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Le Dessous/Texte entier

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Mercvre de France (p. 5-258).

I

demeure chaste et pure

… Marguerite posa le livre sur le guéridon, se gratta la racine des cheveux, examina ses pieds — dans le doute elle regardait ses pieds, qui lui donnaient toujours des conseils mesquins parce qu’elle les avait fort petits — puis elle essaya de penser.

La lecture d’un roman est, pour une femme, une aventure défendue qu’elle se permet d’ajouter à sa vie quotidienne. Marguerite, point femme encore, lisait souvent, car elle s’ennuyait. De la grande bibliothèque d’en bas, elle montait chez elle des aventures anciennes et modernes, tâchant de peupler d’agréables fantômes sa chambre de jeune fille, une chambre pâle où tout était virginal, transitoire : les rideaux couleur d’aube, le papier à semis de pâquerettes, les meubles laqués blanc, le tapis de toisons floconneuses, les vases d’albâtre sur la cheminée, les ouvrages au crochet, trop nombreux, sortes de toiles d’araignées couvertes de neige dentelant les coins du tissu même de l’ennui.

Son père lui recommandait de lire « avec fruit » (recommandation de jardinier en chef). Marguerite s’y efforçait, lisant n’importe quoi de n’importe qui, de préférence les pages où il y a des dialogues, et s’appliquait à réfléchir mûrement ; mais elle ne s’intéressait guère qu’au jeune homme, le mauvais sujet de l’histoire, tressaillant au seul mot mondain de flirt comme si on lui eût pincé la peau. Plus cela lui paraissait impossible, plus elle se sentait capable d’y penser, sans, d’ailleurs, en récolter d’autres « fruits » que beaucoup de bâillements nerveux. Elle abandonnait tous les jours quelques heures aux désordres de son imagination pour, le reste du temps, épousseter avec soin la poussière soulevée en son cerveau par le rapide passage du grand amoureux ou du séducteur fieffé, lequel passait orageusement soit à cheval, soit à bicyclette.

De même elle époussetait les menus objets de sa chambre, tenant son sanctuaire dans un ordre exquis, renouvelant les fleurs chaque matin, terminant, chaque soir, un rond au crochet fabriqué machinalement ainsi que tisserait en un chœur de chapelle Une araignée à pattes blanches probablement incapable de dévorer son mâle, selon le singulier usage des araignées. Tout, chez elle, était frais, joli, odorant. Ses armoires s’ouvraient comme des sachets d’iris et son linge, compté, numéroté, brodé, s’entourait de faveurs. Mélangées au blanc intense de toute cette percale fine, les faveurs, bleues pour les chemises, roses pour les pantalons, donnaient l’illusion d’un innocent drapeau national encore dans ses langes.

Le livre, clos, sur le guéridon laqué blanc, conservait un aspect hostile au milieu de la naïveté voulue de la pièce. Il était relié en vilain carton noirâtre, pas suffisamment ancien pour inspirer le respect, pas assez neuf pour intriguer la vertu. De plus, écrit en une langue dure, âpre, d’une sincérité malséante, il osait parler de la peste. La peste ? Comme c’était fini, maintenant, des grandes catastrophes, des grands dévouements… Monseigneur de Belzunce ?…

Maintenant on avait l’hygiène.

Marguerite, ayant retiré tout le fruit possible de sa lecture, ouvrit sa fenêtre pour chasser les souvenirs malsains.

Elle contempla les jardins de Flachère, sa maison, sa demeure si purement caressée du soleil.

Par l’amoureux incendie d’un ciel de juin, autour d’elle s’épanouissaient les fleurs les plus rares, les plus suaves, qui avaient appris, mieux qu’en aucun lieu du monde, l’art de pousser vite et régulièrement. De larges allées rayonnaient, de la ferme de Flachère, en étoile, s’enfuyaient loin, torrent charriant des parfums à perte de vue et d’odorat, des ondes de parfum, des cercles sans cesse s’élargissant de senteurs de plus en plus vives. La maison, une construction élégante de genre hollandais, en bois gris fer, ornée de découpures blanches, espèces de dentelles de sapin, formait le moyeu de cette roue fleurie, et elle, Marguerite, maîtresse de la maison, était, à sa fenêtre, le centre de ce moyeu d’où tourbillonnaient les rayons des fleurs, des roses, des lys, des jacinthes, des violiers. Les violiers, surtout, répandaient une odeur délicieusement troublante. Au fond de leur lourd parfum, peut-être vulgaire, il y avait du poivre, de la vanille, des clous de girofle, du musc, et des haleines de femmes riches, entassées au théâtre, un soir de représentation de gala.

Marguerite, accoudée sur l’appui de sa fenêtre, joignit les mains dans une extase, une soudaine envolée de tout son être vers la nature, l’adorable nature qui lustrait les fleurs pour son seul plaisir. Elle fut enthousiasmée, brusquement, au sortir d’un livre nauséabond, d’un cauchemar, de voir le ciel si bleu, les arbres si verts, la cour de la ferme-école dans un tel état de propreté. Oui, les histoires de jadis n’étaient bonnes qu’à mettre en relief les vérités contemporaines. Il est nécessaire au bien-être moderne de comprendre la nature autrement que sous le rapport du cimetière. Autour des grandes villes, ne faut-il pas de grands jardins où les hommes travaillent, se refont une santé, une honnêteté, se régénèrent eux-mêmes en fertilisant le sol !… Et le goulot de la pompe, dans la cour, à droite, reluisait comme de l’or, et, à gauche, la volière des pigeons favoris venait d’être sablée d’un sable d’argent… Les étables, les granges — ces nouveaux systèmes à charpentes démontables — les petites loges des travailleurs réunies en alvéoles de ruches, tout respirait la paix, ce calme solennel que donne la fortune justement et légalement acquise. Partout régnait une inexplicable beauté administrative.

Marguerite elle-même était belle, plus belle de toute la splendeur de son milieu. Fleur croissant sur des fleurs, s’étalant en étoile blanche, avec des coudes blancs sortant des manches du corsage immaculé, avec des petits doigts fuselés, en rayons blancs, se rosissant un peu sous les ongles comme des bouts de pétales qui toucheraient la lumière. Ses cheveux, pouff chatain bouffant haut sur les tempes, volumineux et légers, se cerclaient de petits peignes d’écaille ciselée mettant des reflets blonds clairs aux endroits sombres, un reflet de fortune, car elle était richement coiffée, ainsi que doit l’être toute jeune fille qui respecte son père… Sa chevelure lui prenait ses meilleurs soins, et le gardien-chef ne ratissait pas mieux les allées pour la venue d’un ministre qu’elle ne domptait les fameuses mèches rebelles dont on parle dans les livres, mèches bien encombrantes dans la vie ordinaire. Elle avait les yeux bleus, d’un beau bleu foncé comme le ciel du soir, des yeux humides sans raison, pareils aux corolles des belles de nuit, lesquelles se mouillent de joie rien qu’en s’ouvrant, et elle restait un peu pâle, quoique d’apparence assez robuste, parce que les jeunes filles qui attendent un mari pâlissent toujours en attendant. Ses dents étaient éblouissantes et ses lèvres, à peine carminées, se pinçaient, de temps en temps, pour dissimuler une envie de rire, Marguerite ayant le désir sage de garder son sérieux devant les profonds mystères de la vie. Elle aussi savait tout le prix d’une prudente administration des beautés naturelles. On peut chercher à en acquérir davantage, à la condition de conserver la ligne. La ligne, la tenue, tout est là, et telle fleur, tel sourire, qui dépassent les limites, doivent être arrêtés net ; ça romprait le charme de s’émanciper en brindilles inutiles ou en gaîtés intempestives. L’art de la femme est de se contenir sans éclater. L’art du pépiniériste est de crucifier avec méthode.

Oh ! les roses de la ferme-école de Flachère ! Merveille et délices ! Du haut de sa croisée, Marguerite leur jetait un salut approbateur, très gravement, car il est des heures où l’on communie avec toute la terre, on se sent sa créature de prédilection, sa reine ; il suffit pour cela de jouir d’une bonne santé, d’une bonne conscience, et d’espérer une grosse dot.

La collection des roses de Flachère était une chose unique dans le monde entier. Chaque rosier possédait son tuteur de bois injecté au sulfate pour le garantir des pucerons, numéroté, étiqueté. Il n’y avait point chez eux d’artiste imprévoyant pour laisser les branches s’enguirlander à l’aventure et perdre toute la sève de l’espèce en mariages d’inclination. Dieu merci, les rosiers poussaient droits, fiers de leurs noms baroques, s’arrondissant en choux qu’on émondait tous les matins. Dans les choux verts pointaient des boutons, comme des épingles de verroterie sur une pelote, puis s’épanouissaient les roses, une à une, en danseuses qui défripent leurs jupes de mousseline sous les regards calmes d’un metteur en scène.

La moitié de la grande circonférence des fleurs était occupée par les roses. Cela représentait bien cinq cent quarante-deux variétés, depuis l’églantine à cœur modestement pâle, comme les joues de Marguerite, jusqu’au prince chinois, Li-Pé-ho, dernière variété d’une espèce à feuilles jaunes tigrées de brun, ressemblant aux pompons tout à fait contre nature qu’on fabrique pour ornement d’église.

Têtes dressées, en faux-cols, au port d’armes, les rosiers s’immobilisaient devant la maison, montant une garde d’honneur.

— À quoi peuvent penser les fleurs ? songeait Marguerite.

— À quoi peuvent rêver les femmes ? avaient l’air de se demander les roses.

Mais Marguerite et les fleurs, qui ne pensaient à rien, tout en ayant l’air de réfléchir, abandonnaient cependant le meilleur de leur âme, c’est-à-dire étaient jolies, sentaient bon, parce que venait le soir… le soir, si mystérieux !

Le crépuscule descendait, doucement traître, enveloppant les plantes, les arbres, d’un voile qui les séparait les uns des autres, leur donnant des allures de choses qu’on rentre, d’objets précieux que l’on cache parce que l’heure devient dangereuse.

Un clocher lointain, perché sur une colline comme sur une étagère, laissa échapper, du joujou de sa boîte, sept petits sons grêles, des sons pour enfant. Marguerite se tourna de ce côté. Elle croyait modérément en Dieu. Elle s’étudiait, selon les nouvelles formules, à devenir une jeune fille rangée, une variété juste milieu, mi partie rose mi partie chou, rien du lycée, mais rien du couvent, joignant l’utile à l’agréable, jouant du piano ce qu’il faut pour ne plus assommer personne en apprenant des morceaux trop difficiles, et allant quelquefois aux grand’ messes pour y conduire des domestiques arriérés. Quand elle était saisie d’une vague inquiétude religieuse, elle contemplait ce clocher et elle se hâtait de le trouver minuscule, ridicule dans l’immensité de la nature, par rapport aux hangars — les vastes charpentes de fer démontables — qui, chez eux, protégeaient la paille et le foin, tout en symbolisant le progrès.

Du cercle des rosiers, s’élargissant à l’infini dans le cercle des champs devenus vaporeux, on entendait monter des soupirs, un bourdonnement confus de têtes qui s’inclinent pour s’endormir, si lasses de s’être tenues droites tout un jour. Les fleurs s’effaçaient les unes après les autres, les escadrons blancs demeurant les derniers visibles, rayant encore l’ombre d’éclairs fugitifs, puis toutes les nuances sombrèrent dans un demi-deuil violet où les plus belles ne formaient plus que des taches noires.

En haut, le ciel resté lumineux, posé sur des collines obscures, prenait une teinte de cristal mauve, d’une transparence fragile, le couvercle de verre du prestidigitateur sous lequel un nouveau paysage allait s’édifier. Tout à l’heure, au soleil cru, c’était la joyeuse harmonie d’un cirque en pleine représentation, gradins garnis et écuyères variant sur des chevaux rapides des écharpes aux couleurs étincelantes ; maintenant montaient, du fond de cette arène soudainement désertée par la vie du soleil, des ondulations d’arbres et de plantes d’un effet angoissant. Un vent s’était levé, ronronnant, secouant les branches comme une bête flaireuse. On entendait couler un fleuve et des ruisseaux se précipiter vers ce fleuve.

Le bruit de l’eau est toujours sinistre, le soir.

Il y avait certainement de l’eau partout : sous les rosiers, sous les champs de légumes, dans les prairies et derrière les peupliers qui bordaient, à l’ouest, la grande propriété nationale de Flachère. Çà et là, entre ces arbres, des lumières brasillaient. De l’autre côté du fleuve, un village s’étendait, tout en long et tout blafard, comme un drap, un linceul séchant devant l’eau d’un noir d’abîme.

Le ciel mauve devint vert, par place, semblant refléter les immenses champs de betteraves au feuillage vert-bleu qui entouraient les jardins. À l’opposé du petit clocher d’étagère, la forêt, coupée à angle droit — un couteau n’aurait pas mieux partagé un plat d’herbes cuites — la forêt fut brune, d’une épaisseur de suie, et, le vent ronronnant plus fort, la nuit sembla s’échapper d’elle. Le ciel s’éteignit complètement sous un nuage montant de ses premières masses ; entre l’eau, qu’on ne voyait pas mais qui se mouvait sourdement, et le bois, qui faisait corps avec le ciel dressant sur le nuage une muraille, la ferme de Flachère se trouva toute menacée, maisonnette isolée au centre d’un grand rond ondulant à l’infini, en détresse comme une pauvre chose qui se noie.

Marguerite ferma sa fenêtre.

C’était l’heure bénie du dîner pour les gens heureux. L’heure maudite pour les autres. Marguerite quitta sa chambre et descendit à la bibliothèque. Fille d’ordre, elle allait remettre le livre à sa place en bâillant un peu. Pour ce que celui-là contenait d’aventures !… Son accès d’enthousiasme passé, elle s’ennuyait encore, nerveusement, mais sagement. Elle traversa la grande bibliothèque, pièce solennelle comme une salle de cloître. Dans cette demeure, dernier produit de la civilisation, aux portes mêmes de la capitale, on avait obtenu le silence du cloître en glissant du plomb, au lieu de mastic, autour des vitrages des croisées. Une lampe à bec, imitant l’antique lampe à l’huile des tombeaux, Pax ! fournissait une lueur judicieusement sépulcrale parce que son pétrole — Luciline, Saxoléine à moins qu’Olympienne, sans fumée ni odeur — baissait. La salle à manger séduisait davantage, carrelée d’une faïence très glaïeul, exhibant des panneaux où les saisons tombaient presque normalement. Des petits faunes décents, des bergères mièvres, des perdrix pendues à un clou, des melons sur des plats de vermeil, des poissons nageant dans l’épaisseur du verni des porcelaines, et aussi beaucoup de fleurs versées par des corbeilles, faisaient honte aux jardins de dehors, tellement leurs nuances criaient d’une façon plus perçante. Une horloge bretonne contenait un cartel parisien, une huche à pain Henri II servait de banquette, et des petites chaises volantes à trois pieds, l’air en asperge montée, brillaient d’un vert si intense qu’on n’aurait pas osé s’asseoir dessus avec un pantalon de coutil. La table, carrée, supportait un luxe d’argenterie lourde imitant l’étain, des coupes, des ciboires à cabochons énormes, cristaux malades vous poussant leurs verrues sous le nez quand on boit, rugueux et désagréables récipients d’apparence fastueuse, d’envergure exiguë, des assiettes anglaises, plates, grandes, trop plates, trop grandes, des serviettes de fer blanc ; enfin, une cacophonie de tous les siècles, résumant l’élégance moderne. Une suspension se balançait, sur ce luxe, flanquée de tulipe à réflecteur, vous aveuglant, un astre fabriqué spécialement pour les yeux des riches qui en ont vu bien d’autres et ne craignent plus d’être éblouis. Et quand on éteignait la suspension, on posait à la place de sa lampe un vase rempli de plantes grimpantes… qui descendaient.

