Le Comte de Sallenauve/Chapitre 22

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L. de Potter (tome IIIp. 237-265).


XXII

Un coup de Providence.


Avant de dire les conséquences du charitable envoi de madame Mollot, un mot sur la situation de M. de Trailles, laquelle en ce moment se passionnait beaucoup.

Après les échecs successifs qu’il avait subis dans ses tentatives pour ruiner la fortune de Sallenauve, il se sentait mal posé auprès de Rastignac, qui avait fini par lui faire entendre qu’il le tenait pour un agent moins habile que compromettant.

Et cependant, pour l’heureux dénouement de son entreprise matrimoniale, force lui était de se maintenir une apparence de crédit dans les hautes régions du pouvoir. C’est ainsi qu’il avait été conduit à promettre à madame Beauvisage de lui procurer une audience de son ami le ministre, au moment où il n’aurait pas été sûr de l’obtenir pour lui-même et quand, d’ailleurs, loin de rechercher une occasion de se rencontrer avec Rastignac, il avait une raison particulière de s’en tenir à distance et de l’éviter.

On se rappelle en effet que, dans le courant de mars précédent, déjà acculé à de pressantes nécessités, le comte Maxime de Trailles avait négocié un emprunt de vingt-cinq mille francs.

Voulant être payé et désirant que son nom n’intervînt pas dans des poursuites judiciaires qui n’avait rien que de probable, Rastignac, le prêteur réel, avait eu soin de mettre au nom du banquier du Tillet la lettre de change qu’il avait fait souscrire comme gage de la créance.

Ce titre commercial, cela va sans dire, était à quatre-vingt-dix-jours ; or, il est une remarque que plusieurs de nos lecteurs ont peut-être faite comme nous.

On parle des chevaux de course, de la vapeur ; mais quelque chose encore de plus vite, c’est une échéance. Quand un homme trouve que le cours de sa vie n’est pas assez vivement accentué, il a un moyen bien simple de le précipiter. Qu’il souscrive une lettre de change, un billet à ordre, et aussitôt, sur l’aile de la dette à terme, les jours, les semaines, les mois, de prendre leur course qui a l’air de supprimer le temps et l’espace, et, rapide comme un boulet de canon, vient jeter à la gueule de l’exigibilité le débiteur éperdu.

Telle était alors la position de Maxime : la terrible échéance allait sonner ; et indépendamment des autres chapitres en souffrance de son budget, il se sentait une dette criarde de mille louis, et aucune espèce de ressource pour la rembourser.

À la suite d’une intervention heureuse dans l’élection d’Arcis, rien de plus simple que sa libération : un bon sur la caisse des fonds secrets en eût fait l’affaire, et c’est à cette chance qu’il s’était fié.

Mais, après sa malheureuse campagne, le moyen de prétendre à une pareille simplification ?

Pour créancier du Tillet, homme naturellement impitoyable et dont il avait en plus d’une occasion froissé l’amour-propre ; pour perspective, la condition d’une bête fauve incessamment traquée par les gardes du commerce, peut-être le riant exil de Clichy ; dans tous les cas, à la suite d’un déplorable éclat, la ruine de ses espérances d’établissement ; voilà quel était pour le moment l’horizon de M. de Trailles ; on ne s’étonnera donc pas de tous les expédients plus ou moins violents qui s’étaient présentés à son esprit.

D’abord il avait voulu aller trouver Rastignac et tâcher de l’apitoyer ; mais outre que cette démarche répugnait à sa dignité, il était peu probable qu’elle eût été suivie de succès.

Rastignac était dur en affaires. Élevé à l’école de Nucingen, il n’y avait pas appris la facilité et la miséricorde ; d’ailleurs, venu de très loin, comme tous les gens qui ont eu les commencements difficiles, il n’avait pas pour les malheurs d’autrui de grands trésors de sympathie ; il devait plutôt voir avec un certain plaisir l’abaissement de l’homme qui planait dans les régions supérieures, alors que lui-même pataugeait à ras du sol dans les ténèbres de la maison Vauquer.

Si on ne pouvait espérer la clémence du ministre créancier, ne pouvait-on pas essayer, en le prenant haut avec lui, de l’aborder par le côté de la menace et de l’intimidation ? Ce moyen était peu sûr ; Rastignac savait la force de sa position, peut-être même il se l’exagérait, et il n’était pas d’ailleurs d’un naturel à prendre facilement l’épouvante.

