Le Canard sauvage, Rosmersholm/Rosmersholm

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ROSMERSHOLM


DRAME EN QUATRE ACTES

PERSONNAGES

Jean Rosmer, propriétaire de Rosmersholm, ci-devant pasteur de la commune.

Rébecca West.

Le recteur Kroll, beau-frère de Rosmer.

Ulric Brendel.

Pierre Mortensgaard.

Madame Helsbeth, ménagère à Rosmersholm.


L’action se passe à Rosmersholm, vieux domaine situé près d’une petite ville au bord d’un fiord, dans l’ouest de la Norvège.


ACTE PREMIER


Un salon spacieux, meublé à l’ancienne mode, mais élégant et confortable. Au premier plan à droite, un poêle en faïence orné de branches de bouleaux et de fleurs des champs. Plus loin, une porte. Dans le fond, une porte à deux battants donnant sur le vestibule. À gauche une fenêtre, devant laquelle est placée une jardinière remplie de fleurs et de plantes. Près du poêle, une table, un sofa et des fauteuils. Aux murs des portraits anciens et modernes, représentant des pasteurs, des officiers et des employés en uniforme. La fenêtre est ouverte, ainsi que la porte du vestibule et celle de la maison. On aperçoit une allée de vieux arbres qui conduit à la ferme. Soirée d’été. Le soleil vient de se coucher.


Rébecca West, assise dans un fauteuil près de la fenêtre, tricote un châle blanc qui est presque terminé. Cachée derrière les fleurs, elle jette de temps en temps un coup d’œil inquiet au dehors. Au bout d’un instant, madame Helseth entre par la porte de droite.


madame helseth. — Je viens demander à Mademoiselle, s’il n’est pas temps de mettre le couvert. Voici l’heure du souper.

rébecca. — Vous ferez bien. Le pasteur ne tardera pas à rentrer.

madame helseth. — Mademoiselle n’est-elle pas dans un fort courant d’air ?

rébecca. — En effet. Si vous vouliez fermer.

(Mme Helseth ferme la porte du vestibule et s’approche de la fenêtre.)

madame helseth, regardant au dehors. — N’est-ce pas le pasteur qui vient par là ?

rébecca, vivement. — Où cela ? (Se levant.) Oui, c’est lui. (Se cachant derrière le rideau.) Éloignez-vous. Il ne faut pas qu’il nous aperçoive.

madame helseth, au milieu de la chambre. — Pensez donc, mademoiselle, il recommence à prendre le chemin du moulin.

rébecca. — Il l’avait déjà pris avant-hier. (Écartant un peu le rideau.) Voyons, maintenant.

madame helseth. — Traversera-t-il la passerelle ?

rébecca. — C’est justement ce que je veux voir. (Après un instant.) Non ; voici qu’il rebrousse chemin comme l’autre jour et remonte le long du courant. (S’éloignant de la fenêtre.) Un long détour.

madame helseth. — Mon Dieu, oui. Je comprends qu’il lui soit pénible de traverser cette passerelle où le malheur est arrivé…

rébecca, repliant son ouvrage. — On ne se détache pas facilement des morts, à Rosmersholm.

madame helseth. — Quant à ça, mademoiselle, je crois plutôt que ce sont les morts qui ne se détachent pas facilement de Rosmersholm.

rébecca, la regardant. — Les morts ?

madame helseth. — On dirait vraiment qu’ils ont du mal à se séparer entièrement de ceux qu’ils laissent après eux.

rébecca. — Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

madame helseth. — Je pense que, sans ça, on ne verrait pas apparaître ce cheval blanc.

rébecca. — Voyons, madame Helseth, qu’est-ce donc que ce cheval blanc ?

madame helseth. — Pourquoi en parler ? Vous ne croyez pas à ces choses-là, j’imagine.

rébecca. — Et vous ?

madame helseth, allant fermer la fenêtre. — Oh ! je ne veux pas que mademoiselle se moque de moi. (Elle regarde par la fenêtre.) Mais, n’est-ce pas le pasteur qui a repris le chemin du moulin ?

rébecca. — Cet homme-là ? (Elle s’approche de la fenêtre.) — Je ne me trompe pas, c’est le recteur !

madame helseth. — C’est, ma foi, vrai, c’est le recteur !

rébecca. — Vous allez voir qu’il vient chez nous. Ah ! je suis bien contente.

madame helseth. — Il ne se gêne pas, le recteur. Lui, le propre frère, traverse la passerelle sans hésiter… Enfin ; il faut aller mettre le couvert, n’est-ce pas, mademoiselle ?

(Elle sort par la porte de droite.)
(Rébecca reste un moment à la fenêtre ; on la voit sourire, saluer et faire des signes de tête.)
(Le jour baisse.)

rébecca, entr’ouvrant la porte de droite. — Dites donc, chère madame Helseth, vous ajouterez bien un petit extra pour le recteur, quelque plat favori dont vous vous souviendrez.

madame helseth, dehors. — Bien, mademoiselle. On y pensera.

rébecca, ouvrant la porte du vestibule. — Enfin ! Cher recteur, soyez le bienvenu.

kroll, entrant après avoir déposé sa canne dans le vestibule. — Merci. Je ne vous dérange pas ?

rébecca. — Vous ? Vous devriez avoir honte…

kroll. — Toujours aimable. (Regardant autour de lui.) Rosmer est en haut ?

rébecca. — Non, il fait sa promenade. D’habitude il rentre plus tôt. Il ne peut pas tarder ; en attendant, veuillez prendre place.

(Elle lui indique le sofa.)

kroll, déposant son chapeau. — Je vous remercie. (Il s’assied et promène un regard circulaire dans la pièce.) Comme le vieux salon est devenu élégant et joli… Des fleurs partout !…

rébecca. — Rosmer adore les fleurs. Il en veut autour de lui.

kroll. Et vous aussi, je crois.

rébecca. — Oui ; elles enivrent si délicieusement. Autrefois nous devions nous refuser ce plaisir.

kroll, hochant tristement la tête. — La pauvre Félicie ne supportait pas le parfum des fleurs.

rébecca. — Ni leur éclat. Elle en était toute troublée.

kroll. — Je m’en souviens bien. (Changeant de ton.) Eh bien ! comment va-t-on ici ?

rébecca. — Oh ! tout va son train calme et régulier. Les jours se suivent et se ressemblent. Et chez vous ? Votre femme ?…

kroll. — Chère mademoiselle West, ne parlons pas de moi et des miens. Dans chaque famille il y a quelque chose qui cloche. Surtout à l’époque où nous vivons.

rébecca, après un moment de silence, s’asseyant dans un fauteuil. Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous voir une seule fois pendant les vacances ?

kroll. — Je n’aime pas à forcer les portes…

rébecca. — Si vous saviez comme vous nous avez manqué…

kroll. — Et puis, j’ai été en voyage…

rébecca. — Oui, pendant deux semaines. Vous avez assisté à des réunions publiques, paraît-il ?

kroll, faisant un signe d’assentiment. — Oui ; qu’en dites-vous ? Auriez-vous pensé qu’en vieillissant je tournerais à l’agitateur politique. Dites ?

rébecca, souriant. — Mon cher recteur, vous avez toujours agité un peu.

kroll. — Eh bien, oui ! pour mon plaisir. Mais à l’avenir ce sera sérieux, je vous le jure. Lisez-vous jamais les journaux radicaux ?

rébecca. — Cher recteur, je ne puis nier que…

kroll. — Ma chère mademoiselle, il ne faut pas vous en défendre. Pour vous, cela ne tire pas à conséquence.

rébecca. — N’est-ce pas ? J’ai bien le droit de m’informer, de me tenir au courant…

kroll. — Mon Dieu, après tout, je ne puis exiger d’une femme qu’elle prenne position dans la lutte des partis, je pourrais presque dire dans la guerre civile qui déchire cette contrée. Ainsi, vous avez vu comment ces messieurs du « peuple » se sont jetés à la curée ? Quelles infâmes grossièretés ils se sont permises envers moi ?

rébecca. — Oui. Mais il me semble que vous vous êtes retourné avec beaucoup d’adresse.

kroll. — C’est vrai, je me dois cette justice. Maintenant que j’ai senti l’odeur du sang, ils verront que je ne suis pas de ceux qui se laissent traquer… (S’interrompant.) Non, je vous en prie, ne parlons pas ce soir de ce triste sujet.

rébecca. — C’est bien : nous n’en parlerons pas, cher recteur.

kroll. — Racontez-moi plutôt comment vous vous trouvez à Rosmersholm depuis que vous y êtes seule ? depuis que la pauvre Félicie ?…

rébecca. — Merci, je m’y trouve bien. Sans doute, elle a laissé un grand vide sous bien des rapports. Et des regrets aussi, certainement. Mais…

kroll. — Avez-vous l’intention de rester ici ? Je veux dire définitivement ?…

rébecca. — Mon cher recteur, je n’ai pas réfléchi à cela. Il me semble presque appartenir à Rosmersholm, tant je m’y suis habituée.

kroll. — Je le crois sans peine.

rébecca. — Et tant que M. Rosmer trouvera ma présence agréable ou utile, eh bien, oui, je suppose que je resterai ici.

kroll, la regardant avec émotion. — Savez-vous bien qu’il y a de la grandeur dans la conduite d’une femme qui sacrifie ainsi toute sa jeunesse à faire le bonheur des autres.

rébecca. — Mon Dieu ! quel autre intérêt l’existence peut-elle m’offrir ?

kroll. — D’abord vous vous êtes dévouée à votre père adoptif qui était paralytique et dont l’humeur intraitable…

rébecca. — Il ne faut pas vous représenter le docteur West si intraitable que cela tant que nous demeurions dans le Finmark. Ce sont ces terribles voyages sur mer qui l’ont brisé. Quand nous nous sommes établis ici, il y a eu, quelques années difficiles à passer. Enfin, il est arrivé au terme de ses souffrances…

kroll. — Et les années qui ont suivi ? N’ont-elles pas été encore plus pénibles pour vous ?

rébecca. — Oh ! comment pouvez-vous parler ainsi ? J’étais si tendrement attachée à Félicie ! Et elle, la pauvre malheureuse, sentait si vivement le besoin d’être entourée de soins et de ménagements !

kroll. — Que le ciel vous récompense pour le souvenir indulgent que vous lui avez gardé.

rébecca, se rapprochant un peu. — À la manière franche et pleine de cœur dont vous me dites cela, cher recteur, j’ose croire qu’il n’y a pas en vous le moindre fond de malveillance à mon égard.

kroll. — De malveillance ? Que voulez-vous dire ?

rébecca. — Oh ! Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que la vue d’une étrangère gouvernant à Rosmersholm vous fût pénible ?

kroll. — Mais comment avez-vous pu ?…

rébecca. — Ainsi vous n’avez pas cette impression. (Lui tendant lu main.) Merci, cher recteur, merci, merci.

kroll. — Comment avez-vous pu concevoir une telle idée ?

rébecca. — La rareté de vos visites commençait à me faire peur.

kroll. — En vérité, mademoiselle West, vous vous êtes trompée du tout au tout. Du reste, il n’y a rien de nouveau dans cette situation. C’était déjà vous, vous seule, qui dirigiez la maison durant les tristes années qui ont précédé la mort de la pauvre Félicie.

rébecca. — Ce n’était là qu’une sorte de régence exercée au nom de la maîtresse de la maison.

kroll. — Quoi qu’il en soit, savez-vous, mademoiselle West, que, pour mon compte, je n’aurais rien à objecter si…, mais peut-être est-ce là un sujet auquel on ne doit pas toucher.

rébecca. — Que voulez-vous dire ?

kroll. — S’il pouvait se faire… que vous prissiez la place libre.

rébecca. — J’ai la place que je désire avoir, monsieur le recteur.

kroll. — S’il s’agit de travail, oui ; mais il s’agit…

rébecca, l’interrompant, d’un ton sérieux. — Vous devriez avoir honte, recteur, de parler ainsi.

kroll. — Assurément, l’expérience que notre bon Rosmer a faite du mariage doit lui suffire amplement. Et cependant…

rébecca. — Savez-vous que vous me faites presque rire.

kroll. — Cependant, permettez-moi de vous faire une question, mademoiselle West, si ce n’est pas trop indiscret. Quel âge avez-vous, au juste ?

rébecca. — J’ai honte à l’avouer, recteur, j’ai vingt-neuf ans bien sonnés. Je suis dans ma trentième.

kroll. — Bien. Et Rosmer, quel âge a-t-il ? Voyons. Il a cinq ans de moins que moi, donc, il a quarante-trois ans. Cela irait à merveille.

rébecca, se levant. — Comme vous dites. À merveille. Vous prendrez bien le thé avec nous ?

kroll. — Certainement. Je compte m’établir ici, ayant à m’entretenir avec notre ami commun. Et puis, mademoiselle West, pour que vos idées saugrenues ne vous reprennent plus, je viendrai souvent ici, comme autrefois.

rébecca. — Oh oui ! N’est-ce pas ? (Lui serrant les mains.) Merci, vous êtes bien gentil tout de même.

kroll, grommelant. — Vraiment ? C’est ce qu’on ne me dit pas à la maison.

(Rosmer entre par la porte de droite.)

rébecca. — M. Rosmer, vous voyez qui est là ?

rosmer. — Madame Helseth me l’a déjà dit.

(Le recteur Kroll s’est levé.)

rosmer, d’une voix un peu contenue, lui serrant les mains. Une fois de plus, sois le bienvenu dans cette maison, mon cher Kroll. (Lui posant les mains sur les épaules et le regardant dans les yeux.) Mon cher, mon vieil ami ! Je savais bien qu’un jour ou l’autre nous devions nous retrouver.

kroll. — Quoi, mon bon ami ! toi aussi tu t’étais follement imaginé qu’il existait un obstacle entre nous !

rébecca, à Rosmer. — Pensez donc, ce n’était qu’une imagination ! Quel bonheur, n’est-ce pas ?

rosmer. — Vraiment, Kroll ? Mais alors, pourquoi t’es-tu éloigné de nous ?

kroll, d’une voix sérieuse et contenue. — Parce que je ne voulais pas être pour toi le souvenir vivant d’un temps malheureux, et de celle qui a trouvé sa fin dans le torrent du moulin.

rosmer. — C’est là une noble pensée. Tu es toujours plein de délicatesse. Mais tu n’aurais pas eu besoin de te tenir à l’écart. Viens asseyons-nous sur le sofa. (Ils s’asseyent.) Non, je n’éprouve aucun tourment en pensant à Félicie. Nous parlons d’elle tous les jours. Il nous semble qu’elle n’a pas quitté cette maison.

kroll. — Vraiment, il vous semble…

rébecca, allumant la lampe. — Sans aucun doute.

rosmer. — C’est bien naturel. Elle nous était si chère à tous les deux. Et Rébec…, mademoiselle West et moi, nous avons la conscience d’avoir fait tout ce qui était en notre pouvoir pour la pauvre malade. Nous n’avons rien à nous reprocher. Voilà pourquoi il me semble doux de penser maintenant à Félicie.

kroll. — Braves cœurs que vous êtes ! Dorénavant je viendrai tous les jours chez vous.

rébecca, s’asseyant dans un fauteuil. — Reste à voir si vous tiendrez parole.

rosmer, avec un peu d’hésitation. — Mon cher Kroll ! Je donnerais tant pour que nos relations n’eussent jamais été interrompues. Depuis que nous nous connaissons, depuis l’époque où j’étais étudiant, tu as toujours été pour ainsi dire mon conseiller naturel.

kroll. — C’est vrai. Et j’en suis bien fier. Y aurait-il quelque chose que ?…

rosmer. — Il y a tant de choses dont je voudrais m’entretenir avec toi sans contrainte, à cœur ouvert.

rébecca. — N’est-ce pas, monsieur Rosmer ? Il me semble que ce doit-être si bon de s’épancher entre vieux amis.

kroll. — Eh bien, moi, de mon côté, j’ai encore plus de confidences à faire. Tu n’ignores pas que je suis devenu un homme politique ?

rosmer. — Oui, je le sais. Explique-moi comment cela s’est fait ?

kroll. — J’y ai été forcé, bon gré, mal gré. De nos jours il devient impossible de rester spectateur passif. Maintenant que, pour notre malheur, les radicaux sont arrivés au pouvoir, il est grand temps d’agir. Voilà pourquoi j’ai travaillé à unir plus étroitement notre petit cercle d’amis. Il est grand temps, en vérité.

rébecca, avec un léger sourire. — N’est-ce pas même un peu tard ?

kroll. — Evidemment il eût mieux valu s’y prendre plus tôt pour arrêter le torrent. Mais qui pouvait prévoir ce qui allait arriver ? Pas moi, dans tous les cas. (Se levant et arpentant la scène.) Oui, maintenant mes yeux sont ouverts. Car, à l’heure qu’il est, l’esprit de révolte a pénétré jusque dans l’école.

rosmer. — Dans l’école ? Pas dans la tienne au moins ?

kroll. — Si fait, dans ma propre école. Qu’en dis-tu ? J’ai découvert que, depuis plus de six mois, les garçons des classes supérieures, du moins une partie d’entre eux, ont formé une société secrète et qu’ils sont abonnés au journal de Mortensgaard !

rébecca. — Tiens ! Au Phare ?

kroll. — Oui, que vous en semble ? C’est là, en vérité, une nourriture bien saine pour l’âme de futurs employés de l’État ! Mais ce qu’il y a de plus triste, c’est que les garçons les mieux doués de la classe sont tous membres de cette réunion. C’est d’eux que vient le complot. Seuls les ignorants et les fruits secs sont restés en dehors.

rébecca. — Et vraiment cela vous fait tant de peine, recteur ?

kroll. — Si cela me fait de la peine ! Me voir ainsi contrecarré dans une œuvre à laquelle j’ai voué mon existence ! (Plus bas.) Et pourtant j’en aurais peut-être pris mon parti. Mais il y a pire que cela. (Regardant autour de lui.) Personne n’écoute aux portes ?

rébecca. — Soyez tranquille.

kroll. — Eh bien ! Sachez que la discorde et la révolte ont pénétré dans ma propre maison, jusque sous mon paisible toit. C’en est fait du calme de mon foyer.

rosmer. — Que dis-tu là ! Dans ta propre maison ?

rébecca, allant vers le recteur. — Voyons, mon ami, qu’est-il arrivé ?

kroll. — Figurez-vous que mes propres enfants… en un mot, c’est Laurent qui est à la tête du complot. Et Hilda a brodé un portefeuille dans lequel on cache « le Phare ».

rosmer. — Voilà ce que je n’aurais jamais supposé. Chez toi, dans ta famille…

kroll. — N’est-ce pas ? Qui l’eût cru ? Chez moi où l’obéissance et la discipline ont toujours régné, où tous, jusqu’à présent, n’avaient qu’un esprit et qu’une volonté…

rébecca. — Et qu’en pense votre femme ?

kroll. — Ah ! voilà ce qu’il y a de plus incroyable. Elle, qui tous les jours de sa vie, dans les grandes choses comme dans les petites, a partagé mes opinions, approuvé ma manière de voir, elle n’est pas bien loin de se ranger, sous plus d’un rapport, du côté des enfants. D’après elle, ce qui arrive, est de ma faute. J’exerce une action déprimante sur la jeunesse. Comme s’il n’était pas indispensable…… Enfin, voilà comment j’ai la discorde chez moi. Bien entendu, j’en parle le moins possible. Ces choses-là ne doivent pas transpirer. (Arpentant la scène.) Ah ! mon Dieu, mon Dieu !

