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Le Capital/Postface

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Roy.
Maurice Lachâtre (p. 348-350).

EXTRAITS DE LA POSTFACE
de la seconde édition allemande

En Allemagne l’économie politique reste, jusqu’à cette heure, une science étrangère. — Des circonstances historiques, particulières, déjà en grande partie mises en lumière par Gustave de Gülich dans son Histoire du commerce, de l’industrie, etc., ont longtemps arrêté chez nous l’essor de la production capitaliste, et, partant, le développement de la société moderne, de la société bourgeoise. Aussi l’économie politique n’y fut-elle pas un fruit du sol ; elle nous vint toute faite d’Angleterre et de France comme un article d’importation. Nos professeurs restèrent des écoliers ; bien mieux, entre leurs mains l’expression théorique de sociétés plus avancées se transforma en un recueil de dogmes, interprétés par eux dans le sens d’une société arriérée, donc interprétés à rebours. Pour dissimuler leur fausse position, leur manque d’originalité, leur impuissance scientifique, nos pédagogues dépaysés étalèrent un véritable luxe d’érudition historique et littéraire ; ou encore ils mêlèrent à leur denrée d’autres ingrédients empruntés à ce salmigondis de connaissances hétérogènes que la bureaucratie allemande a décoré du nom de Kameral-wissenschaften (Sciences administratives).

Depuis 1848, la production capitaliste s’est de plus en plus enracinée en Allemagne, et aujourd’hui elle a déjà métamorphosé ce ci-devant pays de rêveurs en pays de faiseurs. Quant à nos économistes, ils n’ont décidément pas de chance. Tant qu’ils pouvaient faire de l’économie politique sans arrière-pensée, le milieu social qu’elle présuppose leur manquait. En revanche, quand ce milieu fut donné, les circonstances qui en permettent l’étude impartiale même sans franchir l’horizon bourgeois, n’existaient déjà plus. En effet, tant qu’elle est bourgeoise, c’est-à-dire qu’elle voit dans l’ordre capitaliste non une phase transitoire du progrès historique, mais bien la forme absolue et définitive de la production sociale, l’économie politique ne peut rester une science qu’à condition que la lutte des classes demeure latente ou ne se manifeste que par des phénomènes isolés.

Prenons l’Angleterre. La période où cette lutte n’y est pas encore développée, y est aussi la période classique de l’économie politique. Son dernier grand représentant, Ricardo, est le premier économiste qui fasse délibérément de l’antagonisme des intérêts de classe, de l’opposition entre salaire et profit, profit et rente, le point de départ de ses recherches. Cet antagonisme, en effet inséparable de l’existence même des classes dont la société bourgeoise se compose, il le formule naïvement comme la loi naturelle, immuable de la société humaine. C’était atteindre la limite que la science bourgeoise ne franchira pas. La Critique se dressa devant elle, du vivant même de Ricardo, en la personne de Sismondi.

La période qui suit, de 1820 à 1830, se distingue, en Angleterre, par une exubérance de vie dans le domaine de l’économie politique. C’est l’époque de l’élaboration de la théorie ricardienne, de sa vulgarisation et de sa lutte contre toutes les autres écoles issues de la doctrine d’Adam Smith. De ces brillantes passes d’armes on sait peu de choses sur le continent, la polémique étant presque tout entière éparpillée dans des articles de revue, dans des pamphlets et autres écrits de circonstance. La situation contemporaine explique l’ingénuité de cette polémique, bien que quelques écrivains non enrégimentés se fissent déjà de la théorie ricardienne une arme offensive contre le capitalisme. D’un côté la grande industrie sortait à peine de l’enfance, car ce n’est qu’avec la crise de 1825 que s’ouvre le cycle périodique de sa vie moderne. De l’autre côté, la guerre de classe entre le capital et le travail était rejetée à l’arrière-plan ; dans l’ordre politique, par la lutte des gouvernements et de la féodalité, groupés autour de la sainte alliance, contre la masse populaire, conduite par la bourgeoisie ; dans l’ordre économique, par les démêlés du capital industriel avec la propriété terrienne aristocratique qui, en France, se cachaient sous l’antagonisme de la petite et de la grande propriété, et qui, en Angleterre, éclatèrent ouvertement après les lois sur les céréales. La littérature économique anglaise de cette période rappelle le mouvement de fermentation qui suivit, en France, la mort de Quesnay, mais comme l’été de la Saint-Martin rappelle le printemps.

C’est en 1830 qu’éclate la crise décisive.

