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Leçons sur le calcul des fonctions/Leçon 17

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LEÇON DIX-SEPTIÈME.

Sur différents problèmes relatifs à la théorie des équations primitives singulières.

Presque dès la naissance du Calcul différentiel, il s’est présenté aux géomètres des problèmes qui dépendent de cette théorie, et qu’ils ont résolus par des artifices particuliers.

Leibnitz, dans un Mémoire intitulé Nova Calculi differentialis applicatio, et inséré dans les Actes de Leipzig de 1694 (voyez le no LXI des Œuvres de Jacques Bernoulli), donne la manière de trouver la courbe formée par l’intersection continuelle d’une infinité de courbes renfermées dans une même équation, en faisant varier dans cette équation le paramètre qui les différencie, ce qui produit une nouvelle équation par laquelle on a une valeur du paramètre en fonction des coordonnées, et cette valeur, étant substituée dans l’équation proposée, donne tout de suite une équation finie pour la courbe cherchée.

Il applique ensuite cette méthode à une question qu’on regardait alors comme très difficile, et qui consiste à trouver la courbe dont les normales ou perpendiculaires ont une relation donnée avec les parties de l’axé interceptées entre l’origine des abscisses et les normales.

Leibnitz considère cette courbe comme formée par l’intersection continuelle d’une infinité de cercles qui ont leurs centres sur l’axe ; alors les rayons des cercles deviennent les normales à la courbe, et la relation donnée par le problème, entre les normales et les parties correspondantes de l’axe, a lieu entre les rayons et les abscisses qui répondent aux centres des cercles.

Nommant les coordonnées du cercle, l’abscisse qui répond au centre, et le rayon, on aura

savoir,

pour l’équation du cercle.

Maintenant l’équation proposée entre et donnera en fonction de il ne restera ainsi que le paramètre qu’on déterminera comme on vient de le dire, et l’équation en et deviendra alors celle de la courbe formée par l’intersection de tous les cercles, et aura, par conséquent, la propriété demandée.

Supposant, avec Leibnitz, que l’équation entre et soit celle de la parabole

étant une constante, l’équation en et sera

Faisant varier seul, suivant la notation du Calcul différentiel, on a

d’où l’on tire

substituant cette valeur dans l’équation précédente, on a

pour la courbe cherchée, qu’on voit être aussi une parabole.

On peut s’assurer a posteriori que cette courbe résout le problème.

En effet, on sait que, étant l’ordonnée qu’on regarde comme fonction de l’abscisse la fonction prime exprime le rapport de l’ordonnée à la sous-tangente, lequel est le même que celui de la sous-normale à l’ordonnée ; de sorte que est l’expression de la sous-normale ; par conséquent sera celle de la normale, et celle de la partie de l’axe comprise entre l’origine et la normale. [Voyez la seconde Partie de la Théorie des fonctions analytiques[1].]

Or l’équation qu’on vient de trouver donne

et, prenant la dérivée,

donc la normale sera

et la partie de l’axe sera

laquelle, étant multipliée par devient, comme l’on voit, égale au carré de la normale.

Le problème est donc résolu de cette manière ; cependant on doit être surpris que Leibnitz n’ait pas remarqué que sa solution n’admet point de constante arbitraire dans l’équation de la courbe, tandis qu’il est évident que le problème conduit naturellement à une équation différentielle, dont l’intégrale ne peut être complète que par l’introduction d’une constante arbitraire.

En effet, nommant la partie de l’axe qui répond à la normale, et la normale, on a, comme on vient de le voir, les expressions

donc, si l’on veut que on aura l’équation dérivée

dont il faudra chercher l’équation primitive.

Suivant la notation du Calcul différentiel, on aurait à intégrer à l’équation différentielle

Dans l’exemple proposé, on a

par conséquent

et l’équation dérivée devient

Si l’on tire de cette équation la valeur de on a

ou bien

Divisant toute l’équation par on aura

équation dont la primitive est visiblement

étant une constante arbitraire.

Cette équation devient, en faisant disparaître le radical,

équation au cercle.