Le père de Marguerite était assis devant son potage.

— Qui est-ce qui est en retard ? fit-il, clignant affectueusement de l’œil pendant qu’il attachait sa serviette à sa boutonnière avec la broche-épingle de sa rosette d’officier de la Légion d’honneur.

— C’est Margot ! répondit la jeune fille s’asseyant en face de lui et tâchant d’assouplir à son tour le fer blanc de son linge.

— Que faisait donc Margot ?

— Elle rêvait à sa fenêtre en regardant la belle nature.

Ici la jeune fille soupira, se moquant d’elle-même, un peu nerveuse, un peu soucieuse, intriguée, cependant, par un compotier couvert qu’elle découvrit, le dessert se servant à la russe chez eux.

— Peuh ! Des fraises en plombière, quand il y a déjà des cerises.

— Des cerises ? Sur le marché de Paris, mais ici nos Belle-Eugénie sont à peine mûres. Tout est en retard, cette année.

— Si on cherchait bien…

— Pas dans le verger nord ni dans le clos sud. Peut-être à la galerie neuve, du côté des nouveaux tuyaux. Là (il leva son doigt, doctoral), c’est du nanan. Les arbres sont chauffés aux racines, un courant merveilleux, des eaux tièdes, et grasses, et douces… Ah ! quel malheur que la même eau ne puisse nous pleuvoir dessus !

Marguerite fit la moue.

— Je n’y tiens pas, tu sais.

Elle réfléchit un moment, humant son potage.

— Et quand les cerises vont donner, personne ne pourra plus les voir. Ils les jetteront, à la cuisine, murmura-t-elle de mauvaise humeur.

La bonne arriva, portant un superbe poulet rôti, une bonne genre Watteau, en robe d’indienne rose, en tablier festonné, une fanchonnette de tulle voltigeant sur ses cheveux frisés.

Le père découpa le poulet, faisant des gestes de maître d’armes, car découper une bête morte éveille toujours un brin de férocité chez un brave homme, et détachant le « blanc » il le mit tout de suite sur l’assiette de sa fille.

— Ça, c’est pour Margot. Elle va le manger d’abord en attendant mieux. Elle boira ensuite de mon vieux Bourgogne, puisqu’elle a oublié son quinquina en regardant la belle nature. Elle n’aura jamais de couleurs, Margot, si elle ne se soigne pas.

— Des couleurs ? Je n’y tiens guère, tu sais, répondit-elle exactement du même ton qu’elle avait pris pour répondre au sujet des différentes qualités de leur eau.

— La santé perdue ne se retrouve jamais. Ta pauvre mère aussi s’en fichait, jadis, des couleurs, et elle est partie tout doucement, un peu chaque jour, en se plaignant, ce qui était un véritable tourment pour tout le monde. Il faut se soigner quand on se porte bien, c’est le meilleur des principes. (Il ajouta, inquiet, après une pause.) Tu devrais peut-être ne pas trop respirer l’air du soir, car, enfin, ce qui est bon pour nos fleurs… (il s’arrêta, examina le manche de son couteau), je ne dis pas que ce soit mauvais pour les gens…

Marguerite suçait le blanc du poulet, n’ayant déjà plus faim, guignant le dessert, une brioche-mousseline, dorée, cuite à point, et les fraises plombière, colossales truffes rouges presque effrayantes d’énormité.

— Oui, dit-elle, comme ripostant aux invites de leur parfum, mais j’ai envie de manger des cerises, moi.

— C’est un peu loin. Pourquoi n’y as-tu pas pensé ce matin, ma pauvre étourdie.

— Oh ! en courant…

— Je n’aime pas à donner des clés passé l’heure du travail. Il y a toujours des flâneurs le long des allées. On s’introduit dans le verger sous prétexte de visiter un tuyau, puis on nous pille. Quand on songe que Mathieu prétend qu’on a volé des abricots verts ! Je me demande ce qu’on peut tirer d’abricots pas mûrs ?

— On les vend pour faire des prunes à l’eau-de-vie.

— Allons donc ! C’est par pure méchanceté, une rage de détruire qu’ont tous les enfants du peuple. Sans compter que les ouvriers de chez nous ne se gênent pas. On a beau leur en donner dans la saison, c’est des primeurs qu’ils veulent, comme nous, et cette année ces chiperies-là comptent double parce que tout Flachère est en retard.

Marguerite insista :

— On pourrait voir les cerisiers de la galerie neuve. Ce n’est pas très loin.

— Mon Dieu, si tu en as une pareille envie, vas-y toi-même ce soir ; seulement, n’emmène personne avec toi, c’est toujours l’occasion, pour les domestiques, d’abuser de la circonstance.

Comme il achevait son aile de poulet, on lui apporta de tendres haricots verts. Il en offrit à Marguerite. Celle-ci mettait son chapeau par habitude, bien qu’il fit presque nuit dehors.

— Tes haricots seront froids ! conclut le père, dogmatique.

— Je t’en prie, papa, ne grogne plus. Je connais mes arbres.

Le père saisit un journal qui traînait sur une des petites chaises d’asperge, et, résigné, se mit à lire.

Marguerite descendit le perron de la maison hollandaise, un panier au bras ; elle prit un des rayons de la roue des fleurs, côté des lys, et disparut en courant.

Les travailleurs rentraient à la ferme dans le crépuscule violet, l’heure de leur dîner sonnant un peu après le repas de leur chef, et des réfectoires s’allumaient au fond des vastes granges. Le pays se divisait en sections très nettement dessinées sur la terre comme sur une immense carte géographique. Il y avait les plants-fleurs, les plants-fruits, les plants-légumes, les plants-céréales et les plants-vierges, ceux-ci restant à fertiliser, les plus proches de l’épaisse muraille de la forêt. Là, c’était encore la nuit, même au jour, car on ignorait si, plus tard, le gouvernement détruirait son mur personnel pour aller creuser davantage dans les derniers remparts de la nature. Entre la grande forêt meurtrie, amputée de toute une moitié de corps, et le fleuve coulant mystérieusement derrière le rideau de peupliers, le fleuve devenu noir inexplicablement, des cultures se développaient à leur aise, produisant d’années en années des résultats phénoménaux.

Marguerite marchait vite, gracieuse silhouette blanche papillonnant le long des haies. Elle rencontrait un ouvrier, sa bêche sur l’épaule ou son râteau à foin sous le bras, et l’homme faisait un crochet respectueux, la saluant d’un « Bonjour, Mademoiselle », parce que tout le monde la connaissait dans les environs. Elle était venue enfant à la ferme de Flachère alors que le premier flux jaillissait du premier tuyau. Elle avait grandi avec la prospérité, l’incroyable prospérité du sol. On l’admirait, de temps en temps, les travailleurs de cette terre bénie étant peu sensibles au prodige de toutes les floraisons — et on l’estimait.

— Un beau brin de fille. Un beau morceau de blonde. Dommage qu’elle ne veuille pas se marier.

(Marguerite faisait courir ce bruit, n’espérant pas obtenir le mari de son choix et trouvant plus digne de dissimuler ses secrètes ambitions.)

Les jardiniers, gardiens des petites maisons échelonnées sur la route du tramway à vapeur qui emportait les mannes de légumes, de fruits et de fleurs vers Paris, la connaissaient bien aussi, car, l’hiver, elle avait installé une sorte de crèche à la ferme hollandaise, où elle recevait maternellement les enfants trop jeunes pour aller aux écoles voisines. Marguerite essayait de leur apprendre l’alphabet, soignait leurs maux de dents, leur bourrait les poches de bonbons, les grondait, finissait par leur faire les gros yeux et découvrait, non sans confusion, qu’elle ne pouvait pas les souffrir. Correctement bonne, justement généreuse, comme dans les livres moraux, elle les détestait de plus en plus dans la réalité de leur existence, mais souffrait leurs innocentes malpropretés à côté de la blancheur de ses jupes au nom d’on ne savait quel devoir social. De son vivant, sa mère, une douce femme maladive, faisait cela sans plaisir, et elle, Marguerite, faisait comme sa mère.

Aux plants-légumes, Marguerite traversa un champ de betteraves, obliqua vers la gauche, retroussa sa robe pour enjamber un ruisseau gargouilleur. Là, des arbres, une touffe d’arbres, mèche de la grande forêt qu’on n’avait pas daigné arracher, formait un endroit d’ombre qu’on réservait administrativement aux travailleurs méridionaux pratiquant la sieste.

En passant près de ces arbres mélancoliques, Marguerite regarda autour d’elle, un peu hésitante.

Le verger, dénommé galerie-neuve, était situé derrière ces arbres, terrain clos de treillages à systèmes très perfectionnés qu’on élevait ou abaissait à l’aide d’un seul boulon sur toute leur étendue. Ces treillages défendaient des arbres fruitiers en quenouilles hérissés d’étiquettes : poiriers, abricotiers, pommiers, et des cerisiers nains, quelques-uns coiffés de cloches de canevas, toute une pépinière branchée en berceaux, en volants, en raquettes, en ifs, ces derniers arbustes ressemblant assez à des ornements de nécropole. Il y en avait même de si petits, de si bas, et de si régulièrement taillés qu’ils ne devaient pouvoir abriter que des fœtus.

Ce clos était le plus estimé de Flachère.

Malheureusement, il se trouvait en dehors de toute surveillance.

Marguerite mit sa clé dans la porte de fil de fer qui vibra comme une harpe.

Au milieu de ce verger modèle, parmi les poiriers en quenouilles et les cerisiers nains, elle aperçut un homme tout noir dans le crépuscule violet.

— Que je suis sotte, pensa-t-elle, ce n’est pas un homme, c’est un épouvantail. On a fabriqué ce mannequin pour éloigner les oiseaux.

Le mannequin vira, lentement, selon le vent du soir, et, alors, Marguerite put voir, d’une façon très distincte, que cet épouvantail mangeait les cerises.

II

l’épouvantail

Tremblante, son panier d’une main, sa clé de l’autre, la jeune fille n’osait plus avancer. Tout tournait bizarrement autour d’elle : les arbres en quenouilles, les treillages de fil de fer, les grands champs de betteraves et le grand cercle des collines. Au centre de ce tourbillon, la ferme hollandaise s’enfonçait, s’enfonçait comme une petite chose qui se noie.

Elle eut l’idée affreuse que son père l’attendrait, là-bas, éternellement. Elle respira une odeur de soufre, vit luire des couteaux prêts à la transpercer, puis murmura, du ton d’une petite fille :

— Bonsoir, Monsieur. Je venais… chercher… des cerises.

Elle pensait maintenant qu’elle avait eu tort de vouloir des primeurs ce soir-là.

L’homme ne se dérangea point.

— Je crois qu’il en reste, répondit-il d’une voix grinçante, désagréable, véritable accent d’un épouvantail se mettant à parler.

— Ne vous fâchez pas, Monsieur, bégaya-t-elle, claquant des dents et serrant son panier sur sa poitrine.

— Je ne me fâche pas, maugréa l’homme noir, mais si encore vous aviez eu l’excellente idée de m’apporter du pain ! Voilà deux jours que je mange des cerises sans pain. Vraiment, j’en ai assez.

Il lui parlait comme quelqu’un qui la connaissait et elle ne le reconnaissait pas pour une forme vivante. Deux jours qu’il volait leurs Belle-Eugénie pendant que le directeur de Flachère se plaignait du retard des saisons ! Marguerite, suffoquée, s’appuyait à la quenouille d’un poirier. Cet homme avait faim. Rien n’est plus dangereux que la faim d’un homme, surtout le soir.

— Vous êtes malheureux, Monsieur, pourtant ce n’est pas une raison…

Elle s’arrêta, le souffle lui manquant, et, comme il arrive toujours dans les cauchemars, elle ne pouvait pas se sauver.

— Oh ! fit l’autre avec tranquillité, je sais bien qu’il y a des abricots et des prunes ; seulement, je n’aime pas les fruits verts.

Il la regardait. Ses yeux fixes luisaient d’une façon singulière. Il avait l’aspect d’un fou, mais ses gestes demeuraient d’une précision remarquable. Tenant une branche par son extrémité, il la dépouillait méthodiquement de ses petites boules.

— Qui êtes-vous, Madame ? finit-il par lui demander d’un ton de juge interrogeant le coupable.

— Je suis… je suis… Mlle Marguerite Davenel, la fille de M. Davenel, directeur de la ferme-école de Flachère.

— Ah ! très bien. Connais pas. Suis pas d’ici, répliqua-t-il tout en crachant des noyaux. Moi, j’ai traversé une forêt en courant. Je suis tombé dans un fossé et m’y suis crotté des pieds à la tête. J’ai dormi sous les arbres, le matin j’ai aperçu des cerises… Sérieusement, vous n’avez aucun pain dans votre panier ?

Et il s’avança vers elle.

Cela, c’était la bourse ou la vie.

Elle poussa un cri aigu.

— Quoi ? Vous avez peur ? Ne criez donc pas ainsi. Je vous le défends. Les cris de femme me portent sur les nerfs. Est-ce que toutes les femmes vont avoir peur de moi ? Comprenez-vous que les cerises, rien que des cerises, ça creuse ? Je mangerais volontiers autre chose.

— Si vous voulez me suivre, Monsieur, murmura Marguerite en frissonnant, mon père vous offrira certainement à dîner.

Elle essayait de regarder le bout de ses pieds pour se donner une contenance, mais, dans cette ombre, ses pieds ne se voyaient plus.

— Est-ce loin, chez votre père ? Je suis très fatigué.

Elle désigna la ferme, la jolie maison hollandaise qui s’enfonçait dans les brumes, dardant un seul œil de feu, la lampe de sa salle à manger.

Mon Dieu, pourquoi avait-elle quitté la table si bien servie, le toit protecteur ?

— Alors, marchons. Je n’ai plus la notion des distances, déclara l’homme noir durement.

Marguerite se dirigea du côté de la porte en fil de fer, supposant qu’il suivait.

Le personnage se dirigea en sens inverse.

Quand il eut disparu, elle referma la porte, s’imaginant déjà fini le mauvais rêve. Où s’était évanoui son épouvantail ?

Il arriva de l’autre côté du clos.

— Par où êtes-vous passé, Monsieur ? osa-t-elle lui demander.

