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Le Dessous/11

La bibliothèque libre.
Mercvre de France (p. 258-278).

XI

l’honneur de marguerite

« Mon petit homme,

« Je me trotte et comme je n’ai pas le courage de te le dire en face, je t’écris cette lettre pour que tu te consoles en la lisant. Voilà, c’est fini de rire… j’en peux plus. C’est-à-dire, tu comprends, je vais rire ailleurs. Ne te fais pas de bile pour une pauvre petite putain de quatre sous, une méchante paillasse à soldats. J’ai été trouver hier mon artilleur pour lui demander l’argent de mon voyage. J’aurai pas une première classe, bien sûr ! et je pars cette nuit parce que je vois bien que c’est inutile d’attendre que ça tourne plus mal. Je vais dans le midi. Fais pas luire tes yeux de diable ! C’est comme ça. Je me ballade pour la terre chaude, les fleurs, et tout le tremblement des dernières douceurs du monde ! Hein ? C’est une vraie chance… Vivre dans le midi… toujours… Je fais peau neuve et toilette pour l’allumage des hommes chics, des Anglais peut-être, des gens à panaches… à voitures… J’en ai soupé, sais-tu, d’être mouillée sous un plafond d’où ce qu’il pleut jusqu’à des étoiles quand il ne pleut pas ! Me faut, à présent, une turne extraordinaire, solide, un beau toit de pierre ou de marbre sculpté. Quand l’ambition vous pousse, on ne se tient plus de rêver de belles choses. C’est temps que je me range !… On peut pas être toujours jeune et rigoler. Oh ! je te reproche rien, mon cher petit homme, tu n’as que trop d’amour pour une sale fille comme moi et tu ne dois pas avoir de remords, de ton côté, de mon départ, je suis guérie, ma poitrine est nette comme sur la main, plus de cicatrices, plus de rougeurs, je n’ai même plus… de nichons ! Si j’ai pas l’air aussi drôle dans cette lettre qu’il faudrait, c’est que je te regrette bien tout de même. On a été tellement si heureux qu’il me semble que jamais plus je n’irai au bonheur avec d’autres. Je te dis : c’est fini de rire.

« Ah ! Ce qu’il me fera faute ce petit bout de maison avec ce jardin où j’ai planté des violettes, moi qui n’ai jamais eu que des fleurs en pot ! Est-ce que je les arroserai moi-même les fleurs qu’on me donnera là-bas !…