Si l’on fait

étant la constante arbitraire, on a celle-ci

Cette équation est, comme l’on voit, la même que l’équation au cercle dont Leibnitz a tiré sa solution par la variation de ainsi on peut dire que l’équation au cercle, dans laquelle abscisse qui répond au centre, est la constante arbitraire, et dont le rayon est est l’équation primitive qui résout le problème dans toute sa généralité ; il est évident, en effet, que tout cercle dont le centre sera sur l’axe, et dont le rayon aura, avec la distance du centre à l’origine des abscisses, la relation qu’on suppose entre la normale et la partie de l’axe correspondante, satisfera à la question.

L’équation à la parabole, trouvée par Leibnitz, ne peut donc être qu’une équation primitive singulière ; en effet, en prenant dans la même équation au cercle les fonctions dérivées relativement à la constante arbitraire comme on l’a enseigné au commencement de la Leçon quinzième, on a l’équation

laquelle donne

valeur qui, étant substituée dans l’équation au cercle, donne

comme Leibnitz l’a trouvé ; d’où l’on doit conclure que la solution de Leibnitz n’est donnée que par l’équation primitive singulière.

On a vu que Leibnitz avait déduit sa solution de la considération de la courbe formée par l’intersection continuelle de tous les cercles que l’on aurait en faisant varier continuellement la constante c’est, en effet, une propriété générale des équations primitives singulières d’appartenir aux courbes formées par l’intersection continuelle des courbes représentées par l’équation primitive complète, en faisant varier continuellement la constante arbitraire qui différencie toutes ces courbes.

Comme cette propriété est, pour ainsi dire, la caractéristique de cette espèce d’équations primitives, il est intéressant d’en avoir une démonstration.

Pour cela, on remarquera que la courbe formée par l’intersection continuelle d’une série de courbes infiniment peu différentes l’une de l’autre n’est autre chose que la courbe qui embrasserait ou toucherait toutes ces courbes, et qui aurait, par conséquent, dans chacun de ses points, une tangente commune avec une de ces mêmes courbes.

Or, soit

l’équation générale des courbes dont il s’agit, étant le paramètre, qui est constant dans chacune d’elles, mais qui varie de l’une à l’autre ; comme la courbe qui doit les embrasser a un point commun avec chacune de ces courbes, elle aura aussi les mêmes coordonnées et et la même équation entre ces coordonnées, mais avec cette différence que le paramètre sera variable dans l’équation

tant qu’elle appartiendra à la courbe qui embrasse toutes les autres.

De plus, il faudra que la position de la tangente soit la même dans la courbe où est constant et dans celle où est variable.

Or on sait que cette position ne dépend que de la fonction prime puisque est l’expression de la sous-tangente ; donc il faudra que la valeur de tirée de la dérivée de l’équation

soit la même, soit qu’on y regarde comme constante, soit qu’on la regarde comme une variable fonction de ce qui ne peut avoir lieu, à moins que la partie de la fonction dérivée relative à ne soit nulle.

Cette partie est, suivant la notation adoptée, donc on aura l’équation

laquelle servira à déterminer en et Or cette équation est, comme l’on voit, la même que celle qui donne l’équation primitive singulière, lorsque

est l’équation primitive ordinaire, dans laquelle a est la constante arbitraire, comme nous l’avons vu dans la Leçon citée.

Donc l’identité de l’équation primitive singulière et de l’équation de la courbe, qui embrasse toutes celles qui sont comprises dans l’équation primitive ordinaire, est démontrée et résulte des principes mêmes de la chose.

Cette considération géométrique est très importante pour la théorie des équations primitives singulières ; elle sert à lier entre elles les courbes représentées par l’équation primitive ordinaire et par l’équation primitive singulière, comme le principe analytique qui sert de base à cette théorie sert à lier entre elles ces mêmes équations par la variation de la constante arbitraire.

Ainsi le problème analytique que nous avons résolu au commencement de la Leçon précédente se réduit à trouver des courbes qui, ayant un paramètre variable, puissent former, par leur intersection mutuelle, une courbe donnée.

On peut donc présenter ce problème ainsi :

Ayant deux courbes dont les équations soient données, et dont l’une contienne déux constantes arbitraires, trouver la relation nécessaire entre ces deux constantes, pour qu’en faisant varier celle qui demeure arbitraire, on ait une infinité de courbes du même genre qui, par leur intersection continuelle, forment toujours l’autre courbe donnée.