— Par ma porte particulière, Mademoiselle, répondit froidement le personnage. Comme je ne possède point de clé, moi, j’ai dû faire un trou dans le treillage, d’ailleurs fort solide, et je viens de sortir par ce même trou. Chacun ses entrées, les cerises seront mieux gardées !

Marguerite se mit à marcher vite.

— Nous pouvons courir, si cela vous amuse, fit observer l’homme un peu aigrement.

Marguerite ralentit.

— Il me semblait vous avoir dit, objecta-t-il d’un ton sévère, que j’étais fatigué.

Marguerite pensa qu’il devait être aussi fort vieux, et une pitié l’envahit. Elle chercha vainement à régler son pas sur le sien, constatant qu’il allait beaucoup plus vite qu’elle malgré son grand âge. Puis elle songea aux cerises volées, au trou du treillage et à la réception que son père lui ménageait. Elle espérait qu’on ne la gronderait pas. Non seulement on lui recommandait de lire « avec fruit », mais encore « de soulager toutes les infortunes ». (M. Davenel répétait souvent, au dessert : « J’ai bien mangé… que Dieu en fasse autant pour tout le monde. ») Inflexible pour les seuls voleurs, il aurait livré sa propre soupière au vieillard infirme, à l’enfant malade ; par exemple, en dehors de ces deux catégories, il ne livrait rien, pas même la soupe.

Restait l’effraction… Ce serait dur.

Marguerite, en traversant le champ de betteraves, se sentant rassurée parce que l’homme noir se taisait, prépara un petit mensonge. Elle aurait rencontré ce vagabond sur la route et lui aurait offert un secours, ignorant le rapt des cerises. On aviserait quand le voleur serait loin, et elle se chargeait d’indiquer à M. Davenel certaines nuances qu’elle croyait démêler dans la nuit profonde de cet individu.

— Si vous préfériez ne pas voir mon père, risqua-t-elle, conciliante, nous pourrions tourner par les cuisines. C’est justement l’heure du dîner de nos ouvriers, de braves paysans, très bien élevés…

L’homme l’interrompit d’un voix tranchante.

— Pardon, Mademoiselle, je ne suis pas un ouvrier, car je n’ai jamais travaillé, ni un paysan, je n’ai plus de pays. En quel honneur m’attribuerais-je la part d’un de ces… bien élevés que Monsieur votre père exploite généreusement selon l’antique usage ? Vous m’avez invité à dîner au nom du directeur de la ferme-école de Flachère, je crois ? J’ai accepté. Que signifie cette histoire de cuisines ?

Marguerite reprenait pied sur le domaine des fleurs et devenait plus courageuse. On entrait dans le rayonnement de la grande roue des roses. Les violiers répandaient leurs parfums, moitié vanille moitié muscade.

— C’est entendu, fit-elle gracieusement.

L’homme s’arrêta et bâilla. On eût dit un miaulement de tigre.

— Mais cela empeste, ici ! gronda-t-il.

Marguerite n’osa pas rire.

— En effet, dit-elle, cela sent très bon.

Alors, l’homme noir se rapprocha d’elle.

— Nous commençons à nous comprendre, ricana-t-il, oui, cela sent très bon, cela empeste d’une manière extraordinaire. Je n’ai jamais respiré pareille odeur. C’est à croire que les fleurs de ce jardin sont la puanteur de tous les parfums réunis de la femme, vivante ou morte. Il y a de quoi en crever, je pense. Est-ce que vous demeurez ici depuis longtemps ?

— Je suis ici chez moi, Monsieur, répondit Marguerite avec un peu de morgue.

— Félicitations ! Vous avez de l’estomac.

Ils se turent. Marguerite montait un perron.

Dans la salle à manger, où les virulentes céramiques ruisselaient de lueurs de plus en plus brutales, M. Davenel lisait toujours le Figaro. Passant la littérature, il en arrivait aux faits-divers, et du bout de son couteau taillait machinalement une croûte de pain. Quand Marguerite entra, masquant de sa jupe blanche le noir épouvantail, les traits du directeur de Flachère se détendirent : il lisait l’histoire d’un crime abominable et commençait à devenir inquiet parce que sa fille était dehors. Il se leva gaiement.

— Vilaine Margot ! Est-ce que tu veux me faire coucher à dix heures, ce soir ? Où sont (es cerises ? Tu rapportes ton panier vide. Hein ?…

Marguerite s’effaçait, présentant le nouveau convive, et derrière la robe blanche il aperçut la bête nocturne aux yeux de phosphore.

— Monsieur…

— Monsieur, déclara l’homme noir, je viens dîner. Mademoiselle m’a invité de votre part et je tombe d’inanition.

Il s’assit juste en face du poulet rôti que la bonne n’avait pas voulu enlever avant le retour de Mademoiselle.

— Voilà, papa, commença Marguerite, très gênée, tandis que son père la foudroyait d’un regard d’étonnement. Monsieur a faim… Je l’ai rencontré devant le clos neuf. Il m’a demandé la charité, j’ai cru bien faire en te l’amenant, car je sais que tu es toujours gentil pour les pauvres.

L’épouvantail s’était placé sur une des petites chaises d’asperges montées. Il s’accouda sur la nappe et promena ses yeux cruels du père à la fille. Sale comme un ramoneur, il semblait conserver le long de ses vêtements, primitivement sombres, une espèce de couche de suie, de boue, la couleur même d’un ancien enfer traversé. Il avait le teint bistré, les lèvres mordues, les prunelles ardentes d’un noir intense dégageant de légères flèches d’électricité bleues.

— Le discours de Mademoiselle contient quelques inexactitudes, fit-il sèchement. Elle ne m’a pas rencontré devant le clos neuf, parce que j’étais dedans. Je ne lui ai pas demandé la charité parce que cette vertu théologale est une créature allégorique qui n’assouvirait pas tous les appétits d’un homme tel que moi. Je lui ai avoué, simplement, que je trouvais les cerises d’une digestion trop rapide, et je suis venu pour ajouter des mets plus substantiels à mon premier repas. Vous permettez, Monsieur ?

Ce disant, fourchette en main, il attaqua le poulet.

Stupéfait, le père de Marguerite roulait des yeux d’officier retraité entendant sonner le clairon.

M. Davenel était un père noble de cinquante ans. Sa régulière figure de paisible bourgeois, soldat de l’industrie, s’illuminait facilement d’une rougeur guerrière. Mais cela tenait bien plus à son tempérament sanguin qu’à ses idées sur le droit des pauvres, et il aurait donné le poulet, s’il en avait eu le loisir. M. Davenel était bon, très bon, presque aveugle de naissance.

— Monsieur, déclara-t-il d’un ton rogue, je ne vous connais pas. Je dois m’en rapporter à ce que ma fille me dit. J’espère, au moins, que vous ne lui avez pas manqué de respect ? (Il ajouta, emphatique et un peu moqueur :) Vous voliez mes cerises, tout à l’heure ? Vous êtes mon hôte à présent…

— … Car, continua l’épouvantail lui coupant la parole avec une entière sérénité, si je n’étais pas votre hôte vous me flanqueriez dehors ? Je vous ferai remarquer que, pour flanquer un hôte dehors, il faut qu’il soit entré. Donc, ce n’est guère que son hôte qu’on peut envoyer au diable puisqu’on le détient. Ne vous gênez pas. Je veux très bien m’en aller, seulement après dîner. J’ai accepté une invitation.

— Vous avez faim, Monsieur, dit Davenel au comble de la stupeur, et croyez que je n’ai jamais refusé un verre d’eau…

— À qui avait faim ? De mieux en mieux ! Je suis reçu dans une drôle de maison. Soit, Monsieur, je boirai volontiers — pas d’eau, j’ai horreur de l’eau — à votre santé ce grand verre plein de ce petit bordeaux. Est-ce bien du Bordeaux ? (Il fit claquer sa langue.) Non. C’est du Bourgogne. Et le verre est un récipient moyen-âge datant du Bon-Marché. Excellent vin, Monsieur ! Détestable style ! Maintenant, le reste du poulet étant compris dans le verre d’eau, je me l’adjuge. Je vous en prie, Mademoiselle, donnez-vous la peine de vous asseoir. Je me souviens de vous avoir fait courir sous prétexte de vous suivre.

Le père et la fille ne pouvaient plus parler. Ils n’étaient ni tristes ni gais, pas davantage en colère, mais seulement enveloppés d’un vertige. Depuis dix ans qu’ils habitaient Flachère, on avait vu bien des chemineaux récalcitrants, bien des ouvriers saouls, bien des voleurs venant vous vomir à la face leur indigestion de fruits ou leurs menaces de vous en dérober d’autres. Point ne s’était encore trouvé, sur les routes franchement égalitaires de leur gouvernement, un fou de cette espèce.

M. Davenel battait des paupières.

Marguerite ouvrait les bras, témoignant de sa complète ignorance. Tous deux se rapprochèrent. La fille posa sa main sur le poignet du père, désirant ne pas l’abandonner dans une pareille extrémité.

— J’ai eu tort de t’amener ce Monsieur, chuchota-t-elle, confuse.

Davenel dit, tout haut, sentencieusement :

— On n’a jamais tort de chercher à faire le bien, ma fille.

L’épouvantail, qui broyait entre ses deux solides mâchoires les derniers morceaux du poulet, grommela :

— Moi, je suis de l’avis de Mademoiselle votre fille. Elle a eu tort. Il faut toujours laisser les voleurs à leur place, c’est-à-dire dans leur misère… qui est la liberté.

Davenel s’avança, crispant les poings. Quand on touchait à sa fille, on gâtait tout.

— Vous, fit-il bombant le torse, vous êtes un insolent, et peut-être… peut-être… (il semblait fouiller dans sa mémoire, se rappeler enfin des bribes de lecture ou de conversation) peut-être… un anarchiste, Monsieur !

Marguerite eut un frisson de curiosité. Tiens ! En effet ? Pourquoi pas ? Un anarchiste, cela expliquait l’histoire des cerises. La reprise individuelle, le partage des fruits de la terre, ne jamais travailler… qu’à sa soif et boire toujours sans travailler, les bombes au fond des caves et les discours incendiaires dans les réunions publiques. Ce devait être ce genre d’animal féroce. Elle en avait donc rencontré un ! Elle qu’on tenait éloignée des grands centres, du Paris mondain, où, disait-on dans les feuilles, on traite poliment ces gens-là en se servant des socialistes comme intermédiaires. Et une cacophonie de mots baroques, d’expressions crapuleuses, de phrases de théâtres, bouleversait sa petite cervelle de bourgeoise pure.

L’anarchiste, en somme, était un monsieur comme un autre, avec cette différence qu’il avait le droit à la folie périodique et qu’on le respectait, durant ses accès, pour sa spéciale maladie, un peu comme on respectait jadis les innocents battant la campagne. L’anarchiste n’étant jamais qu’un à la fois, il représentait une simple bête de luxe, très ruineuse, que la meilleure société entretenait pour égarer l’attention, se fournir des alibis, quelque chose comme les jeunes lions apprivoisés de Sarah Bernhardt.

Tout en se débitant à elle-même ces lieux communs, Marguerite serrait nerveusement le bras de son père. Elle voulait voir la suite. Elle se sentait fière d’avoir saisi « au vol » cet oiseau rare.

M. Davenel, s’il était moins enthousiasmé, inclinait, cependant, à l’indulgence, parce que cette espèce-là est un signe des temps. On fait la part du feu, voilà tout. On transige, on cause, on pousse le personnage du côté de la porte en lui promettant de s’intéresser à sa doctrine, les jours de pluie, et on l’engage doucement à aller se faire pendre ailleurs, car, chose désagréable, quand on reçoit un anarchiste plus que l’espace d’une visite de cérémonie, on devient son complice.

Pour le moment, la part du feu se bornait au panier de cerises et au poulet rôti. L’aventure se terminerait bien.

— Marguerite, souffla le directeur de Flachère, si tu te retirais ? Il est tard, j’ai à causer avec Monsieur.

Ah ! non ! elle n’irait pas se coucher comme une petite fille de quatre ans.

Elle résista de la tête.

Cet anarchiste, en temps qu’anarchiste, avait fort bon air. Il était noir, il était sale. Son visage souffrant et anguleux s’accentuait sous le hâle des incendies ou la flétrissure des nuits de mystère. Tout jeune il avait déjà des rides et, masque de comédie antique, il ouvrait formidablement les mâchoires.

M. Davenel, soupirant, se gratta le front.

Il eut, peu à peu, la vision d’un autre personnage, nippé, décrassé, représentant un honnête travailleur, venant grossir le régiment d’ouvriers casernés dans la ferme. On manquait toujours de bras à l’école de l’agriculture.

L’épouvantail passait, lui, du poulet aux haricots verts. Davenel s’assit en face de son hôte, remua les lèvres.

— Non, Monsieur, je ne suis pas un anarchiste, déclara l’homme noir lui coupant la pensée. Je suis un voleur, un simple voleur, venant de voler les cerises du prochain sans sa permission, ce qui est un prodigieux travail, j’en sue encore ! Et je ne veux rien faire de plus parce que j’aurai le bon goût de demeurer le criminel intelligent.

Résigné à toutes les transactions, histoire de garantir les cerises de l’avenir, M. Davenel hocha le front.

— Le criminel intelligent ? Vous voilà bien ! Vous ne pouvez me donner une meilleure définition de l’anarchiste, mon ami, dit-il d’un ton paternel. Vous volez mes fruits, et, grâce à cette… vétille, vous arrivez à manger mon dîner. Seulement, je vous devine, moi, le maître, celui qui a le droit de faire coffrer le voleur. Je me trouve en présence d’une exception, d’un criminel intelligent, capable de raisonner son cas. Vous êtes jeune…

— Il y a malentendu, monsieur le Directeur, riposta l’épouvantail, en attirant d’un souple mouvement de coude le compotier rempli de fraises plombière. Je ne suis pas votre ami puisque je n’ai pas l’honneur de vous connaître, et je n’ai rien de commun avec un voleur de profession. Inutile de me parler de ma jeunesse.

— Je saisis, fit Davenel, tordant sa serviette et affectant la bonhomie d’usage. Vous avez partagé. Mais le partage, étant donné votre appétit, ne serait pas égal. Nous mangeons moins que vous. N’est-ce pas, Marguerite ?

Marguerite, assise sur une seconde sellette vert d’asperge, regardait ses pieds.

— Oui, papa.

— C’est parce que vous êtes malade, sans doute, dit flegmatiquement l’épouvantail, se versant un flot de vin.

— Nous préférons rester sur notre appétit, c’est plus raisonnable. Vous allez vous griser.

— À votre aise, Monsieur, et à votre bonne santé, Mademoiselle. Je ne me grise jamais. Ce sont les voisins qui tournent !

La jeune fille le regardait boire avec admiration. C’était bien, oui, l’anarchiste du signe des temps dans toute son horreur. Entre elle et lui la distance devenait si grande qu’elle ne le redoutait plus. Elle contemplait le fauve parce que les grilles des questions sociales s’élevaient entre eux, et elle s’émerveillait à l’idée de lui jeter du pain.

