Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/04/01

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E. Arrault et cie (1p. 174-189).


§ 1. — TENUE EXTÉRIEURE DU CORRECTEUR


I. — Tenue personnelle.


De par son éducation, de par les fonctions qui lui sont confiées dans l’organisme de l’imprimerie, le correcteur occupe incontestablement une situation de premier ordre dans la hiérarchie typographique.

« Donner au lecteur d’épreuves, autrement dit au correcteur, la première place dans notre grande famille ouvrière, cela peut paraître un paradoxe aux yeux du plus grand nombre. Ce n’en est point un aux yeux du typographe sérieux, ayant d’autres visées que cette apparence de perfection qui ne réside que dans la sensation des objets extérieurs[1]. »

Cette prééminence qui l’élève presque au niveau du prote[2] impose au correcteur des devoirs.

Ce n’est point le lieu ni le temps d’écrire ici un cours de maintien, de coupe ou de politesse. Assurément l’habit ne fait pas plus le moine que la perfection « ne réside dans la sensation que vous procurent les objets extérieurs » ; on ne peut toutefois méconnaître qu’un correcteur négligé dans sa mise, peu soigneux de sa personne — serait-il un abîme de science, à l’instar d’un Pic de la Mirandole — frappera beaucoup moins qu’un correcteur tiré à quatre épingles.

De la tenue, un peu de décorum même — oh ! tout simple, sans aucun soupçon de puffisme — n’ont jamais, que nous sachions, porté préjudice à personne.

A.-T. Breton, qui écrivait au temps du roi Louis-Philippe, détaille ainsi la silhouette animée du correcteur parisien de son époque : « Nous ne nous étendrons pas sur toutes les phases de sa vie : abstraction faite de son état, le correcteur n’a rien de bien saillant sur les autres hommes ; nous pourrions même dire qu’il est d’autant moins original qu’il est plus jeune ; car, sa fortune ne répondant pas toujours à son éducation, il est obligé de vivre dans un état d’isolement complet. Il tient le milieu entre la trinité de l’étudiant, du clerc et du commis, et l’unité de l’ouvrier ; il n’a point d’équivalent dans cette tourbe[3] où paraissent se confondre tant d’hommes de conditions et de rangs si divers ; car, on voudrait en vain se le dissimuler, malgré toute la vérité de la Charte, il est encore bien des lignes que certaines bourses ne peuvent pas franchir.

« Si vous avez quelquefois dépassé les limites de la banlieue et poussé vos explorations jusqu’aux prés Saint-Gervais, à Romainville, au bois de Boulogne, à Gentilly, au bois de Vincennes, vous n’avez pas été sans rencontrer quelque personnage de vingt-cinq à trente ans, à la démarche grave, mais quelque peu étudiée, aux cheveux longs et bouclés avec soin, habit noir d’une coupe antérieure d’un an à la mode du jour, pantalon idem, bottes selon le temps, le tout d’une propreté irréprochable, cravate mise avec goût, et tenant à la main un livre dont il paraît dévorer la substance : c’est le correcteur cosmopolite aux limites de son univers, le correcteur au début de sa carrière, distillant avec feu sa sève juvénile sur le Traité de Ponctuation de Lequien ou le Jardin des Racines grecques de Lancelot. »

Exempt d’ambition, le correcteur doit être aussi modéré dans ses opinions que simple dans ses goûts. Il sait que la pédanterie ne saurait être supportée, sans dommage moral pour lui, par des ouvriers habitués à coudoyer quelqu’un qu’ils n’estiment point leur supérieur, qu’ils veulent tout au plus leur égal, et qu’ils ont parfois trop de tendance à rabaisser à un niveau inférieur.

Au milieu des déboires, des déceptions journalières, le correcteur sait garder sa dignité. « Comme tous les typographes, qu’ils soient imprimeurs ou compositeurs, il n’a d’ordinaire qu’une passion, celle d’un amour-propre exagéré[4] » ; encore est-il juste de dire que ce léger travers de son esprit, dont il cherche courageusement à s’affranchir, lui vient plutôt de la longue fréquentation avec ses compagnons à laquelle l’obligent les conditions de son travail.

