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Le Buste voilé/Chapitre II

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L’Édition populaire (p. 5-18).


II


J’avais vingt ans quand mon père, dont j’étais l’unique enfant, et qui, malgré cela, voulait me faire entrer dans les ordres, mourut. La petite fortune qu’il me laissait en héritage me créait une indépendance relative, et me permettait de suivre une carrière selon mes goûts. J’avais appris le dessin et la peinture sous un maître des plus habiles ; mais la sculpture, que je pratiquais dès mon jeune âge, était mon art favori. Résolu à m’y livrer exclusivement, je louai un atelier à Prato. La maison dont il faisait partie était bâtie en équerre, et formait l’angle de deux rues. Elle avait son entrée sur la façade la plus longue. Après avoir franchi la porte cochère et la voûte, on arrivait dans une vaste cour, suivie d’un immense jardin. À gauche de la cour, au rez-de-chaussée et touchant au jardin, se trouvait l’atelier. Trois pièces au-dessus de l’atelier formaient mon appartement. Dès les premiers jours, décidé à ne pas perdre mon temps en allées et venues, j’avais pris une bonne vieille femme pour domestique. Elle préparait mes repas, et tenait en ordre la maison, y compris l’atelier. On l’appelait la « Gazza », la Pie, sans doute par antiphrase ; car elle ne parlait presque jamais.

À peine étais-je installé depuis deux mois, que je vis les voyageurs étrangers, surtout les Anglais, affluer dans mon atelier. J’eus le bonheur de vendre un très bon prix des bustes et des statuettes qui étaient mes premiers essais. Peu à peu des commandes assez importantes me furent faites. Je travaillais avec ardeur, et ne prenais d’autre distraction que celle de la promenade. Encore lorsque je sortais, j’étais tellement absorbé par la pensée de mon travail, que je ne faisais aucune attention aux objets environnants. Le plus souvent je prenais à droite de la maison, et tournant à l’angle, je gagnais la campagne. Il paraît que cette vie casanière que je menais, et cette habitude d’aller toujours seul m’avait valu de la part de mes voisins se surnom d’ « el Solitario ». C’est du moins ce que me dit un jour la Gazza. Je lui répondis que je ne m’inquiétais pas de mes voisins, et que je me souciais peu de savoir ce qu’ils disaient ou pensaient de moi. C’en fut assez, et elle ne m’en parla plus.

Un dimanche, que je n’oublierai jamais, j’allais sortir de l’église, et j’arrivais près du bénitier lorsque je vis une main tendue de mon côté et m’offrant l’eau sainte. Je la pris presque machinalement du bout du doigt. À l’instant même, celle dont je venais d’effleurer la main, et qui avait le visage tourné vers l’autel, fit un mouvement de mon côté comme pour chercher la personne à qui elle avait cru présenter l’eau bénite. Au salut que je faisais pour la remercier elle reconnut son erreur, et une modeste rougeur colora tous ses traits. Aussitôt elle se rapprocha de la personne qui l’accompagnait, et elle sortit avec elle.

Je n’avais fait que l’entrevoir ; mais elle m’avait paru d’une incomparable beauté ; ce que j’avais remarqué, c’était l’ineffable douceur de son regard, la modestie, l’innocence et la pureté qui rayonnaient autour d’elle. Je la suivis attiré par un charme étrange.

Quand je fus à quelques pas, je la vis s’arrêter, puis entrer avec sa compagne dans la boutique d’un boulanger qui faisait presque face à la porte cochère de ma maison. J’eus un instant la pensée de rester sur le seuil et d’attendre sa sortie pour mieux la voir ; mais un sentiment de discrétion m’en empêcha, et je regagnai mon atelier. Le soir, après mon dîner, je fus me placer sur le devant de la porte. Jugez de ma surprise lorsqu’un instant après, j’aperçus la belle jeune fille venir s’asseoir en dehors de la boutique, suivie de la même personne que j’avais vue le matin et d’un homme d’une quarantaine d’années, tenant par la main un enfant de quatre à cinq ans. Je ne pouvais pas m’y tromper : les deux femmes étaient en cheveux ; elles étaient chez elles. La plus âgée était l’épouse du boulanger ; l’autre, qui lui ressemblait beaucoup, devait être sa fille, et le petit garçon son fils. Je me trompais en partie : les deux femmes étaient sœurs.