— Vous n’êtes pas un professionnel, je veux le croire, répondit Davenel, qui tenait à placer ses théories humanitaires. Je veux même supposer que votre criminelle intelligence s’arrête aux cerises. Nous avons tous chipé des fruits lorsque nous sortions du collège, et nous ne sommes pas montés sur l’échafaud pour cela. Je ne demande pas la mort du coupable. Et en travaillant…

L’épouvantail regarda brusquement derrière lui, et, d’un geste involontaire, il se passa la main sur la nuque.

— Oh ! fit-il d’une voix sourde, nous avons tous avoué les cerises, voulez-vous dire… mais le reste ? Vous m’offrez donc la complicité du silence, le travail rachetant la faute, un bris de clôture s’arrangeant avec une chaîne, vos fils de fer se tordant autour de mes poignets ? Vous désirez me payer mon crime ? Un beau crime ! Eh ! Eh ! Cela vaut plus cher que vous ne le pensez, Monsieur.

Par la fenêtre ouverte sur les jardins des roses, un vent froid sembla pénétrer dans la salle.

Il ajouta :

— C’est singulier cette lubie qu’ont tous les hommes riches de s’entourer de forçats. Je cite mes auteurs… anarchistes.

Davenel paraissait très perplexe. Ce garçon, dont les prunelles luisaient étrangement, pouvait bien être fou. Il s’exprimait d’une manière troublante pour des entendements sains. Pas fort analyste, le directeur de Flachère n’avait pas encore compris que son adversaire, anarchiste ou non, répondait toujours par déductions logiques aux pensées au lieu de répondre aux phrases. Possédant une notable avance sur son interlocuteur, il lui exposait ses propres systèmes sans daigner l’écouter.

Mlle Davenel toussa.

— Marguerite, mon enfant, murmura le père inquiet, je t’assure qu’il doit être tard, et tu es fatiguée.

— Cependant, papa…

— Si, ma fille !

Marguerite salua comme une enfant bien élevée et, une fois sortie, colla son oreille à la serrure.

— Auriez-vous des choses plus graves sur la conscience, Monsieur, questionna Davenel ? Maintenant, vous pouvez parler.

L’épouvantail recula sa chaise, croisa la jambe et regarda par la fenêtre.

— Non. Après vous. Je vous écoute. C’est vous qui avez envie de causer. Moi, je ne suis pas pressé de savoir quel genre de travail vous désirez confier au criminel intelligent.

Davenel s’impatienta. Le personnage se moquait-il de lui ? Enfin, lui, le chef d’une grande entreprise nationale, il ne manquerait pas plus d’aplomb qu’un vagabond aux abois n’ayant que sa peau pour fortune. (Et quelle peau, juste ciel !) Il ne s’agissait plus que de le pousser dehors ou de l’embaucher pour la récolte du foin.

— Mon ami, vous avez fait peur à ma fille et je ne vous dois rien : deux raisons pour que je n’insiste pas pour vous sauver. Cependant je garde le respect de l’hôte. Vieille tradition ! Vous autres, Messieurs les anarchistes, vous rêvez de démolir toutes les traditions, mais je vous déclare qu’ici, chez moi, vous ne démolirez rien du tout. Vous avez dû faire un mauvais coup qui vous oblige à fuir les endroits peuplés et cela vous exaspère de risquer la prison pour quelques cerises. Soit ! Voilà ce que je propose à mon hôte s’il est raisonnable, s’il veut se corriger, rentrer en grâce auprès d’une société qui a du bon, je vous le prouve ? C’est le moment des foins chez nous. Sans examen de certificat, nous acceptons tous ceux qui nous demandent de l’ouvrage. Profitez-en. Plus tard, il faudra des papiers. Je vous offre vingt sous par jour, la nourriture, le coucher, et je passe l’éponge sur les cerises. Ça durera ce que ça pourra. Je vous préviens, seulement, que si mes gardes vous pincent à escalader la plus petite clôture, ils vous abattront comme un simple lapin, vous m’entendez ?

— Parfaitement, conclut le fauve. Prisonnier, domestique ou… lapin !

— Je ne plaisante pas, Monsieur, s’écria le père de Marguerite que cette manière de causer désorientait absolument.

— Moi non plus, fichtre, et je choisis… le lapin.

— Ah, çà, Monsieur ! Où avez-vous l’esprit ?

— Dame, je me ferai tuer en mangeant vos choux, pardon, vos cerises, mais je ne serai pas votre complice. C’est beaucoup plus pratique.

— Vous êtes un fou. De quelle complicité peut-il être question ?

— Je suis un sage. Comme il faut en finir avec la société, je préfère le coup de fusil. Bonsoir ! Mes hommages à votre fille. C’est une jolie personne qui ment déjà fort bien, dirait Hamlet.

L’épouvantail se leva, s’étira, satisfait d’avoir bu et mangé, gagna la porte.

Un étranger, peut-être, ignorant les lois et les coutumes françaises ! Il avait bien reçu une certaine éducation, on le sentait à ses tournures de phrases, mais on ne pouvait le classer dans aucune catégorie de pauvres diables. Ses vêtements couleur de suie l’habillaient d’une nuée d’orage à la fois boueuse et menaçante. Il était hardi de regard et vieux de bouche. Sa voix, aux intonations dures, sonnait, paraissait sortir d’un gosier de métal. Tous ses gestes avaient la souple précision des mouvements d’une bête dangereuse.

— Réfléchissez, mon garçon, dit le père de Marguerite humilié par l’orgueil incompréhensible de ce voleur. Vous avez, décidément, un air qui ne me plaît pas.

L’épouvantail s’arrêta et sortit un objet de sa poche, un objet brillant. Davenel, songeant à la possibilité d’un revolver, se glissa derrière lui, la main haute. Il s’aperçut qu’il tenait un petit miroir.

— Il est fou ! Cela crève les yeux, pensa Davenel respirant.

Par hasard, l’épouvantail leva les siens.

— Non, répliqua-t-il laconiquement, mais je constate qu’en effet j’ai un drôle d’air.

Davenel recula un peu. Il eut un léger tressaillement, à peine l’impression d’une aile de chauve-souris le frôlant, et il murmura, très bas, puisque cet homme singulier entendait jusqu’aux pensées :

— Enfin, Monsieur, que désirez-vous ?

— M’en aller.

Derrière la porte, Marguerite n’osait plus bouger.

Il s’en alla, et, traversant le vestibule, il faillit se heurter à cette blanche silhouette de fille curieuse. Alors, il lui jeta un regard noir, un long regard très sombre et très chaud qui tomba sur elle, l’enveloppa tout entière, comme un manteau de velours.

III

terre bénie

Il avait plu la nuit, il pleuvait le matin, il pleuvrait encore le soir, et la campagne s’embrumait d’un brouillard tout spécialement sale qui faisait croire à une boue céleste, plus vaporeuse que la boue terrestre, se diluant dans les ondées. Les prairies vertes devenaient grises, la forêt verte tournait au marron, et des êtres humains passaient, visqueux, le long des routes sous les rayons de l’averse qui les semblaient détenir à la manière d’une nasse détenant des poissons.

La propriété nationale de Flachère, vue dans ces torrents d’eau, prenait une physionomie inquiétante. La ferme hollandaise, construction de bois gardant son écorce, rustique, se fonçait jusqu’au ton du granit noir ; les pendentifs, les guipures de sapin blanc, se détachaient sur elle en larmes de draps mortuaires, et la grande roue des fleurs, sectionnée par des sentiers d’une régularité désespérante, avait l’air du parterre d’un vaste mausolée correctement entouré de grilles le défendant contre les témérités des vivants. Çà et là, des petits ponts enjambaient des ruisseaux, des petits ponts en gros rondins, brillants, huileux, se fonçant aussi jusqu’au caramel, faux bois et fausse écorce, imitant le tronc d’arbre mal équarri, mais gardant en leur secrète armature l’inusable dureté du véritable fer. Les petits ruisseaux coulant sous les petits ponts glougoutaient, augmentés de fange. Les gazons, soigneusement peignés en temps ordinaire, s’imbibaient comme des éponges et une sorte de liqueur épaisse miroitait entre leurs chevelures courtes, une matière gluante pareille à la transsudation d’une maladie sébacéenne.

Interminablement les champs de betteraves s’allongeaient sous la pluie, prenant la dimension d’une mer, ayant des remous et des moires, des courants, toute une marée qui entraînait à perte de vue des vagues énormes de feuilles. Et, coupant ces champs comme des barques retournées par une bourrasque, les ponts, couleur de goudron, esquissaient leurs formes d’épaves fuyant au large. Des routes unies se déroulaient plus blanches, frangeant d’une ligne d’écume ces sombres masses de verdures et d’eau mêlées, des routes désespérément blanches.

C’était un paysage navrant.

L’homme avait découvert, du côté de la forêt, tout près de la limite gouvernementale, une hutte déserte, une espèce de cabane de berger, ou de braconnier, bâtie en claies d’osiers, que le torchis maintenait tant bien que mal à l’état de murailles. Le toit s’effondrait en avant, et, en arrière, les branches de genévrier s’ébouriffaient, laissant filtrer les averses. Cette demeure, toute primitive, avait l’avantage, pour son habitant, de dominer la situation. Devant son ouverture — car il n’y avait plus guère de porte — s’étalait ce grand pays, somptueusement désolé, jusqu’au fleuve, et par delà les rangées de peupliers masquant le fleuve remontaient les collines jusqu’au ciel. On aurait vu poindre un gendarme de plusieurs lieues. Durant la semaine de beaux jours qui venait de s’écouler, il avait été possible de coucher en plein air, tantôt dans une meule de foin, tantôt sous les petits ponts rustiques. On ne pouvait plus y tenir, maintenant ; l’eau ruisselait, suintait de partout. En marchant, elle giclait du sol comme si la pluie sortait de terre au lieu de choir. L’homme, depuis huit jours, errant de place en place, avait remarqué bien des choses anormales et subi de graves déconvenues. Cette splendide contrée donnait, au soleil, l’illusion d’un paradis, nouvel Éden administratif où tout était prévu pour exciter et punir la gourmandise, mais elle dégageait, par les mauvais temps, une abominable tristesse. Cela imitait réellement trop le cimetière. De plus, la boue de ces terrains si bien entretenus ne séchait pas, elle tachait, huilait les vêtements comme une glu. Cette boue collait sans changer de nuance, restait humide. La terre, la bonne terre naturelle dont nous sommes tous pétris, est brune d’abord, jaunâtre ensuite, s’effrite sous l’ongle et s’en va en poussière. La terre n’est pas malpropre tant qu’elle n’est pas triturée chimiquement par l’humanité. Pourquoi donc ce sol fertile se montrait-il si méchant vis-à-vis de ceux qui ne possédaient pas de vêtements de rechange ? Il ne fallait plus songer à se nettoyer une fois tombé dans un fossé de Flachère. L’homme en avait pris son parti ; une sorte de somnolence le paralysait depuis l’excellent repas qu’il s’était offert chez le directeur de la ferme-école. À quoi bon les soins de toilette ? Ses habits, jadis de drap fin et de coupe anglaise, se confondaient à présent avec le hâle de sa peau. Il aurait bientôt plus de trous que de taches et toutes ses misères s’égaliseraient sous le même vent de malheur. Son chapeau de feutre mou pleurait des larmes de deuil le long de son dos, lui plaquant ses cheveux aux tempes, et il s’essuyait d’un geste machinal en se barbouillant de noir quand cela lui glissait dans les yeux.

Lorsqu’il eut rencontré la cabane, il se sentit capable de dormir des années, il était dominé par le sommeil invincible qui s’empare de ceux qui n’ont plus l’espoir du lendemain. Il allait se vautrer là, en animal désormais tranquille, abdiquant sa dignité de personnage pensant, et, couché de tout son long sur une litière presque pourrie, un fumier de feuilles, il avait dormi profondément, sans un rêve appréciable. À son réveil, la vision morne de ce pays raviné par une pluie tenace lui semblait un cauchemar ; il devinait des choses plus mornes encore dans les dessous de ce spectacle correctement effrayant, et il demeurait immobile, étendu, le menton sur ses deux poings, écoutant le floc floc de l’eau qui agrandissait ironiquement toutes les flaques. L’homme ne songeait pas à réagir, ne s’étonnait pas. Il subissait la contagion de la tristesse calme régnant autour de lui. Il est certain que ce pays se changeait en vaste nécropole, mais, chose horrible, les morts, sous les fleurs ou la boue, devaient grouiller. Une abondante vermine travaillait les flancs de la planète en cet endroit béni. Quel genre de vermine ? On percevait des râles sourds, des hoquets, des bruits de dégorgements souterrains, tout un remue-ménage de gens ou de machines condamnés à ne pas se montrer. Il suffisait de mettre son oreille contre le sol pour se convaincre qu’il y avait quelque chose là-dessous. L’homme, très las, se souciait peu d’approfondir le mystère. Il trouvait cette terre hostile au pauvre monde, voilà tout.

Probablement une ferme-école selon les nouveaux rites de la culture intensive, un département inconnu parmi ceux de la science industrielle, et puis on devait fabriquer du sucre avec toutes ces betteraves monstres, en les faisant macérer dans l’indulgence du directeur de la colonie ! Que lui importait ! On ne rencontrait aucun sergent de ville. L’essentiel était de ne pas se laisser prendre au piège d’un salaire quelconque, car on le ferait vivre malgré lui et lui ne voulait plus que végéter. Il serait une plante, moins qu’un animal, un arbre aux racines féroces qui cherchent quand même un aliment, de la sève, afin de soutenir le cœur du chêne pourtant à jamais foudroyé.

Devant la tanière de l’homme se déroulait une nappe de terre noirâtre, inculte encore, à demi noyée par les averses ou peut-être seulement baignée par cette eau qui montait en bouillonnant des entrailles de ces champs copieusement fumés. L’endroit était nu, sans un brin d’herbe, s’imbibant par place des petites mares couleur de café. Cela ne sentait pas le fumier ordinaire. Une odeur écœurante, fade, une odeur affreuse, mais rectifiée, s’exhalait de ces bouillies de nègre, la senteur morte de choses déjà tellement mortes qu’elles n’ont plus de nom en aucune langue. Et cette odeur que transmettait la pluie tout en l’atténuant possédait aussi un vague relent de jupes sales.

L’homme se dit que l’heure venait de déterrer un repas quelconque. La veille, il avait mangé de délicates petites carottes nouvelles, délicieusement sucrées, mais cela ne l’avait pas rassasié. Cependant, s’il avait faim, il manquait de courage pour la chasse, de l’excitation nécessaire qui lui ferait trouver bons les légumes crus. L’air de cette contrée offrant tous les luxes des tables bourgeoises bien servies, les primeurs, les gros fruits et les fleurs splendides, ne vous donnait pas un grand appétit par surcroît. L’homme sentait son estomac malade, peut-être faute de viande, peut-être à cause de cette spéciale odeur, ce relent d’évier mal lavé, que répandait la belle terre bénie, toute grasse de son fumier onctueux. Il était incapable d’aller voler des cerises ou d’exiger le poulet rôti directorial. Ce qu’il faisait là, gisant comme une loque, il n’en savait plus rien, mais il devinait qu’il commençait à pourrir. Et ses instincts lui demeurant fidèles, il s’efforça de protester un peu.

