Le Démon de l’absurde/Le Rodeur

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Mercvre de France (p. 83-96).

À Camille Lemonnier.

LE RÔDEUR

Une maison isolée, à la campagne. Nuit tombante. Dans une grande cuisine sombre, trois servantes, la vieille angèle, la grosse marthe, et la petite célestine épluchent des fèves. Leur maîtresse, madame, entre et s’approche d’elles avec des gestes indécis.


la vieille angèle (plaisantant) : Est-ce que vous voulez nous aider, Madame ?… Oh ! y a de l’ouvrage !

la grosse marthe (bousculant le tas de fèves et l’étalant sur la table) : Voilà ! Nous en avons bien pour jusqu’à minuit, et une bonne ouvrière ne serait pas de trop.

la petite célestine (flairant la poignée de fèves qu’elle tient) : Si encore que les cosses ne sentaient point le pipi de rat… mais ça vient du grenier, et, là-haut, ces sales bêtes ne se gênent guère ! (Elle rit.)

madame (dolente) : Allumez donc la chandelle, mes pauvres filles ; vous vous crèverez les yeux, là-dessus !

la petite célestine (se précipitant) : Oui, je le disais bien. Les jours ont accourci. Le serein tombe joliment plus tôt. (Elle allume une haute chandelle qu’elle place sur la table.)

madame (s’asseyant sous l’auvent de la cheminée, derrière les servantes) : Si vous alliez fermer la porte-fenêtre de la salle à manger, Célestine.

la petite célestine (étonnée) : Pourquoi donc çà, Madame ? Il n’est pas encore neuf heures.

madame (se parlant à elle-même) : Nous sommes des femmes seules, après tout !

la grosse marthe (cessant d’éplucher) : Est-ce que vous avez quelque chose, Madame ? Vous êtes toute drôle…

la vieille angèle (levant la tête et l’examinant) : Est-ce que votre dîner ne passerait pas ?

madame (s’agitant sur sa chaise) : Ah ! vous me trouvez pâle ? Non ! Non ! je n’ai rien… C’est probablement la route, elle est si blanche, au milieu de ces terres noires, elle est si longue… je l’aurai trop regardée… je voudrais bien que notre maison ne fût pas au bord d’une route.

la petite célestine : Pour ce qui est de la route, elle a un joli ruban de queue, çà, c’est la pure vérité. (Elle s’assied.)

la vieille angèle (hochant la tête) : Et si les voleurs venaient un soir, on aurait le temps de les voir arriver, da !

la grosse marthe (sentencieuse) : Les voleurs, au jour d’aujourd’hui, ne viennent plus par les grandes routes ; i’ prennent les petits chemins de traverse.

la petite célestine (riant, mais moins fort) : C’est-i’ que Madame s’inquiète des rôdeurs, qu’elle a la figure toute retournée ?

madame (sèchement) : Vous êtes une sotte ! Une femme de quarante ans n’a peur de rien. Non ! J’ai eu froid, là, tout d’un coup, entre les deux épaules…

la vieille angèle : Faut mettre de la sauge à bouillir et en boire une bonne tasse avec du miel.

madame (se levant) : Ça m’a pris tout subitement, pendant que je regardais la route, là-bas, du côté du gros noyer, et il m’a semblé…

la petite célestine (curieusement) : Quoi donc qu’i’ vous a semblé, Madame ?…

madame (lentement) : C’est pourtant quelquefois nécessaire d’avoir un homme chez soi.

la grosse marthe (avec vivacité) : Là ! Je l’ai toujours dit que Madame devrait se remarier… On ne peut pas vivre sans un homme, à la fin des fins !

la vieille angèle (larmoyant) : Oh ! si nos défunts n’étaient pas morts… ça irait mieux.

la petite célestine (aigrement) : Pour sûr ! Nous serions plus à notre aise ici, et Madame devrait bien se forcer un peu, quand ce serait que pour nous autres !

madame (rêvant) : Ou un chien… Un chien qui aboierait la nuit…

la grosse marthe (bougonnant). — Puisque Madame dit que ça mange plus que ça ne vaut !

madame (tressaillant) : Non, non, pas de chien, il n’aurait qu’à aboyer la nuit… ce serait horrible ! (Elle arpente la cuisine.) Enfin, là, toutes quatre, que ferions-nous contre un rôdeur ?

la petite célestine : I’ paraît que chez les Claudin y a un mauvais garçon qui est entré par le grenier, il est descendu la nuit quand un chacun dormait, il a trouvé une porte ouverte et s’a ensauvé…

madame : Sans faire de mal ?

la petite célestine : Non !

madame : Sans faire de bruit ?

la petite célestine : Non plus ! Il avait pris ses souliers à ses mains.

madame (très nerveuse) : Alors ! personne ne l’a vu ni entendu ?

la petite célestine (avec conviction) : Personne.