Il en est cependant, parmi les correcteurs, qui, un jour de détresse, « tombés dans la débine », ne surent et ne purent jamais se relever. Boutmy, qui a peint sur le vif quelques types parisiens, a fait de l’un d’eux un portrait navrant[5] : « Un autre affecte des allures populacières et une mise débraillée ; il a le verbe haut, la faconde intarissable… Il fréquente assidûment le mastroc, devant le comptoir duquel il trône et pérore volontiers. C’est le type du correcteur poivreau[6]. On affirme autour de lui qu’il n’est jamais plus apte à chasser la coquille que lorsqu’il nage entre… deux vins. »

Heureux homme qui nage… et chasse de façon aussi délibérée et avec tant d’aisance ! S’il ne se noie dans son verre, peut-être finira-t-il par y tuer, un jour, sa raison et, avec elle, sa réputation. En attendant cette éventualité, la nage… entre deux vins doit, pour la chasse, comporter parfois quelques erreurs de tir dont auteurs et patrons sont loin, sans doute, d’être satisfaits. Compositeurs, apprentis apprécient différemment la situation et ne songent, pour leur divertissement, qu’à en tirer un profit lamentable. Le correcteur, à son insu dès l’abord, devient un sujet de critique inépuisable. Non seulement on discute son origine, mais aussi son savoir qui bientôt n’en impose plus. Souvent on conteste ses corrections ; parfois on les néglige. On fait fi de sa personnalité ; on oublie les services qu’il peut rendre encore. Sa situation est compromise ; son départ est considéré presque à l’égal d’un événement heureux.

Est-il aujourd’hui de ces situations que l’on puisse rapprocher de celle dont M. Baudrier parle dans sa Bibliographie lyonnaise[7] : Jean Lambany, prote-correcteur chez Barnabé Chaussard, maître imprimeur à Lyon, épousa en secondes noces Jeanne de la Saulcée, la veuve de l’imprimeur, et il assuma la direction de l’atelier de la fin de 1528 aux derniers jours de 1529. Ivrogne et débauché, Jean Lambany fut une sorte de fléau pour ses proches, pour ses familiers, aussi bien que pour ses ouvriers qui peu à peu l’abandonnèrent. « Sa mort fut, malgré ses qualités incontestables d’imprimeur, un véritable débarras pour la raison sociale dont il avait la charge. »

Cet exemple certes est exceptionnel ; à notre époque, le type du « correcteur poivreau » se rencontre rarement : il est peu de ces ouvriers intellectuels qui n’aient assez de dignité, assez de souci d’eux-mêmes, pour s’arrêter sur la pente fatale. Aussi ce n’est pas sans un certain étonnement que, dans les Statuts du Syndicat des Correcteurs de Paris et de la Région parisienne, on voit figurer ces prescriptions :

Art. 29. — La radiation peut être proposée par le Comité à la majorité absolue des suffrages :
xxxx … 4° Pour intempérance ayant motivé le renvoi d’un syndiqué placé par le Syndicat.

Dans le Rapport de la Commission de revision des Statuts, cette clause inattendue est justifiée de la manière suivante : « Parmi les torts portés à la cause syndicale, il en est un que nous avons tout spécialement retenu : le renvoi pour intempérance. Évidemment, nous sommes en pleine hypothèse ; le cas ne se présentera jamais. Supposons cependant qu’il se présente. Nous ne voulons pas nous poser en champions de la tempérance ; nous connaissons toute la valeur de la liberté individuelle et nous la respectons jusqu’aux plus extrêmes limites de ses manifestations. Tout de même, il est bien désagréable, lorsque le Syndicat envoie un de ses membres chez un patron que celui-ci, au bout d’un temps plus ou moins long — moins long en général — se plaigne qu’au lieu d’un correcteur on lui ait envoyé un ivrogne, ou, ce qui est pire, qu’il confonde les deux… professions. Parce qu’un confrère « boit un coup », il ne s’ensuit pas que le Syndicat doive « trinquer ». Et le Rapporteur, qui s’est longtemps arrêté… non point devant le « zinc du mastroquet », mais à méditer les conséquences fâcheuses de l’intempérance d’un collègue… pour le Syndicat, demande à l’Assemblée « de ratifier l’article tel que la Commission le propose ».

Si « le cas de renvoi pour intempérance ne se présente jamais », affirme M. E. Lequesne, si le type du correcteur « poivreau » se rencontre rarement, avons-nous dit, plus fréquent certes est celui du « correcteur négligé ».

Le chef couvert d’une toque crasseuse, abaissée sur le front ou laissant effrontément paraître une calvitie complète, il promène, au long des galeries, des feuillets maculés de taches multiples. Les manchettes retombées aux coudes, le veston élimé et verdâtre, les pieds chaussés de pantoufles éculées, il est l’objet de la curiosité générale. La voix haute, il explique avec nervosité au metteur « les bourdes et les idioties » d’épreuves « dégoûtantes », que plus que tout autre il a contribué à salir. Et chacun se retourne sur ce « Vieux Pupitre » dont la physionomie ne laisse pas que d’être surprenante : deux verres sur lesquels des doigts huileux ont marqué leur trace au milieu de la poussière surmontent un nez que la poudre à Nicot pique de points noirâtres[8] ; un visage blafard s’adorne (!) d’une barbe hirsute que, chaque quinzaine, l’artiste capillaire du coin savonne rageusement. La conscience de ce phénomène est, s’il faut le croire, pure de tout méfait, blanche comme celle d’une colombe ; on n’en pourrait dire autant de son linge et de ses mains. Ce correcteur de sa vie ne lut un traité d’hygiène et ne sut, dès lors, sur ce point se corriger lui-même. De son ancêtre Diogène le Cynique il a conservé nombre de qualités. À droite et à gauche, au hasard de courses incessantes, il expectore maints bacilles « virgule ». Heureux serez-vous si quelque malencontreux rhume, à côté d’un pâté d’encre, ne macule point vos épreuves d’une marque de couleur caractéristique.

