Le Comte de Sallenauve/Chapitre 18

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L. de Potter (tome IIIp. 99-123).


XVIII

Conseils à mon fils.


La lettre de Sallenauve parut le lendemain dans le National, et, en sa qualité d’acte politique, elle fut jugée avec l’esprit de prévention qui ne manque jamais de présider aux appréciations des partis.

Dans le monde ministériel, elle fut trouvée d’une extrême prudence, et M. de l’Estorade se vit complimenté comme ayant porté un coup de massue qui, couronnant la démarche de M. de Trailles, avait terrassé son homme de façon à ce que jamais il ne s’en relevât.

L’opposition trouva, au contraire, la réponse de Sallenauve parfaitement digne. La modération de son langage, rapprochée de la brutalité de l’attaque et de l’obligation assez publiquement connue que lui avait fait l’agresseur, parut d’un excellent goût, et un journal faisant allusion à l’incartade de Maxime de Trailles, félicita hautement le député de l’Aube de son courage à mépriser les provocations des spadassins du pouvoir.

En somme le gros public, qui ne savait rien des antécédents et de l’économie secrète de l’affaire, n’y vit pas matière à se passionner beaucoup, et, deux jours plus tard, toute sa curiosité s’était tournée vers les débats de l’Adresse en réponse au discours de la couronne, prologue toujours impatiemment attendu dans le grand drame de chaque session.

La veille de l’ouverture de la discussion, un grave délibéré eut lieu entre Jacques Bricheteau et Sallenauve, sur la question de savoir si le nouveau député prendrait la parole.

L’organiste, qui savait le dernier mot de l’avenir réservé à Sallenauve dans les plans paternels, disait que son jeune ami n’avait pas un moment à perdre pour fonder sa notoriété politique, et, en conséquence, il était d’avis que l’occasion d’un débat à grand retentissement fût avidement saisie.

Sallenauve trouvait au contraire, que c’était beaucoup se hâter. Forcé par le besoin de sa défense de paraître à la tribune plus tôt qu’il ne se l’était proposé, il l’avait fait dans des conditions puisqu’il avait récolté un succès ; mais, maintenant, quand il s’agissait d’aller prendre place dans cet imposant défilé oratoire où l’on verrait figurer toutes les plus hautes célébrités du monde parlementaire, y aurait-il, de sa part, prudence et sagesse à ne pas se défendre de cet entraînement ? Rarement cette impatience avait réussi ; composée en majorité, comme toute grande réunion, de médiocrités envieuses, la Chambre était naturellement hostile à toute supériorité qui semblait vouloir s’imposer, et une allure modeste et défiante d’elle-même était auprès d’elle la meilleure manière de se recommander, Sallenauve avait donc l’instinct de se réserver pour une occasion moins prévue, moins solennelle et de rester cette fois spectateur du combat.

Ne pouvant s’entendre, les deux parties d’un commun accord résolurent de soumettre la question à un tiers ; Daniel d’Arthez, excellent esprit et qui s’était montré animé pour Sallenauve des sentiments les plus bienveillants, fut l’arbitre choisi.

Le jour même, Sallenauve, qui d’ailleurs lui devait une visite ainsi qu’à Canalis, se présenta chez lui, et après l’avoir remercié du zèle officieux avec lequel il avait pris sa défense, il le fit juge du cas litigieux.

D’Arthez n’hésita pas pour le parti du silence.

— La Chambre, dit-il, est un terrain qu’il faut étudier avant de s’y aventurer. Indépendamment du talent, la tribune a un côté métier qu’il est bon de connaître et dont l’expérience ne s’improvise pas. Dans une question toute personnelle, vous avez été écouté avec intérêt ; ne compromettez pas cette première impression. En vous présentant un peu plus tard avec toute la préparation nécessaire, vous augmenterez pour vous les chances d’un début éclatant. Rarement on a à regretter de s’être ajourné.

Heureux de voir sa propre impression si complètement reproduite, Sallenauve, après avoir remercié son conseiller, se disposait à se retirer, lorsque d’Arthez lui dit :

— Et Marie-Gaston, que faites-vous de lui ?

— Il est parti pour un assez long voyage, répondit Sallenauve.

Malgré sa confiance absolue dans son collègue, le député d’Arcis ne jugea pas convenable de s’ouvrir plus complètement à lui.

— J’ai eu, il y a quelques jours, reprit d’Arthez, la visite de sa belle-sœur, accompagnée de ses deux enfants. À Ville-d’Avray, où elle s’était d’abord rendue, on n’avait pu lui dire la résidence actuelle de Marie-Gaston ; comme je n’étais pas mieux en mesure de la renseigner, je l’ai renvoyée à vous ou à la famille l’Estorade.

— Madame Louis Gaston n’est pas venue chez moi, répondit Sallenauve. Elle aura naturellement préféré s’adresser à la comtesse, qu’elle connaît un peu.