Un vol de corbeaux vint s’abattre en tournoyant dans le champ inculte. Les sombres oiseaux se posèrent sur des mottes de boue, et là, les pattes triturant, le bec plongeant, ils fouillèrent. Ils prenaient l’allure de vieux savants humant avec délice les immondes matières premières devant servir à la glorieuse transformation de l’or.

L’un deux s’approcha familièrement de l’homme couché, le bec luisant, tendant son gros nez d’acier bleui au feu des forges, dardant une paire d’yeux cerclés de rouge, bésicles de personnage cruel et railleur.

L’homme eut un léger frisson.

— Est-ce qu’il me croit mort ? songea-t-il.

Et pour se prouver à lui-même qu’il ne l’était pas, il saisit un caillou, le lança d’un geste furieux.

L’oiseau poussa un cri de malédiction, pivota un instant, puis resta les ailes raides.

D’un mouvement souple, l’homme rampa et vint se pencher sur son agonie.

— Eh bien, mon vieux ? Le mort saisit le vif ! dit-il en l’agrippant par ses plumes hérissées.

L’homme contemplait sa proie, les regards vagues.

— Non, ce n’est pas tendre comme du poulet, mais avec des aromates, on pourrait essayer tout de même.

Rentré chez lui, il se mit à creuser un trou, organisa un âtre, consolida un fragment de tuyau qui passait au milieu du toit de genévrier ; trois pierres lui servirent de chenets, de lèche-frite et une baguette de bois mince lui permit d’embrocher son oiseau plumé, vidé, de le faire tant bien que mal rôtir devant un feu qui fumait un peu, tout en parfumant la viande, car il avait choisi comme combustible la branche maîtresse du toit. Le corbeau, le bec bas, tournait, petit cadavre lamentable, écorché d’un côté, brûlé de l’autre ; il avait des cuisses violettes, des pattes noires, et son œil rouge dardait un dernier sortilège.

— Ce n’est pas très mauvais, déclara l’homme après le festin.

Il s’essuya la bouche et, de nouveau, se coucha, puisqu’il manquait de chaise, à plat ventre, contempla la morne tristesse de la campagne. Il fallait bien accepter son misérable sort comme cette terre, inondée d’horreur, avait l’air d’accepter sa répugnante fécondité. Au loin, les corbeaux fuyaient, bande lugubre n’aimant pas les surprises de la vie humaine.

Le champ vers deux heures se peupla d’ouvriers, une seconde bande noire vint remplacer l’autre. La pluie fondue en brouillard estompait des silhouettes d’hommes et de femmes dont les jambes paraissaient plus sombres que le reste du corps. Le tueur de corbeau s’aperçut qu’ils étaient tous chaussés de grandes bottes. Il connaissait ce genre de bottes-là… oui… on en rencontrait le soir dans les carrefours parisiens, des paires de jambes toutes pareilles qui remontaient les escaliers obscurs, surgissaient des orifices des égouts. Quel singulier pays où les travailleurs de la terre, les piocheurs, les laboureurs, portaient des bottes d’égoutiers ? On avait donc à se défendre contre l’animosité de la boue ? Non seulement elle collait, mais elle était venimeuse ? Les paysans, silencieux, semblaient chercher des points de repères dans leur champ ; ils tenaient des crocs de métal, de longues cannes de fer, et ils plongeaient de temps en temps dans le flot de cette vase fétide, remuaient à la façon d’inspecteurs d’une ligne qui serrent l’écrou d’un rail. Que signifiait ce travail ? Les femmes suivaient, drainant la boue et l’égalisant. Peu à peu l’eau des flaques diminuait, était bue lentement par des bouches invisibles. Cependant il continuait à pleuvoir.

— Je ne comprends rien à leurs travaux, songeait l’homme. Ils m’empêchent de digérer !

Il devenait de plus en plus certain que la pluie sortait de la terre dans cette étrange contrée. On aveuglait la voie d’eau et le sol se séchait, malgré les cataractes du ciel, reprenant sa consistance normale.

Les ouvriers, bien vêtus, bien nourris, mais de teint blafard — sans doute un effet de lumière courant jaunâtre là-haut sur les collines — ne disaient rien, les femmes ne se disputaient pas, ne chantaient pas ; elles manœuvraient avec une indolence flagrante. On s’imaginait aisément l’état d’âme de ces gens à voir leurs mouvements ni fatigués ni actifs : cela pousserait bien tout seul. Et on triturait cela d’un bec solide et sûr imitant les corbeaux. La terre, pressée comme une éponge, rendait l’eau, gardait la fange, une haleine tiède soufflait, en dessous, pour gonfler les grains et on devait récolter le lendemain, du train où l’on entendait ronfler les machines.

— M’ont-ils vu ? se demandait l’homme un peu inquiet.

Personne, du reste, ne s’occupait de lui. Ces gens sérieux, tout à leur affaire, n’avaient pas l’idée de lui disputer la possession de sa cabane. Il se trouvait entre les deux limites : l’une, la muraille gouvernementale séparant le champ de la forêt, l’autre, un imperceptible renflement du sol qui se prolongeait à l’infini, sorte d’immense serpent qu’on aurait enterré le long de la plaine. Il faisait partie du déchet, un coin de broussaille et de bruyères qu’on défricherait plus tard, si le gouvernement reculait sa borne ! Pour le moment, on avait assez de travail ailleurs, le vagabond pouvait demeurer là, très inconnu et très inutile, avec le dernier bagage du pittoresque. Derrière lui, la forêt mystérieuse gardait encore des sites charmants qui ne produisaient pas de fleurs doubles, ou de légumes à cornes, et il aurait la récolte des simples, simple lui-même.

Il tâchait de se rappeler le nom de cette forêt. Mais, lacune bizarre, il ne se rappelait pas de nom de forêt, ne retrouvait au fond de sa mémoire endolorie qu’un titre de boulevard : les Filles du Calvaire. Cela ne se rapportait nullement à sa question mentale. Il dormit un moment, abruti par les miasmes fluant du sol, et il fut réveillé dans un roulement de coups sourds. Il regarda, effaré, autour de lui. Les ouvriers, espacés dans le champ, n’étaient plus que des ombres chinoises se baissant, se relevant en gestes énigmatiques, leurs grandes bottes, leurs crocs de fer et leurs chapeaux de paille leur donnant un aspect à la fois conquérant et pacifique. Les coups sourds se précipitaient en grondement sinistre. Un orage ? Non. S’il faisait une lourde tiédeur d’étuve en bas, en haut, on n’apercevait ni lueur, ni nuage, tout était gris sans déchirure. Les grondements venaient de la terre comme la pluie. Dans cet endroit du monde tout était factice, et on ne voulait contracter aucune dette envers le ciel.

L’homme, après une heure d’attention, comprit enfin qu’il s’agissait du canon ! Derrière lui et derrière la forêt il y avait une école d’artillerie ; après les champs de légumes monstres, le champ de tir où fleurissaient les obus de gros calibre imitant l’éclatement de gros melons trop mûrs au soleil de l’industrie moderne.

— C’est complet ! songea l’homme. Des soldats, maintenant ? Quel paradis !

De très mauvaise humeur, il se leva, fit craquer ses membres et sortit résolument de sa tanière.

Il était grand, très maigre, de teint bistré et d’allures violentes tout à fait étrangères au pays. Loup sortant du bois. Ses prunelles, bleues à force d’être noires, jetaient du phosphore. Il représentait bien la bête enragée qui se lève, dans l’homme pauvre, les jours de disette, et le carnassier, en lui, devait avoir des goûts d’homme moins raisonnable que ceux de la bête, car, n’ayant plus faim, il allait à la conquête de choses beaucoup moins nécessaires que la dépouille d’un oiseau.

— Il faut déterminer ma situation ou je ne dormirai pas tranquille. Ce coin de nature est le seul à peu près naturel ici. Il me plaît, je veux le garder.

Il traversa le champ, se dépêtrant des fondrières avec peine, et il avisa l’un des ouvriers, le salua poliment, tout en secouant son feutre trempé d’eau.

— Monsieur, dit-il de son ton bref et autoritaire, vous allez me donner les renseignements dont j’ai besoin.

— À votre service, fit le travailleur, qui était un garçon placide, solidement bâti quoique très blême sous le brouillard.

Les hommes se mesurèrent des yeux. Le costume de celui qui abordait l’autre était couvert de boue. L’ouvrier le remarqua, lui qui tâtait cette même boue d’un croc prudent.

— Écoutez, fit-il de son ton tranquille sans attendre les questions, il ne faut pas vous coucher par terre. C’est très mauvais de ce temps-là.

— On se couche où l’on peut, mon ami, répliqua l’homme agacé de cette prévenance. Je venais justement pour vous demander si vous aviez besoin de la cabane que j’habite.

— Non, bien sûr.

— Alors, on ne me dérangera pas ?

— Jamais de la vie ! C’est un ancien raffut, mais vous feriez mieux de coucher à la grange. Manque pas de paillasse et pourvu que vous ne flanquiez pas le feu… Est-ce que vous en usez ?

Il lui tendait une blague.

— Non. Merci. Je voudrais savoir si tout le pays appartient à M. Davenel.

— Le pays ? Le pays ? Ben, il est à la nation, au gouvernement, à tout le monde, quoi ? M. Davenel est le directeur, sans être le propriétaire. Est-ce que vous avez eu des histoires avec le gouvernement ?

Heureux de se reposer, l’ouvrier, en causant, bourrait une pipe, son croc de fer fiché devant lui. Les camarades étaient loin et n’avaient pas pour lui l’attrait de cet inconnu.

— Allons ! Je vois ce qu’il en est ! Vous avez fait la bombe, hein ? reprit le paysan, pour qui lancer la bombe ou faire la fête étaient synonymes.

— Si M. Davenel, votre directeur, vous l’a dit, ce doit être vrai. Moi, je voudrais savoir où prendre quelques provisions. J’ai un peu d’argent, mais je ne veux pas me risquer dans les villages voisins.

— Bon ! Ça se comprend de reste. On doit vous chercher. Ici vous serez à l’abri de tout. Hier, notre chef d’équipe nous a commandé, de la part du gérant, que ceux qui trouveraient un homme noir sur leur chemin n’auraient qu’à faire semblant de rien. Le gérant, c’est M. le Directeur.

Une espèce de honte, ou de morgue, empêchait l’homme noir de s’enquérir du métier de ces hommes qui le supposaient un honnête perturbateur de foule. Il était tombé dans leur boue sans idée préconçue parce que les jambes lui avaient manqué ce jour-là. Pourquoi leur demanderait-il le genre de malpropreté qu’ils brassaient devant lui ? La meilleure dignité humaine est encore l’absence de toute curiosité.

L’ouvrier ajouta :

— Il y a des cantines du côté de la crèche de Mademoiselle. Un grand hangar vitré qu’on éclaire à l’électrique le soir. Là on vend de tout pour les équipes de la coopérative. Et puis du vin, pas méchant, puis du tabac… mais excusez, puisque vous n’en prenez pas. C’est dommage ! Ici on en a besoin contre le mauvais air.

— J’y suis, songea l’homme noir. Ils ont peur des fièvres. Ils assainissent un marais.

Il remit son chapeau, s’orienta, et se dirigea du côté de la ferme hollandaise en suivant une des routes blanches, si rectilignes.

Le long de cette route, il compta une dizaine de maisonnettes assez semblables à de petites chapelles expiatoires, où presque invariablement se trouvait une femme sur la porte, triant une salade.

— Les gardiennes de la nécropole ! fit l’homme noir en ricanant.

Une de ces ménagères lui indiqua le plus court chemin pour gagner les cantines. On n’entendait plus les salves d’artillerie, le vent ayant changé. Une atmosphère saturée d’odeurs écœurantes pesait, lourde à la tête, et dans cet été mouillé on éprouvait la sensation de respirer un bain d’eau de vaisselle.

— Je ne me ferai pas facilement à la belle nature, se disait l’homme.

Sur le seuil des cantines, il hésita. Des bonnes en tablier blanc emballaient des paniers de fruits et classaient des petites caisses dans des grandes. Au-dessus des fourneaux, des bassines, contenant des compotes et des confitures, bouillaient et écumaient. Un ouvrier, marmiton ou égoutier, épluchait des fraises, les doigts ruisselant de leur sang grenat.

C’était une coopérative entre gens du même bâtiment : des parts de légumes et de fruits mises en commun, les restants de vendange de l’année dernière, le surplus du blé ; la boutique des sages où tout se revendait à bas prix aux désordonnés, avec le bénéfice de la bonne, cependant, épouse d’un contre-maître, fort experte à trousser la marchandise sur les comptoirs. Ces braves ouvriers calculaient modérément ce que les bourgeois faisaient sans modération, et peut-être, parvenus à la fortune, ils inventeraient pire que leurs patrons, quoique avec moins de formes. Un réfectoire s’allongeait, interminable, couvert de gobelets, de cruches et d’assiettes.

Table d’hôte des célibataires de la coopérative de Flachère, on y servait une nourriture abondante et variée dont chaque part était lilliputienne avec la plus stricte justice. La première année on avait eu des déluges de soupe, la seconde année une avalanche de légumes. Maintenant, l’appétit coupé, on se bornait à des petites portions de collège sans aucune sucrerie de couvent, car on avait assez des confitures. Les porcs de la ferme bâfraient des sacs de fruits, et on pouvait dire orgueilleusement du peuple de Flachère qu’il jetait son superflu aux pourceaux.

L’homme noir entra, demanda un litre de vin et du pain. Les bonnes l’entourèrent, leur coiffe blanche toute dressée de curiosité.

— Comment vous appelez-vous ? Êtes-vous de la société ? Vous n’avez pas la remise ? Et votre livret ? Ah bien ! C’est donc vous le jeune homme noir ? C’est Monsieur qui a dîné chez les directeurs. Ernestine, une bouteille ! Nous allons vous fournir ça et tout de suite.

Abasourdi d’être déjà le point de mire de tant de personnes, lui qui se cachait depuis huit jours, l’homme noir balbutia :

— Vous êtes bien aimables, Mesdemoiselles. Je vous remercie, mais, non, je ne suis d’aucune société…

Ce fut comme s’il avait déclaré ses quartiers de noblesse.

L’anarcho ! ouït-il chuchoter.

Un ouvrier, qui étudiait un compte sur une ardoise, lui adressa la parole d’un ton d’orateur.

— Eh ! salut, compagnon ! Sois le bien venu parmi nous. On se la coule douce à Flachère et si tu es fatigué, repose-toi. Les patrons c’est des zigs ! T’as tout le temps de réfléchir. D’ailleurs, c’est nous les patrons. Vive la sociale !

Et ce frère, un peu titubant, lui poissa la main.

— Veux-tu trinquer ?

— Soit !