« En m’en allant de chez nous, je laisse tout bien en ordre, tu sais, mon chéri ; tes habits, ton linge, et aussi dix francs sur la tablette au pain. Probable que les voleurs ne s’amèneront pas chez toi durant ton absence… et la cabane tient encore bon au vent ! Ne te mets pas en rogne. C’est la dernière médaille de la Sainte Vierge… Je l’ai bénie en l’embrassant pile ou face. Faudra la ménager si tu n’as pas pu trouver d’ouvrage. Et puis… ce qui m’ennuie le plus, c’est que je pars sans mon manteau, mon cache-misère gris. C’est justement pour cette histoire que je t’écris si long. Figure-toi qu’elle est venue ! Oui, mon petit homme, ta bonne amie est venue chez nous ! Mince d’honneur ! Surtout ne va pas t’imaginer que c’est pour ça que je me trotte. Dieu, non ! Y a pas de quoi ! J’attendais seulement que tu découches une nuit pour m’arranger en conséquence. Elle est donc venue hier, après midi, et je l’ai reconnue tout de suite, avec cette différence qu’elle est plus gentille que tu me le disais. C’est un peu pintade, mais c’est frais comme une huître rose. Par exemple n’y a que les filles qui l’ont encore pour être si godiches. Quelqu’un lui a conté que j’étais ta sœur, et me voilà ta frangine gros comme le bras, elle n’en a pas démordu. J’ai joué, pour elle comme pour toi, toute ma comédie de sœur… Même que je m’en sentais devenir une religieuse ! Je devais avoir la tête d’une qui veille un mort sans café ! Je m’endormais sur mon ouvrage… de la belle ouvrage, pourtant, chéri ! Dès qu’on devient vieille, nous autres, on se met dans les maquerelles, quoi ! Alors j’y ai fait des compliments… J’y ai dit… Mais tu verras bien le fond du sac, un jour. Je crois qu’elle en pince, ta propriétaire, seulement, comme tous les proprios, elle est un peu avare sur le cas des réparations. Enfin, le plus beau de l’affaire, c’est qu’elle est partie emportant mon manteau, oui, mon vieux manteau. Il pleuvait tant ! (Où que tu as pu te remiser, de cette averse-là, mon petit homme, avec ton paletot de cerfeuil ?) Et elle m’a dit comme ça, en s’en allant : « Bonjour, Madame, je vous rapporterai votre cache-poussière moi-même. » Je ne te mens pas… c’est te dire la considération qu’on avait pour ta sœur ! J’ai idée, moi, que c’est bien plus pour le frangin qu’on reviendra. Avant de te monter le coup sur mon départ, promets-moi de réfléchir. C’est pas tous les jours qu’on déniche des trésors dans le fumier… Possible que son père en remue à la pelle, mais si elle en pince vraiment pour toi, il faut pas perdre ton temps à faire ton dégoûté. Va lui redemander mon manteau… t’as compris ? C’est comme si je te donnais le moyen de me retrouver derrière… Ah ! si vous autres, les hommes, vous pouviez savoir comme on aime quand nous aimons ! Tu as toujours cru que je te trompais ? Est-ce que je t’ai trahi, cette fois ? Et est-ce que je ne lui ai pas mis mon cœur sur les épaules, hein ? Et quand on est obligé de tromper, dans le métier, et que ça vous arrive malgré vous, est-ce que tu crois qu’on ne peut pas dire, en fermant les yeux : Je jouis à toi !… absolument comme si on buvait dans le verre du voisin à la santé de l’absent ?… À votre santé à tous les deux ! Vous penserez à l’absente… et le jour qu’elle aura de beaux enfants, elle se souviendra de ta sœur pour lui brûler un bout de cierge !

« Pour ce qui est de moi, je m’en vais… il pleut trop dans ce pays ! C’est plus un printemps… c’est une gouttière ! Je guettais l’occasion depuis toute une semaine… et quand je l’ai vue là, sur notre porte, ouvrant des mirettes de chat qui flaire un seau à charbon, j’ai pensé que mon heure était sonnée… de te tirer ma révérence…

« T’inquiète pas pour mon voyage. L’artilleur m’a donné vingt francs. Adieu.

« N’oublie pas le manteau, surtout ! N’oublie pas le manteau… va vite le chercher… qu’elle ne le rapporte pas ici… jamais…

« Flora. »

C’était une aurore très claire après une nuit de larmes. Fulbert, revenu, ayant fait le tour de cette cabane déserte où tout était dans un ordre parfait, trouva cette lettre sur le lit, écrite au revers d’une note d’épicier de Salons-Laffitte. Il y avait des taches, des taches rondes comme l’appui de bouts de doigts graisseux ou des gouttes d’eau, des gouttes de pluies chues du toit troué.

Il lut cela plusieurs fois de suite, regarda peureusement autour de lui.

— Le manteau ? répéta-t-il machinalement, puis il essaya de réfléchir et il s’aperçut que dans cette lettre il ne voyait plus que la phrase du post-scriptum.

— Elle est partie pour suivre cet artilleur… partie sans son manteau. Ah ! Mais voilà qui est original : aller dans le midi, en juin… j’aurais compris, cet hiver. L’autre est venue me l’achever, l’aimable propriétaire, la patronne… lui voler aussi son manteau parce qu’elle est pauvre. Dix francs sur la tablette au pain ! Vingt francs qu’on lui a donnés… ça fait dix francs pour son voyage dans le midi !… Et moi je n’ai pas trouvé d’emploi… parce que je suis bachelier et que je n’ai pas de manteau… Il faut que je dorme ou que je boive, sinon, cette fois, je vais en claquer !… oui… oui… je l’irai chercher ton manteau… sale gueuse, moi qui t’aimais tant…

Il s’effondra sur leur lit et, grisé encore plus par l’horrible fatigue de la veille, ses courses sous l’averse ou ses poses guettant les tramways bondés, que par l’eau-de-vie des réfectoires de Flachère, il s’endormit.