« Instruit, correcteur expérimenté, mais irascible et pointilleux, au moindre mot il s’offense, il tempête. » Pour la plus petite vétille, pour la plus minime contradiction il « lâche le plat qu’il récure » et menace de rendre son tablier. À l’instar du latin, « dans ses mots il brave l’honnêteté », mais, bien que peu français, « il veut être respecté ».

Ce type est une plaie matérielle, plaie que l’on supporte, bien malaisément sans doute, mais enfin que l’on tolère : le recrutement est difficile, les exigences financières des nouveaux sont… incroyables, et d’ailleurs l’habitude est prise de ses manies, de ses sautes d’humeur et de son attitude.

Ce correcteur n’est point un mythe : nous l’avons connu au printemps de notre existence ; de longues années nous avons vécu côte à côte avec lui : souvent il voulut bien guider nos pas chancelants et incertains sur le rude sentier que nous nous efforcions alors de gravir. Dieu nous pardonnera notre critique un peu acerbe : s’il fut parfois dur et redoutable, en même temps que risible aux autres, toujours ce collègue nous eut en amitié malgré notre attitude parfois frondeuse à son égard. La reconnaissance que nous lui devons nous a conseillé de rappeler ici son souvenir.


II. — Attitude envers les ouvriers.


A.-T. Breton, qui attribuait au correcteur un « amour-propre exagéré », écrivait encore : « Rien n’est si plaisant, en effet, que d’entendre les discussions parfois très sérieuses qui s’élèvent entre des typographes sur les choses les plus insignifiantes. En vain on m’objectera que tout est grave en typographie : je n’en dirai pas moins qu’il est aussi absurde que puéril d’attacher une si grande importance à des faits qui en ont parfois si peu, et qui ne sont, le plus souvent, que l’effet d’une inadvertance bien pardonnable. Jamais ouvrier typographe, quelque habile qu’il fût, n’a eu raison contre son maître [le correcteur]. Les choses les plus simples, omises avec l’intention d’y revenir, ou négligées avec discernement, sont pour lui des crimes de lèse art : ce qui fait qu’une réputation laborieusement acquise pourrait être perdue ou gravement compromise si l’on s’en rapportait au jugement de ces oracles de l’imprimerie[9]… »

Sans être trop acerbe, la critique est cependant un peu vive ; aussi bien cette prétendue supériorité dont le correcteur voudrait faire preuve à l’égard de tout et à l’encontre de tous n’est que le fait exceptionnel d’un personnage grincheux ou infatué de son importance, comme il s’en rencontre dans toutes les professions, et non point d’un employé qui sait les difficultés de son métier.

Cependant, d’une manière, générale, nombre d’auteurs typographiques prêtent au correcteur un caractère plutôt difficile. En quelques lignes, Boutmy[10] décrit ce type et expose de cet état d’âme des raisons qui, croyons-le, lui sont personnelles : « Au point de vue caractère, le correcteur n’est pas exempt de certains défauts, qu’on relève d’ailleurs avec assez d’amertume ; mais ces défauts, on doit les attribuer plutôt à sa situation qu’à la nature. Il ne faut pas oublier qu’il est presque toujours un déclassé : aussi semble-t-il juste d’excuser plus qu’on ne le fait les correcteurs auxquels on serait tenté de reprocher leur caractère maussade, quelquefois peu bienveillant, plutôt porté à la tristesse et à la misanthropie qu’à la gaieté. Encore une fois, il faut se souvenir qu’avant d’en venir là, ils ont souffert de pénibles froissements, éprouvé de nombreuses déceptions et lutté contre le mauvais vouloir de certains typographes dont ils sont, comme on dit, la bête noire. On a même été jusqu’à prétendre que le compositeur et le correcteur sont ennemis nés. Cela a-t-il jamais été vrai ? En tous cas, il semble qu’il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Ce sont tout simplement deux compagnons attelés à un rude et incessant labeur. »

« Le compositeur et le correcteur sont ennemis nés. » Boutmy a pu, dans certaines imprimeries, rencontrer cet antagonisme qui met en opposition incessante le chasseur et le chassé. Mais ce sont, il le reconnaît lui-même, choses plutôt rares et anciennes, nées de circonstances ou de situations exceptionnelles.