En revoyant Pia, j’eus un éblouissement ; mon cœur battit avec force. Peu à peu mes yeux enchantés, et comme s’habituant à la rayonnante splendeur de cette angélique beauté, purent en détailler les traits. Pia, comme toutes les jeunes filles appartenant à des familles de bourgeois et de riches artisans, était vêtue à la française. Elle portait une robe de rége grise formant tunique sur une jupe de soie rose. Sur son corsage blanc, qui dessinait admirablement les formes harmonieuses de sa poitrine et de ses épaules, était jeté un fichu de dentelle, croisé par devant, et négligemment noué par derrière. Haute de stature, elle avait le port d’une reine, dont la grâce et la bonté auraient tempéré la majesté. Mais c’était surtout son visage qu’on était forcé d’admirer. Figurez-vous, mon ami, tout ce que vous avez pu voir de plus beau, de plus correct et de plus pur dans les linéaments de filles du Transtévère et donnez à cette tête la chevelure luxuriante, ondoyante et soyeuse, le teint blanc, doux et fleuri d’une jeune fille du Nord.

— Mais c’était une merveille que votre Pia !

— Oui, au physique et au moral. Jamais enveloppe mortelle n’avait caché plus belle âme. La bonté qui s’en échappait par ses beaux yeux, en rayons ardents, vous pénétrait d’un sentiment de bien-être ineffable, et vous faisait rêver les vagues et pures félicités du ciel sur la terre. J’étais depuis quelques instants dans une véritable contemplation extatique, lorsque je crus m’apercevoir que ma présence et mes regards imposaient une espèce de gêne à toute la famille. Le petit garçon surtout, qui m’examinait avec une attention inquiète particulière aux enfants qui voient un étranger pour la première fois, était décontenancé, et semblait ne pas oser commencer les jeux auxquels il était habitué. Alors je rentrai sous la voûte, et me mis à aller de la porte au fond de la cour. En me retournant, je le vis gambader et folâtrer autour de la jeune fille, il cherchait par ses agaceries à l’exciter à courir après lui. Il y eut un moment où cédant à ses provocations enfantines, Pia s’élança à sa poursuite. Nino, c’est ainsi qu’on appelait le petit garçon, désireux de lui échapper, courait en jetant des cris étranges. Ce jeu durait depuis quelque temps, quand je vins me replacer sur le seuil. Nino, pris et repris, fit une dernière provocation ; mais cette fois, il courut si malheureusement qu’il trébucha et serait venu se briser le front contre le mur, si je n’avais été là pour le saisir et l’arrêter dans sa chute.

Toute la famille poussa un cri d’effroi ; mais l’enfant n’avait aucun mal. Je l’embrassai. Sa tante Pia le prit dans mes bras en me remerciant d’une voix toute tremblante d’émotion, et l’emporta vivement. Le père et la mère me firent, à leur tour, leurs remercîments par un signe de tête tout amical.

Depuis ce jour je ne fus plus un étranger pour eux.

Le lendemain Nino vint jouer dans la cour. La porte de mon atelier était ouverte. Je l’aperçus, et je lui dis : bonjour, Nino ; il me regarda sans me répondre : je lui fis alors signe de s’approcher. Il fit quelques pas, s’arrêta et puis s’enfuit à toutes jambes. Le jour suivant, il revint, et sans que je l’eusse aperçu, il s’avança jusqu’à la porte. Lorsque je tournai la tête, il était occupé à regarder attentivement les différents objets qui étaient dans mon atelier. Je m’approchai de lui, et je caressai sa jolie tête brune. Je lui adressai plusieurs questions auxquelles il ne répondit que par des mouvements de tête. Étonné de son silence, je mis tout en usage pour le faire parler ; mais ce fut en vain. Bientôt il s’éloigna ; puis après avoir fait quelques pas, il se retourna pour me regarder ; devinant alors sans doute dans mes yeux le sentiment de tendre sympathie qui m’animait, il s’élança vers moi et se jeta dans mes bras pour m’embrasser. Je laissai partir l’étrange petite créature, et je restai tout songeur.

