Le Bon Petit Chien

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(signé Fœmina)
Le Figaro du 22 août 1907 (p. 2-12).

Le bon petit chien

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Je cherchais le jardinier pour faire ouvrir une certaine grille au fond du parc plein de brumes, de mystère et de beauté. Il était introuvable ce jardinier ! Enfin, après avoir erré longtemps j’arrivai devant sa maison, une maison étouffée sous des végétations folles et délicieuses : des feuilles sombres, des feuilles claires, des feuilles vertes, roses, jaunes, et des fleurs !… des grappes de fleurs rouges, des fleurs pareilles à des gouttes d’or, des fleurs blêmes comme des petites mortes. La maison était un vaste bouquet échevelé qui secouait des parfums dans le vent. Un grand silence régnait là. Je frappai à la porte : nulle réponse. J’essayai vainement d’ouvrir ; puis, m’étant mise à faire le tour de la maison fleurie, je trouvai soudain à qui parler !… C’était, derrière la fenêtre close, un petit terrier assis sur une table d’où il inspectait les alentours. En me voyant il sauta sur ses pattes, et se mit à aboyer avec une violence qui, véritablement, dépassait ses moyens. Quel drôle de petit chien ! Les oreilles couchées, la tête en arrière, la gueule ouverte et refermée spasmodiquement, il jetait son cri exaspéré avec des efforts à se casser les côtes ; puis, prenant un brusque élan, il venait cogner son nez noir contre la vitre, reculait comme s’il se fût brûlé, émettait des sons d’une frénésie accrue, et de nouveau fonçait sur la vitre. Tout cela signifiait avec une grande évidence que si, persévérant dans mes intentions de cambriolage, j’avais l’audace d’envahir la maison, confiée à sa garde, il me dévorerait à l’instant, lui, le petit chien.

Je restai à le regarder. Il était fort indigné, sans doute, mais pas cela seulement. Je n’ai jamais vu une figure de chien exprimer avec plus d’énergie plus de peur désespérée. Nulle méchanceté sincère n’apparaissait dans ses yeux ronds, mais une terreur telle qu’il semblait n’avoir plus sa tête à lui, ce pauvre petit chien ! Et il savait qu’il avait peur, il le savait bien, c’était la conscience de cette peur qui le rendait furieux et brave. Il se serait fait tuer, moins par sentiment du devoir que par excès d’épouvante.

Ce petit chien, fou de terreur, aurait pu se cacher sous un meuble. Non, il me provoquait au combat… C’est qu’il avait le tempérament héroïque, tout simplement !…

On se trompe en tenant les héros pour indifférents au danger. Ils ne le sont aucunement, Dieu merci ! Une pareille indifférence serait superposable à l’insensibilité de ces malades, dans la peau desquels on plante des aiguilles sans qu’ils s’en aperçoivent. L’homme normal doit éprouver la peur. La révolte de la vie contre ce qui la menace est légitime et utile. Les plus courageux connaissent parfaitement la sensation de contracture, de défaillance et le trouble circulatoire causés par l’imminence du péril, seulement ils réagissent. C’est à la rapidité de cette réaction que se mesure le mieux l’énergie vitale. Plus un homme a de réelle puissance, de droit à durer, plus la déprimante sensation de la peur lui inspire la haine et le dégoût. Il se hâte d’y échapper en se précipitant vers le risque, en accomplissant des actes d’une audace déconcertante. S’il était indifférent au danger, il ne ferait pas grand’chose mais, ayant senti la peur, il devient sublime. Et le plaisir qu’il trouve dans ce danger avec lequel il joue délibérément ne tient pas du tout aux idées généreuses qui sont le mobile théorique des grands actes de courage, c’est seulement l’ivresse formidable et riche qui succède à la peur vaincue. Cela peut n’avoir duré qu’une seconde, cette hésitation de la vie, dans l’être menacé, n’importe, cela suffit pour que la réaction l’emplisse d’une énorme et chaude joie.