Pour le résoudre, il n’y aura qu’à chercher, par les méthodes exposées dans la Leçon précédente, la relation entre les constantes et de l’équation donnée

pour qu’à cette équation, regardée comme une équation primitive ordinaire, réponde l’équation primitive singulière

qui sera celle de la courbe qui doit être formée par l’intersection continuelle des courbes données par l’autre équation.

Le problème résolu par Leibnitz l’a été aussi par Jean Bernoulli, dans ses Leçons de Calcul intégral (tome III des Œuvres de Jean Bernoulli, Leçon XIV), mais par une autre voie qui l’a conduit au même résultat. En considérant deux normales infiniment proches, il observe que l’accroissement infiniment petit de la normale est à l’accroissement de la partie de l’axe qui répond à la normale comme la partie de l’axe comprise entre l’ordonnée et la normale est à la normale même, ce qui est facile à voir par la similitude des triangules.

Il a ainsi, suivant l’esprit du Calcul différentiel, en nommant, comme plus haut, la partie de l’axe qui répond à la normale et la normale même, l’équation

d’un autre côté, la considération du triangle rectangle dont est l’hypoténuse et et les deux côtés donne

De ces deux équations il tire

Or les conditions du problème donnent en fonction de ainsi on aura et en fonction de et, chassant on aura l’équation de la courbe cherchée en et

En supposant, comme dans l’exemple de Leibnitz,

on a

donc, faisant ces substitutions dans les valeurs de et on aura

d’où, éliminant il vient

pour l’équation de la courbe cherchée, qu’on voit être la même parabole que Leibnitz avait trouvée par une méthode tout à fait différente.

Telle est la solution de Jean Bérnoulli, qui coïncide, comme on le voit, avec celle de Leibnitz, et sur laquelle, par conséquent, on peut faire les mêmes observations.

D’abord on peut être étonné que Bernoulli n’ait pas remarqué que ce problème appartient essentiellement à la méthode inverse des tangentes, et que, par conséquent, la solution générale dépend d’une intégration qui doit nécessairement introduire une constante arbitraire dans l’équation entre et et cela peut surprendre d’autant plus qu’il avait donné auparavant, dans les mêmes Leçons, les expressions différentielles de la normale et de la sous-normale, et que le problème ne consiste qu’à établir entre ces quantités une relation donnée.

Ensuite il est clair, par ce que nous avons vu plus haut, que la solution de Bernoulli dépend d’une équation intégrale ou primitive singulière, et, pour le démontrer par sa propre analyse, il suffit de considérer qu’on aura directement l’équation en et en substituant la valeur de en donnée par le problème, dans les deux équations

et éliminant ensuite

Ainsi, en supposant

ces deux équations deviennent

la première donne

ce qui étant substitué dans la seconde, on a

comme on l’a trouvé.

Or je remarque que l’équation différentielle

n’est autre chose que la différentielle de l’autre équation

en faisant varier seulement et

Ainsi, comme est supposé fonction de la solution se réduit à faire varier seul dans l’équation

et à éliminer ensuite a au moyen de cette nouvelle équation, ce qui revient, comme l’on voit, au procédé de Leibnitz, puisque l’équation est la même que son équation au cercle ; on voit aussi que ce procédé coïncide avec celui qui donne l’équation primitive singulière de l’équation dérivée ou différentielle, dont la même équation

serait l’équation primitive, étant la constante arbitraire.

On aura donc cette équation dérivée en éliminant a de l’équation primitive par le moyen de sa dérivée

ou bien en déterminant et par le moyen de ces deux équations, et substituant leurs valeurs dans celle qui renferme la relation entre les quantités et donnée par les conditions du problème.

Or ces équations

donnent expressions qu’on voit être les mêmes que nous avons trouvées plus haut pour la normale et pour la partie de l’axe qui répond à cette normale ; de sorte que, si la relation entre ces deux quantités est représentée, en général, par

l’équation dérivée, qui répond à la primitive

C’est l’équation générale du problème de Leibnitz et de Bernoull i, dont ils ont trouvé l’un et l’autre, par des méthodes différentes, l’équation primitive singulière, sans se douter de l’espèce de contradiction que leurs solutions présentaient avec les principes mêmes du Calcul différentiel.