Le correcteur qui remplit consciencieusement sa tâche ne s’inquiète point d’ailleurs de ces « coups d’épingle » plus ou moins profonds. Il y a beau temps que les correcteurs sont moqués ! L’antiquité des brocards lancés à leur adresse leur est même parfois un titre, une façon de parchemin. S’ils se savent moqués, ils n’ignorent point qu’ils sont quand même toujours enviés. Ce n’est pas sans une légère pointe d’émotion, sans un faible tremblement que ceux mêmes qui paraissaient leurs adversaires les plus excités ont, un jour, sollicité un siège parmi eux. La « fièvre correctionnelle » n’est pas nouvelle ; elle eut souvent des conséquences inattendues, et toujours certains considérèrent le refus de leur octroyer un modeste tabouret comme un signe manifeste de disgrâce sensible. Qu’importe cette attitude au correcteur, puisqu’il n’est point le distributeur des faveurs patronales ni le conseiller du chef d’atelier ! Il a certes d’autres soucis, d’autres sentiments.

Si l’on ne peut dire du correcteur qu’il est le « frère jumeau du compositeur », puisqu’il est né bien avant lui, de manière plus générale typographe et correcteur sont bien « deux compagnons attelés à un rude et incessant labeur ». Les hasards du travail opposent parfois l’un à l’autre ces artisans d’une même œuvre ; mais les divergences sont de peu de durée, la conversation est courtoise, et la discussion ne surgit que de la façon dont chacun envisage les améliorations à apporter à l’œuvre commune. Animés d’un égal esprit de conciliation et de dévouement, les deux compagnons rapidement trouvent la solution convenable, donnant également satisfaction à leur désir du Bien et du Beau.

D’une éducation convenable, le correcteur ne saurait recourir à ces coups de langue, trop souvent des « couacs », que les forts de la Halle eux-mêmes réprouvent. Les rois ont une politesse particulière qui est celle de l’exactitude ; les correcteurs en ont une autre, non moins précieuse, personne ne peut le contredire, qui est celle d’une langue châtiée et d’un français correct.

Les distinctions de classes sociales ne sont point pour modifier l’attitude du correcteur. Quelle que soit dans la hiérarchie typographique la situation de son interlocuteur, il fait preuve d’une égale urbanité et d’une politesse d’où la rudesse est toujours absente : l’apprenti, l’ouvrier, le metteur ont droit, toutes proportions gardées, aux mêmes égards, aux mêmes prévenances.

Les bonnes relations entre tous et avec tous ne peuvent en effet que faciliter la tâche du correcteur. Des renseignements qui lui sont donnés avec plaisir, des explications qu’il obtient sans peine, il compose un ensemble qui contribue à lui procurer une impression très nette de sécurité parfaite dans son travail ; la célérité de sa lecture en est grandement accrue : toutes choses que le patron non seulement doit favoriser pour son plus grand bénéfice, mais encore, les ayant reconnues et appréciées, ne tarde pas, il faut le croire, à récompenser à leur juste valeur.


III. — Relations du correcteur
avec ses collègues
.teur


Mais ce n’est pas seulement avec les ouvriers que le correcteur doit avoir des rapports empreints de la plus grande cordialité et d’une réelle urbanité ; c’est encore, c’est surtout, lorsque le service de la correction comprend un certain nombre de titulaires, avec ses collègues.

Trop souvent, parce qu’ils ne savent ou ne veulent se rendre compte, les patrons négligent d’établir dans ce service une sorte de hiérarchie ; trop souvent, pour des raisons blâmables le prote fait osciller, tantôt à l’égard de l’un, tantôt à l’égard de l’autre, la balance de son favoritisme. Le travail agréable, facile, est l’apanage exclusif de celui-ci ; son voisin est comme empoisonné de manuscrits de digestion lourde et pénible ; mainte lecture de bon à tirer est toujours urgente, cependant que nombre de revisions dorment sur la table du préféré.

Alors chacun de ces lettrés se constitue pour lui seul une manière d’agir qui, pense-t-il, l’élève bien au-dessus de son confrère ; les uns vont, viennent, corrigent, étudient sans souci des autres : chaque « pupitre » veut ignorer le « pupitre » qui le côtoie ; si l’un de nos intellectuels rencontre en son semblable quelque similitude d’idées au point de vue travail, ce ne sera point chez un de ses collègues. Mais cette attitude d’indifférence mutuelle ne saurait se soutenir longtemps ainsi : pour certains, l’ignorance voulue fait bientôt place à un sentiment de jalousie confuse, puis de sourde hostilité, et alors l’anarchie survient rapidement avec toutes ses conséquences regrettables.