Plus la peur a été poignante, plus le délire du courage né d’elle est vif et plus fort l’élan héroïque. Les imaginatifs dont la peur torture la sensibilité trop vibrante sont mieux que d’autres capables d’une témérité folle. Ils se délivrent par là de leur excessive angoisse. Chez les gens à volonté incertaine le geste courageux est parfois d’une foudroyante rapidité. Ils n’ont pas pris le temps de comprendre la nature et l’importance du péril que déjà ils s’y lancent tête basse : ils ont peur d’avoir peur et devancent la sensation redoutée afin de lui échapper ; ils sentent qu’aussitôt entrés à fond dans le risque ils sont libres…

Ceux-là sont des héros amateurs. Ils peuvent à l’occasion se mal conformer au bon conseil de la peur. Ils se sont brillamment conduits un jour où elle était assez puissante pour appeler au dehors toutes leurs énergies ; il arrive qu’en d’autres circonstances elle les touche moins au vif et qu’ils fassent piètre figure. Leur courage a ses intermittences.

Le vrai héros est calme et toujours semblable à lui-même. S’il a des nerfs, il leur commande. Pourtant lui aussi connaît la peur. Il ne la redoute pas ; il sait qu’elle obéira comme tout en lui obéit à sa volonté assurée. Il ne se hâte pas de la rejeter, il la surmontera au moment qu’il a choisi. Il prend d’elle l’excitation utile à son courage, rien de plus. La réaction se fera quand il voudra qu’elle se fasse et ne dépassera pas le but qu’il a fixé. La peur n’est pas son ennemie, c’est son esclave ; il la vaincra d’un effort sans violence. La joie de triompher d’elle ne lui apporte pas sans doute l’exaltation un peu étonnée qu’elle donne aux moins forts, c’est une joie pourtant…

Je ne puis me tenir de penser que cette joie-là ait beaucoup aidé les martyrs, et ces gens encore, ces gens sans nombre, que l’on voit, au déroulement de l’histoire, monter sur l’échafaud avec des attitudes où l’orgueil, la résignation, le mépris se mêlent d’un rayonnement secret. Certains croyaient en Dieu et se savaient purs de crimes, d’autres croyaient en Dieu et s’apprêtaient à paraître devant lui en montrant des mains et des cœurs tachés ; certains étaient sans foi. Il y en avait de vieux et de las, de jeunes qui souhaitaient vivre, de forts et de faibles. Ils étaient différents les uns des autres, séparés par les castes, la pensée, les époques. Et cependant tous ces condamnés à mort, depuis les durs conspirateurs anglais jusqu’aux jeunes femmes dont Samson touchait les chevelures légères, tous ont je ne sais quel air fraternel… Mais si, je sais pourquoi ils se ressemblent !… Ils se ressemblent parce que tous ont senti la même peur terrible couler sur leur chair comme une eau trop froide. Tous ont entendu la voix cruelle et salutaire qui éveille le courage. Tous ont compris, et vaincu… Ils avaient cessé de s’attendrir sur ceux qu’ils allaient quitter et sur eux-mêmes ; ils ne songeaient qu’à briser l’étreinte de la peur, ils y réussissaient : alors la belle plénitude du courage reconquis régnait en eux, et, au moment de finir, leur vie reprenait une activité si violente que, sur l’échafaud, ils pouvaient pardonner et sourire…

Ils ont l’air d’appartenir à une même race, et c’est bien ainsi : ils sont de cette race que la peur grandit, de ceux qu’elle laisse plus purs et plus forts qu’elle ne les avait trouvés, de la race des fières âmes qui veulent vivre, être heureuses, et qui savent renoncer au bonheur et à la vie.

Tous nous avons peur : peur de la mort, du chagrin, de la maladie, de nos ennemis, de ceux que nous aimons ; peur de la destruction qui marche avec nous, cachée sous mille voiles brillants. Il faut avoir peur, car avoir peur c’est veiller. Mais… Je songe à ce brave petit chien qui criait si furieusement avec une telle épouvante dans ses yeux ronds. L’exemple du petit chien est bon à suivre. Suivons-le. Ne nous cachons pas sous les meubles quand un inconnu suspect vient regarder à la fenêtre de la maison qui nous est confiée. Défendons-la, cette maison solitaire. Faisons de notre peur ce que nous pouvons : de la colère, de la bravade, un geste, tranquille ou fou, n’importe, pourvu qu’il ait l’allure du courage.

Fœmina.