Avant de quitter cette analyse, il est bon de montrer a priori pourquoi les expressions des constantes et tirées de l’équation au cercle

et de sa dérivée

sont les mêmes que celles qu’on trouve pour la normale et pour la partie correspondante de l’axe, dans une courbe quelconque rapportée aux coordonnées

Si l’on conçoit un cercle qui touche une courbe dans un point, il est clair que son rayon, dans ce point, deviendra la normale à la courbe. Or l’équation dont il s’agit est, comme nous l’avons déjà vu, celle d’un cercle dont le centre est dans l’axe et répond à l’abscisse et dont le rayon est et, pour que le cercle touche une courbe donnée, il faut premièrement qu’il ait un point commun avec elle, dans lequel, par conséquent, les coordonnées seront les mêmes ; il faut ensuite que la valeur de soit aussi la même dans le cercle et dans la courbe, comme nous l’avons démontré rigoureusement dans la seconde Partie de la Théorie des fonctions analytiques ainsi, pour que devienne, la normale à la courbe et que soit la partie de l’axe qui y répond, il faudra que l’équation

et sa dérivée, prise en regardant et comme constantes,

aient lieu en même temps, par rapport aux coordonnées de la courbe ; d’où l’on tire, pour et les valeurs données ci-dessus.

Les solutions de Leibnitz et de Jean Bernoulli offrent les premiers exemples des équations primitives singulières ; mais Taylor est peut-être le premier qui ait trouvé directement une équation primitive singulière d’après l’équation dérivée.

Dans son Ouvrage intitulé Methodus incrementorum, qui a paru en 1715, Taylor étant parvenu (p. 27), pour la solution d’un problème, à cette équation différentielle (j’emploie ici, pour plus de commodité, la notation différentielle à la place de la notation fluxionnelle des Anglais, ces deux notations exprimant la même chose dans le fond),

dans laquelle est fonction de il la différentie en faisant constant, et il obtient l’équation

d’où il tire

Cette dernière équation donne

ce qui réduit la proposée à

savoir,

qui est, dit-il, singularis quœdam solutio problematis,

Considérons l’autre équation est constant ; en prenant successivement ses deux primitives ou intégrales, on a

et sont deux constantes arbitraires ; mais la proposée n’étant que du premier ordre ne comporte qu’une seule arbitraire ; il faut donc y substituer cette valeur de pour avoir la relation qui doit avoir lieu entre et et pour cela il suffit de supposer partout auquel cas on a

et l’équation devient

donc

et, par conséquent,

Il est évident, par ce que nous avons démontré dans les dernières Leçons, que la solution que Taylor nomme singulière n’est autre chose qu’une équation primitive singulière de l’équation du premier ordre

dont

est l’équation primitive complète ; car la dérivée de cette équation du premier ordre étant, en faisant

le facteur du premier ordre donnera l’équation primitive singulière, et l’autre facteur donnera l’équation primitive complète, comme nous l’avons montré dans la Leçon seizième.

On peut aussi tirer la première de la seconde par les principes exposés dans la Leçon quinzième ; car, l’équation primitive complète étant

sa dérivée relative à sera

éliminant de ces deux équations, on a

Longtemps après, en 1734, Clairaut, en résolvant quelques problèmes sur des courbes, fut conduit à une équation différentielle, dont il obtint aussi deux intégrales différentes par le moyen de la différentiation ; il était parvenu à ces deux équations

et étant des fonctions données d’une variable qu’il s’agissait d’éliminer.

L’élimination étant impossible en général, il eut l’idée heureuse de différentier la première et d’y substituer la valeur de tirée de la seconde ; on a ainsi cette équation

d’où l’on déduit deux valeurs de l’une donnée par l’équation

l’autre par l’équation

laquelle donne, par l’intégration,

étant une constante arbitraire.

Ces deux valeurs de étant substituées dans la première équation

donneront deux intégrales en et l’une sans constante arbitraire, l’autre avec la constante arbitraire et qui sera

laquelle ne représente, comme l’on voit, que des lignes droites.

Clairaut examine ensuite quelques cas particuliers du même problème, où il fait voir comment le Calcul intégral ne donne jamais que les lignes droites exprimées par l’équation générale

et comment les équations trouvées par la première méthode échappent à l’intégration.