(Moment de silence.)

la vieille angèle (d’un ton sourd) : Dans mon temps, j’ai rencontré aussi un mauvais garçon. J’allais tirer de l’eau à un puits, tout au bout du village. Voilà qu’en tirant, je sens que c’était lourd, lourd… y avait un homme dans le seau. I’ s’était caché là pour me faire peur… et quand je l’ai eu monté, i’ m’a dit…

madame (l’interrompant) : Écoutez ! Tout ça, c’est des bêtises. Vous êtes trois et il y a trois portes à fermer chez nous. Courez chacune en fermer une. Tant pis s’il n’est pas neuf heures… Nous n’attendons rien ce soir… (Elle se promène fébrilement.) — La porte-fenêtre de la salle à manger est remise en état… La porte du corridor a une grosse barre à cadenas… Et puis, en haut, celle de la galerie est pleine de verrous… Un rôdeur ne pourrait démolir toutes ces portes. (Elle se tourne vers les servantes.) Voyons, allez vite…

la grosse marthe (de mauvaise humeur) : Merci bien, je vas pas seule. Faut qu’on me tienne le battant pendant que je mets les barres.

(Toutes les trois jettent leurs fèves sur la table.)

la petite célestine (frissonnant) : C’est tout de même vrai qu’i’ commence à faire froid.

madame : Vous êtes joliment poltronnes ! allez-y donc ensemble, mais faites vite et n’oubliez pas de regarder du côté du gros noyer. Je vous attends ici.

(Elles sortent après avoir allumé une lanterne.)

la grosse marthe (haussant le ton pour entrer dans la salle à manger) : Non ! ce qu’il fait noir dans cette sale baraque de maison !

la vieille angèle (élevant la lanterne d’une main tremblante) : Faut bien regarder. Mais, moi, je sors pas.

la petite célestine (se penchant en dehors de la porte-fenêtre) : Eh ben, quoi ? Le gros noyer, il est toujours à sa place.

la grosse marthe (fermant vivement les volets) : C’est bon ! Cause pas si fort. Les arbres sont des sournois.

(Elles reviennent en hâte dans la cuisine et se bousculent pour rentrer toutes trois de front.)

la petite célestine (fiévreuse) : J’ai regardé, Madame, je suis sortie, j’ai rien vu… I’ peut venir, c’est bouclé.

madame (agacée) : Qui donc ça, Il ?

la vieille angèle : Mais le rôdeur que Madame disait !

madame (s’exaspérant) : Et la porte du corridor ? et la porte de la galerie ?

la grosse marthe : On y va ! On y va ! Laissez-nous souffler. (Elle s’essuie le front avec son tablier.)

madame (s’adressant à Célestine) : Enfin, tu n’as rien vu, toi ?

la petite célestine (haletante) : Non… c’est-à-dire si, j’ai vu le gros noyer…

madame (anxieuse) : Et puis ?

la petite célestine : Et puis… Je crois tout de même que j’ai vu comme quelque chose qui se cachait.

madame (triomphante) : Là, entendez-vous ! Comme quelque chose qui se cacherait !… Moi aussi, j’ai cru voir ça. Sûrement, le rôdeur qui voudrait entrer chez nous ne commencerait pas par se montrer…

les trois servantes (ensemble) : Sûrement !

madame (avec autorité) : Allons, dépêchez-vous ! Les deux autres ! Il ne faut pas lui laisser le temps de pénétrer, pour qu’après ça nous l’enfermions ici.

(Les trois servantes se précipitent du côte opposé à la salle à manger dans un immense corridor, et tout d’un coup la petite célestine pousse un cri aigu.)

la vieille angèle : Eh ben, quoi donc ? Sainte Vierge ! C’est-i’ notre dernier jour ?

la grosse marthe (relevant Célestine qui est

tombée) : T’as pas fini de faire ta dinde, toi ? (Elle la bourre.)

la petite célestine (affolée) : J’ai marché sur un crapaud… oui… j’ai bien senti… c’était mou !… (Elle pleure.)

la vieille angèle (cherchant avec la lanterne) : C’est pas un crapaud, c’est une cosse de fève… En voilà des histoires pas naturelles, tout de même !… (Elle bougonne.)