Venant alors à se rappeler les ardeurs de dévouement qu’il avait excitées jadis chez quelques femmes et exploitées tête levée ; ayant une fois décidé madame de Restaud (voir Gobseck) à mettre pour lui ses diamants en gage : non pas une fois, mais cent fois, mais toujours, ayant puisé en maître dans la bourse d’une célèbre fille entretenue connue sous le nom de la Belle Hollandaise, Maxime dans son désespoir se demandait s’il ne devait pas essayer sa force de fascination sur madame Beauvisage, traverser par la mère pour aller à la fille et chemin faisant, obtenir qu’en avancement de dot l’incestueux délire qu’il aurait provoqué, le mît en possession de la somme qui lui faisait défaut. Quel magnifique fait d’armes à ajouter aux Victoires et Conquêtes de la rouerie transcendante, et quelle couronne à placer sur ses cheveux blanchis mais teints !

Malheureusement, madame Beauvisage était une pecque provinciale, et, avec cette espèce de femmes timorées et à idées étroites, quelle apparence d’oser aborder une entreprise aussi ardue !

L’ancienne bonnetière ne devait-elle pas se révolter à l’idée seule du partage d’un même cœur avec sa fille, et, une fois obtenues, ses bontés ne deviendraient-elles pas tenaces et égoïstes jusqu’à se mettre en travers du mariage dont elles ne devaient être, pour parler comme au Palais, que le moyen préjudiciel ?

Mais la demande des vingt-cinq mille francs surtout, comment serait-elle prise ? La formuler, c’était évidemment s’ôter tout crédit, accuser une de ces situations désespérées devant lesquelles recule la bourgeoisie, même la plus ardente à se frotter de noblesse, c’était courir en un mot, le danger de tout perdre en essayant de tout gagner.

De surcroît était arrivée la complication de M. de Chargebœuf, dans lequel, malgré toutes les finesses et dissimulations féminines un homme de l’expérience et du coup d’œil de M. de Trailles n’aurait pas manquer de démêler un rival heureux, quand même, avec ce qu’il savait du passé, il eût eu chance de s’y tromper, et de prendre une suite et continuation de chapitre pour un chapitre nouveau.

Ainsi, à tous les embarras du lion aux abois, aucune issue ne semblait possible, lorsqu’en entrant chez lui, son vieux valet de chambre Suzon lui remit respectueusement sur un plateau la lettre de la greffière.

En lisant la compromettante pièce qui lui parvenait, Maxime eut une illumination. Sans se bien rendre encore compte de l’usage auquel il tournerait cette arme tombée tout à coup dans sa main, il sentit que là était le salut ; son mariage fait, sa lettre de change acquittée, en un mot la solution de son problème, tout parut pour lui se déduire de cette officieuse communication.

Maintenant, comment lui faire porter ses fruits, sous quelle forme en extraire la vénéneuse quintessence ? Restait cette question à résoudre.

Quelque butor a la main lourde et brutale n’y eût pas mis tant de façons.

Il eût été trouver madame Beauvisage et lui eût dit : je sais tout, je puis tout conter, il me faut tant et tant pour me taire ; voyez si cela vous convient ?

Mais, en toute rencontre, le comte Maxime se piquait d’élégance ; s’il ne regardait pas grandement au fond, il avait souci de la forme ; bourreau de salon, il n’égorgeait qu’en gants blancs et en s’y prenant avec grâce.

Avant toute chose, une curiosité le préoccupa : il voulut savoir qui lui avait rendu ce signalé service, et comment la bienheureuse lettre lui était parvenue. On comprend en effet que, sur ses déterminations ultérieures, la découverte de te mystère pouvait avoir une certaine action.

En déguisant son écriture, la greffière avait cru se mettre à l’abri de toute recherche, mais elle n’avait pas fait attention à la date du billet qui d’abord attirait sur elle le soupçon.

Comme Maxime était un observateur profond, voici le raisonnement qu’il se fit :

« Pour avoir eu sur elle ce billet, il faut que madame Beauvisage l’ait reçu dans un moment où elle n’avait pas le loisir de le placer dans un meuble à l’abri des regards indiscrets. Hier soir je suis venu là prendre pour la conduire à l’Odéon. Je suis entré chez elle assez brusquement et l’ai pressée vivement de descendre, parce que nous n’avions juste que le temps d’arriver pour le commencement de la pièce nouvelle. Le billet est daté d’hier, cinq heures, et il me parvient aujourd’hui d’assez bonne heure ; donc il a été perdu hier dans la soirée.