Il resta prostré cinq ou six heures.

À son réveil, son ventre criait de faim, non d’amour, il relut la lettre de sa maîtresse, lui découvrit une sorte de puérilité grossière, la brûla et éparpilla ses cendres au vent, puis il fit une toilette un peu plus soignée que de coutume.

La vie solitaire recommencerait-elle, sa vie de hibou qui effrayait jusqu’aux corbeaux ! Non. Il irait aux provisions, gagnerait le chemin des réfectoires de la coopérative pour s’y offrir un bon repas avec la médaille de la Sainte Vierge, et il emprunterait ensuite le revolver de Jacqueloir sous prétexte de tirer ces corbeaux-là, cette vermine qui lui assombrissait vraiment trop son paysage.

Le jour était merveilleusement pur ; après l’orage de la veille, les jardins de Flachère s’épanouissaient au soleil, dans une adorable lumière blonde qui faisait oublier toutes les flaques de boues fétides.

En marchant, Fulbert essayait de se raisonner.

— Voyons ! C’est imbécile… je ne peux pas courir après… d’ailleurs, elle reviendra parce qu’elle m’a dans la peau. Elle est partie crevant de faim et d’ennuis ; l’amour n’a jamais nourri personne… au contraire, ça creuse ; si j’étais arrivé hier soir… Bah ! Elle serait partie une autre fois. Et quand on pense que, si je n’avais pas manqué l’omnibus des Filles-du-Calvaire, je rentrais à temps et je ne passais pas la nuit dans un bar où j’ai encore dépensé trente sous de consommation ! Mais… il y a le manteau… c’est ennuyeux.

Son cerveau se diluait, ne ressassant que des idées saugrenues.

Quand il eut dîné copieusement, ses pensées prirent une nouvelle couleur plus inquiétante. Il eut un afflux de sang aux tempes, une subite et inexplicable volonté de vivre pour vivre, mais de faire autant de mal qu’il pourrait à tout le monde, sans distinction d’opinion ni de sexe. Alors il se blagua.

— Voilà que je vais mériter mon surnom d’anarchiste. Arrêtons-nous sur le bord du fossé, sacrebleu, et allons trouver notre ami Jacqueloir… ça vaudra mieux.

Comme il s’engageait dans le sentier de la crèche, il s’arrêta, perplexe. Il venait de voir Mlle Marguerite Davenel pénétrer chez ses petits protégés. Et tout aussitôt il entendit l’explosion joyeuse des voix enfantines.

Rebrousser chemin, c’était lui faire croire qu’il redoutait sa présence.

Il continua, songeant au manteau, malgré lui :

— Si j’entrais le lui redemander simplement devant d’innocents témoins ? La commission serait faite. Il est préférable de ne pas aller là-bas en ce moment de fièvre. C’est une pintade, pour employer l’expression de Flora. Une huître… mais quoi… elle l’a encore, après tout… oui… le manteau !

Par les croisées ouvertes, on pouvait s’enthousiasmer du délicieux tableau que formait cette jolie fille en blanc au milieu de tous les marmots vêtus de blouses claires. Les bonnes suivaient, portant des corbeilles de pain tendre. Sur le fond bleu pâle de la classe où s’étalaient de multicolores images, des cartes de géographie, des tables de multiplication, la tête de Marguerite s’auréolait comme celle de sainte Elisabeth durant le miracle des roses. Elle les tenait tous réunis dans les plis de sa jupe, et ils riaient, criaient, frappaient de leurs menottes la belle boîte aux surprises. Elle, attendrie par l’éclosion de nouveaux sentiments, riait aussi, leur distribuant leur morceau de pain auquel s’ajoutait la récompense du mois. Et tous les petits trépignaient d’aise ; ils l’aimaient d’autant plus ce jour-là, leur charmante patronne, qu’ils ne l’avaient pas vue depuis longtemps et qu’elle avait brusquement cessé de venir leur distribuer des pinçons aux oreilles.

Pendant la distribution des récompenses, aperçut-elle Fulbert debout, dans le clos voisin, dissimulé entre les arbres, les plants Sud où mûrissaient de très belles cerises : les Grosse-Eugénie ? Elle fit semblant de ne pas le voir, mais elle hâta le pas vers la sortie sitôt les enfants conduits à la cour des récréations par les bonnes.