« J’ai été bien aise », dit-il, « de montrer cette singularité de calcul, qui s’est présentée d’elle-même ; on pourrait l’énoncer, indépendamment du problème présent, de cette manière : »

Il y a des équation différentielle capables d’avoir deux solutions différentes l’une de l’autre, dont l’une (et même dans ce cas-ci la plus générale) n’a pas besoin du Calcul intégral ; telles sont les équations

à laquelle

satisfont également ; et

qui donne pour solutions

En général, à une fonction quelconque de serait de cette nature ; intégrée, elle donnerait une équation ; et, sans aucune intégration,

serait l’autre[2]. »

En rapprochant ces différentes solutions de notre théorie, il est évident que celles qui ne renferment point de constante arbitraire ne sont que des équations primitives singulières, et que les autres, qui contiennent une constante arbitraire, sont les équations primitives complètes ; mais Clairaut a tort de regarder ces dernières comme moins générales, parce qu’elles ne représentent que des lignes droites.

À l’égard de l’équation différentielle

on ne peut pas dire, en général, avec Clairaut, que l’équation finie

est de la même nature que les intégrales qu’il avait trouvées auparavant sans constante arbitraire ; car cette intégrale peut être une équation primitive singulière ou simplement un cas particulier de l’équation primitive complète.

Car, si l’on fait, pour abréger,

et qu’on suppose qu’ayant tiré de cette équation la valeur de en on la substitue dans la fonction on aura une équation

en et de la forme

ou bien

Pour que soit une équation primitive singulière, il faudra que donne

comme nous l’avons vu dans la Leçon seizième ; or, en prenant la dérivée de l’équation précédente, on verra que cette condition ne peut avoir lieu que lorsque donnera

Dans les autres cas, l’équation ne pourra donc être qu’un cas particulier de l’équation primitive complète.

En effet, en regardant d’abord comme très petite et négligeant dans la fonction on aura simplement

d’où l’on tire

et, prenant les fonctions primitives,

étant une constante arbitraire.

Je dénote par avec un trait placé au bas de la caractéristique la fonction primitive dénotée par la simple caractéristique on pourra de même dénoter, dans l’occasion, par la fonction primitive de par la fonction primitive de c’est-à-dire la fonction primitive seconde de et ainsi des autres. Cette notation, que j’avais déjà proposée dans l’Ouvrage sur la Résolution des équations numériques[3], me paraît aussi propre, pour désigner les fonctions primitives, que la notation ordinaire l’est pour les fonctions dérivées.

Maintenant il est clair que, dans l’équation

on aura

en faisant la constante infinie, puisque

Ainsi

sera alors un cas particulier de l’équation primitive complète.

Euler avait aussi trouvé, dans sa Mécanique, différents exemples de cette duplicité d’intégrales ; il avait même donné des règles pour les découvrir dans quelques cas, comme on le voit dans les articles 268, 303, 335 du second Tome de la Mécanique ; mais ce n’est que plusieurs années après qu’il s’est occupé, ex professo, de cette partie du Calcul intégral dans un Mémoire intitulé Exposition de quelquesparadoxes du Calcul intégral, et imprimé dans le Recueil de l’Académie de Berlin pour 1756.

Dans ce Mémoire, Euler se propose différents problèmes relatifs aux tangentes, qui conduisent naturellement à des équations différentielles, et il remarque qu’ils ont chacun deux solutions, dont l’une résulte de l’intégration et admet, par conséquent, une constante arbitraire, et dont l’autre est indépendante de l’intégration et peut se trouver même par la différentiation de l’équation.

Voici un de ces problèmes :

On demande une courbe telle, que, tirant de deux points donnés des perpendiculaires sur une quelconque de ses tangentes, le produit de ces perpendiculaires soit une quantité constante.

Faisons passer l’axe des abscisses par les deux points donnés, et soient et les deux abscisses qui répondent à ces points et la soustangente à un point quelconque, c’est-à-dire la partie de l’axe comprise entre la tangente et l’ordonnée on aura pour la partie comprise entre la tangente et l’origine des abscisses ; donc et seront les parties de l’axe comprises entre les deux points donnés et la tangente.

