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Leçons sur le calcul des fonctions/Leçon 10

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LEÇON DIXIÈME.

Des équations dérivées et de leur usage pour la transformation des fonctions. Analyse des sections angulaires.

Jusqu’à présent nous n’avons considéré les fonctions dérivées que comme servant à la formation des séries d’où elles tirent leur origine ; mais ces fonctions, considérées en elles-mêmes, offrent un nouveau système d’opérations algébriques, et sont, pour ainsi dire, la clef de la transformation des fonctions.

Lorsqu’une fonction d’une variable est présentée sous deux formes différentes, en égalant ces expressions, on a ce qu’on appelle une équation identique, à cause de l’identité de la valeur, laquelle doit par conséquent avoir lieu indépendamment de la variable, c’est-à-dire, quelle que soit cette variable ; ainsi elle aura lieu en attribuant à la variable un accroissement quelconque

Soit

une pareille équation identique ; on aura donc aussi

savoir, en développant,

quel que soit donc on aura séparément

d’où il suit que l’on aura la même équation en prenant les fonctions dérivées d’un ordre quelconque.

Supposons maintenant une équation comme

entre deux variables et par laquelle l’une doive être fonction de Il est évident qu’en regardant comme une fonction de déterminée par cette équation, l’équation

sera identique et aura lieu indépendamment de donc l’équation subsistera aussi entre les fonctions dérivées d’un ordre quelconque.

En prenant donc les fonctions dérivées premières, secondes, etc., de chaque terme, on aura autant de nouvelles équations qui auront lieu en même temps que l’équation primitive ; par conséquent, toute combinaison de ces équations aura lieu aussi à la fois.

Nous nommerons en général équations dérivées du premier ordre, du second ordre, etc., ou simplement équations primes, secondes, etc., non seulement les équations dérivées qu’on obtient en prenant les fonctions primes, secondes, etc. de tous les termes d’une équation regardée comme primitive, mais encore les équations qu’on pourra former par une combinaison quelconque de l’équation primitive et de son équation prime, ou de ces deux-ci et de l’équation seconde, etc.

Ainsi, l’équation primitive contenant et l’équation dérivée du premier ordre, ou équation prime, contiendra et l’équation dérivée du second ordre, ou équation seconde, contiendra et et ainsi de suite.

Si, au lieu de regarder comme fonction de on regardait au contraire comme fonction de l’équation prime serait entre et l’équation seconde serait entre et et ainsi de suite ; et, par le principe exposé dans la Leçon VII, on pourra toujours transformer un de ces systèmes d’équations dérivées dans l’autre.

Pour montrer d’abord par quelques exemples l’usage des équations dérivées dans la transformation des fonctions, je considérerai les fonctions et dont nous avons donné les fonctions dérivées dans la Leçon V, et faisant

j’aurai d’abord

par conséquent

si on multiplie la première de ces équations par et qu’on l’ajoute à la seconde, on aura

d’où l’on tire l’équation

Or, nous avons vu dans la Leçon VI que, si est une fonction quelconque de est la fonction dérivée de ainsi

sera l’équation primitive d’où la précédente peut être censée dérivée ; la quantité est la constante arbitraire que nous avons vue, à la fin de la même Leçon, pouvoir toujours s’ajouter à la fonction primitive d’une fonction dérivée donnée, et qui sert à lui donner toute la généralité dont elle est susceptible. Il serait inutile d’ajouter de même une constante au premier membre de l’équation, parce qu’elle se fondrait dans l’autre par la simple transposition dans le second membre.

Mais, cette constante étant jusqu’ici arbitraire, il faut la déterminer conformément à la nature des fonctions et

Pour cela, j’observe qu’en faisant on a

Il faudra donc que l’équation que nous venons de trouver satisfasse à

ces suppositions ; or elle devient dans ce cas et, comme est on aura

L’équation sera donc simplement

et, passant de là aux exponentielles,

étant, comme nous le supposons toujours, le nombre dont le logarithme hyperbolique est l’unité. Remettant pour et leurs valeurs et on aura cette formule remarquable

laquelle, à cause de l’ambiguité du radical donne également celle-ci

et ces deux, combinées ensemble, suffisent pour déterminer les valeurs de et On aura, en effet, après les avoir ajoutées ou retranchées,

Ainsi les sinus et cosinus se trouvent exprimés par des exponentielles imaginaires, ce qu’on peut regarder comme l’une des plus belles découvertes analytiques qu’on ait faites dans ce siècle.

Ces formules peuvent aussi se déduire immédiatement de la comparaison des séries qui expriment les fonctions et et que nous avons trouvées plus haut (Leçons IV et VI). C’est de cette manière qu’Euler les a données dans le Tome VII des Miscellanea Berolinensia ; mais, dans son Introductio, il les déduit des expressions algébriques des sinus et cosinus des angles multiples, par une réduction ingénieuse, mais dépendante de la considération des quantités infinies et infiniment petites, et que nous avons tâché de rendre rigoureuse dans la Théorie des Fonctions (nos 22 et 25).