Fulbert suivait la même route qu’elle, puisqu’il allait aux bureaux de la ferme-école. Il dut s’arrêter encore sur un des ponts de rondins de fer qui traversait un ruisseau. Là, ils se heurtèrent. Fulbert salua, mais, presque immédiatement, Marguerite eut un regard noir, étrange, un regard d’hallucinée.

— Monsieur, dit-elle en se penchant comme pour dégager le pan de sa robe d’une des volutes de métal où il ne se trouvait point engagé, j’ai à vous parler. Quelques mots, seulement ; continuez votre chemin, ne vous retournez pas, car on pourrait nous remarquer des fenêtres de la crèche.

On aurait juré qu’elle récitait une leçon, comme les petits de sa classe. Ils eurent donc l’air de ne pas s’être vus, de ne pas même s’être adressé une simple question, et marchèrent l’un devant l’autre :

— Je connais votre sœur, maintenant, souffla Marguerite d’une voix frémissante de colère ou de joie.

Malheureusement, il ne pouvait pas voir ses yeux parce qu’il la précédait.

— Oui, je la connais, et je possède un manteau qui lui appartient !

Fulbert tressaillit.

— Encore le manteau, pensa-t-il ! Comme les femmes s’entendent entre elles !

Il ajouta, la voix également basse :

— J’allais justement vous le réclamer, Mademoiselle.

— Inutile… je ne vous le rendrai pas en ce moment. Venez le chercher cette nuit chez moi.

— Comment, chez vous ?

Il faillit s’arrêter, pétrifié, au beau milieu de la route.

— Marchez donc ! souffla-t-elle encore. Marchez ! On pourrait nous écouter de la pépinière.

Son intonation était si impérieuse qu’il crut sentir le feu de ses yeux sur sa nuque à ce moment de vertige.

— Oui ! cette nuit, dans ma chambre… vous pénétrerez dans la maison par les volets de la bibliothèque, sous le store. Ensuite… tu connais bien le chemin.

Quand Fulbert osa se retourner, Marguerite Davenel était déjà loin, son ombrelle girait dans le champ des roses, semblable à un papillon blanc.

En vérité, c’était l’affaire des jeunes filles vertueuses de donner un rendez-vous d’amour comme on jette un défi. Tout en rétrogradant, car il n’avait pas besoin du revolver de Jaqueloir, au moins cette nuit-là, il relut en esprit la lettre de Flora et il en saisit mieux le sens divin, la portée morale, dépassant de beaucoup toute morale humaine. Ces deux femmes, de situations si différentes, s’étaient pourtant bien entendues, réunies, dans l’intérêt commun de leur amour et la savante entremetteuse avait probablement déjà séduit à moitié la perverse ingénue, l’une confiant son amant à l’autre et courant à de nouvelles destinées, peut-être sachant qu’elle ne devait pas survivre au don de son amour, car, dans cette lettre, où les vulgarités s’entassaient à plaisir, régnait une singulière amertume : le sel des larmes qu’on étouffe. Il eut envie de rire, de pleurer, puis d’aller voir s’il ne se trompait pas, si une petite fille égoïste avait autant de merveilleuse générosité qu’une pauvre prostituée.

— Dans sa chambre, cette nuit ! Et j’ai par hasard bien dîné. Mais elle est folle, murmura-t-il. Et si son père nous refuse son consentement après ! Tant pis ! J’irai… ne fût-ce que pour le manteau. Se griser de vin pur est peut-être meilleur que s’enivrer lâchement des boissons hygiéniques de la coopérative. Pouah ! J’en ai assez.

