances est acceptée.

» En conséquence, toutes les clauses et conditions, soit à la charge de l’État, soit à la charge des sieurs Berlioz et Cie, stipulées dans le cahier des charges arr$eté le 2 juin 1838 par le ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur, et accepté le 4 juin suivant par les sieurs Berlioz et Cie, recevront leur pleine et entière exécution »

« Art. 2. — Le cahier des charges et l’acceptation des sieurs Berlioz et Cie resteront annexés à la présente loi. »

Ces articles, rejetés au vote, par assis et levé, sont ensuite rejetés dans un scrutin qui donne pour résultat :

Nombre de votants 
 232
Majorité 
 117
Pour 
 35
Contre 
 »


Ainsi il ne se trouvait pas une voix, pas même celle du ministre, pour prendre la défense du projet, et celui-ci était enterré sans discussion, avec tous les honneurs qu’il méritait.

Il eût pourtant été curieux de voir ce que Berlioz aurait pu faire du Théâtre-Italien.

(À suivre.)

Arthur Pougin.

  1. On sait que Mlle Louise Bertin, qui se posait en compositeur dramatique, avait déjà pu, grâce à l’influence alors si grande du Journal des Débats, faire représenter trois ouvrages sur nos trois théâtres lyriques : le Loup-Garou à l’Opéra-Comique (1827), Fausto au Théâtre-Italien (1831) et Esméralda à l’Opéra (1836). Les musiciens de profession étaient d’avis que c’était beaucoup pour un amateur — et le public aussi
  2. Berlioz avait pour associé dans cette affaire le comte Henri de Ruolz, compositeur amateur qui avait fait de sérieuses études musicales, qui fit représenter à l’Opéra-Comique Attendre et courir, à l’Opéra la Vendetta, et qui plus tard abandonna l’art pour l’industrie ; on sait que le procédé d’argenture Ruolz, dont il fut l’inventeur, est devenu célèbre. La société du Théâtre-Italien prenait pour raison sociale : « Berlioz et compagnie ».
  3. 17 juin 1838.
  4. C’était la sagesse et le goût artistiques qui parlaient par la bouche de M. de Laborde ; et cependant, lorsque la Chambre de 1839 vota définitivement la reconstruction de la salle Favart, elle ne tînt aucun compte de sa très juste observation. Nos législateurs actuels ont été, à cet égard, aussi sottement maladroits et aussi peu artistes que leurs aînés. Ils pouvaient, en adoptant le projet d’une façade sur le boulevard, faire de ce point de Paris l’un des plus délicieux et des plus pittoresques qui se puissent imaginer : ils ont préféré agir en ignorants et en Vandales.
  5. Moniteur universel, 20 juin 1838, p. 1765.