Ils trinquèrent. Les servantes émerveillées le regardaient boire. Il buvait sec ce jeune homme inconnu. Le bruit s’était répandu dans la petite ville que formait la ferme hollandaise qu’il dévorait des volailles entières comme un sauvage.

Une bonne le tira par la manche.

— Méfiez-vous de Clouel ! C’est un équipier de nuit. Il est toujours saoul et fait des bêtises. Surtout ne lui confiez rien de vos affaires. Les saoulards, c’est des mouchards, ils rapportent.

L’homme noir eut un sourire.

— Ah ! Combien vous dois-je ?

— Rien de rien, M. Davenel vous a ouvert du crédit. C’est un si brave homme !

— En vérité ? Cela m’honore beaucoup. Je suis traité comme un prince. Le gîte, le pain et le vin à discrétion. Ce n’est plus la peine de tuer les corbeaux.

— Quels corbeaux ? Mon Dieu, le pauvre ! Il a mangé du corbeau. C’est à en crever de ce temps-là ! Vous devriez venir coucher avec nous.

Ça aussi ? répondit-il en regardant la fille fixement.

Celle-ci rougit et se sauva, affectant de rire, mais elle avait eu peur. Le regard de cet homme n’était pas très rassurant.

— Prenez toujours une couverture et ce traversin. Demain on vous enverra une paillasse neuve, déclara la plus âgée des bonnes, une puissante femme.

Et elle lui empila sur les bras une masse d’objets très utiles.

— Cependant, je voudrais payer, je n’ai que peu d’argent, mais…

— À vous revoir ! fit la grosse femme, le poussant vers la porte.

Et il entendit qu’on riait à l’intérieur, de cette excellente farce socialiste. Puisqu’on possédait beaucoup et qu’il n’avait rien, cela ne coûtait pas grand’chose de l’apprivoiser en lui donnant de ce superflu que les porcs finiraient par refuser.

Il s’en alla, chargé, se butant à tous les fils de fer dont le socialisme docile de ce peuple se laissait entourer. Chemin faisant il monologuait, la bouche amère du vin qu’il venait de boire.

— Je croyais que c’était plus difficile que ça de s’inventer anarchiste. Comme ces pauvres gens sont heureux de rencontrer leur maître au détour d’un sentier ! Le moindre exercice illégal de la force contre le droit, et les voilà se passionnant à l’idée qu’ils l’ont échappé belle ! Leur patron en chef tremble pour ses cerises et sa popularité, les patrons en sous-chef sont tellement abrutis par leur coutume de boire ensemble que celui qui boit tout seul finit par leur inspirer du respect. Je vais être nourri et logé à leurs frais simplement parce qu’on m’a reconnu d’une autre espèce, au nom de je ne sais quel principe d’économie politique. Le crime absurde qui consiste à lancer des bombes sur des créatures inoffensives leur semble mille fois plus respectable que le crime d’un qui voudrait se venger de son ennemi. Les gestes de l’instinct ne leur paraissent admissibles que s’ils sont réglés d’avance par des lois, tout un système de théories, c’est-à-dire les contraires mêmes de l’instinct… Mon Dieu ! Comme c’est lourd à porter ce que je porte !…

Et l’homme noir soupira sans songer peut-être précisément aux objets qui encombraient ses deux bras.

À tâtons, il réintégra son domicile, car la nuit tombait, une nuit opaque, épaisse, vous prenant à la gorge comme de la suie. Les salves d’artillerie s’étaient tues et les sourds grognements de la terre s’apaisaient. Dans la campagne s’allumaient des lampes ; les fermes, les granges, toutes les petites maisonnettes le long des routes rectilignes ouvraient un œil derrière les larmes de la pluie. Une nouvelle existence, plus normale, commençait. Des femmes accueillaient leur homme, retour des champs, le faix d’herbages sur l’épaule, des enfants piaillaient, on posait des soupières sur des tables. M. Davenel dépliait une serviette éblouissante et directoriale en face de sa fille qui rêvait, le nez flairant les branches de roses d’une corbeille. On fermait des fenêtres. Lui, l’inconnu, restait seul, dehors, dans l’ombre, supportant le double fardeau de la réprobation et de la pitié, roi sans autre royaume que celui de la terreur, misérable dont la misère était le luxe momentané, par-dessus tout, l’homme capable d’un crime dont sa propre conscience ne pouvait pas l’absoudre puisqu’il se condamnait à vivre loin de la vie. Lâcheté ou mépris, il préférait ne pas leur fournir son contingent de travail. Il n’était pas de chez eux et ne leur servirait à rien, car il n’aimait ni la terre, ni les humains, encore moins le monde, la société… Il n’aimait rien pour avoir trop aimé, mal aimé.

Il s’allongea en s’enveloppant de la couverture.

— Dormir ! Dormir ! Tout oublier ! Il n’y a plus rien qui vaille la peine de ma peine.

IV

le mot et la chose

C’était bien la dixième fois qu’il jetait sa ligne dans l’eau, et il allait prendre un grand parti, descendre nu jambes sur la berge, retourner les pierres, fouiller la vase, troubler ce miroir si horriblement poli, noir à force d’être poli, sans doute l’abîme de la limpidité, lorsqu’il entendit un rire de femme. Derrière les saules, une femme riait, se moquait de lui. Un peu vexé, il leva les yeux et aperçut Mlle Marguerite Davenel sortant d’un voile de branches légères, toute en blanc, apparition exquise, mais très étudiée, sur fond bleu de chromo, encadrée de verdure.

Il trouva cela joli. Seulement, comme il était furieux de pêcher inutilement depuis des heures, il ne salua pas, ne se dérangea pas, rejeta sa ligne plus loin et attendit l’invisible poisson.

— Est-ce que ça mord ? fit Marguerite d’un ton à la fois craintif et protecteur.

Il l’examina un instant avant de lui répondre, les prunelles dures, la bouche serrée. Cette jeune personne élégante voulait donc lui tendre l’aumône de son élégance ? Et, à son tour, il s’examina tout en ayant l’air de chercher un ver dans une boîte. Il demeurait sombre à faire peur, sale et déguenillé, ses pieds dépassant ses souliers bâillants, ses pantalons s’ouvrant, du bas, décousus en mocassins de sauvage. Au milieu de ce beau jour d’été, il éclatait de misère, devenait la tache même de ce soleil pour ciel de riches et de jeunes filles moqueuses. Il fut mécontent de lui.

Elle, portait une jupe blanche, de coupe très nouvelle, s’ovalisant sur l’herbe en corolle de lis, serrée à la taille par une ceinture de cuir blanc bouclée d’acier, scintillement de feu blanc qui piquait les yeux, et une large dentelle écrue festonnait son corsage de surah blanc, lui formant un grand col de bébé, parure vieux jeu toujours naïve, un de ces cols qui font croire que les femmes usent encore la lingerie de leur enfance. Blonde et la bouche rougie en cœur d’oiseau sous l’ombrelle de cretonne pourpre, elle avait surtout l’aspect d’une créature soigneuse de ses effets, quelque chose de pas franc dans un maintien correct.

— Non, ça ne mord pas, murmura-t-il, grognant, tel un ours dérangé. Ce n’est pas étonnant. J’ai entendu dire que les poissons fuyaient l’ombre d’un simple mouchoir de poche.

Elle regarda la terre où il n’y avait aucun mouchoir de poche. Il conclut de ce geste qu’elle s’habillait ordinairement de blanc pur puisqu’elle ne songeait plus à produire l’effet du virginal costume.

— Une nappe d’autel, si vous préférez, maugréa-t-il. C’est plus luxueux et encore plus aveuglant pour des yeux de pauvres bêtes.

— Vous croyez donc, Monsieur l’anarchiste, que c’est moi qui leur fais peur ? Vous n’êtes pas aimable ! dit-elle, gardant son accent de curieuse timide.

— Monsieur l’anarchiste ? Comment, vous aussi ? Ça continue ? gronda-t-il en relevant la tête avec le coup de fouet de sa ligne.

Il fut attendri, malgré sa mauvaise humeur, par l’apparente bêtise claire de son joli visage de demoiselle propre, une bêtise qui semblait pétrie de lait et de roses, aussi d’une vanité fine à parfum de fleurs d’oranger. Il pensa que si elle éteignait le nimbe de son ombrelle rouge, il la verrait moins jolie, plus pâle, un brin chlorotique, peut-être inquiétante. Elle s’appuya, résolument, au tronc du gros saule, faisant virer son nimbe et agitant les branches d’une main fiévreuse. Elle se déterminait, par ce beau jour de chaleur, à tenter la coupable expérience d’apprivoiser un homme. Et quel homme ! Elle ne se rendait pas bien compte de ce qui arriverait s’il lui manquait de respect, mais un animal comme celui-ci lâché en liberté sur les terres de son père serait toujours le prisonnier de son bon vouloir et ne resterait pas longtemps dangereux. Elle consulta un moment ses pieds, les étirant hors de l’ovale précieux de sa jupe, et ses pieds pointus chaussés de bottines anglaises luisant de méchanceté jaune lui suggérèrent cette ineptie mondaine :

— Vous avez tellement piétiné les convenances, chez nous, certain soir…

L’homme sombre, étendu tout à plat dans la fraîcheur des herbes, se soupira ironiquement à lui-même :

— Ceci est une phrase de chère Madame au salon. Que d’embarras pour un voleur !

— Mademoiselle ! rectifia la jeune fille avec une pruderie spontanée très amusante.

— C’est que vous avez l’air méchant comme une vraie femme quand on vous contemple en dessous. (Il sortit sa ligne de l’eau, se mit à la rouler, y mettant tout le soin possible. Il avait construit cet engin lui-même avec une vieille gaule et du fil trouvé par hasard. Cela resservirait le lendemain matin, dès l’aube, car l’après-midi s’annonçait mal.) Alors, chère Mademoiselle, pourriez-vous m’expliquer pourquoi ça ne mord pas ici ? À cette place délicieuse, voilée par les hautes herbes et les rideaux souples de ces branches qui nous entourent de leurs guirlandes… idylliques ?

— Oui, je vous le dirai… si vous êtes sage, Monsieur l’anarchiste.

— Vous y tenez, hein ! Mon Dieu, faites comme chez vous. Moi je me repose.

Il s’installa, le menton sur les deux poings, les yeux tournés vers elle. Ce blanc l’éblouissait en l’irritant un peu. Pas de poisson, pas de dîner, et la rencontre importune d’une fille probablement très sotte qui l’humilierait, s’essayant à la châtelaine compatissante.

Elle paraissait bien décidée aux phrases de salon. Et jamais salon de verdure ne fut plus Louis XV, plus somptueusement champêtre, plus peint pour les amours à flèches émoussées que celui que leur choisissait la nature. Sous le bouquet des saules, un sentier coupait les foins fleuris avec une grâce de ruban glissant dans des cheveux. Un promontoire, émaillé de couleurs tendres, s’arrondissait, au-dessus de l’eau, en large fauteuil cintré couvert d’une étoffe bien pompadour, si moelleuse à l’œil lorsqu’on revenait du plein soleil. C’était les colliers de juin dans leurs écrins de velours, les mille fleurettes tombées partout en poignée de gemmes, et plus loin, le long des ronces, des arbustes, emmêlés comme des plumes vertes, se dressaient une folle éclosion d’étoiles blanches, des marguerites des prés, frêles demoiselles d’honneur de la reine du royaume de Flachère. Encore plus loin, derrière ce bout du monde, les champs reprenaient mornes, lourds des pommes de terre, des artichauts, des choux ; on retrouvait la régularité brutale du troupeau des gras légumes domestiques ; mais ce coin sauvage, bordé par le fleuve qui le séparait encore mieux du reste de la vie, s’étalait, miraculeusement fantaisiste, préservé de l’élevage au fil de fer.

En face d’eux, le village de la Brette montrait sa rangée de maisons placées comme un jeu de domino, dressées du côté de l’ivoire, ayant probablement un dos sinistre aussi noir que cette eau énigmatique. Et les falaises, les collines s’en allaient par bonds gracieux, vernies de lumière, fraîchement décorées de tout le lustre d’un beau jour calme.

L’homme contemplait cela et cette fille riche. Il éprouva l’émotion mauvaise de ceux que rien ne peut distraire de la préoccupation quotidienne : manger.

— Pourquoi pas de poisson dans la Seine ? Enfin, nous sommes ici devant la Seine, à moins que Monsieur votre père ne change le cours des rivières pour nettoyer ses jardins… d’Augias.

Marguerite fit girer son ombrelle plus vite, calcula son effet.

— Oui, la Seine… mais elle ne contient pas de poisson parce qu’elle est infectée…

— Cette eau dont la surface semble une moire de bitume ? Voilà bien mes chances ! Je pêche dans un fleuve interdit, capté par Messieurs les grands industriels. Il faut crever de faim en respirant toutes les malpropretés des gens repus qui vomissent leur fortune à gueules canalisées ! Vraiment, Mademoiselle, il y aurait de quoi devenir anarchiste si on n’était…

— Si vous ne l’étiez déjà ?

— Pardon. Je cesse de l’être puisque je m’efforce de gagner ma vie en pêchant comme un simple grand industriel qui se repose. Hier, j’ai fabriqué une ligne… Aujourd’hui je comptais sur une friture. C’est un travail normal cela ! Demain, va-t-il me falloir de nouveau glaner dans vos champs ? On se fatigue des légumes crus, vous savez ! Et le corbeau est une maigre volaille.

— Pourquoi ne demandez-vous pas à être embauché aux épandages ?

Il eut un regard orageux et grommela, brisant la conversation :

— Vous disiez que la Seine est empoisonnée ? Quel poison, s’il vous plaît ? des matières chimiques ? Je suis un ignorant tombé de la lune. Je voudrais bien m’instruire. Au collège, où je suis resté trop longtemps, je rêvais des bords fleuris de cette eau que j’imaginais limpide avec des petits moutons blancs autour.

— Les usines d’Asnières, cher Monsieur, ne suffisent pas à faire fuir le goujon… Il y a le grand collecteur. Comment pouvez-vous venir de Paris sans savoir qu’au-dessous de la capitale toute la Seine charrie la boue de ses ruisseaux ?

— Je sais, en effet, que je ne sais rien, chère Mademoiselle, en ma qualité de bachelier ès-sciences. Alors, je dois perdre l’espoir de ma friture ?

— Oh ! complètement, cher Monsieur. C’est même drôle, pour les gens d’en face, de vous apercevoir une ligne à la main, et je m’étonne de ne pas les entendre rire aux éclats de votre patience, eux qui en ont si peu. Ils ne sont presque jamais à leurs fenêtres, heureusement pour vous. Il y a vingt ans qu’on ne pêche plus ici.

Elle souriait.

— Les usines d’Asnières ! Le grand collecteur !…

Et il fut une seconde égayé, de son côté, par cette charmante vierge mondaine en robe blanche, qui lui disait ces choses troubles.

— Voudriez-vous mettre le comble à votre obligeance, Mademoiselle, en m’apprenant aussi ce que l’on distille chez vous, dans vos usines souterraines ? Vos jardiniers ont des bottes d’étranges formes et sur vos terres, très hospitalières, je l’avoue, puisque l’on ne m’y a pas encore arrêté, je ne dors que difficilement tant je suis écœuré par certaines émanations. J’en ai la fièvre, je vous jure.