(Il se place devant la fenêtre, les mains derrière le dos, et regarde au dehors.)

rébecca, qui s’est approchée de Rosmer, lui dit à demi-voix, sans être remarquée du recteur. — Parle !

rosmer, de même. — Pas ce soir.

rébecca, à demi-voix. — Si, maintenant ! (Elle s’approche de la table et remonte la lampe.)

kroll, descendant la scène. — Tu vois, mon cher Rosmer, comment l’esprit du temps est venu assombrir mon œuvre publique et ma vie de famille. Et je ne combattrais pas cet esprit de destruction, de ruine et de dissolution avec toutes les armes qui sont à ma portée !… Tu peux être sûr que je le ferai par la parole et par les écrits !…

rosmer. — Et tu espères arriver ainsi à quelque chose ?

kroll. — Dans tous les cas, je veux m’acquitter de mon service obligatoire de citoyen. Et j’estime qu’il est du devoir de tout bon patriote, et de tout homme qui tient à voir triompher la bonne cause, d’en faire autant. Et voilà, mon cher Rosmer, le premier motif de ma visite de ce soir.

rosmer. — Mais, mon ami, que veux-tu dire ? Qu’attends-tu de moi ?

kroll. — Il faut venir en aide à tes vieux amis, faire comme les autres, mettre la main à l’œuvre et nous seconder de toutes tes forces.

rébecca. — Mais, recteur, vous connaissez M. Rosmer, et sa répugnance pour ces sortes de choses.

kroll. — Il est grand temps de la vaincre, cette répugnance. Tu ne suis pas assez le mouvement, Rosmer. Tu t’enfermes ici, tu t’enterres dans tes collections historiques. Mon Dieu, j’accorde tout le respect qui leur est dû aux arbres généalogiques et à tout ce qui s’en suit. Mais le temps n’est pas, hélas ! à ce genre d’occupations. Tu ne te fais pas une idée de l’état des choses dans la contrée. Toutes les notions sont bouleversées, il faudra un véritable travail d’Hercule pour détruire toutes ces erreurs.

rosmer. — Je le crois aussi. Mais ce genre de travail n’est pas fait pour moi.

rébecca. — Et puis, je crois que monsieur Rosmer voit maintenant plus clair dans la vie.

kroll. — Plus clair ?

rébecca. — Oui, il l’envisage d’un œil plus libre, plus exempt de préjugés.

kroll. — Qu’est-ce à dire, Rosmer ? J’espère que tu n’as pas été assez faible pour te laisser égarer par un fait aussi accidentel que le triomphe passager des meneurs populaires ?

rosmer. — Mon cher ami, tu sais que je n’entends pas grand’chose à la politique. Mais il me semble que dans ces dernières années l’opinion individuelle a acquis, pour ainsi dire, plus d’indépendance.

kroll. — À merveille ! Et tu n’hésites pas un instant à trouver cela bien ! Du reste, tu te trompes grandement, mon ami. Renseigne-toi sur les opinions qui ont cours parmi les radicaux, ici comme en ville. Il n’y a pas de différence entre elles et la sagesse prêchée dans « le Phare ».

rébecca. — C’est vrai ; Mortensgaard exerce dans cette contrée une grande influence considérable.

kroll. — Oui. C’est incompréhensible ! Avec un passé si fangeux… Un maître d’école destitué pour cause d’immoralité ! Un pareil être s’avise de faire le meneur ! Et cela réussit. Cela réussit à merveille. Il veut maintenant agrandir son journal, à ce que j’entends dire. Je sais de source certaine qu’il cherche un habile collaborateur.

rébecca. — Il me paraît étonnant que vous et vos amis n’ayez encore rien organisé contre lui.

kroll. — C’est bien ce que nous nous proposons de faire. Nous avons acheté aujourd’hui même « Le Journal du District ». Le côté pécuniaire n’a pas présenté de difficultés. Mais (se tournant vers Rosmer) me voici arrivé au fait, à la proposition que je viens te faire. Il s’agit de la direction ; c’est la direction du journal qui nous embarrasse. Dis-moi, Rosmer, ne te sentirais-tu pas appelé à la prendre en main, par amour pour la bonne cause ?

rosmer, avec une sorte d’effroi. — Moi ?

rébecca. — Comment pouvez-vous y songer ?

kroll. — Que tu craignes les réunions populaires et que tu ne veuilles pas t’exposer aux douceurs que l’on y distribue, cela peut se comprendre. Mais le travail plus isolé d’un rédacteur, ou pour mieux dire…

rosmer. — Non, non, mon ami, il ne faut pas me demander cela.

kroll. — Je ne demanderais pas mieux, certes, que de me charger également de cette partie du travail, mais cela m’est absolument impossible. Ne suis-je pas déjà surchargé de besogne ? Toi, par contre, libre que tu es désormais de toute charge publique… Nous t’aiderions, bien entendu, dans la mesure de nos forces.

rosmer. — Je ne le puis pas, Kroll. Je suis incompétent.

kroll. — Incompétent ? Tu disais la même chose quand ton père t’a fait entrer dans le pastorat.

rosmer. — J’avais raison. Aussi m’en suis-je démis.

kroll. — Si tu te montres seulement aussi capable comme rédacteur que tu l’as été comme pasteur, nous serons satisfaits.

rosmer. — Mon cher Kroll — je te le dis une fois pour toutes, — je n’accepte pas.

kroll. — Mais alors, — tu nous prêteras du moins ton nom.

rosmer. — Mon nom ?

kroll. — Oui. Le nom seul de Jean Rosmer, sera déjà un avantage pour la feuille. Nous autres, on nous considère comme des hommes de parti bien prononcés. Quant à moi, en particulier, je suis regardé, me dit-on, comme un fanatique enragé. Voilà pourquoi nous n’espérons pas nous faire écouter par les foules égarées, si nous écrivons sous notre propre nom. Toi, par contre, — tu es toujours resté en dehors de la lutte. Ton esprit doux et juste, la distinction de tes pensées, la droiture inattaquable de ton caractère, sont connus et appréciés de tous. Ajoute à cela la considération et le respect que t’attire le sacerdoce que tu as exercé, enfin la respectabilité attachée au nom de ta famille. Pense donc !

rosmer. — Quant au nom de ma famille…

kroll, montrant les portraits. — Les Rosmer de Rosmersholm — des prêtres et des soldats, de hauts dignitaires, des gens honnêtes et corrects, une famille qui pendant près de deux cents ans a été la première du district. (Lui posant les mains sur les épaules.) Rosmer, — tu te dois à toi-même et aux traditions de ta race de prendre part au combat et de défendre tout ce que le temps a sanctionné parmi nous. (Se retournant.) Qu’en dites vous, mademoiselle West ?

rébecca, avec un petit rire tranquille. — Cher recteur, — je ne saurais vous dire combien tout cela me semble drôle à entendre.

kroll. — Drôle ? Comment cela ?

rébecca. — Oui ; c’est que je vais vous dire franchement…

rosmer, vivement. — Non, non, — attendez ! Pas encore !

kroll, les regardant tour à tour. — Mais au nom du ciel, mes chers amis ? — (S’interrompant.) Ah !…

(Mme Helseth entre par la porte de droite.)

mme helseth. — Il y a un homme qui demande à voir monsieur le pasteur.

rosmer, soulagé. — C’est bien. Priez-le d’entrer.

mme helseth. — Au salon ?

rosmer. — Mais oui.

mme helseth. — C’est qu’il n’a pas une figure à ça ?

rébecca. — Quelle figure a-t-il donc, madame Helseth ?

mme helseth. — Celle d’un pas grand’chose, mademoiselle.

rosmer. — N’a-t-il pas dit son nom ?

mme helseth. — Oui, je crois qu’il m’a dit s’appeler Kekman, ou quelque chose d’approchant.

rosmer. — Ce nom m’est inconnu.

mme helseth. — Et puis il dit qu’il s’appelle Ulric, aussi.

rosmer, tressaillant. — Ulric Hekman ! C’est bien cela ?

mme helseth. — Oui, Hekman.

kroll. — Je crois avoir entendu ce nom.

rébecca. — N’était-ce pas ainsi que signait cet homme étrange ?

rosmer, à Kroll. — C’est le pseudonyme d’Ulric Brendel.

kroll. — Ulric Brendel, l’enfant perdu ? En effet…

rébecca. — Tiens, il est encore en vie.

rosmer. — Je croyais qu’il voyageait avec une troupe de comédiens.

kroll. — La dernière chose que j’ai entendu dire sur son compte, c’est qu’il avait été interné dans une maison de correction.

rosmer. — Priez-le d’entrer, madame Helseth.

mme helseth. — Oui, monsieur.

kroll. — Peux-tu vraiment supporter la présence de cet homme chez toi.

rosmer. — Tu sais bien qu’il a été mon précepteur pendant quelque temps.

kroll. — Oui, je sais qu’il te bourrait la tête d’idées de révolte et qu’alors ton père l’a chassé à coups de cravache.

rosmer, avec un peu d’amertume. — Mon père est toujours resté colonel, jusque dans sa propre maison.

kroll. — Tu devrais l’en remercier dans sa tombe, mon cher Rosmer. Voilà !

(Mme Helseth fait entrer Ulric Brendel par la porte de droite et la referme sur lui. C’est un homme d’une belle prestance, à la figure un peu minée, mais agile et dégagé dans les mouvements. Barbe et chevelure grises. Du reste, il est habillé comme un simple vagabond. Habit râpé, chaussures en mauvais état ; pas de linge visible, gants noirs usés, un chapeau mou et sale sous le bras, une baguette à la main.)

ulric brendel, montre d’abord quelque hésitation, puis il s’avance vivement vers le recteur et lui tend la main. — Bonsoir, Jean !

kroll. — Monsieur…

brendel. — T’attendais-tu à me revoir, dis ? Et cela dans l’enceinte de ces murs détestés ?

kroll. — Monsieur (indiquant du doigt), voici…

brendel, se retournant. — Ah oui ! C’est bien lui. Jean — mon enfant, — l’être que j’ai aimé le plus en ce monde !

rosmer, lui tendant la main. — Mon vieux maître !…

brendel. — Malgré certains souvenirs — je n’ai pas voulu passer devant Rosmersholm, sans y faire une courte visite.

rosmer. — Vous y êtes le bienvenu. Croyez-le bien.

brendel. — Oh ! Et cette séduisante personne ? (s’inclinant) Naturellement madame la pastoresse.

rosmer. — Mademoiselle West.

brendel. — Probablement une proche parente. Et cet inconnu ? — Un collègue à ce que je vois.

rosmer. — Le recteur Kroll.

brendel. — Kroll ? Kroll ? Attendez un peu. Avez-vous étudié la philologie dans votre jeune âge ?

kroll. — Oui, sans doute.

brendel. — Mais, sapristi, en ce cas je t’ai connu !

kroll. — Monsieur…

brendel. — N’étais-tu pas…

kroll. — Monsieur…

brendel. — Un de ces piliers de vertu qui m’ont expulsé de la conférence ?

kroll. — C’est bien possible. Mais je décline toute intimité…

brendel. — Allons, allons ! Comme il vous plaira, monsieur le docteur. Cela m’est bien égal. Ulric Brendel n’en restera pas moins l’homme qu’il est.

rébecca. Vous avez probablement l’intention de vous rendre en ville, monsieur Brendel ?

brendel. — Madame la pastoresse a deviné juste. De temps en temps, je me vois forcé de lutter pour l’existence. Je le fais à contre-cœur, mais, — enfin — la force des choses…

rosmer. — Mon cher monsieur Brendel, vous me permettrez bien de vous venir en aide, — d’une manière ou d’une autre.

brendel. — Dieu, quelle proposition ! Voudrais-tu flétrir le lien qui nous unit ? Jamais, Jean, jamais !

rosmer. — Mais que comptez-vous faire en ville ? Il ne vous ne sera pas facile d’y trouver de l’occupation, croyez-moi.

brendel. — Laisse cela, mon garçon. Le sort en est jeté. Tel que tu me vois, j’ai entrepris un grand voyage, plus grand que toutes mes excursions d’autrefois prises ensemble. (À Kroll.) Entre nous, oserais-je faire une question à monsieur le professeur ? — Y a-t-il un local de réunion à peu près décent et suffisamment vaste, dans votre honorable cité ?

kroll. — La plus vaste salle est celle de l’association des ouvriers.

brendel. — Monsieur le maître de conférences a-t-il quelque influence dans cette association, dont la haute utilité me semble évidente ?

kroll. — Je n’ai rien à y voir.

rébecca. — Il faudra vous adresser à Pierre Mortensgaard.

brendel. — Pardon, madame, — quel est cet idiot ?

rébecca. — Pourquoi voulez-vous que ce soit un idiot ?

brendel. — Comme si le nom seul ne l’indiquait pas. Un plébéien !

kroll. — Voilà une réponse à laquelle je ne m’attendais pas.

brendel. — Mais je saurai me vaincre. Il ne me reste que cela à faire. Quand on se trouve — comme moi — au croisement de deux routes. — C’est dit : Je me mets en rapport avec l’individu — j’entre en pourparlers directs.

rosmer. — En êtes-vous sérieusement là ?

brendel. — Mon cher garçon, ne sais-tu pas que, quel que soit le parti auquel s’arrête Ulric Brendel, c’est toujours sérieux ? — Oui, mon cher, je vais devenir un autre homme, sortir de la réserve discrète que je me suis imposée jusqu’à présent.

rosmer. — Comment cela ?

brendel. — Je veux prendre une part active à la vie, me mettre sur les rangs, me produire. Nous traversons un temps d’orage, une période équinoxiale. Je veux déposer mon denier sur l’autel de la délivrance.

kroll. — Vous aussi.

brendel, s’adressant à tous. — Quelqu’un ici aurait-il approfondi mes écrits ?

kroll. — Non, je dois avouer que…

rébecca. — J’en ai lu plusieurs. Mon père adoptif les possédait.

brendel. — Belle châtelaine — en ce cas vous avez perdu votre temps. Tout cela c’est du radotage.

rébecca. — Vraiment ?

brendel. — Ce que vous avez lu, oui. Mes seules œuvres remarquables ne sont connues ni des hommes ni des femmes — elles ne le sont que de moi-même.

rébecca. — Comment cela se fait-il ?

brendel. — Parce qu’elles n’ont jamais été écrites.

rosmer. — Mais, mon cher monsieur Brendel…

brendel. — Tu sais, Jean, mon enfant, que je suis une espèce de sybarite, un délicat. J’ai toujours été ainsi. J’aime à jouir dans la solitude, car alors je jouis dix fois, vingt fois plus. Tu comprends… quand les rêves d’or venaient me visiter, quand je sentais naître en moi des pensées nouvelles et que des idées vertigineuses, d’une envolée superbe, m’emportaient au loin sur leurs ailes — je les transformais en vers, en visions, en images. Tout cela dans de vastes propositions, — tu comprends.

rosmer. — Oui, oui.

brendel. — Oh ! combien j’ai joui, savouré dans ma vie ! Les joies mystiques du développement intérieur — toujours dans de vastes proportions. — Les applaudissements, les actions de grâces, les louanges et les couronnes de laurier — j’ai tout recueilli avec des mains tremblantes de joie. Je me suis repu, dans mes solitaires visions, d’une allégresse — oh ! d’une allégresse vertigineuse ?

kroll. — Hm.

rosmer. — Mais vous n’avez jamais rien écrit de out cela ?

brendel. — Pas un mot. Ce plat métier d’écrivain m’a toujours dégoûté. Et pourquoi aurais-je profané mon idéal, quand je pouvais en jouir dans toute sa pureté, pour moi tout seul ? Mais aujourd’hui, il doit être sacrifié. En vérité — je me sens comme une mère qui va remettre sa fille dans les bras d’un époux. Et pourtant, je me décide au sacrifice, je le fais sur l’autel de l’émancipation. Une suite de conférences bien faites — à travers tout le pays !

rébecca, avec vivacité. — C’est une noble idée, monsieur Brendel ! Vous donnez ce que vous avez le plus précieux.

brendel. — Mon seul trésor.

rébecca, jetant un regard significatif à Rosmer. — Tout le monde n’en fait pas autant. Tout le monde n’a pas ce courage.

rosmer, répondant à son regard. — Qui sait ?…

brendel. — La société s’agite : cela me retrempe le cœur, cela me fortifie la volonté, et là-dessus je me mets à l’œuvre. Encore une question. — (Au recteur.) Pouvez-vous me dire, monsieur le précepteur, — s’il y a dans la ville une société d’abstinence ? D’abstinence absolue ? Cela doit exister.

kroll. — Oui, à votre service. J’en suis le directeur.

brendel. — Je l’avais deviné à votre figure. Eh bien ! il n’est pas du tout impossible que je vienne chez vous, m’y faire inscrire pour une semaine.

kroll. — Excusez-moi, nous n’acceptons pas de membre à la semaine.

brendel. — À la bonne heure, monsieur le pédagogue. Ulric Brendel n’a pas coutume de forcer les portes de ces sortes d’institutions. (Se tournant vers Rosmer.) Mais, je ne veux pas prolonger mon séjour dans cette maison, si riche en souvenirs. Je dois me rendre en ville et m’y procurer un logement convenable. J’espère qu’on y trouve un hôtel à peu près décent.

rébecca. — Ne boirez-vous pas quelque chose de chaud avant de partir ?

brendel. — Quelle espèce de boisson, belle dame ?

rébecca. — Une tasse de thé ou…

brendel. — Merci, généreuse hôtesse : je n’aime pas à abuser de l’hospitalité privée. (Faisant un salut de la main.) Portez-vous bien, madame et messieurs ! (Il se dirige vers la porte.) Ah ! c’est vrai, Jean, pasteur Rosmer, voudrais-tu rendre un service à ton ancien maître, en souvenir de sa vieille amitié ?

rosmer. — Oui, avec le plus grand plaisir.

brendel. — Eh bien ! Prête-moi pour un jour ou deux — une chemise à manchettes, repassée.

rosmer. — C’est là tout ?

brendel. — Car, vois-tu, je voyage à pied, cette fois-ci. Ma malle me sera expédiée plus tard.

rosmer. — Bien, bien. Mais n’y aurait-il pas encore quelque chose que je puisse faire pour vous ?

brendel. — Sais-tu quoi ? Tu pourrais peut-être te passer d’une redingote d’été qui ne serait pas neuve.

rosmer. — Mais oui, bien certainement.

brendel. — Et pour le cas où il y aurait une paire de bottes assorties à la redingote…

rosmer. — Il y aura moyen d’arranger cela. Aussitôt que nous connaîtrons votre adresse nous vous enverrons ces objets.

brendel. — Jamais de la vie. Pas de dérangements à cause de moi ! J’emporterai ces bagatelles.

rosmer. — C’est bien. En ce cas, voulez-vous monter avec moi ?

rébecca. — Non, laissez-moi faire. Mme Helseth et moi, nous arrangerons cela.

brendel. — Jamais je ne permettrai qu’une dame aussi distinguée !…

rébecca. — Venez seulement, monsieur Brendel.

(Elle sort par la porte de droite.)

rosmer, le retenant. — Dites-moi, n’y a-t-il plus rien que je puisse faire pour vous ?

brendel. — Je ne sais vraiment pas ce que cela pourrait être. Ah, oui, tonnerre de Dieu ! quand j’y pense ! Jean, tu n’aurais pas par hasard huit couronnes en poche ?

rosmer. — Nous allons voir. (Ouvrant son porte-monnaie.) J’ai là deux billets de dix couronnes.

brendel. — Bien, bien, c’est égal. Je puis les prendre. Je pourrai toujours les changer en ville. Merci, merci. Souviens-toi que ce sont des billets de dix que tu m’as donné. Bonsoir mon très cher garçon ! Bonsoir, très honoré monsieur !

(Il va vers la porte de droite, Rosmer l’accompagne, lui dit adieu et ferme la porte derrière lui.)

kroll. — Bonté divine ! dire que c’est là cet Ulric Brendel à qui des gens ont trouvé l’étoffe d’un grand homme.

rosmer, avec calme. — Dans tous les cas, il a eu le courage de vivre à sa guise. Il me semble que cela vaut bien quelque chose.

kroll. — Que dis-tu là ? Une vie comme la sienne ! On croirait vraiment qu’il est homme à te bouleverser les idées encore une fois.

rosmer. — Oh non, mon cher ! Maintenant, je suis sûr de moi, sous tous les rapports.

kroll. — Dieu veuille que ce soit vrai, mon cher Rosmer. Tu es si accessible aux impressions du dehors !…

rosmer. — Asseyons-nous. J’ai à te parler.

kroll. — Je veux bien.

(Ils prennent place sur le sofa.)

rosmer, après un court silence. — Ne trouves-tu pas qu’il règne ici une atmosphère de paix et de bonheur ?

kroll. — Certainement. Vous êtes bien ici, et vous avez la paix. Oui, tu as gagné un foyer, Rosmer, tandis que j’ai perdu le mien.

rosmer. — Ne dis pas cela, mon ami. Où règne aujourd’hui la discorde, l’harmonie renaîtra sûrement.

kroll. — Jamais, jamais. Le germe de discorde sera toujours là. Jamais je ne retrouverai le passé.

rosmer. — Ecoute-moi bien, Kroll. Nous avons été unis pendant de longues, de très longues années. Peux-tu te figurer qu’une telle amitié en vienne à se briser ?

kroll. — Rien au monde, que je sache, ne pourrait amener une rupture entre nous. D’où te vient cette idée ?

rosmer. — C’est que tu attaches un si grand prix à l’accord des jugements et des opinions.

kroll. — Eh bien, oui ; mais en ce qui nous concerne, nous sommes à peu près d’accord, sur tout, ou au moins sur les questions fondamentales.

rosmer, doucement. — Non ; nous ne le sommes plus.

kroll, faisant un brusque mouvement pour se lever. — Qu’est-ce à dire ?

rosmer, le retenant. — Reste assis. Je t’en prie, Kroll.

kroll. — Que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas. Parle clairement.

rosmer. — Il s’est fait un renouveau dans mon esprit. Un nouveau rayon de jeunesse m’a frappé. Et voilà comment j’en suis là… moi aussi.

kroll. — Où cela, où en es-tu ?

rosmer. — Au même point que tes enfants.

kroll. — Toi ? toi ! Mais c’est impossible. Tu dis que…

rosmer. — Je suis du même côté que Laurent et que Hilda.

kroll, baissant la tête. — Renégat ! Jean Rosmer est un renégat !

rosmer. — Que de joie, que de bonheur j’aurais pu trouver dans ce reniement, comme tu l’appelles !… Au lieu de cela, j’en ai cruellement souffert, sachant quel amer chagrin cela te causerait.

kroll. — Rosmer !… — Rosmer ! Je ne m’en remettrai jamais. (Le regardant douloureusement.) Te voilà donc aussi parmi ceux qui travaillent à l’œuvre de corruption et de ruine qui ronge notre malheureux pays.

rosmer. — C’est à l’œuvre de son affranchissement que je veux prendre part.

kroll. — Oui, je sais bien, c’est là ce que disent les corrupteurs et les égarés. Mais crois-tu vraiment qu’on puisse attendre un affranchissement quelconque de cet esprit qui empoisonne notre société ?

rosmer. — Je ne suis pas entraîné par l’esprit du temps, ni par aucun de ceux qui combattent. Je veux faire un appel à tous, tâcher d’unir les hommes en aussi grand nombre et aussi étroitement que possible. Je veux vivre et employer toutes les forces de mon être à ce but unique : l’avènement, dans ce pays, de la vraie souveraineté populaire.

kroll. — Ainsi tu trouves que nous n’en avons pas encore assez, de cette souveraineté ! Pour ma part, il me semble que tous, tant que nous sommes, nous allons bientôt nous trouver dans la boue, où la plèbe seule se complaisait jusqu’ici.

rosmer. — Voilà pourquoi je veux un régime populaire qui réponde à sa vraie mission.

kroll. — Quelle mission ?

rosmer. — Celle d’ennoblir tous les hommes du pays.

kroll. — Tous !

rosmer. — Du moins, un aussi grand nombre que possible.

kroll. — Par quels moyens ?