Comme ces mêmes séries avaient été données par Newton dans son Commerce avec Oldenburg, et étaient ainsi connues avant la fin du siècle dernier, on aurait pu dès lors parvenir aux formules dont nous parlons, et donner par là à la théorie des sections angulaires la perfection qu’elle n’a acquise que cinquante ans après par les Ouvrages d’Euler.

L’expression des arcs en logarithmes imaginaires remonte, à la vérité, au commencement de ce siècle, et c’est une des plus belles découvertes de Jean Bernoulli, qui l’a donnée en peu de mots dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de 1702. Il y était parvenu en intégrant par logarithmes l’élément de l’arc exprimé par la tangente, comme Leibnitz avait trouvé la série qui exprime l’arc par la tangente, en intégrant le même élément par série.

Cette découverte conduisait aussi naturellement aux mêmes formules exponentielles ; mais elle est restée longtemps stérile, et ce n’est que lorsque ces formules ont été connues par d’autres voies, qu’on a vu qu’on pouvait les tirer immédiatement de l’intégration.

L’équation

où le radical peut avoir également le signe et donne toute la théorie du calcul des angles. Car, en multipliant cette équation par l’équation semblable

on a

Mais, en mettant dans la même équation à la place de on a aussi

Donc, en comparant et développant le produit, on a

et, comme cette équation doit avoir lieu pour les deux signes de il s’ensuit qu’on aura séparément

formules qu’on démontre par la Géométrie, et qui sont le fondement de toute la théorie des angles.

La même équation, en élevant les deux membres à une puissance quelconque donne

Donc aussi, en mettant dans l’équation primitive à la place de et comparant, on a

formule remarquable autant par sa simplicité et son élégance que par sa généralité et sa fécondité.

Il paraît que Moivre est le premier qui ait trouvé cette belle formule on voit, par les Miscellanea analytica, qu’il y a été conduit par la considération des sections hyperboliques comparées aux sections circulaires. Maintenant elle est devenue une vérité élémentaire, qu’on démontre par le moyen des valeurs de et que donne la Géométrie, en considérant le produit des formules semblables

lequel se réduit à cette formule semblable

et c’est à Euler qu’on doit d’avoir transporté ainsi dans les Éléments une formule d’une si grande utilité.

Il est vrai que de cette manière on ne peut la démontrer que pour des valeurs rationnelles de mais il en est ici comme dans la formule du développement du binôme, et en général dans toutes les formules qui contiennent une indéterminée qui peut être un nombre quelconque rationnel ce n’est que par la considération des fonctions dérivées qu’on en peut prouver la généralité pour une valeur quelconque de la même quantité.

En prenant, dans la formule que nous venons de trouver, le radical en plus ou en moins, on a ces deux-ci

d’où l’on tire aisément

Si l’on développe les puissances ième par la formule du binôme, les imaginaires disparaissent, et l’on a ces expressions en série

Ces deux formules avaient été données dès 1701 par Jean Bernoulli, dans les Actes de Leipzig, mais sans démonstration, et on voit, par la Lettre 129 du Commercium epistolicum, et par le Traité cles Sections coniques de l’Hospital, qu’ils les avaient trouvées en cherchant successivement, par les théorèmes connus, les valeurs des sinus et cosinus des angles doubles, triples, etc., et en observant l’analogie des termes de ces valeurs avec ceux du développement du binôme. En effet, si l’on fait successivement dans les formules données ci-dessus pour et et qu’on substitue à mesure les valeurs précédentes, on trouve

dont l’analogie avec les termes des puissances correspondantes du binôme est manifeste.

D’après cela, il est étonnant que Jean Bernoulli n’ait pas trouvé les expressions finies de et et qu’il ait fallu encore vingt ans pour qu’on parvînt à la formule donnée par Moivre. Ainsi Jean Bernoulli a touché deux fois à la même découverte, et il en a laissé la gloire à ses successeurs.


Les formules précédentes renferment les puissances de et mêlées ensemble ; comme on a toujours

il est possible de faire disparaître toutes les puissances paires de ou de et d’avoir des formules qui procèdent suivant les puissances de ou

Il serait difficile de parvenir à des séries régulières par la simple substitution ; mais les formules connues

font voir que les cosinus et sinus des multiples de forment deux séries récurrentes dont l’échelle de relation est

Ainsi, en partant des premières valeurs de et lorsque et et mettant, pour plus de simplicité, et à la place de et on trouvera successivement

d’où résulte la Table suivante

(A)

et en général,

On trouvera de même

(B)

et, en général,

Ces séries procèdent suivant les puissances descendantes de on peut en avoir aussi qui procèdent suivant les puissances ascendantes de ou de mais il faut alors distinguer les cas de impair ou pair.