La préparation des manuscrits est rendue illusoire par un correcteur de premières dont les idées ne cadrent point avec celles du reviseur : parce que ce dernier est voisin du prote, parce qu’il reçoit directement les ordres du chef, parce qu’on lui fait parfois confiance de certains desiderata, il est de bon ton, il est nécessaire de « fronder » le semblant d’autorité que paraît lui donner une telle situation ; il est indispensable de lui prouver qu’il est du même rang et du même sang que les autres.

Le correcteur en secondes éprouve des sentiments tout autres : indépendant de ses devanciers, à chaque labeur nouveau il extrait de son arsenal une règle différente ; sans égard pour les désirs de l’auteur, sans respect pour les ordres donnés, sans souci des efforts méritoires de ceux qui ont déjà expurgé l’œuvre, il se crée à lui-même une marche dont le seul mérite est de s’écarter des précédentes.

Ce ne sont plus le correcteur et le compositeur qui sont ennemis nés, mais bien ces correcteurs l’un pour l’autre. Les metteurs en pages, les typographes ne se font pas faute d’attiser ces jalousies, d’encourager ces dissensions, d’exciter ces luttes, suivant le hasard des jours, suivant leurs préférences et surtout suivant le bénéfice qu’ils en retirent. Le correcteur en secondes — un camarade — a-t-il indiqué un remaniement dispendieux, de nécessité fort discutable : on l’exécute cependant aussitôt, sans récriminer, sans en peser les conséquences dont le patron supportera les frais et peut-être aussi la responsabilité. Le correcteur en premières — un indifférent, un hostile — a-t-il relevé soigneusement nombre de fautes typographiques grossières et importantes, dont le compositeur doit subir seul les risques : de sa propre autorité le metteur en pages les annule ; il estime, lui, qu’elles sont hors de propos ; d’ailleurs leur exécution, quelque nécessaire qu’elle soit, le retarderait : il juge en maître.

Le prote assiste, impassible, à cette lutte journalière : il s’en désintéresse, bien plus même parfois il estime qu’elle lui est profitable. Il ne manque aucune occasion d’opposer l’un à l’autre ces érudits et ainsi d’exciter encore leurs rancœurs ; au lieu de se créer en ces collaborateurs des auxiliaires précieux, il ne cherche qu’à les desservir auprès du patron, à les rapetisser auprès des ouvriers, même à les avilir auprès des apprentis. Quelle singulière besogne, et comme il est désirable qu’un jour un patron clairvoyant fasse enfin supporter à ce prote les conséquences de sa louche attitude !

Par ailleurs, combien n’est-il point regrettable que des travailleurs dévoués, intelligents, ne puissent considérer là où est leur devoir : la nécessité d’une entente parfaite entre eux ! Combien n’est-il point regrettable qu’après avoir reconnu ce besoin ils ne consentent chacun quelque sacrifice pour parvenir à un tel accord ! Combien n’est-il point regrettable qu’après avoir obtenu cette harmonie ils ne cherchent à la maintenir et ne s’efforcent de retirer d’une confraternité dévouée, d’une aide mutuelle désintéressée, tous les avantages qu’elles comportent !


IV. — Rapports avec le prote, le patron
et la clientèle
.te, le patron


Les rapports du correcteur avec le prote, avec le patron, sont empreints d’une légère nuance de respect, d’où l’obséquiosité est sévèrement bannie.

Le correcteur, dont ce n’est certes point le lieu de dire que sa main doit être de fer, aura toujours un gant de velours en toutes choses et à l’égard de tous.

Il en était ainsi aux temps lointains où la corporation, assujettie aux règlements étroits de la Communauté, devait se plier aux prescriptions rigoureuses des ordonnances royales. Le prote-correcteur savait certes se faire respecter, ayant lui-même souci du respect dû aux maîtres ; le premier et le chef des compagnons, il savait, par son attitude, donner tort à ses subordonnés en s’abstenant de prendre part à leurs écarts de conduite, à leurs actes de violence.

De tous temps, sous l’ancien Régime, les compagnons imprimeurs eurent une réputation que des faits déplorables justifièrent, hélas ! trop fréquemment. Certains compagnons, fort indépendants et batailleurs, avaient la parole prompte à l’injure, le poing aux coups, et la main à l’épée[11]. Ils ne respectaient ni les étrangers, ni leurs maîtres, ni les membres de leur famille, ni les officiers de la Communauté, syndic ou adjoints : ces derniers, au cours de leurs visites[12], étaient fréquemment l’objet des invectives des ouvriers. Un manuscrit de la Bibliothèque Nationale nous apprend que « les compagnons de trois imprimeries de Paris furent, par un arrêt du 2 septembre 1786, condamnés, les protes exceptés, à faire des excuses solennelles à ces officiers[13] ».