Il fut trois jours sans reparaître. J’étais inquiet de son absence ; à chaque instant je jetais un coup d’œil au dehors dans l’espérance de le revoir. Enfin le quatrième jour, je l’aperçus à l’extrémité de la voûte. J’en fus si heureux que je courus le prendre par la main, et je le fis entrer. Je l’accablai de caresses, les entremêlant de reproches sur le long temps de son absence. Voyant qu’il ne me répondait pas plus que les jours précédents, je lui dis avec une certaine impatience : Tu n’as donc pas de langue ? Il me sourit et pour me prouver que je me trompais, il me montra sa langue dans toute sa longueur. — Parle-moi donc alors, petit entêté, lui dis-je avec vivacité.

L’enfant fit un mouvement d’épaules et roula ses yeux d’une façon tout étrange. Je crus qu’il voulait me dire : je ne demanderais pas mieux, mais je ne le puis, ou je ne le dois pas. Je m’imaginai que les parents, craignant sa loquacité, lui avaient recommandé d’être bien sage et de ne pas bavarder. Je le laissai à lui seul, espérant que, au moment où je m’y attendrais le moins, je l’entendrais me parler et m’interroger. Il resta dans mon atelier au moins l’espace d’une heure, examinant tout, touchant à tout, et voulant se servir comme moi des outils qu’il me voyait employer. Il paraissait si heureux que je le laissai satisfaire toutes ses fantaisies.

À un moment, je débarrassai une maquette des linges qui l’enveloppaient, pour entretenir l’humidité dont elle avait besoin. À cette vue Nino poussa un petit cri, et me montrant du doigt la figure en terre, il porta sa main à ses joues en les caressant, et chercha à me faire comprendre, par sa mimique, qu’elle était bien jolie ! Mon Dieu, m’écriai-je alors, ce pauvre enfant est sans doute muet !

Presque au même instant, j’entendis une voix de femme crier : Nino ! Nino ! Je regardai dans la cour, et je vis la belle Pia. En l’apercevant à son tour, Nino battit des mains avec joie, et fit signe à sa tante de venir. Celle-ci, d’une voix qu’elle essayait de rendre sévère, lui intima l’ordre d’obéir. Mais le petit récalcitrant ne bougeait pas, et renouvelait ses appels à la jeune fille. Pia fut obligée de céder, et le prenant par la main sans franchir le seuil, elle me dit :

— Je suis bien confuse à la pensée que ce petit turbulent vient ainsi vous troubler au milieu de vos occupations. Mais nous ne pouvons pas le retenir.

— Loin de me troubler, sa présence m’est infiniment agréable, croyez-le bien.

— Vous êtes d’une grande indulgence.

— Dans tous les cas, ce ne serait pas son babil qui me troublerait ; car je n’ai pu obtenir une seule parole de lui.

— Pauvre enfant ! ajouta tristement Pia, il est muet depuis un an, à la suite de convulsions qui ont failli nous l’enlever.

— Mais tout espoir de guérison n’est pas perdu ?

— Les médecins l’assurent.

— Tant mieux, et je fais des vœux pour qu’ils ne se trompent point.

— Je vous remercie pour lui, pour ses parents et pour moi ; car je l’aime bien.

— Cela me le fait aimer encore davantage, répondis-je sans trop avoir conscience, dans le moment, de la portée de mes paroles.

— Vous l’avez sauvé naguère d’un grand danger. Nous vous en sommes tous bien reconnaissants. Allons, Nino, dis au revoir à monsieur, qui est si bon pour toi.

L’enfant qui entendait et comprenait tout ce qu’on disait, porta sa petite main à ses lèvres et m’envoya un baiser. Je le lui rendis, puis regardant Pia, je la saluai courtoisement. Je la vis s’éloigner et je sentis que mon cœur s’envolait avec elle.