rosmer. — En affranchissant les esprits et en purifiant les volontés.

kroll. — Tu es un rêveur, Rosmer. Tu veux les affranchir ? Tu veux les purifier ?

rosmer. — Non, cher ami, je veux seulement les réveiller. C’est à eux d’agir ensuite.

kroll. — Et tu les crois en état de le faire ?

rosmer. — Oui.

kroll. — Par leur propre force, n’est-ce pas ?

rosmer. — Oui, par leur propre force. Il n’en existe pas d’autre.

kroll, se levant. — Est-ce là le langage qui convient à un prêtre ?

rosmer. — Je ne suis plus prêtre.

kroll. — Oui, mais… la foi de ton enfance ?

rosmer. — Je ne l’ai plus.

kroll. — Tu ne l’as plus !

kroll, se levant. — Je l’ai abandonnée. J’ai dû l’abandonner, Kroll !

kroll, avec émotion, mais en se maîtrisant. — Ah ! ah ! — Oui, oui, oui. L’un ne va pas sans l’autre… c’est ça ! — C’est peut-être la cause qui t’a fait quitter le service de l’Église ?

rosmer. — Oui. Quand ma conviction s’est faite, — quand j’ai acquis l’entière certitude, que ce n’était pas là une tentation passagère, mais quelque chose dont je ne pourrais, ni ne voudrais jamais me défaire — je suis parti.

kroll. — Ainsi cet état de chose a subsisté longtemps, et nous, — tes amis, nous n’en avons rien su. Rosmer, Rosmer, — comment as-tu pu nous cacher la triste vérité !

rosmer. — La chose, me semblait-il, ne relevait que de moi-même. Et puis, j’ai voulu t’épargner, à toi et aux autres, un chagrin inutile. Je pensais pouvoir continuer à vivre ici, tranquille, content, heureux. Je voulais lire toutes ces œuvres qui m’étaient restées inconnues jusqu’alors et m’appliquer à leur étude, m’acclimater tout à fait dans le monde de la liberté et de la vérité qui venait de m’être révélé.

kroll. — Renégat ! Chacune de tes paroles en témoigne. Mais alors pourquoi cet aveu de ta désertion ? Et pourquoi juste en ce moment ?

rosmer. — C’est toi, Kroll, qui l’as voulu.

kroll. — Moi ?

rosmer. — Ce que j’ai appris de ta violence dans les réunions, — de tes discours dépourvus de charité, de tes sorties haineuses contre ceux qui ne sont pas de ton bord, du sarcasme que tu mêlais à tes censures. Ah, Kroll, te voir ainsi transformé ! C’est alors que le devoir m’est apparu, un devoir impérieux. Le combat qui se livre rend les hommes méchants. Les esprits ont besoin de paix, de joie, de réconciliation. Voilà pourquoi je me mets sur les rangs, me donnant ouvertement pour ce que je suis. Et puis, je veux essayer mes forces ! moi aussi. Ecoute-moi, Kroll : ne voudrais-tu pas — de ton côté — seconder ce mouvement ?

kroll. — Jamais de ma vie je ne ferai de compromis avec ces forces de destruction qui minent la société.

rosmer. — Eh bien ! S’il faut absolument combattre, ne nous servons du moins que d’armes courtoises.

kroll. — Quiconque n’est pas avec moi dans les questions vitales, je ne le connais plus, et ne lui dois aucun ménagement.

rosmer. — Dois-je prendre cela pour moi ?

kroll. — C’est de toi, Rosmer, que vient la rupture.

rosmer. — C’est donc une rupture !

kroll. — Si c’en est une ! Une rupture avec tous ceux qui te tenaient de près. Oui ! Et tu en supporteras les conséquences.

(Rébecca West entre par la porte de droite, qu’elle laisse grande ouverte.)
rébecca. — Enfin, le voilà en route pour le sacrifice. Maintenant nous pouvons nous mettre à table. Venez, recteur.

kroll, saisissant son chapeau. — Bonsoir, mademoiselle West. Je n’ai plus rien à faire ici.

rébecca, émue. — Que se passe-t-il ? (Fermant la porte et s’approchant.) Avez-vous parlé ?

rosmer. — Il sait tout.

kroll. — Nous ne te lâcherons pas, Rosmer. Nous te forcerons à revenir parmi nous.

rosmer. — Je ne le ferai jamais.

kroll. — Nous verrons bien. Tu n’es pas homme à supporter la solitude.

rosmer. — Je ne resterai pas seul. Nous sommes deux ici là à la supporter.

kroll. — Ah ! (Un soupçon le traverse.) C’est comme cela ? Oh, les paroles de Félicie !

rosmer. — De Félicie ?

kroll, repoussant son idée. — Non, non, j’ai eu tort. Pardonne-moi. Adieu.

rosmer. — Quoi ? Que veux-tu dire ?

kroll. — Ne parlons pas de cela. Fi ! Pardonne-moi. Adieu.

(Il se dirige vers le vestibule.)

rosmer, raccompagnant. — Kroll ! Une faut pas que nous nous quittions ainsi. J’irai te voir demain.

kroll, se retournant sur le seuil du vestibule. — Ta ne mettras plus les pieds dans ma maison !

(Il prend sa canne et sort.)
(Rosmer reste un moment devant la porte ouverte, puis il la ferme et se dirige vers la table.)

rosmer. — Ce n’est rien, Rébecca. Nous saurons tout supporter, à nous deux, en amis fidèles que nous sommes.

rébecca. — À quoi pensait-il en disant « Fi ! ». Le sais-tu ?

rosmer. — Ne t’inquiète pas de cela, chère amie. Il n’en croyait rien lui-même. Demain j’irai chez lui. Bonne nuit !

rébecca. — Tu te retires de si bonne heure, ce soir, après ce qui vient de se passer ?

rosmer. — Ce soir comme d’habitude. Maintenant que tout est dit, j’éprouve un grand soulagement. Tu vois bien : je suis tout à fait calme. Sois-le également, chère Rébecca. Bonne nuit !

rébecca. — Bonne nuit, mon ami. Dors bien.

(Rosmer sort par la porte du vestibule ; puis on l’entend monter l’escalier.)
(Rébecca s’approche de la cheminée et tire un cordon de sonnette.)
(Mme Helseth entre par la porte de droite.)

rébecca. — Vous pouvez desservir, madame Helseth, le pasteur ne veut rien prendre et le recteur est parti.

madame helseth. — Le recteur est parti ? Qu’est ce qui lui a pris ?

rébecca, prenant son ouvrage. — Il prévoyait un violent orage.

madame helseth. — C’est bien curieux. On n’aperçoit pas le moindre petit nuage ce soir.

rébecca. — Pourvu qu’il ne rencontre pas le cheval blanc. Je crains que nous n’entendions bientôt parler de fantôme.

madame helseth. — Doux Jésus ! ne parlez pas ainsi, mademoiselle !

rébecca. — Allons, allons.

madame helseth, baissant la voix. — Mademoiselle croit-elle vraiment que quelqu’un va bientôt s’en aller d’ici ?

rébecca. — Pas du tout. Mais il y a plusieurs espèces de chevaux blancs dans ce monde, madame Helseth. — Allons, — bonsoir. Je rentre chez moi.

madame helseth. — Bonsoir, mademoiselle.

(Rébecca son ouvrage à la main sort par la porte de droite.)

madame helseth, éteint, la lampe, en secouant la tête et en murmurant. — Jésus. Jésus. Cette demoiselle West, comme elle parle quelquefois !


ACTE SECOND


Le cabinet de travail de Jean Rosmer. À gauche une porte. Dans le fond, une porte dont la portière est soulevée et qui conduit à la chambre à coucher. À droite, devant une fenêtre, une table à écrire couverte de livres et de papiers. Des rayons de livres et des armoires sont disposés contre les murs. Ameublement simple. À gauche, sur le premier plan, un sofa et une table de forme ancienne.


Jean Rosmer, en veston, est assis devant la table à écrire, sur une chaise à haut dossier. Il découpe et feuillette une revue.


(On frappe à la porte de gauche.)

rosmer, sans se retourner. — Entrez.

(Rébecca West entre, en négligé de matin.)

rébecca. — Bonjour.

rosmer, tenant le livre ouvert. — Bonjour, chère amie. Désires-tu quelque chose ?

rébecca. — Je voulais savoir seulement si tu as bien dormi ?

rosmer. — Admirablement. Un sommeil sans rêves. — (Se retournant.) Et toi ?

rébecca. — Très bien, merci. Vers le matin…

rosmer. — Il y a longtemps que je ne me suis senti le cœur aussi léger. C’est si bon d’avoir tout dit.

rébecca. — Tu n’aurais pas dû garder le silence si longtemps, Rosmer.

rosmer. — Je ne comprends pas moi-même ma lâcheté.

rébecca. — Mon Dieu ! Ce n’était pas précisément de la lâcheté.

rosmer. — Si, si, je le sais. En m’interrogeant bien, je vois que la lâcheté y était pour quelque chose.

rébecca. — Tu as été d’autant plus courageux de rompre en visière. (Elle s’assied sur une chaise près de la table à écrire.) Maintenant, je vais te raconter ce que j’ai fait — tu ne te fâcheras pas ?

rosmer. — Me fâcher ? Comment peux-tu croire cela, chère amie ?

rébecca. — J’ai peut-être trop pris sur moi : mais.

rosmer. — Voyons, raconte.

rébecca. — Hier soir, en prenant congé de cet Ulric Brendel, je lui ai donné deux ou trois lignes pour Mortensgaard.

rosmer, avec quelque inquiétude. — Mais ma chère Rébecca… Voyons, que peux-tu lui avoir écrit ?

rébecca. — Je lui ai dit qu’il te rendrait service en s’occupant de ce pauvre homme et en l’aidant de tout son pouvoir.

rosmer. — Chère amie, c’est ce que tu n’aurais pas dû faire. Cela ne peut que nuire à Brendel, et Mortensgaard est un homme que je désire tenir à distance. Tu connais le démêlé que j’ai eu avec lui jadis.

rébecca. — Ne crois-tu pas qu’aujourd’hui il te serait peut-être utile d’avoir de bonnes relations avec cet homme ?

rosmer. — Avec Mortensgaard ? moi ? Pourquoi cela ?

rébecca. — Parce que ta situation est ébranlée — depuis ta rupture avec tes anciens amis.

rosmer, la regardant et secouant la tête. — As-tu vraiment pu supposer que Kroll ou un autre voudraient se venger — ? Qu’ils seraient capables : de ?…

rébecca. — Dans le premier emportement, mon cher, personne ne sait ce qui peut arriver. À en juger par la manière dont le recteur a pris la chose…

rosmer. — Tu devrais le connaître mieux que cela. Kroll est un parfait honnête homme. Cet après-midi j’irai en ville, lui parler. Je veux leur parlera tous. Tu verras comme ce sera facile.

(Mme Helseth à la porte de gauche.)

rébecca, se levant. — Qu’y a-t-il, madame Helseth ?

madame helseth. — Le recteur Kroll est là dans le vestibule.

rosmer, se levant avec vivacité. — Kroll !

rébecca. — Le recteur ! Tiens !

madame helseth. — Il fait demander s’il peut monter chez monsieur le pasteur.

rosmer, s’adressant à Rébecca. — Tu vois bien ! Certes, il peut monter. (Il va jusqu’à la porte et appelle.) Monte donc, cher ami ! Sois mille fois le bienvenu !

(Rosmer tient la porte ouverte. — Mme Helseth sort. — Rébecca baisse la portière et se met à ranger dans la chambre.)
(Kroll entre, le chapeau à la main.)

rosmer, doucement, avec émotion. — Je savais bien que ce n’était pas la dernière fois…

kroll. — Je vois aujourd’hui la question sous un tout autre jour.

rosmer. — Oui, n’est-ce pas, Kroll ? J’en étais sûr. Maintenant que tu as refléchi…

kroll. — Tu te trompes entièrement sur le sens de mes paroles. (Posant son chapeau sur la table près du canapé.) Il importe que je te parle seul à seul.

rosmer. — Pourquoi Mlle West ne pourrait-elle pas ?…

rébecca. — Non, non, monsieur Rosmer, je m’en vais.

kroll, la considérant. — Et puis j’ai à faire mes excuses à mademoiselle d’être venu de si bonne heure, de la surprendre avant qu’elle ait eu le temps de…

rébecca, tressaillant. — Comment cela ? Auriez-vous quelque objection à ce que je paraisse en négligé à la maison ?

kroll. — Comment donc ! Je ne suis pas au courant des habitudes actuelles de Rosmersholm.

rosmer. — Mais, Kroll, je ne te reconnais pas aujourd’hui !

rébecca. — J’ai l’honneur de vous saluer, monsieur le recteur.

(Elle sort par la porte de gauche.)

kroll. — Avec ta permission.

(Il s’assied sur le sofa.)

rosmer. — Oui, cher ami, asseyons-nous et parlons à cœur ouvert.

(Il prend une chaise et s’assied vis-à-vis du recteur.)

kroll. — Je n’ai pas fermé l’œil depuis hier. J’ai réfléchi toute la nuit.

rosmer. — Et que dis-tu aujourd’hui ?

kroll. — Ce sera long, Rosmer. Permets-moi de commencer par une sorte de préambule. Je puis te donner des nouvelles d’Ulric Brendel.

rosmer. — Est-il venu chez toi ?

kroll. — Non. Il s’est établi dans un ignoble bouge, bien entendu dans la plus ignoble compagnie. Il leur a offert à boire et a trinqué avec eux aussi longtemps qu’il lui est resté un sou dans la poche. Après quoi, il a injurié toute la bande en l’appelant vile populace et tas de gredins. Alors on l’a rossé et jeté au ruisseau.

rosmer. — Je crains qu’il ne soit incorrigible.

kroll. — Il avait aussi mis en gage la redingote. Mais quelqu’un la lui a dégagée. Devine qui.

rosmer. — Toi, peut-être ?

kroll. — Non. Ce noble M. Mortensgaard.

rosmer. — Vraiment ?

kroll. — Je me suis laissé dire que la première visite de M. Brendel a été pour « l’idiot » et pour le « plébéien ».

rosmer. — Cela pouvait lui être utile.

kroll. — Je crois bien. (Se penchant en avant sur la table pour se rapprocher de Rosmer.) Mais voici que nous touchons à un fait, dont je crois de mon devoir de t’avertir, en souvenir de notre vieille (se reprenant) de notre ancienne amitié.

rosmer. — Qu’est-ce donc, cher ami ?

kroll. — C’est qu’il se joue dans cette maison un jeu que tu ne soupçonnes pas.

rosmer. — Comment peux-tu croire cela ! Est-ce à Rébec…, à Mlle West que tu fais allusion ?

kroll. — Précisément. Cela ne m’étonne pas du tout de sa part. Depuis longtemps elle est habituée à tout diriger ici. Mais cependant…

rosmer. — Mon cher Kroll, tu te trompes entièrement. Nous n’avons rien au monde de secret l’un pour l’autre.

kroll. — T’a-t-elle avoué la correspondance qu’elle a engagée avec le rédacteur du « Phare » ?

rosmer. — Oh ! tu penses à ces deux ou trois lignes qu’elle a données à Ulric Brendel.

kroll. — Tu as donc appris cela ? Et tu approuvé qu’elle se mette en rapport avec cet auteur de chroniques scandaleuses, qui ne laisse pas passer une semaine sans me mettre sur la sellette au sujet de mon école et de mes fonctions publiques ?

rosmer. — Cher ami, elle n’a certainement pas envisagé ce côté de la question. Du reste, elle a naturellement sa liberté d’agir, tout comme moi j’ai la mienne.

kroll. — Vraiment ? Je suppose que cela s’accorde avec la nouvelle voie où tu t’es engagé. Car il est probable que Mlle West et toi, vous vous trouvez exactement au même point.

rosmer. — Certainement. C’est la main dans la main que nous avons marché vers notre but commun.

kroll, le considère, en hochant lentement la tête. — Aveugle, qui ne vois pas le piège !

rosmer. — Moi ? Pourquoi dis-tu cela ?

kroll. — C’est que je n’ose pas, que je ne veux pas croire autre chose. Non, non, laisse-moi m’expliquer. Tu attaches du prix à mon amitié, et à mon estime aussi ? N’est-ce pas, Rosmer ?

rosmer. — Je n’ai pas besoin de répondre à cette question.

kroll. — C’est qu’il y a encore d’autres questions qui exigent des réponses, une franche explication de ta part. Consens-tu à ce que je te fasse subir une sorte d’interrogatoire ?

rosmer. — D’interrogatoire ?

kroll. — Oui ; que je touche à certains sujets dont le souvenir pourra t’être pénible ? Vois-tu, ton apostasie, ou ton affranchissement, comme tu dis, se rattache à tant de choses dont il est nécessaire que tu me rendes compte, dans ton propre intérêt.

rosmer. — Fais toutes les questions qu’il te plaira, cher ami. Je n’ai rien à cacher.

kroll. — Eh bien, dis-moi quelle a été, selon toi, la véritable raison qui a poussé Félicie au suicide ?

rosmer. — Y a-t-il le moindre doute à ce sujet ? Ou plutôt, peut-on demander les raisons d’agir d’un pauvre être malade et irresponsable ?

kroll. — Es-tu bien sûr de l’entière irresponsabilité de Félicie ? Dans tous les cas, les médecins ne se prononçaient pas avec cette certitude.

rosmer. — Si les médecins avaient pu la voir dans l’état où je l’ai vue si souvent moi-même, et cela durant des journées et des nuits entières, ils n’auraient pas eu le moindre doute.

kroll. — Je n’en avais pas non plus, à cette époque.

rosmer. — Ah non, mon ami, le doute n’était malheureusement pas possible ! Je crois t’avoir parlé de cette passion sauvage, effrénée qu’elle me demandait de partager. Oh ! quelle épouvante elle m’inspirait ! Et puis ces reproches sans motifs qu’elle se faisait et qui l’ont torturée pendant ces dernières années.

kroll. — Oui, quand elle a su qu’elle ne pourrait jamais être mère.

rosmer. — Tu vois bien. Se livrer à un si violent désespoir, se tourmenter de la sorte pour un fait dont elle n’était nullement responsable ! Qui peut prétendre qu’elle eût tout son bon sens ?

kroll. — Hm — Te souviens-tu si, à cette époque, tu avais chez toi des livres traitant du vrai sens du mariage d’après les idées avancées de notre temps ?

rosmer. — Je me souviens que Mlle West m’avait prêté un ouvrage de ce genre. Elle a hérité, comme tu sais, de la bibliothèque du docteur. Mais, mon cher Kroll, tu ne peux pas nous supposer assez imprudents pour avoir initié la pauvre malade à de pareilles questions. Je puis affirmer solennellement que nous n’avons rien à nous reprocher. C’est son propre cerveau et ses nerfs ébranlés qui l’ont égarée.

kroll. — Dans tous les cas, il y a une chose que je puis te raconter maintenant. C’est que la pauvre Félicie, tourmentée et exaltée au delà du possible, s’est suicidée pour te laisser vivre heureux, libre, à ta guise.

rosmer, avec un brusque mouvement pour se lever. — Qu’entends-tu par là ?

kroll. — Il faut m’écouter tranquillement, Rosmer. Je puis tout te dire, maintenant. Durant la dernière année de sa vie, elle est venue deux fois chez moi pour me confier son angoisse et son désespoir.

rosmer. — À ce sujet ?

kroll. — Non. La première fois, elle est venue me dire que tu étais sur le point de renier ta foi, d’abandonner la religion de tes pères.

rosmer, vivement. — Ce que tu dis là est impossible, Kroll ! Tout à fait impossible. Tu te trompes certainement.

kroll. — Pourquoi cela ?

rosmer. — Parce que, du vivant de Félicie, je me débattais encore dans le doute et dans l’incertitude. Et ce combat, je l’ai livré seul dans le fond de ma conscience. Je crois que pas même Rébecca…

kroll. — Rébecca ?

rosmer. — Eh bien, oui, mademoiselle West. Je l’appelle Rébecca pour simplifier les choses.

kroll. — Je l’avais remarqué.

rosmer. — Voilà pourquoi il me semble tout à fait incompréhensible que Félicie ait eu cette idée. Et pourquoi ne m’en a-t-elle jamais parlé ? Et jamais elle ne l’a fait. Jamais un mot !

kroll. — L’infortunée ! — Elle m’a tant prié, tant supplié de t’en parler.

rosmer. — Et pourquoi ne l’as tu pas fait ?

kroll. — Je n’ai pas douté un instant qu’elle eût l’esprit troublé, cette fois-là. Une pareille accusation contre un homme comme toi ! Environ un mois plus tard, elle paraissait plus calme, mais, en parlant, elle me dit : « Préparez-vous à voir bientôt le cheval blanc à Rosmersholm. »

rosmer. — Ah, oui, le cheval blanc, elle en parlait souvent.

kroll. — Et comme je tâchai de l’arracher à de si tristes pensées, elle se contenta de répondre : « Je n’en ai plus pour longtemps, car maintenant il faut que Jean épouse Rébecca, sans retard. »

rosmer, d’une voix étranglée. — Que dis-tu là ! Moi épouser !…

kroll. — Ceci se passait un jeudi, dans l’après-midi. — Le samedi soir elle se jeta de la passerelle dans le torrent du moulin.

rosmer. — Et dire que tu ne nous avais pas avertis !…

kroll. — Tu sais toi-même qu’elle avait pris l’habitude de dire qu’elle n’en avait pas pour longtemps.

rosmer. — Je sais bien. Et cependant, — tu aurais nous avertir !

kroll. — J’y ai pensé. Mais alors il n’était plus temps.

rosmer. — Et plus tard donc, pourquoi n’as-tu pas… — ? Pourquoi m’avoir caché tout cela ?

kroll. — À quoi bon te tourmenter et rouvrir la blessure ? — Je n’ai vu dans tous ces propos que des fantaisies déréglées. Je l’ai cru jusqu’à hier soir.

rosmer. — Ainsi tu ne le crois plus ?

kroll. — Félicie n’a-t-elle pas vu clair, en prétendant que tu étais sur le point de renier la foi de ton enfance ?

rosmer, regardant fixement devant lui. — Oui, et je n’y comprends rien. C’est là une chose absolument inexplicable pour moi.

kroll. — Inexplicable ou non, elle n’en est pas moins certaine. Et maintenant, Rosmer, je te demande ce qu’il y a de vrai dans son autre accusation, la dernière ?

rosmer. — Son accusation, dis-tu ? Était-ce donc là une accusation ?

kroll. — Tu n’as peut-être pas fait attention aux termes dont elle s’est servi. Elle m’a dit qu’elle voulait mourir. Pourquoi ? Voyons !

rosmer. — Pour que je puisse épouser Rébecca.

kroll. — Ce n’est pas exactement ainsi qu’elle s’est exprimée. Elle a dit : « Je n’ai plus que peu de temps à vivre, car, maintenant, il faut que Jean épouse Rébecca sans retard. »

rosmer, le fixe un moment, puis il se lève. — Maintenant je le comprends, Kroll.

kroll. — Eh bien ? Qu’as-tu a répondre ?

rosmer, avec calme, se dominant. — Répondre à ces choses sans nom ? La seule réponse à faire serait de te montrer la porte.

kroll, se levant. — C’est bien.

rosmer, Se plaçant devant lui. — Ecoute-moi. Il y a un an et plus, depuis la mort de Félicie, que Rébecca West et moi vivons seuls, à Rosmersholm. Depuis ce temps, et bien que tu connusses l’accusation de Félicie, je ne t’ai pas vu une seule fois scandalisé de nous voir vivre ensemble, Rébecca et moi.

kroll. — Depuis hier soir, seulement, je sais que c’est un renégat et une femme émancipée, qui vivent ainsi en commun.

rosmer. — Ah !! Tu ne crois donc pas que des renégats et des femmes émancipées puissent vivre en esprit de chasteté ? Tu ne crois pas qu’ils puissent être dominés par l’instinct de la moralité comme par une loi de la nature ?

kroll. — Je ne fais pas grand cas d’une moralité qui n’a pas ses racines dans la foi de l’Eglise.

rosmer. — Ce que tu dis là s’appliquerait, selon toi, à Rébecca et à moi ? À mes relations avec Rébecca ?

kroll. — Je ne puis pas changer d’opinion par égard pour vous : je ne vois pas d’abîme infranchissable entre la libre pensée et…

rosmer. — Et ?

kroll. — Et l’amour libre, puisque tu veux que j’appelle les choses par leur nom.

rosmer, lentement. — Et tu n’as pas honte de médire cela ! Toi, qui me connais depuis ma première jeunesse !

kroll. Justement parce que je te connais, je sais avec quelle facilité tu subis l’influence de ton entourage. Et, quant à ta Rébecca. (Mouvement de Rosmer.) Bien, bien ! quant à cette demoiselle West, nous ne la connaissons guère, à vrai dire. En un mot, Rosmer, je ne t’abandonne pas. Et tu devrais tâcher de te sauver avant qu’il soit trop tard.

rosmer. — Me sauver ? Comment cela ?