Vers onze heures, cette nuit-là, Marguerite, qui avait joué la marche des Soldats de Faust à M. Davenel et servi son thé avec sa grâce maussade accoutumée, monta dans sa chambre sans aucune hâte. M. Davenel, pendant qu’elle montait, faisait sa ronde, constatant que tous les verrous étaient en bon état. Il cadenassa lui-même la barre des volets de la bibliothèque, qui donnait sur le grand chemin de Flachère, et pria la bonne de remettre de l’huile dans une veilleuse, celle du corridor. Il faisait cela tous les soirs, le brave homme, et bien que sa fortune fût dans les banques il ne manquait pas d’aller vérifier le contenu de son coffre-fort. Tout en exécutant ces différents exercices de bon défenseur de la société Flachère et Cie, il fredonnait la marche des soldats en question. Il y avait, dans cette musique, on ne savait quoi de belliqueux, de généreux, d’entraînant à des combats imaginaires. Il aurait voulu voir sortir un voleur de l’ombre pour lui donner une leçon de boxe, lui fourrer cent sous dans le gousset et le renvoyer guéri.

— … Gloire immortelle de nos aïeux… Tara ta ta ta ! Tara ta ta ta ! On a beau dire, mais c’est mieux que du Wagner… Tara ta ta ta… On ne fera jamais plus de musique pareille… Tâ… ta ta ta !…

« Tous les hommes sont si gosses, » soupirait Flora.

Un dîner copieux, un air d’opéra, et les voilà remontés sur leur bête, l’amour ou la lutte, le besoin de se montrer mauvais ange ou bon prince.

Les femmes… sont autrement.

Le père et la fille se croisèrent sur le palier du premier étage, devant la veilleuse que Marguerite, avec une absolue sérénité, garnissait d’huile, ayant renvoyé la bonne qui tombait de sommeil.

— Il fera beau demain, déclara M. Davenel. Ce fichu vent d’ouest a bouché ses flacons. Dors bien, fillette, et ne pense pas trop aux journalistes. Eh ! Eh ! ces petits messieurs ont une langue bien pendue.

— Peuh ! fit Marguerite subitement de mauvaise humeur, on aura de la chance si celui-là nous fait son article… maintenant qu’il sait qu’on récolte des fous furieux ici !

— Moi, je suis sûr qu’on le reverra, l’Opinion mondaine à la main, histoire de madrigaliser ! Bonsoir, gamine ! Ces journalistes sont de véritables pestes dont nos vents d’Ouest ne donnent qu’une faible idée. Ça se faufile partout, ça raconte tout. Je t’assure que ce soir, sans blagueur et avec seulement un peu de musique, je me trouvais plus à mon aise qu’hier. Ta… tata… tata tâ ratatata !

Dans l’éloignement du corridor le refrain éclata en fanfare. Il était content, le bonhomme, d’avoir piqué un peu la baudruche de ce jeune héros qui semblait plaire.

— Tâ !… taratatata !…

Comme tous les soirs, il posa un revolver chargé sur sa table de chevet, souffla sa lampe et s’endormit.

Dans sa chambre virginale, toute tapissée de ronds au crochet qui faisaient des raies lunaires à l’ombre, la grosse araignée blanche veillait. La nuit était en effet très paisible. On entendait seulement bruire dehors l’eau souterraine ronronnante et flaireuse de putréfaction. Il faisait chaud, des étoiles filaient parfois au-dessus du champ de roses, laissant choir dans l’infini la lourdeur de leur monde avec le jet d’une fleur qu’on fauche. L’air chargé de parfums violents se masquait comme l’haleine d’une bouche de passionnée malade ayant mâché des drogues… l’amant démêlerait-il l’odeur de mort !

Tout était calme et dissimulé, en attente d’une chose inouïe d’où pouvait jaillir le bonheur.

Le long du grand silence de la maison grimpa un petit bruit sec, mystérieux, frôlement d’animal qui ronge. Un rat ? Marguerite tendit le cou et serra autour d’elle le ruban lâche de sa ceinture. Allons ! il était exact au rendez-vous. C’était bien le malfaiteur intrépide qu’elle attendait. Tranquillement, d’un pas souple de femme qui prépare un décor, elle déploya des lingeries, écarta une couverture et se dénoua les cheveux… mais elle arrêta là le désordre. Elle avait éteint sa lumière pour qu’on ne vît pas sa silhouette se projeter sur les rideaux si, par hasard, dehors, à cette heure, un passant…

Le petit bruit de grignotement retentit de nouveau. Un éclat de bois sauta du volet de la bibliothèque. Il fallait vraiment que cette fille coupable fût bien étourdie pour ne pas avoir eu la pensée d’ouvrir elle-même en dedans, après le passage du père. Enfin, le bruit grignotant cessa. Successivement on entendit celui d’une serrure grinçant, la vibration de la rampe de l’intérieur sur laquelle une main puissante s’appuyait…

Il y avait près d’une heure qu’elle attendait, retenant son souffle, lorsque Fulbert se trouva en face de la porte de son cabinet de toilette.