Marguerite s’était assise à l’extrémité du promontoire, dans un bras du fauteuil de verdure pompadour, elle tordait une branche de saule autour du manche de son ombrelle et elle prenait la pose d’une jeune fée levant sa baguette pour métamorphoser un fleuve d’immondices en une rivière de diamants.

Cependant elle se taisait, perplexe.

Marguerite Davenel n’aimait point à parler de la Chose parce qu’il y avait le Mot.

Ces terres luxuriantes, aux végétations monstrueuses et aux rendements fabuleux, étaient empoisonnées comme ces ondes, coulant d’un noir mystérieux de résidus de grand-œuvre. Il fallait toute la magie de l’été, toute la clarté du soleil pour en oublier les dessous profonds, pareils aux creusets mêmes de la vie à l’horreur première et chaotique des limbes de la vie. Quand elle était petite fille, elle avait entendu des masses de discours sur la matière et lu, étant plus grande, des tas de comptes rendus très glorieux où l’on égalait les épandages au paradis terrestre. Cela ne lui laissait pas de souvenirs agréables. Elle avait toujours confusément redouté, pour l’hermine de sa robe de demoiselle à marier, fille unique d’un brave homme prétentieux, ces histoires de chimies puantes d’où sortait leur fortune comme ces gros melons de sucre émergeaient, jaunes et gonflés, du fumier abominable qu’on appelait, proprement, l’engrais humain. À leur tour, les belles terres brunes pompaient, en éponges dociles, toute la fétidité de la capitale, à leur tour les prairies et les bois, les collines et les vallées s’imprégnaient de l’horrible boue gluante. Un pays tout entier, merveilleux, était soumis à la plus effroyable des profanations : se transmuer de marais en cloaque et de fumier en or ! Les roses, les épis et les grappes puisaient leur sève dans le fameux engrais humain, et au fur et à mesure que le célèbre tout à l’égout fluait de Paris en un abcès crevant, la Seine se purifiait durant que la terre de ses rives (ces rives fleuries qu’arrosent la Seine !) s’engrossaient d’une fertilité honteuse ruisselante de toutes les sanies de la ville ! Assainissement et bucolique jardinage ! Oui, seulement c’était le grand ridicule, cette chose louche qui fait grincer les gens du meilleur monde. Oui, le père de Marguerite portait la décoration, la flamboyante faveur couleur de sang, pour avoir, le premier, dirigé l’équipe de ses égoutiers champêtres, hommes vraiment courageux dont quelques-uns étaient morts (au champ d’honneur), ayant respiré de trop près les émanations qui écœuraient l’anarchiste.

Oui, on savait que ce noble soldat de l’industrie, maintenant officier, se consacrait au soin de séparer l’eau pure de la fange, une opération de drainage tenant du sortilège, et, chaque année, c’était lui qui faisait goûter au ministre de l’Agriculture (jamais le même) les progrès de cette prodigieuse purification. Oui… on devait triompher… Mais il y avait les réclamations affolées des riverains, le petit village en rang de dominos consternés devant la double floraison de la peste, cette onde, jadis vert-bleu, devenue noir bitume, et ces jardins rectilignes infectés à perte de vue, tout ce noble décor de campagne paisible envahi par la décomposition asphyxiante. On leur promettait la fermeture totale des égouts dans dix ans, et d’ici là beaucoup de vieux pêcheurs subsistant jadis de leur coup de filet seraient partis pour augmenter la fermentation. Il y avait les grands propriétaires qui se sauvaient, se bouchant les oreilles et surtout les narines, les mille et une procédures au sujet des infiltrations meurtrières dans les puits, les fontaines, les mares ; les carrières s’éboulant soudain dans l’irruption d’une cataracte nauséabonde, les rafales de vent d’ouest emportant des odeurs affreuses des kilomètres plus loin, les faisant s’abattre comme une trombe d’épouvante sur des pays de plaisance, villas pimpantes, pavillons de chasse, rendez-vous d’amoureux d’où fuyaient les habitants éperdus… et, quelquefois, jusqu’aux oiseaux.

Les oiseaux (les rossignols particulièrement) aiment l’eau pure. Ils la boivent dans les ornières, mais ils aiment mieux la distiller eux-mêmes sans passer par les lois compliquées de l’hygiène moderne. Les petits roucouleurs se fichaient tellement des successifs ministres de l’Agriculture qu’il n’en restait plus autour de Flachère. Si les roses y sentaient plus fort qu’ailleurs, d’une senteur pesante à force d’être magnifiée, les oiseaux, eux, n’y voulaient plus chanter, ce qu’ils voyaient, pourtant de haut, leur coupant la respiration. Seuls, les funèbres corbeaux, luisants de prospérité comme le bon terreau noir, se promenaient en bandes et trituraient du bec, faisant peu à peu la conquête de leur véritable domaine seigneurial, une contrée que dominaient la pourriture et le silence.

Les espèces des insectes, elles aussi, avaient changé. On trouvait de singuliers moustiques, en nuées épaisses, battant les eaux troubles de leurs ailes molles. Ils ne piquaient pas, mais tombaient en pluie sur les fruits ou les viandes, y devenaient subitement de petits vers grouillants et corrupteurs. Des sauterelles énormes, noirâtres, produisaient des larves dégoûtantes, des pucerons à trompes éléphantines dévoraient les légumes en y introduisant des sucs vénéneux. Sur les salades, d’un vert métallique, monumentales, des chenilles et des lombrics, d’aspects inconnus, se donnaient rendez-vous, bavant du venin. On commençait à ne plus vouloir manger de ces légumes, autour de Flachère, c’était le potager maudit, un vaste cimetière où brillaient déjà les feux follets de la légende, tout le phosphore des imaginations surexcitées, révoltées.

Les pétitions ne prouvaient rien. Les émigrations pas davantage. On n’était jamais les plus influents. Le gouvernement même n’était pas le plus fort. Il subissait, comme le reste du monde, la contagion du progrès. Pour nettoyer une ville, il lui fallait salir la campagne, et on ne pouvait pas lui demander d’assassiner les riches Parisiens pour sauver des amateurs d’air pur, trop pauvres pour aller vivre dans une ruineuse agglomération de gens propres. La violente averse des réclamations ne réussissait qu’à rendre complètement fous certains entrepreneurs des travaux suburbains, qui, se mettant à écouter tous les conseils, tapaient au hasard des masses calcaires et canalisaient dans des terres incapables de boire l’infect calice, trop durement entêtées, pour daigner se montrer poreuses.

Marguerite Davenel remuait tristement toute cette fange en pensée, ressassant ses désillusions intimes, le front incliné devant ce malfaiteur qu’elle trouvait heureux d’ignorer la Chose… s’il connaissait l’emploi vulgaire du Mot, et Marguerite, la riche demoiselle, tremblait de le voir sourire de cette misère morale comme elle aurait pu sourire des vêtements sales du pauvre garçon.

— Vous ne savez donc pas du tout où vous êtes, Monsieur ? Vous ne connaissiez donc pas les épandages de Flachère avant d’y venir ? dit-elle en se baissant pour cueillir une fleurette rose de ses doigts rosés.

— Non, répondit-il un peu confus, depuis ma chute dans le fossé du clos des cerises et votre gracieuse invitation à dîner, je n’ai eu d’autres occupations que de chercher ma nourriture ou de fuir les hommes. Je ne comprends rien à rien. D’ailleurs, je me moque du milieu. Manger, dormir, rêver, peut-être, cela me suffit. Je vis seul et désire ne rien savoir. Les épandages me laissent froid. Je suis pour le pittoresque contre l’hygiène, généralement. Mais permettez-moi de m’étonner, une fois encore, de la solidité de votre estomac. Vous allez là dedans comme… chez vous ! Que des fleurs soient plus blanches et plus pures de toute la noirceur et de toute la malpropreté de leur fumier natal, je le veux bien, mais que vous puissiez respirer cela… vous, une jeune fille ?…

Marguerite, qui avait fermé son ombrelle, rougit, malgré l’absence de son nimbe pourpré. Elle démêlait un vague compliment, un rayon de courtoisie au milieu du mépris montant du jeune homme. Il était jeune en dépit de ses airs de vieillard. Anarchiste, soit ! Cependant il possédait du style et, ma foi, causait comme un mauvais livre.

Elle répliqua d’un ton fébrile :

— Mon Dieu, j’y suis habituée. Puisque mon père y vit, je dois y vivre et m’y trouver bien. J’ai perdu ma mère de bonne heure et on m’a donné la direction de la maison pour m’occuper. On ne s’ennuie pas quand on a le soin du ménage. Papa parle souvent de me distraire, mais, moi aussi, je préfère l’isolement. Les Parisiennes que je pourrais recevoir sont facilement impressionnables, font les petites dégoûtées… les Parisiens risquent des plaisanteries stupides, et si j’ai la réputation d’une fille fière, c’est seulement que je veux aider le directeur de Flachère dans son entreprise sans tolérer de gêneurs. Je trouve l’œuvre qu’on nous a confiée belle par ses résultats présents : nos fleurs, nos fruits, et bonne pour l’avenir lorsqu’elle aura rendu à la Seine toute sa limpidité. (Elle ajouta, malicieuse :) Et je m’habille de blanc pour prouver aux ennemis des sociétés utiles que l’on peut vivre immaculée sur… le fumier en question.

L’homme remarqua qu’elle venait d’exprimer les sentiments d’une brochure socialiste. Il eut un rire sourd.

— C’est admirable ! Nous sommes nés pour ne pas nous comprendre, mademoiselle Davenel. Ce qui m’inquiète, c’est que je vous soupçonne l’intention de m’évangéliser. Moi, j’aime à me vautrer dans la fange, mais j’ai le cynisme de le dire, et pour ce que ça me rapporte, franchement, je serais bien sot de me gêner. Mon existence me semblerait tourner au cauchemar burlesque si je devais aligner des choux dans toutes les immondicités de ma façon de voir. Souffrez que je demeure le plus respectueux des anarchistes… les bras croisés. Blanchir la boue, métier de dupe !

Il faisait pourtant chaud et doux à regarder cette jeune fille, fine fleur de la bourgeoise culture intensive. Ce travail de régénération par l’engrais valait bien la recherche de l’absolu dans le crime, après tout. C’était de la morale potagère à la portée de tous les vagabonds de la pensée : poètes ou malfaiteurs politiques.

Il ajouta :

— Enfin, pourquoi désirez-vous que je représente l’anarchie dans le royaume de vos nobles épurations ? C’est agaçant ce collage d’étiquette sur une pauvre diablesse de plante déracinée qui a l’envie modeste de vivre très en dehors du sol.

Marguerite riposta :

— La meilleure manière pour sécher sur pied, Monsieur, devant les très excellentes choses qu’on vous offre. (Elle hocha le front, plus grave :) Mais je ne vous juge pas d’après les cerises. Nous avons lu les journaux depuis un mois… et…

L’homme sombre tressaillit, dressa un visage anxieux au-dessus des herbes, parut verdâtre :

— Les journaux ! fit-il d’une voix brève. Alors que savez-vous ?

— Oh ! rien, presque rien. Sinon qu’un jeune homme, grand, maigre, aux yeux très noirs, a jeté une bombe, qui n’a pas éclaté, sous le porche d’une église où il n’y avait, du reste, personne. Mon père pense que c’est vous, car on n’a pas retrouvé ce jeune homme.

L’anarchiste retomba de tout son long, riant de son rire en bruit de crécelle.

— Voilà une belle découverte. Je dois avoir la police à mes trousses.

Et il s’étendit beaucoup plus à son aise.

— Écoutez-moi, continua-t-elle d’un ton mesuré, plein de bienveillance, nous ne savons rien encore de précis et cela me permet de vous faire signe. Quand nous saurons exactement votre histoire, il faudra vous dénoncer, ce sera très ennuyeux. D’un autre côté, on ne peut guère vous donner asile dans un… jardin du gouvernement, une propriété nationale ! Et puis nous devons recevoir la visite du ministre de l’Agriculture, le meilleur ami de mon père, qui ne viendra pas sans être accompagné d’un ou deux agents de la sûreté. Votre présence gâterait la cérémonie tout de même. S’il vous fallait un secours pour…

— … M’aller faire pendre ailleurs, hein ?

— Ou mieux, si vous consentiez à vous déguiser en honnête ouvrier ?

— Un piège, chère Mademoiselle. Non, merci. Pas blanchir la boue pour aucun gouvernement. Je me moque du résultat, j’aurai toujours le temps de me fiche à l’eau.

— Ni religion, ni loi, ni Dieu, ni maître… Vous n’avez pas peur de la mort, Monsieur l’anarchiste ?

— Je n’ai peur que de vous, Mademoiselle, parce qu’en ce moment vous me cachez ma destinée comme une fleur cache une vipère.

Elle eut à son tour un tressaillement, un frisson délicieux malgré son émoi de jouer ce rôle solennel de complice.

— Je ne vous cache pas de serpent, je vous assure. Je profite d’une discussion que je n’ai pas provoquée pour vous dire que vous avez tort. Comment vous appelez-vous, Monsieur ?

— Fulbert, Mademoiselle.

— Vous êtes sans famille ?

— Tout ce qu’il y a de plus orphelin. Peut-être encore un vieil oncle qui ne lit jamais les journaux et m’a déshérité dès ma sortie du collège.

— Mais pourquoi, s’écria Marguerite étourdiment, lancer une bombe dans un endroit où il n’y avait personne à tuer ?

— Exquise réflexion de femme ! En effet, c’est absurde de n’avoir tué personne… mais avant la bombe… qu’en savez-vous ?

Elle eut peur, se leva. Cet homme extraordinaire parlait décidément trop bien. Elle l’apprivoisait moins qu’elle se sentait s’apprivoiser elle-même. Sale et noir comme sa boue extérieure, mais d’un charme puissant de fruit défendu, de saveur amère, la changeant un peu des douceâtres primeurs de ses jardins particuliers.

Elle murmura, tandis que ses yeux bleu pervenche brillaient d’une fugitive lueur de rosée matinale :

— Jurez-moi que vous n’êtes pas un assassin. Je vous croirai.

Il se leva de son côté, soudain grandi jusqu’au fantôme par la maigreur de ses membres s’étirant.

— Vous seriez bien désolée de me croire, chère Mademoiselle. C’est égal ! Quelle conversation ! Quelle idylle ! Et dire qu’il fut un temps d’innocence où cela m’aurait peut-être amusé ! Non. Je ne jure pas. Je suis, je reste le voleur de cerises, et les cerises cela ressemble à de grosses gouttes de sang tombant du ciel. Qui peut jurer de ne pas aimer le sang ? Vous-mêmes, êtes-vous certaine de me haïr comme je le mérite ? Vous êtes bonne, curieuse, orgueilleuse, ennuyée, c’est-à-dire capable de tout ! Je passe et je vous amuse. Seulement, vous, vous ne sauriez me distraire. On ne vidange pas facilement un cerveau comme le mien. J’irai donc dans un autre fossé attendre les agents du ministre, le meilleur ami de votre père, ou je choisirai l’affranchissement final. Bonsoir.