Le correcteur est aujourd’hui affranchi de la tyrannie — le mot est un peu gros, on nous en excusera — que la « chapelle » faisait peser indistinctement sur tous les travailleurs de l’atelier ; il importe qu’il se tienne à l’écart de ces « petites chapelles » que certains protes, par une méconnaissance complète de leurs droits et de leurs devoirs, tolèrent encore trop souvent dans les ateliers modernes. Le correcteur doit être « tout à tous » ; il ne saurait s’aliéner lui-même et devenir un jouet irresponsable entre les mains des meneurs. Chez ce gradé intermédiaire dont la situation sociale est mal définie dans trop d’ateliers, la notion d’autorité et de respect ne doit subir aucune atteinte. Le correcteur dont l’éducation est supérieure à celle de tous ceux qui l’entourent doit savoir que, même dans les questions étrangères au travail, son avis est apprécié ; ceux qui le jalousent sont en maintes circonstances les plus ardents à accepter et à régler leur conduite sur la sienne.

Le bureau, l’atelier appartiennent au patron ; ils sont sous l’autorité du directeur ou du prote, sous la surveillance des chefs d’atelier : employé ou ouvrier, le correcteur ne doit pas l’oublier ; envers son hôte, envers le chef de la famille ouvrière, envers ses représentants, il est tenu au moins d’observer les devoirs de l’hospitalité : le contrat de travail lui en fait une obligation stricte.

Mais, si le correcteur doit respecter ses supérieurs, il importe certes autant que lui-même soit respecté. Nous ne craignons pas de le répéter, le patron, le prote ne peuvent donner aux ouvriers cet exemple déplorable du dédain, du mépris ou plus simplement de l’indifférence hautaine que trop souvent ils éprouvent pour ce collaborateur. Agir de la sorte serait priver brutalement le correcteur de l’autorité morale qui lui est indispensable pour l’exercice de ses fonctions. Dans la vie de l’atelier trop de faits viennent déjà battre en brèche cette autorité, pour que le patron et le prote ne prennent souci d’y remédier, loin de contribuer eux-mêmes à rendre illusoire une influence indispensable.

Un patron évite avec soin de faire publiquement à son subordonné une réflexion désagréable. Outre que recevoir une observation est toujours pénible, il est de ces piqûres d’amour-propre qui chez certaines gens prennent une importance exceptionnelle : un serviteur jusque-là fidèle, scrupuleux même, se bute rapidement devant une observation désobligeante. Non point que nous songions à dénier au chef d’industrie le droit de faire constater à son subordonné l’erreur dans laquelle il est tombé, la méprise qu’il vient de commettre, la faute qu’il n’a su éviter. Nous voulons dire qu’il y a la manière, le temps et le lieu pour « parler au coupable ». Une observation n’est utile que si elle vient à propos, et si elle permet à l’intéressé de tirer un profit moral ou matériel certain du mal sur lequel on vient d’appeler son attention.

Nous ne pouvons supposer, d’ailleurs, qu’un correcteur peut avoir l’esprit ainsi façonné qu’une remarque justifiée, faite d’un ton pondéré, par un chef auquel on ne peut refuser le sens de l’opportunité et de la justice, provoquera un accès de colère, de rancune, ou même simplement de mauvaise humeur. Nous ne sommes point de ceux — certains estimeront cette attitude un travers de notre esprit — qui « font claquer leur pupitre » : ce geste nous paraît ressembler quelque peu à celui d’un écolier frondeur et mal élevé qu’un pensum légitime retient sur son banc, la classe terminée. Tout travail comporte des responsabilités et des avantages : l’employé qui n’est jamais satisfait des uns, cependant conformes à ses droits et à ses intérêts, et qui refuse d’accepter les autres, bien que légitimes, ne saurait se classer parmi ceux dont le concours est celui d’un véritable collaborateur.

Nous ne sommes plus au temps où un correcteur, après avoir « collationné et châtié » le texte de l’ouvrage dont la correction lui avait été confiée, pouvait, s’indignant des nombreuses erreurs qu’il relevait encore, l’impression terminée, écrire à son libraire[14] : Cum hisce diebus agerem, rogasti Metamorphoseon opus relegerem, additurus si congruum videatur non nihil. Relegi, adjecique annotatiunculas nostras atque in ordinem alphabeticum notatu digna collegi castigavique subinde quæ inversa offendi : sed (quod moleste fero) tanta est multorum negligentia ut sæpe error novissimus sit primo pejor. Tu vero, si me amas et secundum opellam a nobis exiges, perspicies. Hanc autem tuo nomini penitus destinatum dedico eidem. Vale. Ad 15 Kalendas junias anni 1501. — Ce correcteur s’appelait, il est vrai, Josse Bade.