(Mme Helseth entr’ouvre la porte de gauche.)

rosmer. — Que voulez-vous ?

madame helseth. — Je viens prier Mademoiselle de descendre.

rosmer. — Mademoiselle n’est pas ici.

madame helseth. — Vraiment ? (Jetant un regard autour d’elle.) C’est extraordinaire :

(Elle sort.)

rosmer. — Tu disais ?

kroll. — Ecoute-moi. Ce qui s’est passé en cachette durant l’existence de Félicie — et ce qui se passe ici depuis, — je ne veux pas l’examiner de trop près. Tu étais extrêmement malheureux en ménage. Cela peut jusqu’à un certain point te servir d’excuse.

rosmer. — Comme tu me connais peu au fond.

kroll. — Ne m’interromps pas. Ce que je tiens à te dire, c’est que, si ta vie en commun avec Mlle West doit continuer, il est absolument indispensable que tu tiennes caché ton revirement — la triste désertion à laquelle elle t’a entraîné. (Mouvement de Rosmer.) Laisse-moi parler ! Laisse-moi parler ! Je dis que, puisque le malheur est arrivé, tu es libre d’avoir toutes les idées, toutes les convictions et toutes les croyances que bon te semble, sur n’importe quel sujet, — mais, au nom du ciel, garde-les pour toi. Aussi bien, c’est là une question tout à fait personnelle. Je ne vois pas la moindre nécessité de crier cela par dessus les toits.

rosmer. — Ce qui pour moi est une nécessité, c’est de sortir d’une position fausse et louche.

kroll. — Mais les traditions de ta famille t’imposent des devoirs, Rosmer. Souviens-toi ! — Rosmersholm a été de temps immémorial un centre d’ordre et de discipline — un foyer pour toutes les opinions adoptées, respectées par l’élite de la société. Toute la contrée porte l’empreinte de Rosmersholm. Cela provoquerait un désordre irrémédiable si l’on apprenait que tu as renié toi-même ce que je voudrais appeler l’idée de famille des Rosmer.

rosmer. — Mon cher Kroll, je vois la chose autrement. Il me semble que j’ai le devoir absolu de répandre un peu de lumière et de joie dans une contrée que les Rosmer ont gardée pendant de longues années dans les ténèbres et l’oppression morale.

kroll, le regardant sévèrement. — Ce serait une digne mission pour le dernier rejeton de la race ! Laisse donc cela ! Ce n’est pas un travail qui te convienne. Tu es créé pour mener la tranquille existence d’un penseur.

rosmer. — C’est possible. Mais moi aussi, je veux enfin prendre part au combat de la vie.

kroll. — Ce combat-là, — sais tu ce qu’il sera pour toi ? — Une lutte à mort contre tous tes amis.

rosmer, tranquillement. — Ils ne sont pas tous aussi fanatiques que toi, je pense.

kroll. — Tu es une âme naïve, Rosmer. Une âme sans expérience. Tu ne te doutes pas de la violence avec laquelle l’orage éclatera sur ta tête.

(Mme Helseth entr’ouvre la porte de gauche.)

mme helseth. — Mademoiselle fait demander…

rosmer. — Qu’y a-t-il ?

mme helseth. — Il y a quelqu’un en bas qui désire parler à monsieur le pasteur.

rosmer. — C’est peut-être le même homme qui est venu hier soir ?

mme helseth. — Non, c’est ce Mortensgaard.

rosmer. — Mortensgaard !

kroll. — Ah, ah ! Nous en sommes-là ! Nous en sommes déjà là !

rosmer. — Que me veut-il ! Pourquoi ne l’avez-vous pas renvoyé ?

mme helseth. — Mademoiselle a dit que je devais demander s’il pouvait monter.

rosmer. — Dites-lui qu’il y a quelqu’un chez moi.

krollMme Helseth). — Vous n’avez qu’à le laisser monter, madame Helseth.

(Mme Helseth sort.)

kroll, prenant son chapeau. — Je cède la place pour le moment. Mais le combat décisif n’est pas encore livré.

rosmer. — Aussi vrai que j’existe, Kroll, — je n’ai rien de commun avec Mortensgaard.

kroll. — Je ne te crois plus sur aucun point. Dorénavant je n’ai plus confiance en toi, sous aucun rapport. Maintenant, c’est une guerre au couteau. Nous allons bien voir, si nous ne réussirons pas à te mettre hors de combat.

rosmer. — Oh, Kroll, — comme tu es tombé bas !

kroll. — Moi ? Et c’est un homme comme toi qui dit cela ? Souviens-toi de Félicie…

rosmer. — Tu recommences !

kroll. — Non. C’est à ta conscience, si tu en as encore une, de sonder l’énigme qui se cache au fond du torrent.

Pierre Morstensgaard entre à pas lents et discrets par la porte de gauche. C’est un petit homme chétif, à la chevelure et à la barbe roussâtres, clairsemées.

kroll, avec un regard haineux. — Allons ! Voici le Phare — allumé à Rosmersholm. (Boutonnant sa redingote.) Je n’ai plus de doute sur la direction que je dois prendre.

mortensgaard, doucement. — Le Phare sera toujours allumé quand il s’agira de montrer le chemin à monsieur le recteur.

kroll. — Oui, il y a longtemps que vous montrez vos bonnes intentions à mon égard. N’y a-t-il pas un commandement qui défend de porter faux témoignage contre son prochain ?

mortensgaard. — Monsieur le recteur n’a pas besoin de m’enseigner les commandements.

kroll. — Pas même le sixième ?

rosmer. — Kroll — !

mortensgaard. — Si c’était nécessaire, la tâche incomberait à monsieur le pasteur.

kroll, avec une perfide ironie. — Le pasteur ? Sans aucun doute, le pasteur Rosmer est un homme compétent en cette matière. Bien du plaisir, messieurs.

(Il sort et referme bruyamment la porte derrière lui.)

rosmer, à part, le regard fixé sur la porte. — Allons, le sort en est jeté. (Se retournant.) Voulez-vous me dire, M. Mortensgaard, à quoi je dois votre visite ?

mortensgaard. — À vrai dire, j’étais venu voir Mlle West. J’ai cru devoir la remercier pour la bonne lettre qu’elle m’a écrite hier.

rosmer. — Je sais qu’elle vous a écrit. Lui avez-vous parlé ?

mortensgaard. — Oui, un instant. (Avec un demi-sourire.) J’entends dire que les opinions ont changé sur quelques points à Rosmersholm.

rosmer. — Mes opinions ont changé en bien des matières, je puis presque dire en tout.

mortensgaard. — C’est ce que m’a dit cette dame. Aussi a-t-elle été d’avis que j’aille m’entretenir un instant avec vous à ce sujet.

rosmer. — À quel sujet, monsieur Mortensgaard ?

mortensgaard. — Me permettez-vous de publier dans le Phare que vos idées ont pris une nouvelle direction, et que vous vous associez à la cause du progrès et des idées libérales ?

rosmer. — Je vous y autorise volontiers. Je vous prie même de faire cette révélation.

mortensgaard. — Elle paraîtra demain. C’est une grande et importante nouvelle à répandre que le pasteur Rosmer, de Rosmersholm, croit devoir combattre pour la lumière sur ce point comme sur d’autres.

rosmer. — Je ne vous comprends pas bien.

mortensgaard. — Je veux dire que notre parti acquiert un fort appoint moral chaque fois que nous gagnons à notre cause un adhérent sérieux, animé d’un esprit vraiment chrétien.

rosmer, avec quelque étormement. — Vous ne savez donc pas — ? Mlle West ne vous a pas tout dit ?

mortensgaard. — Quoi, monsieur le pasteur ? Elle était probablement trop pressée. Elle m’a dit de monter et que j’entendrais le reste de votre bouche.

rosmer. — Alors je vais vous l’apprendre moi-même : je me suis entièrement affranchi, libéré de tout lien. Je me trouve actuellement sans aucune attache avec l’Église et son enseignement. Désormais, ces choses là ne me regardent plus.

mortensgaard, le regardant abasourdi. — Non — si la lune tombait du ciel je ne serais pas plus surpris ! Le pasteur en personne abjure — !

rosmer. — J’en suis arrivé au point où vous vous trouvez depuis longtemps. C’est ce que vous pouvez publier demain dans le Phare.

mortensgaard. — Cela aussi ? Mon cher pasteur… Excusez-moi, mais voilà un côté de la question dont il vaut mieux ne pas parler.

rosmer. — Ne pas en parler ?

mortensgaard. — Pas tout de suite, du moins.

rosmer. — Je ne comprends pas.

mortensgaard. — Voyez-vous, monsieur le pasteur, vous n’êtes pas au courant de la situation comme moi. Mais, du moment où vous vous êtes associé à la cause libérale, et où vous voulez, comme disait tout à l’heure Mlle West, prendre part au mouvement, vous avez naturellement le désir d’être aussi utile que possible à ladite cause et audit mouvement.

rosmer. — Je le désire de tout mon cœur.

mortensgaard. — Bien ; alors je puis vous apprendre qu’à l’instant même où vous vous déclareriez ouvertement séparé de l’Église, vous vous lieriez les bras.

rosmer. — Vous croyez cela ?

mortensgaard. — Oui. Vous pouvez être sûr que dans cette contrée, il n’y aura plus grand’chose à faire pour vous. Et puis, nous avons bien assez de libres penseurs, monsieur le pasteur. J’allais dire, que nous en avons trop. Ce dont le parti a besoin, ce sont des éléments religieux — quelque chose qui impose le respect à tous. C’est ce qui nous manque terriblement. Voilà pourquoi je suis d’avis que nous ne soufflions pas un mot de cette question, qui ne regarde pas le public. C’est là mon opinion.

rosmer. — Ah ! c’est ainsi ? — Si donc, je proclame hautement mon apostasie, vous ne vous risqueriez pas à entrer en relations avec moi ?

mortensgaard. — Je n’oserais pas, monsieur le pasteur. Dans ces derniers temps je me suis fait une règle de ne jamais soutenir rien ni personne qui puisse nuire aux intérêts de l’Église.

rosmer. — Êtes-vous donc rentré depuis peu dans le giron de l’Église ?

mortensgaard. — Ceci est une autre affaire.

rosmer. — Ah ! c’est ainsi ? Allons, je vous comprends.

mortensgaard. — Monsieur le pasteur, il faut vous souvenir que moi, tout spécialement, je ne suis pas entièrement libre de mes actions.

rosmer. — Qu’est-ce donc qui vous lie ?

mortensgaard. — Ce qui me lie, c’est que je suis un homme flétri !

rosmer. — Ah oui !…

mortensgaard. — Un homme flétri, monsieur le pasteur. Vous surtout ne devriez pas l’oublier, car c’est vous tout le premier qui m’avez imprimé la flétrissure.

rosmer. — Si mon point de vue à cette époque avait été le même qu’aujourd’hui, j’aurais traité votre erreur avec plus de ménagements.

mortensgaard. — Je le pense aussi. Mais il est trop tard maintenant. Vous m’avez flétri pour toujours, flétri pour la vie. Sans doute vous ne vous rendez pas compte de toute la portée de la chose. Mais avant peu, monsieur le pasteur, vous sentirez peut-être vous-même la cuisson du fer.

rosmer. — Moi ?

mortensgaard. — Mais oui. Car vous ne supposez pas que le recteur Kroll et sa coterie, pardonnent une faute comme la vôtre ? Et l’on dit que désormais le journal du district va mordre à belles dents. Il pourrait bien se faire que vous soyez flétri à votre tour.

rosmer. — Je me sens invulnérable dans ma vie privée. Ma conduite n’offre aucune prise aux attaques.

mortensgaard, souriant tranquillement. — C’est là un bien grand mot, monsieur le pasteur.

rosmer. C’est possible, mais j’ai le droit de prononcer ce mot, si grand qu’il soit.

mortensgaard. — Même si vous scrutiez votre conduite aussi sérieusement que vous avez jadis scruté la mienne ?

rosmer. — Vous dites cela d’un ton singulier. Qu’y a-t-il ? A quoi faites vous allusion ? Est-ce à quelque chose de spécial ?

mortensgaard. — Oui, il y a une chose, une seule, mais il serait grave qu’elle tombât dans les mains d’adversaires malveillants.

rosmer. — Auriez-vous l’obligeance de m’apprendre de quoi il s’agit ?

mortensgaard. — Monsieur le pasteur ne pourrait-il pas le deviner lui-même ?

rosmer. — Pas le moins du monde. Je ne devine pas.

mortensgaard. — Allons il me faut desserrer les dents. Je possède une lettre fort extraordinaire, datée de Rosmersholm.

rosmer. — Vous voulez parler de la lettre de Mlle West. Est-elle donc si extraordinaire ?

mortensgaard. — Non, cette lettre-là ne l’est pas. Mais il m’est arrivé d’en recevoir une autre d’ici.

rosmer. — De Mlle West également ?

mortensgaard. — Non, monsieur le pasteur.

rosmer. — Mais alors, de qui ? de qui ?

mortensgaard. — De feu madame Rosmer.

rosmer. — De ma femme ? vous avez reçu une lettre de ma femme !

mortensgaard. — Oui, j’en ai reçu une.

rosmer. — Quand cela ?

mortensgaard. — Dans les derniers temps de sa vie ; il y a un an et demi environ. C’est de cette lettre-là que je parle : elle est vraiment extraordinaire.

rosmer. — Vous savez bien qu’à cette époque ma femme était atteinte de maladie mentale.

mortensgaard. — Je sais que beaucoup de personnes le croyaient, mais sa lettre ne l’indique nullement, à mon avis. En disant que la lettre est extraordinaire, je l’entends autrement.

rosmer. Mais qu’a-t-elle bien pu trouver à vous écrire, ma pauvre femme ?

mortensgaard. — J’ai la lettre chez moi. Elle commence à peu près ainsi : Elle vit, dit-elle, dans des transes continuelles, à cause de toutes les méchantes gens dont la contrée est pleine. Ces gens-là ne songeraient qu’à vous nuire et à vous faire tout le mal possible.

rosmer. — À moi ?

mortensgaard. — Oui, d’après elle. Mais voici maintenant ce qu’il y a de plus curieux. Dois-je continuer, monsieur le pasteur ?

rosmer. — Naturellement ! Dites tout, sans réticences.

mortensgaard. — Feu Mme Rosmer me supplie d’être généreux. Elle sait, dit-elle, que c’est à monsieur le pasteur que je dois d’avoir perdu ma place d’instituteur. Et elle m’adjure de ne pas me venger.

rosmer. — Et comment, d’après elle, auriez-vous pu vous venger ?

mortensgaard. — Il s’agit dans la lettre de bruits qui pourraient me parvenir et d’après lesquels il se passerait de vilaines choses à Rosmersholm. Je ne devrais pas y croire, ce ne pourraient être que les calomnies répandues à dessein par des gens cherchant à vous nuire.

rosmer. — La lettre dit cela !

mortensgaard. — Monsieur le pasteur pourra s’en convaincre lui-même à l’occasion.

rosmer. — Je n’y comprends rien ! Que pouvait-elle s’imaginer ? À quelles rumeurs faisait-elle allusion ?

mortensgaard. — D’abord monsieur le pasteur aurait abandonné la foi de son enfance. Un fait que Mme Rosmer niait énergiquement — cette fois-là. Ensuite, — hm.

rosmer. — Ensuite ?

mortensgaard. — Ensuite elle dit, et ceci est passablement embrouillé, — qu’il n’existe pas, à son su, de relations criminelles à Rosmersholm et que jamais on ne lui a fait de tort. S’il circulait des bruits de ce genre, elle me supplie de ne pas en parler dans le Phare.

rosmer. — Elle ne nomme personne ?

mortensgaard. — Non.

rosmer. — Qui vous a apporté cette lettre ?

mortensgaard. — J’ai promis de ne pas le dire. Elle m’a été remise un soir, qu’il faisait déjà sombre.

rosmer. — Si vous vous étiez renseigné tout de suite, vous auriez su que ma pauvre femme n’était pas entièrement responsable de ses actes.

mortensgaard. — J’ai pris des renseignements, monsieur le pasteur. Mais il faut bien le dire : ce n’est pas exactement là l’impression que j’en ai gardée.

rosmer. — Vraiment ? — Au fait, pourquoi me révélez-vous aujourd’hui l’existence de cette lettre insensée ?

mortensgaard. — Pour vous conseiller d’être extrêmement prudent, monsieur le pasteur.

rosmer. — Dans ma manière de vivre, voulez-vous dire ?

mortensgaard. — Oui, il faut vous rappeler qu’à l’heure qu’il est vous n’êtes plus inattaquable.

rosmer. — Ainsi, vous persistez à croire que j’ai un secret à dissimuler ?

mortensgaard. — Je ne vois pas pourquoi un homme qui s’est affranchi de tout, s’abstiendrait de jouir pleinement de la vie. Soyez seulement prudent à partir d’aujourd’hui. Car, si l’on apprenait sur votre compte telle ou autre chose contraire aux préjugés, vous pouvez être sûr que la cause de la liberté en souffrirait. — Je vous salue, monsieur le pasteur.

rosmer. — Bonjour.

mortensgaard. — Je vais maintenant à l’imprimerie faire publier la grande nouvelle dans le Phare.

rosmer. — Publiez tout.

mortensgaard. — Je publierai tout ce que le bon public a besoin de savoir.

(Il salue et sort. Pendant qu’il descend l’escalier, Rosmer reste près de l’entrée. On entend la porte de la maison se refermer.)

rosmer, à demi-voix, appelant. — Rébecca ! Ré… — Hm. (Haut.) Madame Helseth, — Mlle West n’est elle pas en bas ?

mme helseth, d’en bas. — Non, monsieur le paseur, elle n’est pas ici.