Resté seul, je voulus me remettre au travail ; mais je ne le pus. Soit bien-être ou malaise, chose que je n’aurais su définir en ce moment, je ne pouvais rester en place. J’étouffais dans mon atelier ; je sentais que j’avais besoin du grand air. Aussi, peu après, je sortis et je gagnai la campagne. Je me promenai jusqu’au soir, assailli par mille pensées que je caressais et repoussais tour à tour. La jeunesse et le besoin d’aimer qui est au fond du cœur de tout homme de vingt ans, ouvraient à mes regards avides les plus séduisantes perspectives. La fantaisie m’entraînait en des rêves qui charmaient mes sens et mon orgueil. Puis la raison dont j’avais résolu de faire mon guide, et que j’appelais à mon aide, me faisait voir bientôt, — du moins je le croyais, — que tout cela n’était qu’un mirage trompeur. Je rentrai beaucoup moins apaisé que je ne l’avais espéré. La Gazza s’aperçut de l’espèce de trouble qui m’agitait, elle me demanda timidement :

— « Cos’ hà vostra Signoria ? »

— « Niente affatto ! » lui répondis-je. Mais je mentais : j’avais l’amour dans le cœur, et cependant je souffrais. Pourquoi ? J’avais peut-être déjà le pressentiment de mes douleurs à venir.

Mon cher petit muet n’était pas un jour sans venir me voir, et chaque fois il m’apportait l’espérance que je pourrais échanger quelques mots avec la belle et déjà chère Pia. Souvent on ne venait pas le chercher ; il s’en allait seul, et j’étais triste pour tout le reste de la journée.

Enfin, Nino devint le trait d’union entre sa famille et moi. Je ne pouvais plus me contenter des rapides apparitions de Pia dans ma cour et des quelques mots que nous échangions. Dans les derniers jours, la pauvre enfant craignant de laisser trop tôt deviner le tendre sentiment qui l’occupait, se faisait accompagner, pour venir chercher Nino, d’une jeune fille sa parente et son amie, qui était venue passer quelque temps avec elle. Aussi ce fut avec une joie profonde que je me vis admis dans l’intérieur de sa famille.

Enfin je pouvais la voir à mon aise, lui parler même quelquefois sans témoins. J’admirais sa beauté presque surhumaine, je la voyais rougir sous mon regard enchanté, et sans lui avoir jamais dit : Je vous aime, je sentais que nos cœurs s’entendaient. Je lui parlais de mon art, et elle semblait heureuse de l’enthousiasme de mes paroles. Un jour pourtant où je lui laissai voir l’ambition que j’avais de voir mes œuvres couronnées à Paris, elle pâlit tout à coup comme si elle était prise d’un mal soudain.

— Qu’avez-vous ? lui demandai-je avec inquiétude.

— Moi ? mais rien, me répondit-elle, je n’ai rien, je vous écoute.

Elle me regarda profondément et essaya de sourire, mais ses lèvres tremblaient, agitées par un mouvement nerveux.

— Ai-je pu, sans le vouloir, dire quelque chose de désagréable ?

— Oh ! pas le moins du monde. Quel est donc ce charme magique de Paris qui semble attirer tous les artistes ?

— C’est que là seulement le talent du poëte, du peintre, du sculpteur, reçoit sa suprême et véritable consécration. Du jour au lendemain, le génie obscur se trouve mis en lumière. Son nom est porté aux extrémités de la terre et resplendit sous les rayons de la gloire.

— La gloire est-elle donc si nécessaire au bonheur ?

— Pour beaucoup d’artistes, c’est le bonheur lui-même.

— Ah ! vraiment ? Et pour vous aussi sans doute ?

— Non pas tout le bonheur, mais une des conditions peut-être.

— C’est étrange, comme les hommes et les femmes diffèrent de but dans la recherche du bonheur.

— Mais, à votre avis, quel est donc le but que poursuit la femme ?

— Celui qui semble être tracé par la nature même : l’amour et les joies de la famille qui le suivent.

Vous voyez que cet enfant de dix-sept ans ne se trompait pas dans sa logique. J’avoue que ces paroles éclairèrent ma situation d’un jour tout nouveau, et que j’eus presque peur.

L’arrivée de la sœur de Pia mit fin à notre conversation.