Ayant abaissé de ces points des perpendiculaires sur la tangente, on formera par là deux triangles rectangles semblables au triangle rectangle formé par la tangente, l’ordonnée et la sous-tangente il est visible que, dans ces triangles, les lignes et répondront à la tangente même, qui est et que les perpendiculaires dont il s’agit répondront à l’ordonnée de sorte qu’on aura pour ces perpendiculaires les valeurs

par conséquent l’équation du problème sera

étant une constante donnée.

Or le rapport de l’ordonnée à la sous-tangente étant exprimé par la fonction prime on a

par conséquent

cette valeur étant substituée dans l’équation précédente, elle se réduit à

équation du premier ordre.

Cette équation, étant mise sous la forme différentielle et multipliée par devient

c’est l’équation donnée par les conditions du problème.

Euler remarque qu’il serait diflicile d’intégrer cette équation directement, mais qu’on y peut parvenir facilement en la différentiant.

On a ainsi, en prenant pour constant,

équation toute divisible par

En la divisant d’abord par on a celle-ci :

qui n’est que du premier ordre, comme la proposée, et qui, étant combinée avec elle, donnera, par l’élimination de une équation finie en et

En effet, cette dernière équation étant multipliée par et retranchée de la première multipliée par on aura celle-ci :

d’où l’on tire

mais la même équation donne

donc, comparant ces deux valeurs et multipliant en croix, on aura celle-ci :

laquelle se réduit à

ou, plus simplement encore, à

équation à une ellipse dont le carré du demi-petit axe est et le carré du demi-grand axe est de sorte que sera la distance du centre au foyer, et, comme le centre de l’ellipse répond à l’abscisse il s’ensuit que les deux foyers répondent aux abscisses et et sont, par conséquent, dans les deux points donnés.

En effet, on sait, par la théorie des sections coniques, que le produit des perpendiculaires menées de chacun des foyers sur une tangente quelconque est constant et égal au carré du petit axe.

L’équation que nous venons de trouver ne renferme point de constante arbitraire, puisqu’elle provient de deux équations différentielles du premier ordre par l’élimination de mais on aura une autre équation, avec une constante arbitraire, par le moyen de l’autre facteur lequel donne l’équation du second ordre

d’où l’on tire

étant une constante arbitraire ; cette équation étant combinée de nouveau avec la proposée, on aura celle-ci :

d’où l’on tire

équation à deux lignes droites.

Il est visible, en effet, que la ligne droite satisfait aussi au même problème, pourvu qu’elle soit placée de manière que le produit des deux perpendiculaires menées des deux points donnés sur cette ligne soit égal à

Si, dans les expressions générales de ces perpendiculaires trouvées ci-dessus, on substitue pour sa valeur ou bien suivant la notation du Calcul différentiel, on a

Soit

en général, l’équation à la ligne droite ; on aura

substituant ces deux valeurs, les deux perpendiculaires deviendront

et l’on aura l’équation

d’où l’on tire

ce qui donne les mêmes lignes droites que nous venons de trouver.

Telle est l’analyse d’Euler, que j’ai rapportée en entier, et même avec un peu plus de détail, pour servir d’exemple dans une matière qui est encore peu traitée dans les Ouvrages élémentaires.

On voit que ce problème admet réellement deux solutions très différentes, puisque l’une donne des lignes droites, et l’autre donne une ellipse.

Euler n’a pas cherché à rapprocher ces deux solutions et à les faire dépendre l’une de l’autre ; il s’est contenté de donner cette duplicité de solutions comme un paradoxe de Calcul intégral, par la raison que l’équation qui contient une constante arbitraire, et qu’on doit, par conséquent, regarder comme l’intégrale complète, ne renferme cependant pas l’autre équation finie, qui satisfait également à l’équation différentielle, ce qui paraît, en effet, contraire aux principes du Calcul différentiel.

Euler regarde aussi comme un paradoxe que la différenciation puisse suppléer à l’intégration, ce qui ne doit s’entendre cependant que de l’intégrale sans constante arbitraire, qui résulte immédiatement de la différentielle de l’équation proposée, combinée avec cette même équation car, pour l’autre intégrale qui dépend d’une intégration subséquente, elle est conforme aux principes généraux du calcul.