En France et en Angleterre la bourgeoisie s’empare du pouvoir politique. Dès lors, dans la théorie comme dans la pratique, la lutte des classes revêt des formes de plus en plus accusées, de plus en plus menaçantes. Elle sonne le glas de l’économie bourgeoise scientifique. Désormais il ne s’agit plus de savoir, si tel ou tel théorème est vrai, mais s’il est bien ou mal sonnant, agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital. La recherche désintéressée fait place au pugilat payé, l’investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux misérables subterfuges de l’apologétique. Toutefois, les petits traités, dont l’Anticornlaw-league, sous les auspices des fabricants Bright et Cobden, importuna le public, offrent encore quelque intérêt, sinon scientifique, du moins historique, à cause de leurs attaques contre l’aristocratie foncière. Mais la législation libre-échangiste de Robert Peel arrache bientôt à l’économie vulgaire, avec son dernier grief, sa dernière griffe.

Vint la Révolution continentale de 1848-49. Elle réagit sur l’Angleterre ; les hommes qui avaient encore des prétentions scientifiques et désiraient être plus que de simples sophistes et sycophantes des classes supérieures, cherchèrent alors à concilier l’économie politique du capital avec les réclamations du prolétariat qui entraient désormais en ligne de compte. De là un éclectisme édulcoré, dont John Stuart Mill est le meilleur interprète. C’était tout bonnement, comme l’a si bien montré le grand savant et critique russe N. Tschernishewsky, la déclaration de faillite de l’économie bourgeoise.

Ainsi, au moment où en Allemagne la production capitaliste atteignit sa maturité, des luttes de classe avaient déjà, en Angleterre et en France, bruyamment manifesté son caractère antagonique ; de plus, le prolétariat allemand était déjà plus ou moins imprégné de socialisme. À peine une science bourgeoise de l’économie politique semblait-elle donc devenir possible chez nous, que déjà elle était redevenue impossible. Ses coryphées se divisèrent alors en deux groupes : les gens avisés, ambitieux, pratiques, accoururent en foule sous le drapeau de Bastiat, le représentant le plus plat, partant le plus réussi, de l’économie apologétique ; les autres, tout pénétrés de la dignité professorale de leur science, suivirent John Stuart Mill dans sa tentative de conciliation des inconciliables. Comme à l’époque classique de l’économie bourgeoise, les Allemands restèrent, au temps de sa décadence, de purs écoliers, répétant la leçon, marchant dans les souliers des maîtres, de pauvres colporteurs au service de grandes maisons étrangères.

La marche propre à la société allemande excluait donc tout progrès original de l’économie bourgeoise, mais non de sa critique. En tant qu’une telle critique représente une classe, elle ne peut représenter que celle dont la mission historique est de révolutionner le mode de production capitaliste, et finalement d’abolir les classes — le prolétariat.

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La méthode employée dans le Capital a été peu comprise, à en juger par les notions contradictoires qu’on s’en est faites. Ainsi, la Revue positive de Paris me reproche à la fois d’avoir fait de l’économie politique, métaphysique et — devinez quoi ? — de m’être borné à une simple analyse critique des éléments donnés, au lieu de formuler des recettes (comtistes ?) pour les marmites de l’avenir. Quant à l’accusation de métaphysique, voici ce qu’en pense M. Sieber, professeur d’économie politique à l’Université de Kiew : « En ce qui concerne la théorie, proprement dite, la méthode de Marx est celle de toute l’école anglaise, c’est la méthode déductive dont les avantages et les inconvénients sont communs aux plus grands théoriciens de l’économie politique[1]. »

M. Maurice Block[2], lui, trouve que ma méthode est analytique, et dit même : « Par cet ouvrage, M. Marx se classe parmi les esprits analytiques les plus éminents. » Naturellement, en Allemagne, les faiseurs de comptes rendus crient à la sophistique hégélienne. Le Messager européen, revue russe, publiée à Saint-Pétersbourg[3], dans un article entièrement consacré à la méthode du Capital, déclare que mon procédé d’investigation est rigoureusement réaliste, mais que ma méthode d’exposition est malheureusement dans la manière dialectique. « À première vue, dit-il, si l’on juge d’après la forme extérieure de l’exposition, Marx est un idéaliste renforcé, et cela dans le sens allemand, c’est-à-dire dans le mauvais sens du mot. En fait, il est infiniment plus réaliste qu’aucun de ceux qui l’ont précédé dans le champ de l’économie critique… On ne peut en aucune façon l’appeler idéaliste. »