Cela dit, il prit congé de d’Arthez, sans donner autrement d’attention au détail qu’il venait d’apprendre ; mais plus tard, se rappelant que Marie-Gaston ne supportait pas sa belle-sœur et ses neveux, qui avaient été la cause involontaire de la mort de Louise de Chaulieu, il craignit que les l’Estorade n’eussent livré le secret de sa résidence, et cette préoccupation lui devint assez vive pour qu’il trouvât utile d’écrire à madame de Camps, afin de savoir d’elle si madame Louis Gaston avait vu les l’Estorade, et jusqu’à quel point ceux-ci avaient poussé avec elle la discrétion.

« Madame Louis Gaston, s’empressa de répondre madame de Camps, s’est en effet présentée chez nos amis ; elle n’a pas vu Renée, qui était absente, mais elle a parlé à M. de l’Estorade. Celui-ci a fait la faute de lui révéler crûment l’état de M. Marie-Gaston et de lui dire le lieu où il est en traitement. Nous l’avons beaucoup grondé de cette légèreté de langue, mais je crains bien que le forcené, qui en veut à notre pauvre fou autant qu’à vous, monsieur, n’ait trouvé un malin plaisir à s’en rendre coupable. Espérons, pourtant, qu’aucune conséquence fâcheuse ne résultera de cette indiscrétion ; car le secret, en définitive, ne sort pas de la famille. »

— Ce misérable ! s’écria Sallenauve, sera certainement cause de quelque malheur et allant aussitôt trouver Jacques Bricheteau il lui fit part de ses nouvelles appréhensions.

— Madame Louis Gaston, dit-il, était la femme de Louis Gaston, frère jumeau de notre pauvre ami. Son mari mort dans les Indes, à la suite de sinistres commerciaux qui lui avaient enlevé tout ce qu’il possédait, elle arriva en France avec ses deux enfants et fut à la charge de son beau-frère, devenu riche par son mariage avec Louise de Chaulieu. Par une discrétion bien naturelle, Marie-Gaston cacha à sa femme la situation de sa belle-sœur. Le secret dont il entourait cette relation fut découvert par Louise de Chaulieu qui dans cette inconnue, dont son mari s’occupait, vit une rivale dont il avait des enfants, et mit fin par une mort volontaire aux tortures de sa jalousie. À la fin, détrompée, elle voulait ressaisir la vie, mais il n’était plus temps, elle était atteinte et s’éteignit victime de sa méprise. Après le départ de Marie-Gaston pour l’Italie, madame Louis Gaston, qui est Anglaise, retourna aux Indes, où, aidée des bienfaits de son beau-frère, elle espérait recueillir quelques débris de sa fortune. Jamais je n’ai parlé d’elle à notre pauvre malade et lui-même ne m’a jamais ouvert la bouche de sa belle-sœur et de ses neveux, qu’il doit considérer comme les bourreaux de sa femme. Si madame Louis Gaston, dont je n’ai pu retrouver la trace à Paris, a eu l’idée de se rendre à Hanwell, le docteur Ellis, qui était en quête d’une émotion à procurer à son malade, la lui présentera peut-être avec ses enfants, sans savoir le funeste passé dont ils sont les souvenirs vivant, alors, qui peut calculer les conséquences de cette rencontre ?

— Une lettre explicative, répondit Jacques Bricheteau pourrait parer à tout.

— Une lettre ! sans doute, répondit Sallenauve, mais une lettre peut se perdre, retardée en route ; si j’étais libre, j’irais.

— Ce qui veut dire que moi, qui ne suis retenu par rien, je dois partir à votre place ?

— Mon dieu ! cher monsieur Jacques, répondit Sallenauve, c’est bien abuser de votre dévouement ; mais vous vous le rappelez, le docteur Ellis avait pensé que votre génie musical pouvait aussi lui venir en aide.

— Il n’y a pas tant de raisons, répondit Jacques Bricheteau ; pour l’œuvre dans laquelle je vous ai poussé, il vous faut l’esprit libre et une absence complète de préoccupations. Ce second voyage de Hanwell sera, après tout, moins désagréable que le premier, car je vais cette fois à coup sûr. Le temps de faire une malle et je pars ; seulement, avant que nous nous séparions, convenons de quelques faits. D’abord parlons de vos finances.

— Avant mon budget, répondit Sallenauve, le vôtre me paraîtrait une question pressante à examiner. Ces mille cinq cents francs qui viennent de vous être enlevés, doivent faire dans votre modeste existence un déficit considérable.

— Ne vous occupez pas de moi, répondit Jacques Bricheteau ; j’ai le moyen, par des leçons, de me faire et au-delà un revenu équivalent ; mais quant à vous, il faut vous défendre d’une illusion qui pourrait devenir dangereuse ; la fortune de votre père, je dois vous en prévenir, n’est pas inépuisable, et le demi-million qu’il vient de sacrifier à votre triomphe électoral ne saurait être immédiatement suivi de débours aussi importants.

— Cela se comprend, repartit le député, mais des revenus m’ont été créés par cette libéralité.