Soit 1o impair ; on aura

(C)
et, en général,

le signe supérieur étant pour le cas où est de la forme et l’inférieur pour celui où est de la forme

On aura de même, lorsque est impair,

(D)

et, en général,

où l’on observera, à l’égard des signes ambigus, la même règle que ci-dessus.

Soit 2o pair ; on aura

(E)

et, en général,

Ensuite

(F)

et, en général,

À l’égard des signes ambigus, on prendra les signes supérieurs lorsque est de la forme et les inférieurs lorsque est de la forme

Enfin on aura aussi, à cause de 1o Pour le cas de impair,

(G)

et, en général,

Ensuite

(H)

et, en général,

2o Pour le cas de pair,

(I)

et, en général,

Ensuite

(K)

J’ai rapporté ici ces différentes formules, parce que je ne connais aucun ouvrage où elles se trouvent réunies, et surtout parce qu’elles nous fournissent l’occasion de faire plusieurs remarques qui pourront intéresser les lecteurs.

Nous observerons d’abord que les formules des Tables (A), (B), (H) et (I) ont été trouvées par Viète et répondent à celles que l’on voit aux pages 295, 297 et 299 de ses Œuvres imprimées à Leide en 1646. Il faut seulement observer que Viète a considéré les cordes plutôt que les sinus ou cosinus ; or étant la corde du complément à deux droits de l’angle les quantités seront les cordes des compléments des angles doubles, triples, etc. ; et la Table (A) deviendra celle de la page 295 de Viète, en multipliant tous les termes par et faisant suivant sa notation.

À l’égard de la Table de la page 297 de Viète, elle donne le rapport des cordes des arcs doubles, triples, quadruples, etc., à la corde de l’arc simple ; et le premier de ces rapports y est désigné par dont le carré est le cube etc. Ainsi, en prenant pour la corde de l’arc simple, ces rapports seront représentés par et la Table dont il s’agit s’accordera avec la Table (B), en faisant et divisant chaque équation par la première.

La Table de la page 299 de Viète renferme les deux Tables (H) et (I), en multipliant tous les termes de ces Tables par et faisant

Il m’a paru intéressant de montrer ce que Viète avait fait sur l’objet dont il s’agit, et surtout d’indiquer lesquelles des formules connues pour la multiplication des angles lui sont dues, ce qu’on n’avait pas encore fait, que je sache, d’une manière tout à fait exacte.

Au reste Viète n’a pas donné les formules générales de ces Tables ; il a donné simplement le moyen de les continuer aussi loin qu’on voudra, en indiquant la loi des termes et de leurs coefficients.

Dans les mêmes Actes de Leipzig pour 1701, déjà cités plus haut, Jean Bernoulli avait aussi donné, sans démonstration, une formule générale pour les cordes des arcs multiples, laquelle revient à celle de la Table (B), en observant que est la corde de son complément à la demi-circonférence.

Ensuite Jean Bernoulli a donné, dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de 1702, deux formules pour les cordes des arcs multiples, qui répondent aux formules générales des Tables (H) et (I), en observant que, étant la corde de l’arc et la corde de son complément, sera la corde de l’arc uple et la corde de son complément. Mais la première de ces deux formules avait déjà été donnée par Newton dans sa première Lettre à Oldenburg, imprimée dans les Œuvres de Wallis.

Enfin nous remarquerons qu’il n’y a que les formules générales des Tables (A), (B), (H), (K) qui se trouvent dans l’Introduction d’Euler (Chap. XIV).

Mais toutes ces formules n’ont été données ici que par induction, ou bien en supposant que le nombre est un des nombres de la série de sorte qu’on peut douter si elles s’appliquent à d’autres valeurs de

De plus, si l’on considère les formules des Tables (A) et (B), on voit qu’à la rigueur elles vont à l’infini, même lorsque est un nombre entier positif ; car, en faisant la première donne

et la seconde donne

valeurs qui sont évidemment fausses. Il en sera de même en donnant

à d’autres valeurs quelconques entières et positives, et tenant compte de tous les termes qui ne sont pas nuls.

Il est vrai que, par la nature des Tables (A) et (B) dont ces formules ne sont que le terme général, on ne doit y employer que les termes qui contiennent des puissances positives de mais, comme les termes qui suivent ne sont pas nuls, on ne voit pas, a priori, pourquoi l’on doitt les rejeter, et l’on voit moins encore ce que la formule exprimerait en ne les rejetant pas. Nous réserverons le dénouement de ces difficultés pour la Leçon suivante.


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