Je ne saurais mieux répondre à l’écrivain russe que par des extraits de sa propre critique, qui peuvent d’ailleurs intéresser le lecteur. Après une citation tirée de ma préface à la « Critique de l’économie politique » (Berlin, 1859, p. iv-vii), où je discute la base matérialiste de ma méthode, l’auteur continue ainsi :

« Une seule chose préoccupe Marx : trouver la loi des phénomènes qu’il étudie ; non seulement la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et dans leur liaison observable pendant une période de temps donnée. Non, ce qui lui importe, par-dessus tout, c’est la loi de leur changement, de leur développement, c’est-à-dire la loi de leur passage d’une forme à l’autre, d’un ordre de liaison dans un autre. Une fois qu’il a découvert cette loi, il examine en détail les effets par lesquels elle se manifeste dans la vie sociale… Ainsi donc, Marx ne s’inquiète que d’une chose ; démontrer par une recherche rigoureusement scientifique, la nécessité d’ordres déterminés de rapports sociaux, et, autant que possible, vérifier les faits qui lui ont servi de point de départ et de point d’appui. Pour cela il suffit qu’il démontre, en même temps que la nécessité de l’organisation actuelle, la nécessité d’une autre organisation dans laquelle la première doit inévitablement passer, que l’humanité y croie ou non, qu’elle en ait ou non conscience. Il envisage le mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l’homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins… Si l’élément conscient joue un rôle aussi secondaire dans l’histoire de la civilisation, il va de soi que la critique, dont l’objet est la civilisation même, ne peut avoir pour base aucune forme de la conscience ni aucun fait de la conscience. Ce n’est pas l’idée, mais seulement le phénomène extérieur qui peut lui servir de point de départ. La critique se borne à comparer, à confronter un fait, non avec l’idée, mais avec un autre fait ; seulement elle exige que les deux faits aient été observés aussi exactement que possible, et que dans la réalité ils constituent vis-à-vis l’un de l’autre deux phases de développement différentes ; par-dessus tout elle exige que la série des phénomènes, l’ordre dans lequel ils apparaissent comme phases d’évolution successives, soient étudiés avec non moins de rigueur. Mais, dira-t-on, les lois générales de la vie économique sont unes, toujours les mêmes, qu’elles s’appliquent au présent ou au passé. C’est précisément ce que Marx conteste ; pour lui ces lois abstraites n’existent pas… Dès que la vie s’est retirée d’une période de développement donnée, dès qu’elle passe d’une phase dans une autre, elle commence aussi à être régie par d’autres lois. En un mot, la vie économique présente dans son développement historique les mêmes phénomènes que l’on rencontre en d’autres branches de la biologie… Les vieux économistes se trompaient sur la nature des lois économiques, lorsqu’ils les comparaient aux lois de la physique et de la chimie. Une analyse plus approfondie des phénomènes a montré que les organismes sociaux se distinguent autant les uns des autres que les organismes animaux et végétaux. Bien plus, un seul et même phénomène obéit à des lois absolument différentes, lorsque la structure totale de ces organismes diffère, lorsque leurs organes particuliers viennent à varier, lorsque les conditions dans lesquelles ils fonctionnent viennent à changer, etc. Marx nie, par exemple, que la loi de la population soit la même en tout temps et en tout lieu. Il affirme, au contraire, que chaque époque économique a sa loi de population propre… Avec différents développements de la force productive, les rapports sociaux changent de même que leurs lois régulatrices… En se plaçant à ce point de vue pour examiner l’ordre économique capitaliste, Marx ne fait que formuler d’une façon rigoureusement scientifique la tâche imposée à toute étude exacte de la vie économique. La valeur scientifique particulière d’une telle étude, c’est de mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et la mort d’un organisme social donné, et son remplacement par un autre supérieur ; c’est cette valeur-là que possède l’ouvrage de Marx. »

En définissant ce qu’il appelle ma méthode d’investigation avec tant de justesse, et en ce qui concerne l’application que j’en ai faite, tant de bienveillance, qu’est-ce donc que l’auteur a défini, si ce n’est la méthode dialectique ? Certes, le procédé d’exposition doit se distinguer formellement du procédé d’investigation. À l’investigation de faire la matière sienne dans tous ses détails, d’en analyser les diverses formes de développement, et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction à priori.

Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme.

J’ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode… Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble.



  1. Théorie de la valeur et du capital de Ricardo, etc. Kiew, 1871.
  2. « Les théoriciens du socialisme en Allemagne. » Extrait du Journal des Économistes, juillet et août 1872.
  3. No de mai 1872, p. 426-36.