— Vous avez, reprit Bricheteau, à peu près quatre mille livres de rentes de la terre d’Arcis ; cinq mille de l’immeuble que vous avez acheté rue Saint-Martin, total : neuf mille livres de revenu que vous vous êtes fait au moyen d’un capital de quatre cents et quelques mille francs. La Sainte-Ursule en a bien coûté une quinzaine de mille ; deux actions du National, cinq mille ; enfin, cinquante mille francs employés en frais d’élection et de réparations du château d’Arcis, si tout cela additionné vous laisse sur le demi-million trente mille francs vaillant, c’est bien, je pense, tout le bout du monde.

— Ce compte, répondit Sallenauve, me semble sans réplique.

— Oui ; mais nous avons encore un capital de douze mille francs, immobilisé pour le service de la pension de six cents francs que vous vous êtes engagé à faire à la paysanne de Romilly ; reste donc net dix-huit mille francs, lesquels, a cinq pour cent, donnent un revenu de neuf cents francs. Ainsi, vous le voyez, mon cher élève, vous, n’êtes pas tout à fait à la tête de dix mille francs de rente.

Barrême, assurément, n’aurait pas pu se vanter de compter plus juste que vous.

— Dans ces circonstances, reprit Jacques Bricheteau, l’entretien d’une voiture et de deux chevaux devenant impossible, je crois avoir sagement disposé pour vos intérêts en donnant mandat à maître Pigoult de faire vendre la calèche et les chevaux que, par mon conseil, vous avez laissés à votre château, après en avoir ébloui les yeux des habitants d’Arcis durant la période passionnée de l’élection.

— Un député démocrate allant en voiture, c’était, répondit gaîment Sallenauve, un espèce de scandale que vous avez eu raison de faire cesser.

— D’autres, reprit Bricheteau, ne se mettent pas en grand souci de cette inconséquence et malheureusement nous sommes à une époque où avec de l’argent seul on se fait une grande consistance politique. Enfin, vous compenserez, j’espère, par le talent, ce qui pourra manquer du côté de la fortune et puis d’ici à quelque temps votre père pourra sans doute faire quelque chose ; mais dans tous les cas il y a une humiliation que nous ne subirons pas.

— Quoi donc ? demanda vivement Sallenauve.

— Croiriez-vous, dit l’organiste, que ces Beauvisage se sont présentés pour faire l’acquisition de votre calèche !

— En vérité ? dit Sallenauve, sans que cette prétention parût l’émouvoir beaucoup.

— La chose, repartit Jacques Bricheteau, est plus grave que vous ne pensez ; vous êtes avec ces gens dans une rivalité des plus aigres et des plus déclarées, et, sous l’œil d’un public de province, les laisser venir au partage de vos dépouilles, constituerait une déchéance qu’il ne faut souffrir à aucun prix.

— Mais comment conciliez-vous cette prétention avec leurs habitudes de lésine ?

Ce Maxime de Trailles, en leur inoculant l’idée de la députation, les a complètement dépaysés de tout leur passé. Faire arriver son mari à la Chambre est maintenant, pour madame Beauvisage, une idée fixe ; elle y sacrifiera sa fille, qu’elle donnera à un intrigant quinquagénaire pour s’assurer sa coopération et son concours. Au mois de juillet prochain, quelle que puisse être la dépense, la famille vient s’installer à Paris, dans le magnifique hôtel Beauséant, dont le vieux Grévin avait fait l’acquisition, et que jusqu’à cette époque, il avait loué à des Anglais. N’ayant pu vous perdre par leurs intrigues, ces forcenés tâcheront de vous écraser par leur luxe, sans compter la chance de vous voir disparaître par les soins de M. de Trailles auquel je crains bien que vous ne finissiez par faire l’honneur qu’il sollicitait de vous.

— De ce côté-là, répondit Sallenauve, vous pouvez, je crois, être tranquille. D’abord Rastignac, qu’il doit ménager, ne fût-ce qu’en vue de l’élection de son beau-père, ne permettra pas à ce bravo de replacer la question sur le terrain politique où le gouvernement serait exposé aux éclaboussures. Quant à une insulte personnelle par laquelle M. de Trailles pourrait penser à m’attirer à portée de son pistolet, il n’y a nulle apparence : M. de Trailles, dans une affaire d’honneur, a pour principe de n’être jamais l’agresseur, de manière à se réserver le choix des armes, et à tirer toujours le premier.

— Eh bien ! la calèche, et les chevaux, ils ne les auront pas non plus ; j’ai donné ordre qu’on les fît revenir ici à petites journées et les gens qui nous les ont vendus les reprendront à moitié prix ; il vaut mieux réaliser cette perte que de ménager un triomphe à nos adversaires. Maintenant, soyez prudent, n’ayez pas de rechute de sculpture, montrez-vous assidu aux travaux de la Chambre, et quoi qu’en ait dit M. d’Arthez, ne tardez pas trop à faire votre début dans quelque question à effet. J’espère, au reste, ne pas être absent plus de cinq à six jours, et vous rapporter de bonnes nouvelles.

Là-dessus, Jacques Bricheteau donna une chaleureuse poignée de main à Sallenauve, et quelques heures après, il était de nouveau en route pour le comté de Middlesex.