» Avec qui madame Beauvisage a-t-elle passé cette soirée ? Avec moi qui n’ai ramassé aucun papier, avec mademoiselle Ernestine qui, ayant trouvé celui-ci, n’aurait jamais pensé à la noirceur qui le met en mes mains, et enfin avec madame Mollot qui est personnellement très capable de cette perfidie, sans compter que dans les mœurs provinciales la gentillesse de la lettre anonyme se pratique sans aucun scrupule de conscience, et devient une maladie endémique à tout petit pays.

» En supposant que le billet ne fût pas tombé entre les mains de madame Mollot, il aurait donc justement été trouvé par quelqu’un qui, ayant la connaissance de mes relations avec madame Beauvisage, aurait pu supposer que cette communication aurait pour moi de l’intérêt ; cela n’est pas rigoureusement impossible ; mais cela du moins est infiniment peu probable. Donc, provisoirement, et sauf vérification ultérieure, madame Mollot reste pour moi atteinte et convaincue de l’excellente mauvaise action dont il me reste maintenant à profiter. »

Cela dit et partant de cette base, M. de Trailles, tout en déjeunant et en faisant sa toilette, passa environ deux heures à arranger son plan, ensuite il se rendit rue Montmartre, hôtel de l’Aube, ce qui était le préliminaire de ses autres opérations, et demanda à madame Mollot un entretien particulier.

En voyant arriver Maxime, la greffière, comme on dit, fut assez sotte ; en sorte que, sur la contenance seule de la dame, il se sentit édifié.

— Madame, lui dit-il avec un air d’extrême gravité, je viens causer avec vous de l’importante communication que vous avez bien voulu me faire parvenir.

— Quelle communication ? dit madame Mollot, qui avait eu le temps d’assez se remettre pour jouer passablement la surprise.

— Je savais d’avance, répondit M. de Trailles, que vous ne me feriez pas l’honneur de m’avouer que vous en fussiez l’auteur, et je ne vous presse pas à ce sujet. J’aime même beaucoup mieux n’avoir à parler qu’au conditionnel, les choses sérieuses et sévères que j’ai à dire devant m’être moins pénibles en ne les adressant à personne directement.

— Mais, monsieur, dit la greffière avec dignité, je ne sais pas de quel droit vous viendriez chez moi me faire des leçons.

— Des leçons, répondit M. de Trailles, je n’ai en aucune façon l’intention de vous en adresser ; mais si quelque danger vous menaçait, vous ou les vôtres, vous ne me sauriez pas, je pense, mauvais gré de vous en aviser.

— Enfin, monsieur, dit madame Mollot d’un ton grimpé, je vous écoute.

— J’ai reçu tout à l’heure, reprit Maxime avec une sublime hypocrisie, quelque chose d’extrêmement compromettant pour une personne à laquelle prochainement je dois me trouver lié par le lien de la parenté la plus étroite. Cet envoi n’a pu m’être fait que dans une intention parfaitement malveillante pour cette personne que je me sens le devoir d’entourer de tous mes respects. Cette personne peut avoir des torts, je n’en suis pas juge ; mais elle est femme et je me tiens pour impérieusement obligé à la protéger contre l’ébruitement que des fautes, à mon avis, d’ailleurs très excusables, pourraient recevoir de l’envie, de l’amitié menteuse, et autres vilaines passions.

— Ce n’est pas, je pense, à moi, monsieur, dit madame Mollot en interrompant avec vivacité, que vous attribuez ces mauvais sentiments.

— Non, madame, il est convenu que ce n’est pas à vous que je parle puisque ce soupçon que j’avais eu d’abord, vous défendez avec une vivacité qui vous en ne peut manquer d’opérer ma conviction. Mais si, au lieu de parler aux autres gens que je puis avoir en vue, j’avais l’honneur de vous parler à vous-même, voilà ce que je vous dirais : Vous avez un mari…

— Oui, monsieur, et je puis le dire, un mari entouré de l’estime et de la considération générales, et qui ne permettra jamais que l’on manque à sa femme.