Si un patron prend tant de souci de faire connaître à ses correcteurs les plaintes formulées à leur encontre, pourquoi, en bonne justice, ne pas leur communiquer les éloges qui, parfois — oh ! si rarement, il faut en convenir — peuvent leur être adressés. « La satisfaction morale est-elle donc dans notre corporation tenue pour si peu de chose ? » Cependant le plaisir qu’un ouvrier éprouve de savoir qu’il a consciencieusement accompli son devoir n’est point négligeable : c’est un encouragement à persévérer dans la voie suivie, un stimulant pour mieux faire, une force qui aide au nouvel effort. Ce n’est pas, sans doute, cette amélioration matérielle vers laquelle les travailleurs tendent de tout leur pouvoir ; c’est, au moins, un peu de baume moral qui panse les blessures des reproches non fondés, des vexations inutiles ; c’est la preuve manifeste de quelque considération ; c’est un peu d’espoir pour un avenir meilleur. — Les maîtres imprimeurs ne doivent pas oublier le profit qu’ils peuvent tirer de cette attitude.

D’autre part, si incidemment un auteur exprime le désir de connaître ce collaborateur dont on lui signale avec force compliments et les capacités et les qualités, le correcteur saura habilement faire rejaillir sur la Maison la flatterie de quelque compliment intéressé : sa personnalité importe peu dans la circonstance ; ce qui seul est en cause, ce qui seul est à envisager est le profit moral ou même matériel que le patron retirera de l’aventure.

Quelle que soit, d’ailleurs, la considération dont un patron entoure son correcteur, quel que soit l’intérêt qu’il lui porte et le soin qu’il a pris dès lors de sa situation matérielle, il ne peut le considérer comme lié à tout jamais au sort, à la fortune de sa Maison. Des considérations personnelles, des raisons de famille, enfin des motifs d’ordres divers peuvent un jour engager ou obliger le meilleur et le plus dévoué des employés à quitter une Maison qui lui fut toujours hospitalière. Le fait n’est pas moins déplaisant pour le maître qu’il n’est sans doute dans maintes conditions pénible pour l’ouvrier.

Un patron avisé et intelligent exprime ses regrets de perdre un collaborateur auquel il était attaché et dont il avait apprécié les capacités. En toute sincérité, il peut alors estimer que cet acte de justice est suffisant et qu’il n’est tenu de rien au delà. Ce patron a sans doute raison pour le passé et pour le présent ; mais nous pensons qu’un autre devoir lui incombe pour l’avenir : celui de ne se souvenir que des services rendus et de se… taire. C’est assurément manquer à la bienséance la plus élémentaire, aux règles de laquelle un ancien patron, quoi qu’il pense, est toujours tenu, que d’apprécier en termes désobligeants la situation nouvelle d’un employé démissionnaire, de rappeler des griefs imaginaires, de faire état de racontars sujets à caution, ou de laisser entrevoir nombre de défauts chez une personne que l’on auréolait autrefois de maintes qualités. — C’est encore faire preuve d’un esprit étroit que de refuser les marques extérieures de respect à un ancien serviteur qui, lui, manifeste à son premier employeur une déférence non exempte de reconnaissance.

Sans doute, plus d’un patron criera à l’exagération ; mais nous avons le regret de le leur dire : ces faits sont des choses vécues ; nous l’affirmons avec force.