(La portière du fond se soulève : on aperçoit Rébecca.)

rébecca. — Rosmer !

rosmer, se retournant. — Comment, tu étais dans ma chambre à coucher ? Que faisais-tu donc là, chère amie ?

rébecca, s’approchant de lui. — J’écoutais.

rosmer. — Rébecca ! Comment as-tu pu faire cela ?

rébecca. — Comme tu vois ; — c’était si méchant, ce qu’il a dit au sujet de mon négligé.

rosmer. — Ainsi, tu étais déjà là quand Kroll ?…

rébecca. — Oui. J’ai voulu voir le fond de sa pensée.

rosmer. — Je t’aurais tout raconté.

rébecca. — Non, tu ne m’aurais pas tout dit. Du moins, pas dans les mêmes termes.

rosmer. — Tu as tout entendu ?

rébecca. — La plus grande partie, je pense ; j’ai dû descendre un instant quand Mortensgaard est arrivé.

rosmer. — Et puis tu es remontée ?

rébecca. — Ne te fâche pas, cher ami.

rosmer. — Fais en toute occasion ce que tu trouve juste et bon. Je veux que tu aies pleine liberté d’action. — Mais qu’en dis-tu, Rébecca ? Oh ! jamais je n’avais senti, comme en ce moment, combien tu m’es indispensable.

rébecca. — Nous étions préparés tous les deux à ce qui devait arriver tôt ou tard.

rosmer. — Non, non, — pas à cela.

rébecca. — Pas à cela ?

rosmer. — J’ai pu croire que, tôt ou tard, notre belle et pure amitié pourrait être méconnue, qu’on lui jetterait de la boue. Pas Kroll. De sa part je ne m’y serais jamais attendu. Mais les autres, ces esprits grossiers, ces gens aux regards ignobles. Oh ! tu sais, — j’avais une bonne raison pour jeter un voile jaloux sur notre alliance. C’était là un secret bien dangereux.

rébecca. — Ah ! peu importe l’opinion des autres ! Nous sommes sûrs nous-mêmes de n’avoir rien à nous reprocher.

rosmer. — Rien à me reprocher ? Moi ? — Oui, je l’ai cru, — jusqu’à ce jour. Mais à présent, Rébecca…

rébecca. — Eh bien ?

rosmer. — Comment m’expliquer la terrible accusation de Félicie ?

rébecca, éclatant. — Ah ! ne parle pas de Félicie ! Ne pense plus à Félicie ! Tu avais si bien réussi à te séparer de cette morte.

rosmer. — Depuis que j’ai appris cela, elle me paraît épouvantablement vivante.

rébecca. — Non, non, je t’en prie, Rosmer ! Je t’en prie !

rosmer. — Oui, te dis-je. Il faut tacher d’éclaircir ce mystère. Comment en est-elle arrivée à cette fatale méprise ?

rébecca. — Tu ne vas pas douter maintenant qu’elle ait été folle ou peu s’en fallait.

rosmer. — C’est que, vois-tu — je n’en suis plus tout à fait sûr. Et puis — même si elle l’avait été…

rébecca. — Si elle l’avait été ? Eh bien, quoi ?

rosmer. — Je veux dire, — où devons-nous chercher la véritable cause, qui a transformé sa faiblesse d’esprit en folie ?

rébecca. — Ah voyons ! À quoi bon te torturer l’esprit avec toutes ces pensées qui ne mènent à rien ?

rosmer. — Je ne puis faire autrement, Rébecca. J’aurais beau le vouloir, je ne puis pas me débarrasser de ces doutes qui me rongent.

rébecca. — Oh ! mais, cela peut devenir dangereux — de tourner toujours autour de ce point noir.

rosmer, arpentant la scène, inquiet et songeur. — Je me serai trahi d’une manière ou d’une autre. Elle aura remarqué que depuis ton arrivée j’ai commencé à me sentir heureux.

rébecca. — Mais, cher ami, même s’il en avait été ainsi.

rosmer. — Vois-tu, — elle aura remarqué que nous lisions les mêmes livres, que nous aimions à rester ensemble et à nous entretenir de toutes ces idées nouvelles. Et pourtant je n’y comprends rien ! J’apportais tant de soin à la ménager. Quand je me reporte à cette époque, il me semble que je m’efforçais, comme s’il y allait de ma vie, de la tenir en dehors de tous nos intérêts. N’est-ce pas, Rébecca ?

rébecca. — Oh, bien certainement.

rosmer. — Et tu as agi de même. Et malgré cela ! — Oh ! c’est épouvantable d’y penser ! Elle vivait là, — elle — dans son amour maladif, se taisant toujours, — nous surveillant, — observant chaque chose et, — et se méprenant sur tout.

rébecca, se tordant les main. — Oh ! je n’aurais ; jamais dû venir à Rosmersholm.

rosmer. — Songe donc, combien elle a dû souffrir en silence ! que de vilaines choses son cerveau malade a dû combiner et forger sur notre compte. Ne t’a-t-elle jamais rien dit qui aurait pu te mettre sur la voie ?

rébecca, avec trouble et effroi. — À moi ? Crois-tu que dans ce cas, je serais restée un jour de plus à Rosmersholm ?

rosmer. — Non, non, cela s’entend. — Oh ! quel combat elle a dû livrer ! Et livrer seule, Rébecca, seule et désespérée ! Et ce triomphe à la fin, — poignant, accusateur — au fond du torrent !

(Il se laisse tomber sur la chaise devant la table à écrire, pose les coudes sur la table et se cache la figure dans les mains.)

rébecca, venant doucement se placer derrière lui. — Ecoute-moi, Rosmer. S’il était en ton pouvoir de rappeler Félicie — auprès de toi — à Rosmersholm — voudrais-tu le faire ?

rosmer. — Est-ce que je sais ? Je ne puis penser à rien, qu’à une seule chose, irréparable.

rébecca. — Tu allais prendre part à la lutte, Rosmer. Tu avais déjà commencé. Tu avais conquis toute ta liberté. Tu te sentais si gai, si soulagé.

rosmer. — Oui, tout cela est vrai. Et voilà que je suis écrasé par ce poids terrible.

rébecca, s’appuyant au dossier de sa chaise. — Pense à ces moments délicieux, à nos douces causeries au crépuscule, dans le salon où nous allions tous les deux nous asseoir. Nous formions ensemble des projets d’existence nouvelle : tu voulais te jeter dans la vie active, dans la vie intense d’aujourd’hui — comme tu disais. Aller de foyer en foyer porter la parole de liberté, gagner les esprits et les volontés, donner la noblesse aux hommes, partout à la ronde, — élargissant ton cercle de plus en plus. La noblesse !

rosmer. — La noblesse et la joie.

rébecca. — Oui, et la joie.

rosmer. — Car c’est la joie qui ennoblit les esprits, Rébecca.

rébecca. — Et la douleur aussi — ne crois-tu pas ? La grande douleur ?

rosmer. — Oui, quand on peut la traverser, la surmonter, la vaincre.

rébecca. — C’est là ce qu’il faut faire, Rosmer.

rosmer, secouant tristement la tête. — Oh ! je n’en sortirai jamais, il me restera toujours un doute, une interrogation dans l’esprit. Jamais je ne connaîtrai plus ce sentiment qui donne à la vie un charme inexprimable.

rébecca, plus bas, penchée sur le dossier. — Quel sentiment, Rosmer ?

rosmer, levant la tête pour la regarder. — Le plus calme, le plus joyeux de tous : la pureté de conscience.

rébecca, se reculant d’un pas. — Oui, la pureté de conscience.

(Un court silence.)

rosmer, regardant devant lui, le coude sur la table, la tête appuyée sur la main. Et comme elle a su tout combiner ! Quelle suite dans ses idées ! Elle commence par éprouver un doute au sujet de ma foi religieuse. D’où lui est venu ce doute, en ce moment-là ? Mais enfin il lui est venu. Puis c’est devenu une certitude. Et puis… Ah ! il lui a été si facile après cela de croire tout possible. (Se redressant et se passant les mains dans les cheveux.) Ah ! Toutes ces cruelles visions, jamais je ne pourrai m’en défaire ! Je le sens si bien. Je le sais. À un moment donné, elles surgiront et me rappelleront la morte.

rébecca. — Comme le cheval blanc de Rosmersholm.

rosmer. — Oui, exactement. Dans les ténèbres, dans le silence.

rébecca. — Et grâce à ce misérable cauchemar, tu voudrais renoncer à la vie active où tu commençais déjà à prendre pied.

rosmer. — Tu as raison, c’est dur, Rébecca. Mais je n’ai pas de choix. Comment veux-tu que je sorte de là !

rébecca, derrière sa chaise. — En te créant de nouvelles relations.

rosmer, tressaillant et levant la tête. — De nouvelles relations !

rébecca. — Oui, de nouvelles relations, avec le monde extérieur. Vivre, agir, travailler, et ne pas rester là à ruminer tes pensées et à te creuser l’esprit sur des énigmes insolubles.

rosmer, se levant. — De nouvelles relations ? (Il traverse la scène jusqu’à la porte, s’y arrête un instant et revient à la même place.) Une question me vient à l’esprit. N’y as tu pas songé toi-même ?

rébecca, respirant avec peine. — Dis-moi de quoi il s’agit.

rosmer. — Quelle tournure, crois-tu que nos relations prendront à partir d’aujourd’hui ?

rébecca. — Je pense que notre amitié saura résister à n’importe quelle épreuve.

rosmer. — Oui, mais ce n’est pas exactement là ce que je voulais dire. Je parle de ce qui nous a rapprochés dès le commencement, de ce qui nous lie si fort l’un à l’autre, de notre croyance commune à la possibilité d’une chaste union entre homme et femme vivant ensemble.

rébecca. — Oui, oui, eh bien ?

rosmer. — C’est surtout à un genre de vie paisible et heureux que conviennent, n’est-ce pas, des relations de cette espèce, des rapports comme les nôtres ?

rébecca. — Eh bien ?

rosmer. — Or, ma vie sera désormais pleine de combats, d’inquiétudes et de fortes émotions. Car je veux vivre, Rébecca ! Je ne me laisserai pas terrasser par d’horribles suppositions. Je ne me laisserai pas imposer une ligne de conduite ni par les vivants, ni… par personne.

rébecca. — Non, n’est-ce pas, Rosmer ? Sois en tout un homme libre !

rosmer. — Comprends-tu maintenant à quoi je pense ? Dis ? Ne vois-tu pas ce qu’il y a à faire pour me débarrasser de tous ces souvenirs qui me rongent, de tout mon triste passé ?

rébecca. — Continue !

rosmer. — Je veux opposer au passé une réalité nouvelle et vivante.

rébecca, comme saisie de vertige, cherche le dossier de la chaise pour s’y appuyer. — Vivante ? que veux-tu dire ?

rosmer, se rapprochant d’elle. — Rébecca, si je te demandais : Veux-tu être ma seconde femme ?

rébecca, reste un instant sans pouvoir parler, puis, avec une explosion de joie. — Ta femme ! À toi ! Moi !

rosmer. — C’est bien. Essayons de ce moyen. Ne faisons plus qu’un, toi et moi. Il ne faut plus de place vide après la morte

rébecca. — Moi, à la place de Félicie !

rosmer. — Comme cela, elle disparaîtra pour toujours. Pour le temps et pour l’éternité.

rébecca, d’une voix faible et craintive. — Le crois-tu, Rosmer ?

rosmer. — Il faut que ce soit ! Il le faut ! Je ne puis pas, je ne veux pas traverser la vie avec un cadavre sur le dos. Je veux m’en débarrasser. Aide-moi, Rébecca. Et puis, étouffons tous les souvenirs dans la liberté, dans le plaisir, dans la passion. Tu seras pour moi la seule épouse que j’aie jamais eue.

rébecca, avec fermeté. — Ne me reparle pas de cela. Jamais je ne serai ta femme.

rosmer. — Que dis-tu là ? Jamais ! Oh ! ne pourrais-tu donc pas apprendre à m’aimer ? Est-ce qu’un ferment d’amour ne se cache pas déjà au fond de notre amitié ?

rébecca, se bouchant les oreilles, comme épouvantée. — Ne parle pas ainsi, Rosmer ! Ne dis pas cela !

rosmer. — Oui, oui, il y a là une possibilité. Oh ! je vois que tu le sens comme moi. N’est-ce pas Rébecca ?

rébecca, reprenant son calme et se dominant. — Ecoute-moi bien : je te dis que si tu persistes dans cette idée, je quitte Rosmersholm.

rosmer. — Toi, partir ! Tu ne le pourrais pas ! C’est impossible.

rébecca. — Il m’est encore plus impossible d’être ta femme. Jamais de la vie je ne le pourrai.

rosmer, la regarde, frappé. — Tu dis « je ne le pourrai » et tu le dis d’une façon si étrange. Pourquoi ne le pourrais-tu pas ?

rébecca, lui prenant les mains. — Cher ami, dans ton intérêt et dans le mien, ne me demande pas pourquoi. (Lâchant ses mains.) Assez, Rosmer.

(Elle se dirige vers la porte de gauche.)

rosmer. — À partir de ce moment, il n’y a plus pour moi qu’une seule question : Pourquoi ?

rébecca, se retournant et regardant Rosmer. — En ce cas tout est fini.

rosmer. — Entre toi et moi ?

rébecca. — Oui.

rosmer. — Jamais nous ne serons détachés l’un de l’autre. Jamais tu ne quitteras Rosmersholm.

rébecca, la main sur le bouton de la porte. — Non ; c’est bien possible. Mais, si tu me questionnes encore, tout n’en sera pas moins fini.

rosmer. — Fini ? Comment ?

rébecca. — Oui, car en ce cas, je prendrai le même chemin que Félicie.

rosmer. — Rébecca !

rébecca, près de la porte, avec un lent hochement de tête. — Tu le sais maintenant.

(Elle sort.)

rosmer, fixant d’un air égaré la porte qui s’est refermée. — Qu’est-ce que cela veut dire ?


ACTE TROISIÈME


Même décor. La fenêtre et la porte du vestibule sont ouvertes. Au dehors, Le soleil du matin éclaire le paysage.


Rébecca West, habillée comme dans le premier acte, est debout près de la fenêtre, occupée à soigner et à arroser les fleurs. Elle a jeté son ouvrage sur un fauteuil. Mme Helseth, un plumeau à la main, époussette les meubles.


rébecca, après un moment de silence. — C’est singulier que le pasteur ne soit pas encore descendu.

mme helseth. — Oh ! cela arrive souvent. Mais je pense qu’il ne peut plus tarder maintenant.

rébecca. — L’avez-vous vu aujourd’hui ?

mme helseth. — A peine. Quand je lui ai monté son café, il était en train de faire sa toilette dans la chambre à coucher.

rébecca. — Je demande cela, parce qu’il n’allait pas très bien hier soir.

mme helseth. — Je l’ai bien remarqué. Et puis, n’y aurait-il pas quelque brouille entre lui et son beau-frère ?

rébecca. — À propos de quoi cette brouille ? Que croyez-vous ?

mme helseth. — Que sais-je ? Peut-être ce Mortensgaard les aura-t-il montés l’un contre l’autre.

rébecca. — C’est bien possible. Savez-vous quelque chose au sujet de ce Pierre Mortensgaard ?

mme helseth. — Comment mademoiselle peut-elle le supposer ? Un homme comme lui !

rébecca. — Vous pensez à ce vilain journal qu’il rédige ?

mme helseth. — Oh ! il y a encore autre chose. — Mademoiselle a bien entendu dire qu’il a eu un enfant avec une femme mariée abandonnée par son mari ?

rébecca. — On me l’a dit. Mais cela a dû se passer longtemps avant mon arrivée.

mme helseth. — Oh oui, il était tout jeune alors. Elle aurait dû être plus raisonnable que lui. Il voulait même l’épouser, mais cela n’a pas pu se faire et il a payé cher cette histoire. — Mais, depuis ce temps, Mortensgaard s’est relevé, ma foi, et maintenant il y a beaucoup de gens qui le recherchent.

rébecca. — La plupart des petites gens s’adressent à lui de préférence, quand ils sont dans l’embarras.

mme helseth. — Oh, il se pourrait qu’il y eût d’autres que les petites gens qui…

rébecca, la regardant à la dérobée. — Vraiment.

mme helseth, frottant et nettoyant énergiquement le sofa. — Il se pourrait bien, mademoiselle, que ce fût arrivé à des gens dont on n’aurait jamais pu le croire.

rébecca, rangeant les pots de fleurs. — Cela ne peut être qu’une supposition, madame Helseth. Vous ne pouvez pas savoir cela au juste.

mme helseth. — Vraiment, mademoiselle ? Eh bien, mademoiselle se trompe. Car, puisqu’il faut absolument tout dire, j’ai moi-même porté, dans le temps, une lettre à Mortensgaard.

rébecca, se retournant. — Pas possible !…

mme helseth. — Bien sûr que oui. Et cette lettre avait été écrite à Rosmersholm même.

rébecca. — Vraiment, madame Helseth ?

mme helseth. — Ma foi, oui. Et cela sur un beau papier fin, et cachetée d’un beau cachet rouge.

rébecca. — Et on vous l’a confiée ? En ce cas, chère madame Helseth, il n’est pas bien difficile d’en deviner l’auteur.

mme helseth. — Vraiment ?

rébecca. — Naturellement ça a dû être quelque fantaisie de malade de cette pauvre Madame Rosmer.

mme helseth. — C’est mademoiselle qui dit cela, pas moi.

rébecca. — Mais que contenait-elle donc, cette lettre ? Ah ! c’est vrai, vous ne pouviez pas le savoir.

mme helseth. — Hm, il se pourrait bien tout de même…

rébecca. — Vous a-t-elle dit de quoi il s’agissait ?

mme helseth. — Non, ce n’est pas tout à fait cela. Mais, quand ce Mortensgaard eût achevé de lire la lettre, il s’est mis à me questionner en long et en large, de sorte que j’ai fort bien compris de quoi il s’agissait.

rébecca. — De quoi s’agissait-il donc ? Chère, bonne madame Helseth, racontez-moi cela, je vous en prie.

mme helseth. — Non, mademoiselle. Pour rien au monde.

rébecca. — Voyons, vous pouvez bien me confier cela. Nous sommes de si bonnes amies.

mme helseth. — Que Dieu me garde de vous en parler, mademoiselle. Je ne puis dire qu’un mot : il s’agissait d’une vilaine chose qu’on avait fait accroire à la pauvre dame.

rébecca. — Qui cela ?

mme helseth. — De méchantes gens, mademoiselle, de méchantes gens.

rébecca. — De méchantes…

mme helseth. — Oui, je le répète, ce devait être de méchantes gens.

rébecca. — Qui soupçonnez vous ?

mme helseth. — Oh ! je sais bien à qui je pense. Mais que Dieu me garde d’en souffler mot. Il y a en ville certaine dame — hm !

rébecca. — Je vois à votre figure que vous pensez à madame Kroll.

mme helseth. — Ah ! en voilà une, celle-là ! Avec moi, elle s’est toujours montrée d’une hauteur. — Et soyez sûre qu’elle ne vous porte pas dans son cœur.

rébecca. — Croyez-vous que madame Rosmer eût toute sa raison quand elle a écrit cette lettre à Mortensgaard ?

mme helseth. — C’est si curieux, la raison : on n’y comprend pas grand’chose, mademoiselle. Pour moi, je ne crois pas que madame eût jamais perdu tout son bon sens.

rébecca. — Cependant, elle a été comme égarée en apprenant qu’elle n’aurait jamais d’enfants. C’est alors qu’a éclaté sa folie.

mme helseth. — Oui, cela a beaucoup éprouvé la pauvre dame.

rébecca, prenant son ouvrage et s’asseyant sur le fauteuil, près de la fenêtre. — Du reste — ne pensez-vous pas aussi, madame Helseth, qu’au fond c’est ce qui pouvait arriver de plus heureux à monsieur le pasteur ?

mme helseth. — Que voulez-vous dire, mademoiselle ?

rébecca. — Qu’il n’y eût pas d’enfants, n’est-ce pas ?

mme helseth. — Dame, je ne sais trop, mademoiselle.

rébecca. — Vous pouvez m’en croire. Le pasteur Rosmer n’est pas fait pour passer sa vie ici à écouter crier des enfants.

mme helseth. — Les petits enfants ne crient pas à Rosmersholm, mademoiselle.

rébecca, la regardant. — Ils ne crient pas ?

mme helseth. — De mémoire d’homme, on n’a entendu les petits enfants crier à Rosmersholm.

rébecca. — C’est bien extraordinaire.

mme helseth. — N’est-ce pas, mademoiselle ? C’est de famille. Et puis il y a encore une chose. Plus tard, ils ne rient jamais. Ils ne rient jamais durant toute leur vie.

rébecca. — Vraiment, ce serait bien singulier.

mme helseth. — Mademoiselle a-t-elle une seule fois vu ou entendu rire monsieur le pasteur ?

rébecca. — Non ; en y réfléchissant bien, je crois que vous avez raison. Mais il me semble que les gens, en général, ne rient pas beaucoup, dans cette contrée.

mme helseth. — Non, bien sûr. Cela a commencé à Rosmersholm, à ce qu’on dit, et puis cela s’est répandu à la ronde ; on dirait une contagion.

rébecca. — Vous êtes une femme de grand sens, madame Helseth.

mme helseth. — Ah, il ne faut pas que mademoiselle se moque de moi — (Écoutant.) Chut, chut, voici le pasteur qui descend. Il n’aime pas à voir le balai ici.