D’après la théorie que nous avons donnée sur les équations primitives singulières, on voit clairement que ces paradoxes d’Euler ne sont que des résultats particuliers de cette théorie.

Il est évident que l’équation à l’ellipse, qui est sans constante arbitraire, n’est que l’équation primitive singulière de l’équation du premier ordre, donnée par les conditions du problème, puisqu’elle résulte du facteur du même ordre qui multiplie la dérivée de la même équation et que l’équation à la ligne droite, qui vient de l’autre facteur du second ordre, est donnée par l’équation primitive complète, avec une constante arbitraire, conformément à la théorie développée dans la Leçon seizième.

Si de l’équation à la ligne droite

et de sa dérivée

on tire les valeurs des constantes et on a

et ces valeurs, substituées dans l’équation donnée par les conditions du problème, savoir,

fournissent celle-ci :

qui est, comme l’on voit, l’équation du premier ordre à laquelle le problème conduit directement. Ainsi cette équation appartient à la classe que nous avons examinée dans la Leçon précédente, dont la forme générale est

et qui est toujours susceptible d’une équation primitive singulière, qu’on peut obtenir par l’élimination de au moyen de la dérivée relative à ce qui redonne le résultat que nous avons trouvé.

Si l’on voulait tirer l’équation primitive singulière de l’équation primitive complète, d’après la théorie de la Leçon quinzième, il n’y aurait qu’à substituer d’abord, dans l’équation de condition en et la valeur de tirée de l’équation

ce qui donnera celle-ci :

qui est à deux lignes droites, et qu’on peut regarder comme l’équation primitive du problème, dans laquelle est la constante arbitraire. Ainsi il n’y aura qu’à éliminer au moyen de cette équation et de sa dérivée, et l’on aura encore le même résultat, puisque l’équation en a la même forme que l’équation en ce qui sert de plus en plus à rapprocher les différentes méthodes que nous avons données.

Nous avons démontré, à l’occasion du problème de Leibnitz, que toute équation primitive singulière représente la courbe formée par l’intersection continuelle des lignes représentées par l’équation primitive complète ; ainsi on peut dire que l’ellipse qui résout le problème d’Euler est formée par l’intersection continuelle de toutes les droites représentées par l’équation

en supposant que la constante varie de l’une à l’autre.

Par cette considération on pourrait donc aussi résoudre le problème d’Euler, comme Leibnitz avait résolu celui dont nous avons parlé au commencement de cette Leçon, et parvenir directement à l’ellipse, qui n’est donnée par l’analyse que d’une manière indirecte

Jusque-là on n’avait considéré les équations primitives singulières que comme des solutions particulières qui se présentaient d’elle\sinêmes et sans intégration, et l’on n’avait encore aucun moyen pour reconnaître, a priori, si une pareille solution pouvait être comprise ou non dans la solution générale donnée par l’intégrale complète de l’équation différentielle du problème. Euler a donné le premier une règle générale pour cet objet dans le premier Volume de son Calcul intégral, et Laplace a montré ensuite comment on peut déduire de l’équation différentielle les solutions particulières qui échappent à l’intégrale complète, comme nous l’avons rapporté à la fin de la Leçon quinzième.

Il restait à découvrir la liaison entre ces intégrales particulières et les intégrales complètes, ainsi qu’entre les courbes données par les unes et les autres, et à rappeler toute la théorie de ces différentes intégrales aux premiers principes du Calcul différentiel ; c’est ce qu’on a fait dans un Mémoire sur ce sujet, imprimé dans le Recueil de L’Académie de Berlin de 1774, et dans un autre Mémoire imprimé dans le même Recueil pour 1779[4].

Comme ce point d’analyse est un des plus intéressants par ses différentes applications, j’ai cru devoir en développer toute la théorie dans ces Leçons, en y joignant des considérations nouvelles et des détails historiques qui peuvent faire plaisir aux analystes et servir à l’histoire de cette partie des Mathématiques.


Séparateur

  1. Œuvres de Lagrange, t. IX.
  2. Voyez les Mémoires de l’Académie des Sciences pour 1734, p. 213.
  3. Œuvres de Lagrange, t. VIII.
  4. Œuvres de Lagrange, t. IV, p. 1 et p. 585.