  1. Daupeley-Gouverneur, le Compositeur et le Correcteur typographes, p. 211.
  2. … « La priorité de l’un [le prote] n’entraîne pas nécessairement l’infériorité de l’autre [le correcteur], et lorsque le correcteur, que son érudition, d’ailleurs, place généralement au premier rang, s’acquitte avec zèle et discernement de la partie si importante d’une bonne impression, celle de la lecture des épreuves, on se repose entièrement sur lui de la pureté des textes et de la précision grammaticale. Il est alors l’ami et le conseiller du prote plutôt que son subordonné ; un prote que l’importance de la Maison qu’il dirige empêche de se livrer à la correction est un corps sans âme s’il n’a pas au moins un bon correcteur pour le seconder. » (A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur, p. 9 ; Paris, 1843, Imp. Breton et Cie.)
  3. A.-T. Breton emploie ici le mot « tourbe » dans le sens du terme latin turba, « foule, multitude », et non avec la signification péjorative qu’on a coutume de lui donner dans le langage courant.
  4. D’après A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 41.
  5. Boutmy, Dictionnaire de l’argot des typographes, p. 49.
  6. Voir également page 126.
  7. Bibliographie lyonnaise, 11e série, p. 42.
  8. A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 45 : « Dans sa sainte abnégation de toutes les choses de ce monde, et surtout des épreuves, n’étaient les énormes besicles qui d’ordinaire enfourchent son nez, dont la dimension et les nombreuses aspérités ne nous offrent pas toujours la forme gracieuse d’un nez fait à l’image du Créateur, je le donnerais entre mille comme le modèle le plus parfait, comme le polytypage enfin du premier homme, tant il est beau d’abandon et de simplicité dans la solennité du septième jour consacré au repos par le divin Protecteur de l’Humanité. »
  9. A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 42.
  10. Dictionnaire de l’argot des typographes, p. 46.
  11. Les rixes étaient fréquentes entre compagnons, même à l’atelier. Dans la Bibliogriphie lyonnaise (10e série, p. 457), M. Baudrier rapporte cinq actes notariés relatifs aux suites d’une rixe survenue, en mars 1562, entre deux compagnons, dans l’atelier de Claude Servain, maître imprimeur à Lyon : le 16 juin 1564, Jean Poucet, « pour raison de l’homicide faict et perpétré par lui en la personne dudict feu Thibelley », s’engageait, sous la caution du maître imprimeur, à 40 livres « pour despens, dommaiges et interetz » envers la veuve Claudine Gonet.
  12. Dans son article 16, un édit donné à Châteaubriant, le 27 juin 1561, prescrivait : « Voulons, ordonnons et nous plaist que, deux fois en l’an, pour le moins, esdites villes où il n’y a université et faculté de théologie, soient visitées les officines et boutiques des imprimeurs, libraires et vendeurs de livres… Ausquelz députez lesdits imprimeurs et libraires seront tenus et contraints par toutes voyes en tel cas requises, faire ouvertures de leursdites boutiques et officines, pour saisir et mettre en nostre main tous les livres qu’ils trouveront censurez et suspects de vice, et ce sans aucun salaire. »

    L’article 17 édicte les mêmes prescriptions pour la visite des imprimeries de la ville de Lyon et se termine ainsi : « Et si en procédant èsdites visitations ils trouvent faute notable, ils nous en advertiront, pour faire procéder contre ceux qui les feront, et y donner telles provisions que nous verrons estre à faire. »

    Les députés furent d’abord « deux bons personnages commis par les facultez de théologie », ou « l’official et le juge présidial », ou encore « le juge et le procureur au siège » ; à Lyon, ce furent « deux bons personnages, gens d’église, l’un député par l’archevesque de Lyon, ou ses vicaires, l’autre par le chapitre de l’église dudit lieu, et avec eux le lieutenant du sénéchal dudit Lyon ». — Plus tard, lorsque fut constituée la Communauté des Libraires, Imprimeurs et Relieurs (juin 1618), ce furent les officiers de la Communauté (syndic et adjoints) qui assumèrent la charge et les responsabilités de ces visites (art. 18 et 23).

    L’article 57 de l’édit donné à Versailles en août 1686 s’exprimait ainsi à ce sujet : « Les syndic et adjoints feront des visites générales dans les imprimeries, du moins une fois tous les trois mois, dans les boutiques des libraires et dans les imprimeries, toutes et quantes fois qu’ils le trouveront nécessaire. Ils dresseront procès-verbal des ouvrages qui s’imprimeront, des apprentis qu’ils auront trouvés, du nombre des presses de chacun maître imprimeur, et des malversations (si aucunes il y a) ; lequel procès-verbal ils mettront entre les mains du lieutenant général de police pour y pourvoir. »

    L’article 54 du même édit prescrivait : « Enjoint aux imprimeurs, libraires, relieurs, doreurs, colporteurs et autres, de porter honneur aux syndic et adjoints, et de leur obéir en fesant leurs charges ; défenses de les injurier, méfaire ou médire, à peine d’amende et de punition exemplaire, si le cas le requiert. »

  13. Bibl. Nat., mss fr. 22061 et 11067 (d’après J. Radiguer). — Il faut lire, pour être édifié à ce sujet, le volume de M. J. Radiguer, Maîtres imprimeurs et Ouvriers typographes, Paris, 1903.
  14. Iodocus Badius Ascensius Iacobo Huguetano fido ac probo Bibliopole ac civi Lugdunen, Salulem. — Avis daté du 19 novembre 1501, placé en tête des Métamorphoses d’Ovide, imprimées par Nicolas Wolf, de Lyon, pour Jacques Ier Huguetan, libraire à Lyon, de 1492 à 1523.