(Toutes trois se lancent sur la porte. la petite célestine attrape la barre à tâtons ; la grosse Marthe pousse le battant ; la vieille angèle, très troublée, élève la lanterne du mauvais côté. On n’y voit plus.)

la grosse marthe : Qu’est-ce qui pousse par dehors ?

la petite célestine : Ah ! mon Dieu, moi, je sens un bras qui me relève mes jupons en-dessous.

la grosse marthe (hurlant) : Madame ! Madame ! on pousse la porte ! (À la vieille Angèle.) Mais éclairez-nous donc, vieille chouette !

(la vieille angèle retourne sa lanterne, et alors la petite célestine s’aperçoit qu’elle a mis la barre entre les deux battants, ce qui les empêchs de se rejoindre. Elle la retire sans oser rien expliquer.)

la grosse marthe (d’un élan vigoureux) : Voilà, ça y est !… il s’a ensauvé !… (Elle cadenasse.) Pour sûr, y avait quelqu’un…

(Toutes trois reviennent et s’engouffrent dans la cuisine, puis retombent sur leur chaise en blêmissant.)

madame (défaillante) : Pourquoi criez-vous ? C’est épouvantable de vous entendre crier comme ça dans ce corridor ! J’irai avec vous jusqu’à la porte de la galerie. Je ne veux plus vous laisser seules, maintenant.

la petite célestine (songeuse) : C’est peut-être vrai qu’on poussait la porte…

la grosse marthe : Si c’est vrai… bon sang… J’en suis fourbue !…

la vieille angèle (grelottant) : En voilà une soirée de malheur !… Et n’y a plus d’huile dans notre lanterne…

madame (résolument s’empare de la chandelle) : Suivez-moi ! Ne perdons pas de temps. Il doit chercher une autre porte, s’il n’est pas déjà entré !

(Les quatre femmes se dirigent de nouveau vers le corridor, qu’elles traversent pour prendre à gauche un escalier vermoulu. la vieille angèle a tiré son chapelet. célestine pleure, se frottant le genou. En haut, madame se penche sur la rampe, elle tend l’oreille.)

la petite célestine (d’une voix hoquetante) : On dirait qu’on monte…

la grosse marthe : C’est l’écho de la voûte. C’est rien !

la vieille angèle (chevrotant) : Oui, on monte ; moi qui suis un peu sourde, je l’entends, sûr comme parole d’évangile ! Sainte Vierge !… On monte à pas de loup !… Faudrait s’en aller d’ici tout à fait. Voyez-vous, Madame, on ne peut être en assurance que sous le ciel.

madame (levant le flambeau) : Nous n’avons pas besoin de redescendre, d’ailleurs. Allons sur la galerie, et, puisqu’elle a ses deux escaliers à ses deux bouts, nous verrons bien…

(Elles traversent encore un corridor, puis se trouvent devant une porte grande ouverte sur une large galerie de bois. Il fait frais, la campagne est paisible, mais il n’y a pas de lune.)

madame : En fermant cette porte, nous ne pourrons plus lui échapper, s’il est dedans ! (Elle écoute et regarde encore derrière elle.)

Voyons, mes pauvres, du courage ! Tâchez d’entendre quelque chose, celles qui ont l’oreille fine !

la grosse marthe (à voix basse) : J’ai entendu quelqu’un respirer !

la vieille angèle : Moi aussi !

la petite célestine : Moi aussi !

(Brusquement, les trois servantes s’élancent sur la galerie, la grosse marthe et la petite célestine dévalent en tourbillon par un escalier pendant que la vieille angèle, par l’autre bout, descend aussi vite que le lui permettent ses jambes cagneuses. madame demeure un instant consternée, une sueur froide lui coule des tempes. Enfin, n’y tenant plus, elle plante sa chandelle sur le seuil, se précipite à la suite de la vieille angèle. Et toutes ces femmes, les bras en l’air, les jupes bouffantes, se sauvent au hasard dans la campagne obscure, tandis que, ressemblant à un cierge funéraire, la chandelle continue à brûler sur le seuil béant de cette maison abandonnée.)