(Elle sort par la porte de droite.)
(Jean Rosmer, son chapeau et sa canne à la main, entre par la porte du vestibule.)

rosmer. — Bonjour, Rébecca.

rébecca. — Bonjour, cher ami. (Un instant de silence. Elle tricote.) Tu vas sortir ?

rosmer. — Oui.

rébecca. — Le temps est très beau.

rosmer. — Tu n’es pas montée chez moi ce matin ?

rébecca. — Non. Pas aujourd’hui.

rosmer. — Tu ne le feras plus à l’avenir ?

rébecca. — Je ne sais pas encore.

rosmer. — A-t-on apporté quelque chose pour moi ?

rébecca. — Le Journal du district.

rosmer. — Le Journal du district ?

rébecca. — Il est là, sur la table.

rosmer, déposant son chapeau et sa canne. — Y a-t-il quelque chose ?

rébecca. — Oui.

rosmer. — Et malgré cela tu me l’as pas envoyé.

rébecca. — Il sera toujours temps de le lire.

rosmer. — Voyons ! (Il prend le journal et lit debout près de la table.) Quoi ! « On ne prend jamais assez de précautions contre de pitoyables déserteurs. » (Il la regarde.) Ils m’appellent déserteur Rébecca.

rébecca. — Il n’y a personne de nommé.

rosmer. — Cela revient au même. — (Il continue à lire.) « traîtres, perfides envers la bonne cause, natures de Judas qui avouent impudemment leur apostasie aussitôt qu’ils croient le moment propice et profitable arrivé. » « Un attentat scandaleux contre la mémoire des ancêtres — « dans l’attente d’une récompense honnête de la part de ceux qui, pour le moment, détiennent le pouvoir. » (Replaçant le journal sur la table.) Et voilà ce qu’ils écrivent sur mon compte ! Des gens qui me connaissent de si près et depuis si longtemps. Tout en sachant qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. — Cela ne les empêche pas de l’écrire.

rébecca. — Ce n’est pas tout.

rosmer, reprenant le journal. — « une excuse dans un jugement peu exercé ; une influence perverse, s’étendant peut-être jusqu’à un ordre de faits dont nous ne voulons pas encore faire l’objet d’une allusion ou d’une censure publique. » — (Il regarde Rébecca.) Qu’est-ce que cela veut dire ?

rébecca. — Cela me concerne, comme tu vois.

rosmer, déposant le journal. — Rébecca, c’est là le fait de malhonnêtes gens.

rébecca. — Oui, je crois qu’ils rendraient des points à Mortensgaard.

rosmer, arpentant la scène. — Il faudrait songer au salut public. Tout ce qu’il y a de bon au fond des hommes sera étouffé si on laisse subsister cet état de choses. Mais cela ne doit pas durer ! Oh ! quel bonheur ce serait, quel bonheur de pouvoir apporter un peu de lumière dans cet abîme de ténèbres et de méchanceté.

rébecca, se levant. — Oui, n’est-ce pas, cher ami ? Tu as là un grand, un magnifique but d’existence !

rosmer. — Pense donc, Rébecca, si j’avais le pouvoir de leur faire avouer leurs torts, de réveiller la honte et le repentir dans leurs cœurs, de les amener à se rapprocher de leurs semblables avec confiance — avec amour.

rébecca. — Si tu y emploies seulement toutes tes forces, tu verras que tu réussiras.

rosmer. — Il me semble qu’on pourrait y arriver. Que la vie deviendrait belle alors ! Plus de combats haineux, rien que des luttes d’émulation, tous les regards fixés sur un même but, toutes les volontés, tous les esprits tendant sans cesse plus loin, toujours plus haut, chacun suivant le chemin qui convient à son individualité. Du bonheur pour tous, créé par tous. Il se trouve par hasard devant la fenêtre, regarde et, tressaillant, dit avec une sombre expression.) Oh ! — Ce n’est pas par moi…

rébecca. — Ce n’est pas… Ce n’est pas par toi ?

rosmer. — Ni pour moi non plus.

rébecca. — Voyons, Rosmer, ne te laisse pas aller à ces doutes-là !

rosmer. — Le bonheur, chère Rébecca, c’est avant tout le sentiment doux, gai, confiant d’une conscience pure.

rébecca, d’un air absorbé. — Oui, ce sentiment-là…

rosmer. — Toi, tu ne peux guère en juger. Mais moi…

rébecca. — Toi moins que personne !

rosmer, montrant la fenêtre du doigt. — Le torrent du moulin…

rébecca. — Oh ! Rosmer ?

(Mme Helseth se montre à la porte de droite.)

madame helseth. — Mademoiselle !

rébecca. — Plus tard, plus tard. Pas maintenant

madame helseth. — Un seul mot, mademoiselle.

(Rébecca se dirige vers la porte. Mme Helseth lui communique quelque chose. Elles parlent un instant à voix basse. Mme Helseth fait un signe de tête et sort.)

rosmer, inquiet. — Est-ce quelque chose qui me regarde ?

rébecca. — Non, rien que des affaires de ménage. Tu devrais sortir maintenant, Rosmer, respirer l’air frais, faire une longue promenade.

rosmer, prenant son chapeau. — Oui ; viens, nous irons ensemble.

rébecca. — Non, mon ami, je ne puis t’accompagner maintenant. Va seul, mais promets-moi de secouer toutes ces tristes pensées. Promets-le-moi.

rosmer. — Je n’y réussirai jamais. Je le crains bien.

rébecca. — Dire que tu te tourmentes ainsi pour de vaines imaginations.

rosmer. — Hélas ! ce ne sont pas de vaines imaginations, Rébecca. J’ai passé toute la nuit à retourner ces choses dans ma tête. Félicie a peut-être vu juste, quand même.

rébecca. — En quoi ?

rosmer. — Quand elle a cru que je t’aimais, Rébecca.

rébecca. — Elle aurait vu juste !

rosmer, déposant son chapeau sur la table. — Une question me travaille sans cesse. N’avons-nous pas été dupes de nous-mêmes en appelant amitié le lien qui nous unit ?

rébecca. — Tu crois peut-être qu’on aurait dû l’appeler…

rosmer. — Amour. Oui, Rébecca, je le crois. Encore du vivant de Félicie, c’est vers toi qu’allaient toutes mes pensées. Je n’étais heureux qu’avec toi. Auprès de toi seule j’éprouvais ce bonheur sans désirs, fait de calme et de joie. Si nous réfléchissons bien, Rébecca, nos rapports ont commencé comme une douce et furtive amourette d’enfants, sans désirs et sans rêves. N’éprouvais-tu pas les mêmes sentiments ? Dis ?

rébecca, tâchant de se maîtriser. — Oh, je ne saurais te répondre.

rosmer. — Et c’est cette vie intime, l’un avec l’autre, l’un pour l’autre, que nous avons prise pour de l’amitié. Non, vois-tu, dès les premiers jours peut-être, nos relations n’ont été autre chose qu’un mariage spirituel. Voilà pourquoi je suis coupable. Je n’en avais pas le droit à cause de Félicie.

rébecca. — Tu n’avais pas le droit d’être heureux ? Le crois-tu, Rosmer ?

rosmer. — Elle voyait nos relations au point de vue de son amour à elle, elle les jugeait d’après la nature de cet amour. Cela va de soi. Elle ne pouvait pas juger autrement.

rébecca. — Mais comment peux-tu t’accuser toi même de la méprise de Félicie ?

rosmer. — C’est par amour pour moi, un amour à sa manière, qu’elle s’est jetée dans le torrent. C’est un fait révélateur, Rébecca. Jamais je ne sortirai de là.

rébecca. — Oh ! ne pense plus qu’au bel et noble but auquel tu as voué ton existence !

rosmer, secouant la tête. — Il est inaccessible, pour moi, vois-tu. Je n’y atteindrai jamais, après ce que je sais maintenant.

rébecca. — Pourquoi n’y attendrais-tu pas ?

rosmer. — Parce qu’il ne saurait y avoir de triomphe dans une œuvre qui a sa racine dans le crime.

rébecca, avec éclat. — Ah ! voilà donc l’esprit de ta race, ses doutes, ses angoisses, ses scrupules ! On se raconte ici que les morts reviennent comme des chevaux blancs lancés à fond de train. C’est l’image de ce que je reconnais en toi.

rosmer. — Que ce soit vrai ou non, je n’y puis rien, puisque je ne saurais m’y dérober. Crois-moi, Rébecca ; c’est comme je le dis : pour qu’une œuvre triomphe à jamais, il lui faut un champion joyeux et sans reproche.

rébecca. — La joie, Rosmer, est-elle donc une condition de vie pour toi ?

rosmer. — La joie ? Oui, Rébecca.

rébecca. — Pour toi qui ne ris jamais ?

rosmer. — Qu’importe ! Je t’assure que j’ai une grande disposition à être joyeux.

rébecca. — Sors maintenant, cher ami. Va loin, très loin, entends-tu ? Tiens : voici ton chapeau et voici ta canne.

rosmer, prend l’un et l’autre. — Merci. Et tu ne m’accompagnes pas ?

rébecca. — Non, non, pas maintenant : cela m’est impossible.

rosmer. — Allons ! tu n’en es pas moins toujours avec moi.

(Il sort par la porte du vestibule, qui reste ouverte. Un instant après, Rébecca s’en approche et regarde. Puis elle se dirige vers la porte de droite qu’elle ouvre.)

rébecca, à demi-voix. — Maintenant, madame Helseth, vous pouvez le faire entrer.

(Elle traverse la scène et s’approche de la fenêtre.)
(Un instant après, le recteur Kroll entre par la porte de droite. Il salue en silence d’un air compassé et ne dépose pas son chapeau.)

kroll. — Il est sorti ?

rébecca. — Oui.

kroll. — A-t-il l’habitude de rester longtemps dehors ?

rébecca. — Oh oui ! Mais aujourd’hui il est impossible de rien prévoir. Et si vous ne voulez pas le rencontrer…

kroll. — Non, non. C’est à vous que je désire parler, seul à seule.

rébecca. — En ce cas ne perdons pas de temps. Prenez place, monsieur le recteur.

(Elle s’assied dans le fauteuil près de la fenêtre. Kroll prend place sur un siège, à côté d’elle.)

kroll. — Mademoiselle West, vous ne sauriez vous faire une idée de la douleur profonde que me cause le changement survenu dans Jean Rosmer.

rébecca. — Nous avions prévu que cela vous ferait cet effet au premier moment.

kroll. — Au premier moment, dites-vous ?

rébecca. — Rosmer avait l’espoir certain que, tôt ou tard, vous vous rangeriez de son côté.

kroll. — Moi !

rébecca. — Vous et tous ses autres amis.

kroll. — Vous voyez bien ! Telle est la faible de son jugement quand il s’agit des hommes et de la vie réelle.

rébecca. — Du reste, il sent le besoin de s’affranchir en tout.

kroll. — Voilà justement ce que je ne crois pas.

rébecca. — Que croyez-vous donc ?

kroll. — Je crois que c’est vous qui êtes au fond de tout cela.

rébecca. — Cette idée vous vient de votre femme, recteur.

kroll. — Peu importe de qui elle vient. Ce qui est certain, c’est qu’en songeant à toute votre conduite, depuis votre arrivée à Rosmersholm, et en coordonnant tous mes souvenirs, il me vient un soupçon, un fort, un très fort soupçon.

rébecca, le regardant. — Je crois me rappeler qu’il y eut un temps, cher recteur, où vous aviez une immense confiance en moi, j’allais dire une confiance sans bornes.

kroll, d’une voix contenue. — Qui ne réussiriez-vous pas à ensorceler, en vous y appliquant ?

rébecca. — Je me serais appliquée à !…

kroll. — Oui, vous l’avez fait. Je ne suis plus assez fou maintenant pour supposer qu’il y ait eu du sentiment dans votre jeu. Vous vouliez tout simplement vous faire accepter à Rosmersholm, vous enraciner ici. C’est à cela que je devais vous aider. Je le vois bien maintenant.

rébecca. — Vous avez donc entièrement oublié que c’est aux prières et aux supplications de Félicie que j’ai cédé en venant demeurer ici.

kroll. — Oui, elle aussi, vous l’aviez ensorcelée. Croyez-vous qu’on eût pu donner le nom d’amitié au sentiment qu’elle éprouvait pour vous ? C’est devenu une idolâtrie, un culte, comment dire, une folle adoration : c’est là le vrai mot.

rébecca. — Souvenez-vous, je vous prie, de l’état d’esprit de votre sœur. Quant à moi, je ne pense pas qu’on puisse m’accuser d’exaltation.

kroll. — Non, certes, on ne peut pas vous accuser d’exaltation. Et c’est cela qui vous rend si dangereuse pour les personnes sur lesquelles vous voulez établir votre empire. Il vous est facile d’agir avec délibération, de calculer juste, précisément parce que vous avez un cœur froid.

rébecca. — Un cœur froid ? Vous en êtes sûr ?

kroll. — J’en suis tout à fait sûr maintenant. Auriez-vous pu, sans cela, poursuivre votre but, d’année en année, avec cette impassible fermeté. Oui, oui, vous avez réussi. Lui, et tout ici est en votre pouvoir. Mais, pour y arriver, vous n’avez pas craint de le rendre malheureux.

rébecca. — Ce n’est pas vrai, ce n’est pas moi, c’est vous-même qui le rendez malheureux.

kroll. — Moi !

rébecca. — Oui ; en lui faisant croire qu’il est responsable de la terrible fin de Félicie.

kroll. — Ah ! cela lui a donc fait une si violente impression ?

rébecca. — Pouviez-vous en douter ? Une âme tendre comme la sienne…

kroll. — Je pensais qu’un homme émancipé, comme on dit, savait se mettre au-dessus de tous les scrupules de ce genre. Mais voilà ! Oh oui ! au fond j’en étais convaincu. Le descendant des hommes qui nous regardent ici (il montre les portraits d’un geste) ne pourra jamais se défaire des sentiments qu’ils se sont légués de génération en génération.

rébecca, d’un air pensif. — C’est bien vrai : Jean Rosmer tient à sa race par de fortes racines.

kroll. — Oui ; et si vous aviez été bonne pour lui, vous en auriez tenu compte ; mais probablement vous ne pouvez pas vous arrêter à des considérations de ce genre. Votre point de départ est entièrement différent du sien.

rébecca. — De quel point de départ parlez-vous ?

kroll. — Je parle d’origines et d’extraction, mademoiselle West.

rébecca. — Eh bien, oui. C’est vrai, je suis d’une très humble extraction. Cependant…

kroll. — Ce n’est pas à la classe ou à la situation sociale que je fais allusion. Je pense aux origines morales.

rébecca. — Quelles origines ?

kroll. — À ce qui a présidé à votre naissance.

rébecca. — Vous dites ?

kroll. — Je n’en parle que parce que cela explique toute votre conduite.

rébecca. — Je ne vous comprends pas. Je demande une explication claire et nette. Venez au fait.

kroll. — Je croyais vraiment que vous étiez au fait. Il serait étrange, sans cela, que vous vous fussiez laissé adopter par le docteur West.

rébecca, se levant. — Ah ! je comprends maintenant.

kroll. — Que vous eussiez pris son nom. Votre mère s’appelait Gamvik.

rébecca, traversant la scène — Gamvik était le nom de mon père, M. le recteur.

kroll. — Les fonctions de votre mère devaient naturellement la mettre en rapports continuels avec le médecin du district.

rébecca. — C’est vrai.

kroll. — Aussitôt après la mort de votre mère, il vous accueille ; il vous traite durement, et malgré cela vous restez auprès de lui. Vous savez qu’il ne vous laissera pas un sou. Pour tout héritage, vous avez eu, je crois, une caisse remplie de livres. Et cependant vous restez chez lui, vous supportez tout et vous le soignez jusqu’à la fin.

rébecca, près de la table, le regardant avec ironie. — Et si j’ai fait tout cela, c’est, signe d’après vous, qu’il y a quelque chose d’immoral et de criminel dans ma naissance ?

kroll. — Tout ce que vous avez fait pour lui, je l’attribue à un instinct filial inconscient : j’estime, au surplus, que, pour expliquer toute votre conduite, il faut remonter jusqu’à votre origine.

rébecca, brusquement. — Mais il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce que vous avancez ! Et je puis le prouver : à l’époque de ma naissance, le docteur West n’était pas encore venu dans le Finmark.

kroll. — Excusez-moi, Mademoiselle. Il s’y est établi un an auparavant. J’ai vérifié le fait.

rébecca. — Vous vous trompez, vous dis-je ! Vous vous trompez !

kroll. — Avant-hier vous avez dit ici-même que vous aviez vingt-neuf ans. Que vous étiez dans votre trentième.

rébecca. — Vraiment ? J’ai dit cela ?

kroll. — Oui, vous l’avez dit. Et, partant de là…

rébecca. — Halte ! Vous calculez pour rien. Je puis vous le dire tout de suite : j’ai un an de plus que ce que j’avoue.

kroll, avec un sourire d’incrédulité. — Vraiment ?… Voilà du nouveau. Comment cela se fait-il ?

rébecca. — Quand j’ai eu vingt-cinq ans, il m’a semblé, n’étant pas mariée, que je devenais trop vieille. Alors j’ai résolu de me rajeunir d’une année.

kroll. — Vous ! Une femme émancipée, vous nourrissez des préjugés à l’égard de l’âge où l’on se marie ?

rébecca. — Oui, c’était absurde, c’était ridicule. Mais on ne réussit jamais à s’émanciper entièrement. Nous sommes ainsi faites.

kroll. — C’est bien possible. Mais le calcul pourrait bien se trouver juste tout de même : c’est que le docteur West a fait une courte visite dans ces parages, l’année qui a précédé sa nomination.

rébecca, avec éclat. — Ce n’est pas vrai !

kroll. — Ce n’est pas vrai ?

rébecca. — Non, car ma mère n’en a jamais parlé.

kroll. — Vraiment !

rébecca. — Non, jamais ! et le docteur West non plus. Jamais un mot.

kroll. — C’est peut-être qu’ils avaient tous deux une raison pour sauter par dessus une année : Exactement comme vous l’avez fait vous-même, mademoiselle West. Peut-être est-ce là un trait de famille.

rébecca, marchant avec agitation et se tordant les mains. — C’est impossible. Vous voulez m’en imposer. Ce n’est pas vrai ! C’est faux ! Cela ne se peut pas ! Jamais, jamais !

kroll, se levant. — Voyons, ma chère amie, pourquoi le prendre ainsi, grand Dieu ! Vous m’effrayez, vraiment ! Que dois-je croire ? Que dois-je penser ?

rébecca. — Rien. Vous n’avez rien à croire, rien à penser.

kroll. — Expliquez-moi alors comment il se fait que vous preniez cette chose, cette possibilité tellement à cœur.

rébecca, reprenant contenance. — C’est assez clair, me semble-t-il, monsieur le recteur. Je n’ai pourtant pas envie de passer ici pour une enfant illégitime.

kroll. — Bien. J’accepte cette explication, jusqu’à nouvel ordre. Mais voilà donc encore un point sur lequel vous avez conservé certains préjugés.

rébecca. — Il paraît que oui.

kroll. — Eh bien ! il me semble qu’il en est de même de la plupart des idées qui constituent ce que vous appelez votre émancipation. Votre esprit s’est approprié tout un fond de pensées, de convictions nouvelles. Vous avez acquis quelque connaissance des travaux accomplis dans certains domaines, et qui paraissent renverser trl ou tel autre principe regardé jusqu’à présent, parmi nous, comme immuable et hors d’atteinte. Mais tout cela, mademoiselle West, est resté chez vous à l’état de notion. Ce n’est que du savoir. Cela ne vous a pas passé dans le sang.

rébecca, pensive. — Peut-être avez-vous raison dans ce que vous dites.

kroll. — Interrogez-vous seulement et vous verrez. Et, s’il en est ainsi de vous, il est facile de comprendre ce qui se passe dans l’âme de Jean Rosmer. C’est de la folie pure et simple. Pour lui, ce serait aller droit à l’abîme que de se donner ouvertement pour un renégat ! Le voyez-vous, avec son esprit timoré, repoussé, poursuivi par le milieu auquel il a appartenu jusqu’à ce jour ? Exposé à être attaqué sans pitié par ce qu’il y a de mieux dans la société ? Jamais de la vie il ne pourrait résister à cela.

rébecca. — Il faudra bien qu’il y résiste ! Il est trop tard pour reculer.

kroll. — Pas le moins du monde. On pourra faire le silence autour de ce qui est arrivé, ou du moins représenter tout cela comme un égarement fatal, mais passager. Cependant, il y a une règle de conduite qu’il sera en effet indispensable de suivre.

rébecca. — Laquelle ?

kroll. — Il faudra, mademoiselle West, que vous l’ameniez à légaliser cette situation.

rébecca. — Sa situation à mon égard ?

kroll. — Oui, il faut l’y amener.

rébecca. — Ainsi donc, vous ne pouvez pas vous défaire de l’idée que nos relations aient besoin d’être légalisées, comme vous dites.

kroll. — Je ne veux pas discuter cette question. Mais je crois avoir remarqué qu’il n’est jamais aussi facile de rompre avec les soi-disant préjugés que lorsque… hm.

rébecca. — Lorsqu’il s’agit de relations entre homme et femme, voulez-vous dire ?

kroll. — Oui, franchement, je le crois.

rébecca, traversant la scène et allant regarder par la fenêtre. — J’allais presque dire : tant mieux si c’était le cas, monsieur le recteur.

kroll. — Voilà de singulières paroles. Que voulez-vous dire ?

rébecca. — Peu importe ! Ne parlons plus de tout cela. Ah, le voici.

kroll. — Déjà ! En ce cas je m’en vais.

rébecca, se tournant vers lui. — Non, restez. Vous allez entendre du nouveau.

kroll. — Pas maintenant. Il me semble que je ne supporterais pas sa présence.

rébecca. — Je vous en prie, restez. Ne partez pas ! Vous vous en repentiriez plus tard. C’est la dernière fois que je vous fais une prière.

kroll, la regardant, étonné, et déposant son chapeau. — C’est bien, mademoiselle West. Je reste.

(Un moment de silence. Jean Rosmer entre par la pointe du vestibule.)

rosmer, aperçoit le recteur et s’arrête sur le seuil. — Comment ! Toi ici !

rébecca. — Il aurait préféré ne pas te rencontrer, Rosmer.

kroll, répétant involontairement. — Te rencontrer.

rébecca. — Oui, recteur. Rosmer et moi, nous nous tutoyons. C’est une suite naturelle des relations qui existent entre nous.

kroll. — C’est donc cela que vous vouliez m’apprendre ?

rébecca. — Cela, et autre chose encore.

rosmer, se rapprochant. — Quelle est le motif de ta visite d’aujourd’hui ?

kroll. — J’ai voulu essayer encore une fois de t’arrêter, de te reprendre.

rosmer, montrant le journal. — Après ce qui est écrit-là ?

kroll. — Ce n’est pas de moi.

rosmer. — As-tu fait quelque démarche pour l’empêcher ?

kroll. — C’eût été manquer à la cause que je sers. D’ailleurs cela ne dépendait pas de moi.

rébecca, déchire le journal, en froisse les morceaux et les jette dans la cheminée. — Voilà. C’est loin des yeux : que ce soit aussi loin du cœur. Car il n’arrivera plus rien de pareil, Rosmer.

kroll. — Puissiez-vous faire en sorte que ce soit vrai.

rébecca. — Asseyons-nous, mes amis, tous les trois. Je vais tout vous dire.

rosmer, lui obéissant involontairement. — Qu’as-tu, Rébecca ? D’où te vient ce calme effrayant ? Qu’y a-t-il ?

rébecca. — C’est le calme de la résolution. {& asseyant.) Vous aussi, recteur, prenez place.