Là, il fallait bien lui ouvrir elle-même ou lui laisser faire un bruit plus dangereux.

Il frappa discrètement.

— Marguerite, c’est moi.

Elle s’appuyait contre cette porte et à ce moment décisif elle eut un geste d’hésitation, elle regarda derrière elle, mais elle aperçut, pendu à un crochet du cabinet de toilette, une forme grise.

Le manteau de Flora ! Celui-là même qu’elle voulait lui rendre…

Elle sauta en arrière, traversa sa chambre en courant, serrant sa ceinture de soie blanche qu’elle déchirait de ses ongles, et elle se précipita éperdument dans le corridor en appelant son père de toutes ses forces.

Le directeur de Flachère, réveillé en sursaut, cria de son côté :

— C’est toi, fillette ? Ah ! mon Dieu ! Qu’as-tu ? Qu’y a-t-il ?

— Ouvre-moi, rugit Marguerite, ouvre-moi ! Un homme, un voleur veut entrer dans ma chambre. Ouvre-moi… défends-moi, père !

Un voleur ? Ou un amoureux ? Il se jeta au bas de son lit, passa un pantalon, chercha des allumettes, et ne trouva que son revolver sous ses doigts tâtonnants.

Durant leur explication, Fulbert, d’un coup d’épaule furieux, faisait sauter la porte du cabinet de toilette, ivre d’une ivresse de bête lâchée en plein carnage. Oui, c’était bien elle qui criait ainsi d’une voix suraiguë de créature hystérique… c’était elle qui allait ameuter les employés, Jacqueloir et Gaufroi, couchant dans les sous-sols, les bonnes couchant dans les combles… et le père, cet aveugle né qu’on allait berner une seconde fois, mais de toute autre façon…

— Ma fille ? Es-tu blessée ? Qui veut entrer dans ta chambre ? Qui donc frappe ainsi chez toi ? questionnait le père, entourant la blanche éplorée de son bras tremblant d’une sainte colère.

Fulbert vit la scène à la lueur falote de la veilleuse du corridor.

C’était cela son rendez-vous d’amour ! Il ne voulait plus s’expliquer, il voulait la tuer, simplement.

Alors, le père, de son côté aperçut un bandit écumant de rage, les poings crispés au-dessus de sa tête, qui se ruait sur lui pour lui arracher son enfant ou l’égorger.

Il n’hésita pas, leva son arme.

— Cas de légitime défense, Monsieur l’assassin ! prononça-t-il, cédant à sa manie des définitions périlleuses.

Et il pressa la détente.

Fulbert reçut la balle en pleine poitrine. Il tournoya sur lui-même, s’en alla, marchant à reculons, ses mains battant les murs.

Chienne de chasse bien dressée, Marguerite hurlait toujours, simulant l’inévitable attaque de nerfs qui devait terminer le roman-feuilleton de sa vengeance.

Fulbert tomba dans sa chambre, et le père fut obligé d’enjamber le corps de l’homme pour déposer celui de sa fille sur son lit.

— Je crois que le pauvre diable a son compte ! murmura le brave bourgeois, au fond désolé du meurtre ; puis il courut appeler les bonnes, les employés, afin de faire un peu de lumière autour de ce drame.

Pendant que toute la maison se réveillait dans une horreur de cauchemar, Marguerite cessa de hurler, se souleva sur un coude :

— Fulbert, fit-elle très bas, est-ce que tu peux m’entendre ?

L’homme écroulé, la face contre le sol, ses mâchoires se convulsant, mordant la molle toison du tapis qui étouffait son dernier râle, ne pouvait rien lui répondre.

— Eh bien, dit-elle impitoyable, tu l’as, maintenant, le manteau de ta maîtresse !…

Et elle se recoucha pour s’évanouir plus commodément devant de nouveaux témoins.

FIN