— Comme je ne permettrai jamais que l’on manque à ma belle-mère ; si donc, par une supposition bien ridicule, je pouvais jamais croire qu’à la suite d’une première démarche pleine de perfidie, des bavardages fussent colportés sur le compte de madame Beauvisage, et qu’ils pussent être attribués, madame, à la femme de M. votre mari, j’irais le trouver et lui demanderais un compte rigoureux de ces paroles mal sonnantes et inconsidérées.

— Il n’y aurait, monsieur, à votre démarche, qu’une petite difficulté, c’est que Mollot est magistrat, et qu’au lieu de prêter le collet au premier spadassin venu, la gravité de sa robe lui ferait un devoir de se mettre sous la protection de la justice.

— Ce que vous dites là, répondit M. de Trailles, poussant l’ironie jusqu’au calembour, me paraît, à moi-même, extrêmement juste ; mais si les greffiers ne se battent pas, les gendres et les avocats se battent ; ceux surtout qui se destinent à la députation et qui ont besoin de conserver une considération à laquelle un soupçon de lâcheté porterait la plus grave atteinte ; or, madame, si vous voulez bien vous informer de moi, on vous dira que j’ai la main assez malheureuse, j’ai le regret d’avoir tué en duel deux adversaires, et rarement on s’est bien trouvé de se placer au bout de mon épée ou de mon pistolet.

— Est-ce tout, monsieur ? demanda madame la greffière en affectant de n’avoir point été touchée de la menace.

— Au moins tout ce que je pouvais avoir de désagréable à vous communiquer, car il me reste à vous demander si vous avez quelque chose à faire dire ou à faire parvenir à Arcis. Je pars ce soir, et je serai heureux de me charger de vos commissions.

— Grand merci, monsieur, nous partons nous-mêmes sous deux ou trois jours.

— Je ne vous dis donc pas adieu, mais au revoir. Et à la suite de cette phrase, Maxime salua cérémonieusement et sortit.

Et la preuve que par la démarche dont elle venait d’être l’objet, madame Mollot ne s’était pas sentie émue le moins du monde, c’est qu’aussitôt elle écrivit à son mari pour lui recommander derechef la discrétion la plus absolue, en ajoutant qu’a la moindre légèreté de langue, portant sur le billet de M. de Chargebœuf de grands malheurs pouvaient arriver.

De son côté, Maxime, en rentrant chez lui, ordonna à son valet de chambre de disposer une valise, et de commander à la poste, dont son logement était très voisin, des chevaux pour trois heures après-midi. Ensuite, il écrivit à madame Beauvisage le billet suivant :

« Madame,

Toutes vos démarches sont observées et odieusement envenimées ; entourez-vous des plus grandes précautions et attendez que vos aimables compatriotes aient quitté Paris pour y jouir de la liberté qu’on n’y saurait plus espérer quand toute une colonie champenoise y fait invasion. Je pars à l’instant pour Arcis, sur un mot pressant que je reçois de M. Grévin ; il vous dira sans doute prochainement l’objet de sa préoccupation à laquelle se rattache mon voyage. Veuillez, madame, en attendant les explications, me croire avec respect votre affectueusement dévoué.

» Comte Maxime de Trailles. »


Cette lettre cachetée, Maxime dit à Suzon son valet de chambre :

— Tu auras soin que ce billet, aussitôt après mon départ, soit porté à son adresse. Nous sommes aujourd’hui le 18 ; le 22 on se présentera pour recevoir le montant d’une lettre de change de vingt-cinq mille francs. D’ici là, mon vieux, je t’aurai fait passer les fonds. Si, par impossible, ils étaient en retard, ne t’émeus pas ; ce ne pourrait être qu’un délai de quelques heures. Veille à ce que le cocher promène les chevaux, et à ce que M. Paradis ne fasse pas trop d’insolences. Ah ! j’oubliais ; dans la matinée de demain, tu porteras ces cinquante louis chez M. Félix de Vandenesse ; je les lui dois d’hier soir au club ; tu ne les remettras qu’à lui-même bien entendu, en lui disant que tu me crois parti pour me marier.

La voiture attelée attendait dans la cour. Maxime y monta sans plus rien garder de l’air soucieux que ses gens avaient pu remarquer chez lui depuis quelques jours ; et comme il payait toujours largement les guides, le postillon prit au grand galop la route de Troyes.