(Kroll s’assied sur le sofa.)

rosmer. — Le calme de la résolution ? Quelle résolution ?

rébecca. — Mon cher ami, je vais te rendre ce dont tu as besoin pour vivre : la joie d’une conscience pure.

rosmer. — Que veulent dire ces paroles ?

rébecca. — Je te raconterai ce qui s’est passé. Cela suffira.

rosmer. — Parle !

rébecca. — Quand je suis venue du Finmarck, avec le docteur West, j’ai eu comme la révélation d’un monde nouveau qui s’ouvrait tout grand devant moi. Le docteur m’avait enseigné un peu de tout. Ces notions éparses étaient alors tout ce que je connaissais de la vie, (se maîtrisant avec effort, d’une voix à peine intelligible.) Et alors…

kroll. — Et alors ?

rosmer. — Mais, Rébecca, tout cela m’est connu.

rébecca, se maîtrisant. Oui, oui, tu as bien raison : tu ne le sais que trop.

kroll, la regardant fixement. — Il vaut mieux, peut-être que je m’en aille ?

rébecca. — Non. Il faut que vous restiez, cher recteur. (S’adressant à Rosmer.) Voici de quoi il s’agit : je voulais vois-tu, être de la nouvelle époque qu’on voyait poindre, m’associer à toutes ces nouvelles idées. Le recteur Kroll m’a dit un jour qu’Ulric Brendel avait eu un grand empire sur toi. Il me sembla que cet empire pourrait maintenant me tomber en partage.

rosmer. — En venant ici, tu avais donc un but caché ?

rébecca. — Je voulais marcher avec toi vers la liberté. Avancer sans cesse, d’un pas toujours plus ferme. Mais un mur sinistre, infranchissable, s’élevait entre toi et la véritable indépendance.

rosmer. — De quel mur parles-tu ?

rébecca. — Je veux dire, Rosmer, que tu ne pouvais atteindre à la liberté qu’en pleine lumière, en plein soleil. Au lieu de cela, plongé dans les ténèbres d’une union comme la tienne, je te voyais dépérir et t’étioler.

rosmer. — Jamais encore tu ne m’as parlé sur ce ton de ma vie conjugale.

rébecca. — Non. Je ne l’aurais pas osé, de peur de t’effrayer.

kroll, faisant un signe à Rosmer. — Tu entends !

rébecca, continuant. — Mais j’ai bien vu d’où pouvait venir le salut, le seul salut qu’il y eût pour toi. Et j’ai agi.

rosmer. — Tu as agi, dis-tu ? Comment ?

kroll. — Voudriez-vous faire entendre que ?…

rébecca. — Oui, Rosmer. (Se levant), Reste assis, et vous aussi, recteur. Il faut que la lumière se fasse : ce n’est pas toi, Rosmer, — toi, tu es innocent, — c’est moi qui ai attiré, — qui ai été amenée à attirer Félicie dans le chemin où elle s’est perdue.

rosmer, se levant d’un bond. — Rébecca !

kroll, se levant. — Le chemin où elle s’est perdue ?

rébecca. — Le chemin qui l’a conduite au torrent. Maintenant vous savez tout, l’un et l’autre.

rosmer, comme égaré. — Je ne comprends pas. — Que dit-elle là ? Je ne comprends pas un mot !

kroll. — Oh si ! Je commence à comprendre, moi !

rosmer. — Mais qu’as-tu donc fait ? Qu’as-tu pu lui dire ? Il n’y avait rien, absolument rien !

rébecca. — Elle a appris que tu cherchais à t’affranchir de tous les vieux préjugés.

rosmer. — Mais je n’y songeais pas encore à cette époque.

rébecca. — Je savais que tu y arriverais bientôt.

kroll, faisant un signe à Rosmer. — Ah, ah !

rosmer. — Voyons, continue ! Je veux tout savoir, maintenant.

rébecca. — Quelque temps après, — je l’ai suppliée de me laisser quitter Rosmersholm.

rosmer. — Pourquoi voulais-tu partir — en ce temps-là ?

rébecca. — Je ne voulais pas partir. Je tenais à rester où j’étais. Mais je lui ai dit que dans notre intérêt à tous, — il valait mieux que je m’en allasse à temps. Je lui ai laissé comprendre qu’un plus long séjour — pourrait, — pourrait amener des suites inévitables.

rosmer. — Ainsi tu as dit cela, tu as fait cela ?

rébecca. — Oui, Rosmer.

rosmer. — C’est cela que tu appelais agir ?

rébecca, d’une voix brisée. — Oui, c’est cela.

rosmer, après un instant de silence. — Tu as tout confessé, Rébecca ?

rébecca. — Oui.

kroll. — Non.

rébecca, le regardant avec effroi. — Que resterait-il encore ?

kroll. — N’avez-vous pas fini par faire comprendre à Félicie qu’il était nécessaire, non pas désirable, — nécessaire et pour vous-même et pour Rosmer, que vous disparussiez — le plus tôt possible ? — Dites !

rébecca, bas, d’une voix à peine intelligible. — Peut-être ai-je pu dire quelque chose d’approchant.

rosmer, se laissant tomber sur le fauteuil placé près de la fenêtre. — Et c’est à ce tissu de fraudes et de mensonges qu’elle, — la pauvre malade, a ajouté foi tout le temps ! Une foi pleine et entière, inébranlable ! (Regardant Rébecca.) Et jamais elle ne s’est adressée à moi. Jamais un mot ! Ah, Rébecca ! je le vois à ta figure, c’est toi qui l’en as détournée !

rébecca. — Elle s’était mise en tête que — femme stérile, elle n’avait pas le droit de rester ici. Et puis elle s’est imaginée que c’était un devoir à elle, un devoir envers toi de céder la place.

rosmer. — Et toi, — tu n’as rien fait pour l’arracher à de telles idées ?

rébecca. — Rien.

kroll. — Vous l’y avez confirmée peut-être ? Répondez ! Vous l’avez fait ?

rébecca. — C’est ainsi, je pense, qu’elle aura compris mon langage.

rosmer. — Oui, oui. — En tout, elle se courbait sous ta volonté. Et elle a cédé la place. (Se levant d’un bond.) Ah comment as-tu pu poursuivre cet épouvantable jeu !

rébecca. — J’ai pensé, Rosmer, qu’il y avait ici deux vies mises en balance. Il fallait choisir.

kroll, d’un ton dur et péremptoire. — Vous n’aviez pas le droit de faire ce choix !

rébecca, avec emportement. — Mais vous croyez donc que j’agissais avec une préméditation froide et raisonnée ! Ah ! je n’étais pas alors telle que vous me voyez en ce moment où je vous raconte tout. Et puis, n’y a-t-il donc pas dans tout être deux sortes de volontés ? Je voulais écarter Félicie, l’écarter d’une façon ou d’une autre. Et pourtant je ne pouvais croire que les choses en viendraient là. À chaque pas que je tentais, que je hasardais en avant, j’entendais comme une voix intérieure qui me criait : Tu n’iras pas plus loin ! Pas un pas de plus ! Et néanmoins je ne pouvais pas m’arrêter. Je devais continuer encore, quelques pas seulement. Rien qu’un pas, un seul. Et puis encore un et encore un. Et tout a été consommé ! C’est ainsi que ces choses-là se passent.

(Un court silence.)

rosmer, à Rébecca. — Et maintenant, après cet aveu, qu’adviendra-t-il de toi ?

rébecca. — Peu importe, cela n’a pas grande importance.

kroll. — Pas un mot qui trahisse du repentir. N’en éprouveriez-vous pas ?

rébecca, froidement. — Excusez, monsieur le recteur, cela ne regarde personne, c’est une chose que je réglerai avec moi-même.

kroll, à Rosmer. — Et c’est avec cette femme que tu habites sous le même toit, dans une étroite intimité. (Regardant les portraits.) Oh ! si les morts pouvaient voir ce qui se passe ici !

rosmer. — Rentres-tu en ville ?

kroll, prenant son chapeau. — Je voudrais y être déjà.

rosmer, prenant également son chapeau. — Eh bien ! je t’accompagne.

kroll. — Vraiment ! Je savais bien que tu n’étais pas perdu pour nous.

rosmer. — Viens, Kroll, viens !

(Ils sortent par la porte du vestibule sans regarder Rébecca. — Un instant après, Rébecca se dirige avec précaution vers la fenêtre et regarde, cachée derrière les fleurs.)

rébecca, Se parlant à elle-même à voix basse. — Aujourd’hui encore il évite la passerelle. Jamais il ne traversera le torrent. Jamais. (S’éloignant de la fenêtre.) Allons, c’est bien !

(Elle sonne. — Peu après, Mme Helseth entre par la porte de droite.)

mme helseth. — Que désire mademoiselle ?

rébecca. — Mme Helseth, auriez vous la bonté de faire descendre ma malle du grenier.

mme helseth. — Votre malle ?

rébecca. — Oui, vous savez bien, la malle brune recouverte en loutre.

mme helseth. — Bien sûr. Mais, Seigneur Jésus, que signifie cela ; mademoiselle veut-elle partir ?

rébecca. — Oui — je veux partir, Mme Helseth.

mme helseth. — Sur le champ ?

rébecca. — Aussitôt que j’aurai fait ma malle.

mme helseth. — Je n’ai jamais entendu rien de pareil ! Mais mademoiselle reviendra bientôt, pour sûr.

rébecca. — Je ne reviendrai jamais.

mme helseth. — Jamais ! Mais, au nom de Dieu, que fera-t-on à Rosmersholm quand Mlle West n’y sera plus ? Le pauvre pasteur commençait enfin a vivre heureux…

rébecca. — Oui, mais voyez-vous, Mme Helseth, j’ai eu peur aujourd’hui.

mme helseth. — Peur ! Seigneur Jésus ! et de quoi donc ?

rébecca. — Il m’a semblé, que j’ai aperçu les chevaux blancs.

mme helseth. — Les chevaux blancs ! En plein jour ?

rébecca. — Oh, ils sont dehors nuit et jour, — les chevaux blancs de Rosmersholm (changeant de ton.) Voyons, Mme Helseth, nous parlions de la malle.

mme helseth. — Ah, oui, la malle.

(Elles sortent toutes deux par la porte de droite.)


ACTE QUATRIÈME


Même décor. Une heure avancée de la soirée. Sur la table, une lampe allumée et coiffée d’un abat-iour.


Rébecca West, près de la table, est occupée à emballer plusieurs petites choses dans un sac de voyage. Son manteau, son chapeau et son châle blanc sont jetés sur le dossier du sofa.
Mme Helseth entre par la porte de droite.


mme helseth, d’une voix contenue, et avec des allures discrètes. — Voilà, mademoiselle. On a sorti tous les bagages. Ils sont dans le corridor de la cuisine.

rébecca. — C’est bien. Le cocher est-il prévenu ?

mme helseth. — Oui. Il fait demander à quelle heure mademoiselle désire la voiture ?

rébecca. — Vers les onze heures. Le bateau part à minuit.

mme helseth, avec quelque hésitation. — Et le pasteur ? S’il ne rentrait pas à temps ?

rébecca. — Je partirai quand même. Si je ne le vois pas, vous pouvez lui dire que je lui écrirai. Il recevra une longue lettre. Dites-lui cela.

mme helseth. — Ah oui ! c’est bien d’écrire — mais — ma pauvre demoiselle — il me semble que vous devriez essayer de lui parler encore un fois.

rébecca. — Peut-être. Ou plutôt non.

mme helseth. — Non ? — Dire que je devais assister à quelque chose de pareil ! Je n’aurais jamais cru cela.

rébecca. — Qu’aviez vous donc pensé, Mme Helseth ?

mme helseth. — J’avais pensé que le pasteur Rosmer était un homme plus comme il faut que cela.

rébecca. — Plus comme il faut ?

mme helseth. — Ma foi, oui.

rébecca. — Voyons, chère Mme Helseth, que voulez-vous dire ?

mme helseth. — Ce que je dis est bien vrai et bien juste, mademoiselle. Ce n’est pas ainsi qu’il aurait dû se retirer de tout cela, pour sûr.

rébecca, la regardant. — Ecoutez, Mme Helseth, dites-moi bien franchement. — Pourquoi croyez-vous que je m’en vais ?

mme helseth. — Mon Dieu, mademoiselle, je suppose que c’est nécessaire ! Ah oui, oui, oui ! Mais, en vérité, je ne trouve pas que ce soit bien de la part du pasteur. Mortensgaard avait une excuse, lui : le mari était vivant, de sorte qu’avec la meilleure volonté du monde, ils ne pouvaient pas se marier, eux, tandis que le pasteur — hm.

rébecca, avec un peu d’hésitation. — Avez-vous vraiment pu supposer pareille chose de moi et du pasteur ?

mme helseth. — Jamais de la vie. C’est-à-dire pas avant aujourd’hui.

rébecca. — Ainsi aujourd’hui ?…

mme helseth. — Enfin, après toutes les horreurs qui ont été écrites sur le compte du pasteur dans les journaux.

rébecca. — Ah, ah !

mme helseth. — Oui ; car, d’après moi, lorsqu’un homme peut passer à la religion de Mortensgaard, on peut, ma foi, le croire capable de n’importe quoi.

rébecca. — Mettons que vous ayez raison ; mais moi ? que dites-vous de moi ?

mme helseth. — Mon Dieu, mademoiselle, contre vous il n’y a pas grand’chose à dire, à ce qu’il me semble. Ce n’est peut-être pas si facile à une femme seule de résister. On est femme, après tout, mademoiselle West.

rébecca. — C’est bien vrai ce que vous dites-là, madame Helseth. On est femme. Qu’écoutez-vous donc ?

mme helseth, à voix basse. — Jésus, mon Dieu, je crois vraiment que c’est lui.

rébecca, tressaillant. — Allons ! le sort en est jeté ! (d’un ton résolu.) C’est bien. Advienne que pourra.

(Jean Rosmer entre par la porte du vestibule.)

rosmer, apercevant les préparatifs de voyage, s’adresse à Rébecca. — Que signifie cela ?

rébecca. — Je pars.

rosmer. — Tout de suite ?

rébecca. — Oui. (à Mme Helseth). C’est dit : à onze heures.

mme helseth. — Bien, mademoiselle.

(Elle sort par la porte de droite.)

rosmer, après un court silence. — Où vas-tu, Rébecca ?

rébecca. — Vers le nord.

rosmer. — Vers le nord ? Que vas tu faire là ?

rébecca. — C’est de là que je viens.

rosmer. — Mais tu n’as plus rien qui t’y appelle.

rébecca. — Ici non plus, rien ne me retient.

rosmer. — Que comptes-tu faire ?

rébecca. — Je n’en sais rien. Tout ce que je désire, c’est que cela finisse.

rosmer. — Que veux-tu dire ?

rébecca. — Rosmersholm m’a brisée.

rosmer, attentif. — Tu dis ?

rébecca. — Brisée, dis-je. En venant ici, je me sentais tant de courage à l’âme et si ferme de volonté. Maintenant je suis courbée sous le joug d’une loi étrangère. À l’avenir, je crois que je n’oserai plus rien entreprendre.

rosmer. — Pourquoi donc ? Quelle est cette loi dont tu parles ?

rébecca. — Cher ami, ne nous occupons pas de cela en ce moment. Dis-moi ce qui s’est passé entre toi et le recteur.

rosmer. — Nous avons fait la paix.

rébecca. — Ah vraiment ? Voilà donc comment cela devait finir.

rosmer. — Il avait rassemblé tous nos vieux amis chez lui. Ils m’ont clairement prouvé, que la mission d’ennoblir les esprits, ne me convient pas du tout. Du reste, la cause en elle-même est si désespérée, vois-tu ! Je ne m’en occuperai plus.

rébecca. — Oui, oui, cela vaut peut-être mieux.

rosmer. — Voilà comment tu parles maintenant ? C’est là ton opinion ?

rébecca. — Oui, c’est mon opinion. J’y suis arrivée durant ces deux jours.

rosmer. — Tu mens, Rébecca.

rébecca. — Je mens ?

rosmer. — Oui, tu mens. Tu n’as jamais eu foi en moi. Jamais, tu n’as cru que j’étais l’homme qu’il fallait pour faire triompher une telle cause.

rébecca. — J’ai cru qu’à nous deux, nous y parviendrions.

rosmer. — Ce n’est pas vrai. Tu as cru que toi-même, tu pourrais accomplir une grande œuvre. Que je pourrais te servir d’instrument, être utile à tes projets. C’est là, ce que tu as cru.

rébecca. — Ecoute-moi, Rosmer.

rosmer, se laissant tomber sur le sofa. — Laisse-moi donc ! Je vois tout, maintenant. J’ai été, entre tes mains, souple comme un gant.

rébecca. — Ecoute-moi, Rosmer. Il faut que nous parlions de cela une dernière fois, (Elle s’assied sur un siège près du sofa.) J’avais l’intention de l’apprendre tout par écrit, une fois rentrée là-bas. Mais je préfère te le dire tout de suite.

rosmer. — Tu as encore un aveu à faire ?

rébecca. — Oui, et le plus grand.

rosmer. — Que veux-tu dire ?

rébecca. — Il s’agit d’une chose que tu n’as jamais soupçonnée et qui jette du jour et de l’ombre sur tout le reste.

rosmer, secouant la tête. — Je ne comprends rien de tout cela.

rébecca. — C’est bien vrai qu’un jour j’ai tendu mes filets pour me faire accepter à Rosmersholm. Je pensais y faire mon chemin, d’une façon ou d’une autre, tu comprends.

rosmer. — Et tu as réussi, dans tout ce que tu as voulu.

rébecca. — Je crois qu’à cette époque il n’y avait rien qui ne m’eût réussi. C’est qu’alors j’avais encore ma volonté, libre, fière et hardie. Pas d’égards qui m’arrêtassent, pas de situation qui me fît reculer ! Mais c’est alors que j’ai senti poindre ce qui a brisé ma volonté, ce qui m’a rendue si lâche pour toute ma vie.

rosmer. — Qu’as-tu senti ? Parle de façon à ce que je puisse te comprendre.

rébecca. — J’ai senti un désir, un élan sauvage invincible. Ah, Rosmer !

rosmer. — Un élan ? Rébecca ! vers…

rébecca. — Vers toi.

rosmer, faisant un mouvement pour se lever. — Que dis-tu ?

rébecca, le retenant. — Reste là, mon ami. Je n’ai pas fini.

rosmer. — Et tu dis, que tu m’as aimé… de cette façon.

rébecca. — Je croyais alors que cela s’appelait aimer. Cela me semblait de l’amour, mais ce n’en était pas. Je le répète : c’était un désir sauvage, indomptable.

rosmer, accablé. — Rébecca, est-ce toi, est-ce bien toi, que je vois assise à cette place et me faisant ce récit ?

rébecca. — Oui. Qu’en dis-tu, Rosmer ?

rosmer. — Et c’est pour cela, c’est sous l’empire de cette passion que tu as agi, comme tu dis ?

rébecca. — Elle s’est abattue sur moi comme une tempête sur la mer, comme une de ces tourmentes d’hiver qui sévissent là haut, dans le nord. Elles passent, comprends-tu, et vous enlèvent, vous emportent avec elles. On n’y résiste pas.

rosmer. — Cette tourmente a précipité Félicie dans le torrent du moulin.

rébecca. — C’est que nous étions la comme deux naufragées luttant sur une même épave.

rosmer. — Tu étais certes la plus forte à Rosmersholm. Plus forte que nous deux ensemble, Félicie et moi.

rébecca. — Je te connais assez pour savoir que je n’aurais pu t’atteindre que libre de fait et d’esprit.

rosmer. — Je ne te comprends pas, Rébecca. Tu es pour moi une énigme insoluble, toi et toute ta conduite. Me voici libre maintenant, libre de fait, et d’esprit. Tu as atteint le but que tu t’étais proposé dès le commencement. Et malgré cela !…

rébecca. — Je n’ai jamais été aussi éloignée de mon but qu’en ce moment.

rosmer. — Et malgré cela, dis-je, quand hier je t’ai suppliée d’être ma femme, tu as paru saisie d’effroi et t’es écriée que cela ne se pourrait jamais

rébecca. — J’ai crié de désespoir, vois-tu.

rosmer. — Pourquoi ?

rébecca. — Parce que Rosmersholm m’a énervée. Il a mutilé ma forcé et ma volonté. Il m’a abîmée. Le temps est passé où j’aurais pu oser n’importe quoi. J’ai perdu la faculté d’agir, entends-tu, Rosmer.

rosmer. — Et comment ?… Comment ?…

rébecca. — En vivant avec toi.

rosmer. — Explique-toi donc !

rébecca. — Oui, quand je me suis trouvée seule ici avec toi, et que tu as été rendu à toi-même…

rosmer. — Eh bien ?

rébecca. — Car tu n’étais pas entièrement toi aussi longtemps qu’à vécu Félicie.

rosmer. — Hélas ! c’est bien vrai.

rébecca. — Quand j’ai pu enfin vivre avec toi ici, dans le calme, dans la solitude, confidente absolue de toutes tes pensées, de toutes tes impressions, telles que tu les ressentais, délicates et fines, alors s’est accomplie la grande transformation. Cela s’est fait peu à peu, comprends-tu, presque imperceptiblement, et pourtant j’ai été abattue à la fin, atteinte jusqu’au fond de mon être.

rosmer. — Oh ! Que me dis-tu là, Rébecca !

rébecca. — Alors tout le reste, le désir mauvais, l’ivresse des sens, tout cela s’en est allé si loin, si loin de moi. Toutes ces puissances soulevées sont retombées dans le néant et j’ai connu une paix profonde, silencieuse comme celle qui règne chez nous, au soleil de minuit, sur les rochers où l’oiseau de mer fait son nid.

rosmer. — Explique-toi mieux encore. Dis-moi tout.

rébecca. — Il n’y a plus grand’chose à dire. L’amour me fut révélé. Le grand’amour fait de sacrifice et de renoncement, celui qui se contente d’une existence comme celle que nous avons connue.

rosmer. — Ah ! si j’avais pu avoir le moindre soupçon de tout cela !

rébecca. — Il vaut mieux que les choses se soient passées ainsi. Hier, quand tu m’as demandé d’être ta femme, j’ai été transportée de joie.

rosmer. — N’est-ce pas, Rébecca ? c’est bien ce que j’ai cru.

rébecca. — Un instant, oui. Pendant un instant, j’ai tout oublié. Déjà je sentais se ranimer ma fière volonté des anciens jours. Mais sa force est brisée : elle ne peut plus se soutenir longtemps.

rosmer. — Comment t’expliques-tu cette transformation ?

rébecca. — C’est l’esprit des Rosmer, le tien en tout cas, qui a été contagieux pour ma volonté.

rosmer. — Contagieux ?

rébecca. — Et qui l’a rendue malade. Elle a été pliée sous des lois qui lui étaient étrangères. Comprend-tu. La vie à tes côtés a ennobli mon être.

rosmer. — Ah, si j’osais le croire !

rébecca. — Tu le peux sans crainte. L’esprit des Rosmer ennoblit — (secouant la tête) mais, mais…

rosmer. — Mais ? Voyons !

rébecca. — Mais, vois-tu, il tue le bonheur.

rosmer. — Tu crois cela, Rébecca ?

rébecca. — Du moins en ce qui me concerne.

rosmer. — En es-tu bien sûre ? Et si je te demandais encore une fois ? Si je te suppliais…

rébecca. — Oh, mon ami, — ne m’en reparle plus ! C’est impossible ! C’est que… il faut que tu le sache, Rosmer, j’ai un passé derrière moi.

rosmer. — Quelque chose de plus que ce que tu m’as appris ?

rébecca. — Oui. Quelque chose de plus et quelque chose d’autre.

rosmer, avec un faible sourire. — C’est singulier, Rébecca ! Figure-toi que j’en ai eu le sentiment par instants.

rébecca. — Vraiment ! Et cependant cela n’a pas empêché ?…

rosmer. — Je n’y ai jamais cru. Je n’ai fait, comprends-tu, que jouer avec cette idée.

rébecca. — Si tu l’exiges, je suis prête à tout te dire sur-le-champ.

rosmer, l’arrêtant du geste. — Non, non ! je ne veux rien savoir. Quoi qu’il y ait, je le voue à l’oubli.

rébecca. — Pas moi.

rosmer. — Rébecca, oh !

rébecca. — Oui, Rosmer, ce qu’il y a d’horrible, c’est que le bonheur est là, la vie m’offre toutes ses joies, et moi, telle que je suis maintenant, je me sens arrêtée par mon propre passé.

rosmer. — Ton passé est mort, Rébecca. Il n’a plus de prise sur toi, aucun rapport avec ce que tu es devenue.

rébecca. — Ah, mon ami, ce ne sont là que des mots. Et la pureté de conscience ? D’où me viendrait-elle ?

rosmer, avec abattement. — Ah, oui, la pureté de conscience.

rébecca. — La pureté de conscience, en effet. En elle est la joie et le bonheur. N’est-ce pas là l’enseignement dont tu voulais inspirer tous ces êtres nobles et joyeux qui allaient paraître ?

rosmer. — Ah, ne me rappelle pas ces souvenirs ! Ce n’était là, vois-tu, qu’un rêve à demi ébauché, une inspiration mal venue, à laquelle je ne crois plus moi-même. Les hommes, Rébecca, ne se laissent pas ennoblir par une influence extérieure.

rébecca, baissant la voix. — Pas même par celle d’un amour silencieux ?

rosmer, pensif. — Oh oui, c’est là ce qu’il y aurait de plus grand, de plus beau dans l’existence. — S’il en était ainsi (Il s’agite inquiet.) Mais que puis-je faire pour éclaircir ce problème, et comment le résoudre ?

rébecca. — Ne me crois-tu pas, Rosmer ?

rosmer. — Ah, Rébecca, comment te croirais-je sans réserve ? Toi qui as pu vivre ici, en dissimulant tout un monde de mystères ? Et en voici encore de nouveaux. Si tu as quelque dessein caché, si tu désires obtenir quelque chose, dis-le moi franchement. Il n’y a rien que je ne ferais pour toi, si c’est en mon pouvoir.

rébecca. — Ah, ce doute mortel ! — Rosmer ! Rosmer !

rosmer. — N’est-ce pas, Rébecca ? C’est affreux, mais je n’y puis rien. Ce doute, je ne m’en déferai jamais. Jamais je ne serai sûr que tu m’aimes d’un amour pur et sans réserve.

rébecca. — N’y a-t-il donc aucune voix intérieure pour t’attester qu’une transformation s’est accomplie en moi, et que c’est toi, toi seul qui m’as transformée.

rosmer. — Non, Rébecca, je ne crois plus à mon pouvoir de transformer les âmes. Je n’ai plus de foi en moi-même, sous aucun rapport. Je ne crois plus ni en toi, ni en moi.

rébecca, le regardant d’un air sombre. — Comment feras-tu pour vivre en ce cas ?

rosmer. — Je n’en sais rien moi-même. Je ne crois pas pouvoir vivre. D’ailleurs, je ne connais rien au monde qui vaille la peine de vivre.

rébecca. — Ah, la vie ! Elle contient en elle le renouvellement. Tenons-nous y ferme, Rosmer. Elle nous échappera assez tôt.

rosmer, se levant agité. — Alors rend-moi la foi en toi, Rébecca ! La foi en ton amour ? Je veux une preuve ! Une preuve !

rébecca. — Une preuve ! Comment te la donnerais-je !

rosmer. — Il me la faut ! (Il remonte la scène.) Je ne puis supporter cette situation, ce vide affreux, ce… ce…

(On frappe fortement à la porte d’entrée.)

rébecca, se levant effarée. — Ah, — tu entends ?

La porte s’ouvre, Entre Ulric Bresdel. Il porte une chemise à manchettes, une redingote noire et des boites en bon état par dessus son pantalon. Le reste de son costume comme au premier acte. Il paraît troublé.

rosmer. — Ah, c’est vous, M. Brendel.

brendel. — Jean, mon enfant, je te salue. Adieu !

rosmer. — Où allez-vous si tard ?

brendel. — Je descends la côte.

rosmer. — Comment cela ?

brendel. — Je rentre chez moi, mon précieux élève. J’ai la nostalgie du grand néant.

rosmer. — Il vous est arrivé quelque chose. M. Brendel, dites-le moi.

brendel. — Tiens ! tu as remarqué la transformation ? Cela ne m’étonne pas. La dernière fois que j’ai franchi ton seuil, je t’ai apparu comme un homme dans l’aisance, la main sur son gousset.

rosmer. — Vraiment ! Je ne comprends pas bien.

brendel. — Mais, tel que tu me vois cette nuit, je suis un roi dépossédé sur les ruines de son palais en cendres.

rosmer. — Si je pouvais vous aider en quelque chose.

brendel. — Tu as conservé ton cœur d’enfant, Jean. Pourrais-tu me faire une avance ?

rosmer. — Certainement, avec le plus grand plaisir.

brendel. — Disposerais-tu d’un idéal, ou de deux.

rosmer. — Vous dites ?

brendel. — Une paire d’idéaux usés. Tu ferais une bonne action. Je suis absolument à sec, mon cher enfant. La dèche la plus complète.

rébecca. — Vous avez renoncé à faire votre conférence ?

brendel. — Non, séduisante dame. Mais pensez-donc ! Au moment même où j’allais vider ma corne d’abondance, j’ai fait la pénible découverte qu’il n’y avait plus rien dedans.

rébecca. — Eh bien, et tous vos ouvrages, ceux que vous n’avez pas écrits ?

brendel. — Pendant vingt-cinq ans je suis resté là, comme un avare assis sur son coffre-fort. Et voilà qu’hier, en ouvrant le coffre-fort, pour en tirer le trésor, je m’aperçois qu’il est vide. Le temps a tout rongé, tout réduit en poussière. N,i, ni, c’est fini : plus rien de rien.

rosmer. — En êtes-vous bien sûr, au moins.

brendel. — Il n’y a pas à en douter, mon cher : le président m’en a convaincu ?

rosmer. — Le président ?

brendel. — Son Excellence, si tu aime mieux. Va pour Son Excellence.

rosmer. — Voyons ! de qui parlez-vous ?

brendel. — De Pierre Mortensgaard, cela s’entend.

rosmer. — Quoi !

brendel, mystérieusement. — Chut, chut, chut ! Pierre Mortensgaard est le maître de l’avenir. Jamais plus grand que lui ne m’a admis en sa présence. Pierre Mortensgaard a en lui les attributs de la toute-puissance. Il peut tout ce qu’il veut.

rosmer. — Ne croyez donc pas cela.

brendel. — Si, mon enfant ! Et cela parce que Pierre Mortensgaard ne veut jamais plus qu’il ne peut. Pierre Mortensgaard est capable de vivre sans aucun idéal. Et c’est là, vois-tu, c’est là que gît tout le secret de la lutte et de la victoire. C’est ta le comble de la sagesse en ce monde. Dixi.

rosmer, d’une voix étouffée. — Je comprends. — En effet, vous partez d’ici plus pauvre que vous n’étiez venu.

brendel, All right ! — Prends donc modèle sur ton vieux maître. Efface tout ce qu’il s’est appliqué à graver en toi. Ne construis pas ta citadelle sur du sable mouvant. Et prends bien garde, mesure bien tes forces, avant de fonder quoi que ce soit sur l’être plein de grâces que je vois ici, adoucissant ton existence.

rébecca. — Est-ce de moi que vous parlez ?

brendel. — Oui, ma séduisante sirène.

rébecca. — Pourquoi ne pourrait-on rien fonder sur moi ?

brendel, faisant un pas vers elle. — Je me suis laissé dire que mon ancien élève avait une cause à faire triompher.

rébecca. — Eh bien ?

brendel. — Il est sûr de la victoire, mais, notez bien, à une condition expresse.

rébecca. — Laquelle ?

brendel, lui prenant doucement le poignet. — Que la femme qui l’aime aille gaîment à la cuisine et se coupe le petit doigt, ce petit doigt rose, tenez, là, à la seconde articulation. Item, que la dite femme aimante, toujours aussi joyeusement, se coupe l’oreille gauche, si admirablement moulée. {{di|(Il lâche la main de Rébecca et se tourne vers Rosmer.) Adieu, Jean le Victorieux.

rosmer. — Vous partez ? Par cette nuit noire ?

brendel. — La nuit noire, c’est encore là ce qu’il y a de mieux. Que la paix soit avec vous.

(Il sort.)
(Un instant de silence.)

rébecca, respirant péniblement. — Ah qu’il fait lourd et étouffant ici !

(Elle s’approche de la fenêtre qu’elle ouvre.)

rosmer, s’asseyant sur le fauteuil, au coin de la cheminée. — Je vois bien, Rébecca, qu’il n’y a en effet, qu’une chose à faire : il faut que tu partes.

rébecca. — Oui, il n’y a pas de choix, que je sache.

rosmer. — Jouissons au moins de nos derniers instants : viens t’asseoir près de moi.

rébecca, allant se placer sur le sofa. — Qu’as-tu à me dire Rosmer ?

rosmer. — D’abord, je tiens à te déclarer que tu dois être sans inquiétude pour ton avenir.

rébecca, avec un sourire. — Hum. Mon avenir.

rosmer. — J’ai songé à toutes les éventualités, et cela depuis longtemps. Quoi qu’il arrive, ton sort est assuré.

rébecca. — Tu as pensé même à cela, mon ami !

rosmer. — Tu aurais pu le prévoir.

rébecca. — Il s’est écoulé du temps depuis que j’ai eu de ces préoccupations.

rosmer. — Oui, oui, tu pensais n’est-ce pas, que cela durerait toujours entre nous ?…

rébecca. — Je le croyais.

rosmer. — Moi aussi. Mais si je venais à disparaître…

rébecca. — Oh, Rosmer, tu vivras plus longtemps que moi.

rosmer. — J’ai, Dieu merci, le pouvoir de disposer de cette misérable existence.

rébecca. — Que veux-tu dire ? Tu ne pense pas à…

rosmer. — Cela t’étonnerait ? Après la piteuse, la lamentable défaite que j’ai subie ! Moi, qui voulais vivre pour le triomphe de ma cause ! Me voici en fuite, avant même que la lutte ait commencé.

rébecca. — Reprends le combat, Rosmer ! Essaie et tu verras. — La victoire t’attend. Par toi des centaines, des milliers d’âmes seront ennoblies. Essaie te dis-je !

rosmer. — Allons donc, Rébecca ! Je ne crois plus moi-même à ma propre cause.

rébecca. — Mais elle a fait ses preuves, cette cause ! Dans tous les cas, il est un être que tu as ennobli : c’est moi, et je le suis pour toujours.

rosmer. — Oui, si seulement je pouvais te croire.

rébecca, se tordant les mains. — Ah, Rosmer, n’y a-t-il donc rien, rien qui puisse te convaincre ?

rosmer, tressaille comme saisi d’angoisse. — Ne touche pas à cette question ! N’y touche pas, Rébecca ! Pas un mot de plus, pas un mot !

rébecca. — Si, il faut que nous en parlions. Connaîtrais-tu un remède contre le doute ? Moi, je n’en connais pas un seul.

rosmer. — C’est heureux pour toi, heureux pour nous deux.

rébecca. — Non, non, non, voilà qui ne me suffit pas ! Si tu sais un moyen de me justifier à tes yeux, c’est mon droit d’en être informée et je le réclame. Nomme-le moi.

rosmer. — Il semble entraîné, contre sa propre volonté, à dire ce qui suit. — Voyons, alors. Tu te dis pénétrée d’un grand amour ! tu prétends que j’ai ennobli ton être. Est-ce bien vrai ? As-tu bien fait tes comptes ? Veux-tu que nous les vérifions, dis ?

rébecca. — Je suis prête,

rosmer. — Quand le ferons-nous ?

rébecca. — Quand tu voudras. Le plus tôt sera le mieux.

rosmer. — C’est bien, Rébecca. Voyons alors si, par amour pour moi, tu serais prête, ce soir encore. (S’interrompant.) Ah non, non, non !

rébecca. — Si, Rosmer ! Si, si ! Dis, et tu verra ? bien.

rosmer. — Aurais-tu le courage, voudrais-tu joyeusement, comme disait Ulric Brendel, par amour pour moi, cette nuit encore, joyeusement, entends-tu, prendre le chemin, qu’à pris Félicie ?

rébecca, se levant lentement, d’une voix à peine intelligible. — Rosmer ?…

rosmer. — Oui, Rébecca, c’est là la question qui se posera éternellement à moi, quand tu seras partie. Elle se présentera à toutes les heures du jour. Ah, je crois t’y voir : te voici sur la passerelle : là, bien au dessus du torrent. Tu te penches sur le parapet : un vertige te prend, tu fais un mouvement vers le gouffre. Non ! tu recules, tu n’oses pas ce qu’elle a osé.

rébecca. — Et si j’avais ce courage, cette volonté joyeuse ? Qu’en dirais-tu ?

rosmer. — Je devrais te croire, alors. Je devrais croire à ma cause, à mon pouvoir d’ennoblir l’âme humaine, et que l’âme humaine peut être ennoblie.

rébecca, d’une voix contenue, prenant lentement son châle, qu’elle jette sur sa tête. — Ta foi te sera rendue.

rosmer. — Tu as le courage et la volonté de faire cela, Rébecca ?

rébecca. — Tu en jugeras demain ou plus tard, quand on m’aura repêchée.

rosmer, se prenant le front. — Il y a là une séduisante horreur !…

rébecca. — C’est que je ne voudrais pas rester là longtemps, plus longtemps qu’il ne le faut. Il faudra veiller à ce qu’on me retrouve.

rosmer, bondissant. — Mais tout cela, c’est de la folie. Pars, ou reste ! Je te croirai sur parole, cette fois aussi.

rébecca. — Des mots, Rosmer. Plus de faux-fuyants et de lâcheté, maintenant ! Comment me croirais-tu sur parole après ce qui s’est passé aujourd’hui ?

rosmer. — Mais je ne veux pas assister à ta défaite, Rébecca !

rébecca. — Ce ne sera pas une défaite.

rosmer. — Si, c’en sera une. Tu n’es pas faite pour prendre le chemin de Félicie.

rébecca. — Tu crois ?

rosmer. — Non, vraiment ! Tu n’es pas comme Félicie, toi. Tu n’es pas sous l’empire d’un égarement qui te fait voir la vie en faux.

rébecca. — Non, mais je vois aujourd’hui la vie comme on la voit à Rosmersholm. Je suis coupable, il est juste que j’expie.

rosmer, la regardant fixement. — Tu en es donc là ?

rébecca. — Oui.

rosmer, d’un ton résolu. — C’est bien. Mais moi, Rébecca, je vois la vie telle qu’elle doit apparaître à nos esprits affranchis. Nous ne ressortissons d’aucun tribunal. C’est donc à nous de juger nous-mêmes.

rébecca, se méprenant sur le sens de ses paroles. — C’est juste. C’est juste. En m’en allant, je sauverai ce qu’il y a de mieux en toi.

rosmer. — Oh ! Il ne reste plus en moi rien à sauver.

rébecca. — Si, Rosmer. Seulement je ne pourrais être que le mauvais génie du navire où tu dois t’embarquer, suspendu à ses flancs et l’empêchant d’avancer. Il faut que je sois jetée à la mer. Vaut-il donc mieux que je traîne de par le monde une existence brisée, que je me morfonde et gémisse sur le bonheur échappé, sur cet enjeu que mon passé m’a fait perdre ? Il vaut mieux quitter la partie, Rosmer.

rosmer. — Si tu t’en vas, je pars avec toi.

rébecca, le regardant avec un imperceptible sourire et baissant la voix. — Oui, viens, Rosmer, et sois témoin.

rosmer. — Je te suivrai, te dis-je.

rébecca. — Jusqu’à la passerelle, oui, puisque tu n’oses jamais y mettre le pied.

rosmer. — Tu as remarqué cela ?

rébecca, d’une voix brisée. — Oui. Et c’est là ce qui a ôté tout espoir à mon amour.

rosmer. — Rébecca, Voici que je pose ma main sur ta tête, (il fait le mouvement) et te prends pour femme légitime.

rébecca, lui saisissant les mains et posant sa tête sur la poitrine de Rosmer. — Merci, Rosmer. (Se dégageant.) Et maintenant je m’en vais, joyeusement.

rosmer. — L’époux et l’épouse ne doivent jamais se quitter.

rébecca. — Jusqu’à la passerelle seulement, Rosmer.

rosmer. — J’y monterai avec toi. Aussi loin que tu iras, je te suivrai. À présent, j’en ai le courage.

rébecca. — Es-tu sûr, à n’en pas douter, que ce soit là le meilleur chemin que tu puisses prendre ?

rosmer. — C’est le seul, j’en suis sûr.

rébecca. — Et si tu te trompais ? Si ce n’était là qu’un mirage, quelque cheval blanc de Rosmersholm ?

rosmer. — C’est possible. Nous ne pouvons nous y soustraire, nous, les gens d’ici.

rébecca. — S’il en est ainsi, reste, Rosmer !

rosmer. — Le mari doit suivre sa femme, comme la femme doit suivre son mari.

rébecca. — Ecoute, Rosmer : dis moi d’abord une chose : lequel de nous deux suit l’autre ?

rosmer. — Nous chercherions en vain à nous en rendre compte.

rébecca. — Et pourtant, je voudrais bien le savoir.

rosmer. — Nous nous suivons l’un l’autre, Rébecca, l’un suit l’autre.

rébecca. — C’est ce qui me semble aussi.

rosmer. — Car à présent nous ne faisons qu’un.

rébecca. — Oui. Nous ne faisons plus qu’un. Viens ! Nous marcherons joyeux.

(Ils sortent en se tenant la main, traversent le vestibule, on les voit tourner à gauche. La porte d’entrée reste ouverte derrière eux.)
(La scène demeure un instant vide. Madame Helseth entr’ouvre la porte de droite.)

mme helseth. — Mademoiselle, la voiture est là. (Regardant autour d’elle.) Sortis. Sortis ensemble à cette heure ? Ah bien, on peut dire ! — Hm ! (Elle va regarder dans le vestibule et rentre.) Pas sur le banc. Oh, non. (Elle s’approche de la fenêtre et regarde.) Jésus ! — Cette chose blanche là-bas ! — Que Dieu me vienne en aide, les voilà tous deux sur la passerelle ! Ayez pitié des pauvres pécheurs ! Ils s’étreignent. (Elle pousse un grand cri.) Ah ? tombés tous les deux dans le torrent ! Au secours ! Au secours ! (Ses genoux tremblent, elle s’appuie en chancelant au dossier d’une chaise et peut à peine balbutier.) Non ! Il n’y a pas de secours possible Madame les a pris !