Il s’éloigna vers le fond du bosquet, traînant sa gaule à la remorque d’un machinal mouvement de bras.

Marguerite eut une impulsion nerveuse contre laquelle sa vanité d’enfant blanche ne put réagir. Elle marcha vivement derrière lui et l’appela :

— Monsieur Fulbert !

— Quoi encore ? fit-il d’un rude accent de chemineau qu’on dérange de sa flemme.

— Je ne vous dénoncerai pas, moi, toujours !

— Eh ! qui vous demande sa grâce, ici ?

— Ne vous fâchez pas, Monsieur, je voulais vous aider à vous sauver, car il me semble que vous le méritez.

— Sauvé, par une femme ! Non. Merci, chère Mademoiselle, j’ai tellement horreur des femmes que… je tiens à ne rien leur devoir, pas même la vie !

Et il se retira du salon de verdure du pas qu’un prince aurait pris pour abréger une audience.

V

le verre d’eau ministériel

Dès l’aube de ce jour de fête sociale, les ouvrières de Flachère, sous l’habile direction de Mlle Davenel, tressaient des guirlandes et ornaient la tente officielle de gerbes artistiques. Travail récréatif que l’on commençait à savoir par cœur, comme on savait, jadis, fabriquer mécaniquement, de mères en filles, le reposoir de la fête Dieu. Dans la grande cour de la ferme hollandaise, les bâches grises, recouvrant ordinairement les fourrages, se reliaient aux platanes par des torsades fleuries et battaient en voiles de navire cinglant vers des contrées tropicales. — Il ferait certainement une chaleur terrible à midi, sinon quelque redoutable orage le soir. — Les jeunes femmes butinaient autour d’un énorme tas de marguerites des prés dont les étoiles blanches prenaient, çà et là, des crispations d’araignées malades, car, dans cette température étouffante, il ne fallait pas espérer conserver épanouies les fleurs des champs, les plus difficiles en fait de fraîcheur, celles qui ne comprennent rien aux facticités des réceptions mondaines. Tous les ans, depuis sept ans, on discutait, la veille, le changement probable de la décoration du lendemain : mettrait-on encore la grosse guirlande blanc pur, qui avait eu un si beau succès la première année ? Ou mélangerait-on, au blanc pur, des bleuets, des coquelicots, avec une intention plus nationale ? Et chaque année, à l’aube de la fête, on se rangeait du côté du blanc pur, des simples marguerites, sans introduction d’autres fleurs parce que, vraiment, c’était bien mieux, plus distingué ; ensuite Mademoiselle s’appelait ainsi et les marguerites, ses sœurs, ne pouvaient jamais être cueillies en un meilleur moment pour aller rendre hommage à la maîtresse de la maison. Les jeunes filles, en petits bonnets de mousseline, déjà frisées, étalant d’irréprochables tabliers de toile, causaient avec des mots précieux et prenaient des attitudes de gravures reproduisant des ébats champêtres. On oubliait les labeurs noirs des mauvaises semaines dans des boues infectes. Des fleurs, des lingeries légères couvraient le sol de leur virginal abandon, et l’eau dont on aspergeait les guirlandes semblait exhaler une senteur mielleuse.

Marguerite Davenel formait le centre du groupe, vêtue d’une blouse de batiste garnie de malines, la taille serrée par un étroit corselet de satin vert, une boucle d’or lui liant les cheveux sur la nuque, toute prête à recevoir son monde dès le matin puisque c’était sa fête à elle — Sainte-Marguerite, le 19 juillet — le même jour que la réception du ministre de l’Agriculture. Elle n’était plus qu’une Marguerite blanche et blonde, simple et rayonnante, au cœur d’or comme les autres, mais sûrement la plus fraîche du tas, car personne, chuchotait-on, ne viendrait la cueillir pour la jeter brutalement dans les entrelacs si compliqués du mariage. Debout, s’agitant, s’animant, ordonnant le joli désordre, on l’entendait crier :

— Il faut tresser à douze brins ! Que la guirlande du milieu soit grosse, très grosse ! Voyons, Lucie, Jeanne, Clémence… de votre coin cela ne fournit pas assez. Ajoutez-moi des touffes par ici, et par là, rattachez le feston sous un bouquet. Il ne manque pas de fleurs, cependant.

Et la guirlande s’allongeait, s’arrondissait, gonflait en gros boa blanc tacheté de jaune, grimpait le long des mâts, bordait les tables, dentelait les nappes, relevait d’embrasses lourdes les deux pans de la tente, face à la route par où viendrait le ministre.

M. Davenel, affairé, en redingote neuve, passait, dirigeant des jardiniers qui portaient des cartouches où les R. F. traditionnels étaient écrits en légumes, et des corbeilles de fruits montés, merveilles d’équilibre. Tout ce monde bourdonnait comme une ruche au soleil déjà brûlant. On mangeait le premier déjeuner en courant, mais on s’arrêtait pour boire et ce n’était jamais la première fois. Un grand jour !… le jour de l’orgueil légitime pour tous les épandages, le jour des félicitations gouvernementales ! Comme au bon vieux temps, deux tonneaux, rouge et blanc, étaient en perce du côté de la pompe, on allait boire à la santé de Mademoiselle. Des enfants arrivaient chargés de bouquets, quelques-uns apportaient un oiseau pour la volière, une paire de colombes, un petit merle, un chardonneret encore au nid ; la demoiselle aimait aussi les oiseaux après les fleurs, et on lui en donnait beaucoup pour son argent qui était pur, sans odeur, comme la rayonnante étoile de son nom était sans parfum. Marguerite remerciait, embrassait, un peu de haut, pressait les mains, maternelle, tendait des sucres d’orge et des gâteaux et parlait du feu d’artifice amené de Paris depuis la veille. On verrait des choses étonnantes, cette année ! Le père harcelait de questions tout son personnel. Avait-on repeigné la pelouse ? Avait-on frotté les cuivres des chaudières et des buanderies ? Les réfectoires seraient-ils sablés convenablement ? Il fallait répandre du thymol partout et vaporiser un peu d’eau de menthe dans les caves communiquant aux dessous. Il se multipliait, suant, soufflant et grondant, quand on vint lui dire à l’oreille que la glace manquerait pour le banquet, car la glacière venait de subir une avarie, il se mit à jurer, tout saisi d’horreur. Avec cela que l’eau serait fraîche aujourd’hui et qu’elle pouvait être bue sans glace ! Il se précipita vers les cuisines, laissant sa fille pincer la bouche de dégoût. Elle, cela lui importait peu, la cérémonie du verre, le rite officiel, puisqu’elle ne buvait jamais que des eaux minérales.

Cette année-là, le ministre de l’Agriculture se trouvait être un ami de collège du directeur de Flachère, et la fête se doublait d’une réception intime. Le docteur Garaud, un apoplectique démocrate, un brave homme très laid, un peu niais, qui prenait au sérieux la crise des betteraves et l’éternelle mévente des vins, venait pour tutoyer en plein discours son vieux camarade. Cela devait produire un certain effet, au moins aux yeux des domestiques de la maison. À midi on entendrait retentir la modeste fanfare de la coopérative jouant l’hymne national ; le petit Decauville pavoisé aux trois couleurs s’arrêterait devant l’une des avenues plantées de rosiers, et, l’air d’un joujou accouchant d’un monstre, il mettrait bas le gros ministre rougeaud, encore solide, ma foi, pas plus de quarante-cinq ans, haut en couleurs de santé comme en nuances radicales et grand distributeur de mérites agricoles. Pauline, la femme de chambre de Mademoiselle, avait fait remarquer — pourquoi ? — que ce ministre était garçon. Il n’en devenait pas plus respectable, mais ce célibataire donnait à songer à toutes les jeunes filles comme aux époques de féodalité un seigneur aurait donné à trembler à toutes les pucelles d’un hameau. Certes, le pauvre homme ne passait point pour un Don Juan : de poils rares, le nez de travers, la vue courte, la parole embarrassée, le ventre proéminent, à la Gambetta, dont il était le bien lointain imitateur, il n’avait pas de séduction de tribune, encore moins de prétention d’alcôve. Cependant, les jeunes filles sont ainsi bâties qu’un mâle célibataire ne peut intervenir sans les intéresser pour le bon ou le mauvais motif.

— Qui va-t-on placer à sa droite, Mademoiselle ? Fera-t-on dîner l’enfant du bouquet comme la dernière fois ? demandait Pauline, très excitée.

— Non, je pense qu’il est plus convenable de ne pas mettre de fillette mal élevée entre nous. Vous savez toutes les bêtises qui en résultent ?

Et Pauline comprit que ce serait Mademoiselle qui prendrait la place de la fillette, donnerait peut-être elle-même le bouquet qu’on avait commandé tout blanc : marguerites, tubéreuses et roses thé. En terminant l’ornementation de la tente officielle, Marguerite se prit à rêver d’une étrange manière. La femme de chambre avait jeté le mot magique : garçon ! Un ministre ne peut guère se dispenser de se marier, tout de même ! Celui-ci faisait faire les honneurs de son ministère par sa sœur, de cinq ans plus âgée que lui, une ex-bigote, disait la chronique, qui avait renoncé à ses habitudes religieuses pour tenir un salon officiel — Paris vaut bien qu’on oublie la messe — et qui semblait momifiée par la crainte de s’y montrer ou trop vieille provinciale ou trop nouvelle libre-penseuse. Garçon ? Un ministre garçon ? Est-ce que cela pouvait durer ? Ah ! ce qu’on devait lui en jeter à la tête des héritières de tous les genres à ce garçon-là ! Filles d’aristocrates, filles d’industriels, filles tout court : de ces grandes aventurières qui osent la fusion des arts… d’agrément et de la politique. Ah ! ce que les cervelles des jeunes personnes, allant au bal régulièrement comme les chasseurs vont à la chasse, devaient fermenter ! À cause de ses habitudes de lectures romanesques, Mlle Davenel s’inventait facilement des situations amoureuses qu’elle tressait avec quelques brins de réalisme et plusieurs ficelles de son imagination. Un ministre garçon apporte, un jour de fête, un élément de trouble sentimental pour toute jeune personne ambitieuse qui se donne la peine de réfléchir. Épouser un ministre… oui… mais un homme si laid, si gros ! Après tout, qu’est-ce que la laideur masculine ? Le simple et naturel repoussoir de la beauté féminine. À l’idée de mariage succéda l’idée d’amour. Un homme laid peut-il éveiller une pensée d’amour ? Marguerite, laissant brusquement là les guirlandes, rentra dans la maison encore sens dessus dessous à cette heure matinale. Elle esquiva les demandes éplorées de deux bonnes dressant des pièces froides sur une étagère et monta chez elle, le visage soudain fermé. Elle fouilla dans un tiroir, y découvrit un numéro de revue illustrée où le nouveau ministre était photographié en pied, le poing robustement appuyé sur la tribune. Pas mal comme type de socialiste à tous crins, mais pas assez de crins, décidément. Et puis l’amour… Elle se pencha vers son miroir. Elle était vraiment si bien, aujourd’hui ! Cette blouse bouffait si avantageusement pour la poitrine, cette ceinture de soie verte serrait si justement la taille et ses cheveux la diadémaient si royalement (car un peu de royauté ne messied pas à qui veut s’offrir un ministre radical). Et puis… et puis…

— Quelle sotte, cette Pauline ! murmura-t-elle avec le dépit anticipé de ne pas réussir.

L’amour ! Et aussitôt elle songea, sans s’expliquer nettement ce brusque revirement d’imagination, à l’anarchiste.

Celui-là n’était pas plus séduisant, mais il était jeune et possédait l’attrait du mystère. On pourrait comploter une mise en scène : se rendre intéressante par une feinte terreur, dire des choses en a parte, tirer le ministre à elle derrière une portière ou dans le jardin, côté des roses, se présenter comme cela, de profil, et elle se repenchait sur son miroir, l’œil agrandi par une sorte d’épouvante mal dissimulée, murmurer, les dents claquant un peu, le souffle court, le corsage agité par une palpitation : « Monsieur le Ministre, mon père ne vous a pas dit… Moi, je crois de mon devoir… si vraiment cet homme est dangereux, s’il venait pour encore une bombe ou un coup de poignard ? Vous êtes un grand personnage (gros surtout !), notre hôte sacré (là, elle chercherait le mot gentil, la phrase touchante)… Enfin, monsieur le Ministre, je vous confie mon embarras, nous avons ici un anarchiste, et depuis que je vous ai vu je ne songe qu’à ce danger possible. » Ce serait bien le diable si ce ministre garçon ne s’apercevrait pas, au moment même de l’imaginaire danger à lui révélé, de la beauté plus que réelle de la révélatrice… et alors… Elle avait bien juré à l’anarchiste qu’elle ne le dénoncerait pas, mais ses affaires de cœur n’avanceraient guère sans un coup d’état, un de ces crimes que la raison commande… Quant au brin d’amour ? Un nouveau revirement se fit en elle.

L’anarchiste réapparut sur une autre mise en scène de son imagination, qui fermentait intérieurement comme les dessous du pays merveilleux qu’elle habitait. Elle se représenta le sombre garçon, un garçon aussi comme le ministre, posant une bombe derrière le fauteuil officiel, faisant sauter la table somptueusement servie, le ministre, son père et l’enlevant, elle, trésor intact, pour la garder comme otage au fond d’un bouge parisien. Elle contemplait dans sa glace toute cette tuerie d’un œil calme. Le ministre, qu’elle avait dû épouser afin de régner dans le grand monde socialiste, avoir un salon d’où sortiraient les destinées de la France, gisait, son gros ventre ouvert, rendant les intestins, à la fois horrible et grotesque, son père s’étendait les bras en croix, le front troué ; toutes les bonnes, les enfants de la crèche, les ouvriers de la ferme se dispersaient en hurlant des imprécations. Seul, cet homme noir, satanique et féroce, se mettait à rire en lui liant les mains pour l’empêcher de se défendre…

— Mademoiselle, dit Mélanie, la cuisinière, pénétrant tête baissée dans son rêve de massacre, il n’y a plus de perles du Japon pour le potage !

Très naturellement, Marguerite haussa les épaules.

— Faites un Saint-Germain, répliqua-t-elle d’un ton calme.

— C’est qu’il faudra gratter les menus, alors ?

— Si vous croyez qu’on s’en apercevra ! Ajoutez, au contraire, le Saint-Germain et servez-le sans mentionner l’autre.

La cuisinière disparut. Marguerite jugea à propos de se polir les ongles. Oui, cela se présentait bien ce mariage, mais il y avait la mauvaise réputation de Flachère, l’odeur de la dot ! Et tout à coup le regard bleu de Marguerite devint noir de haine. Ah ! ce qu’elle détestait sa situation, sa maison, sa richesse et la stupidité stagnante de son père. Les romans, les drames, les aventures d’amour, est-ce que cela était permis à une fabricante d’engrais humains ? Elle était née là-dessus, elle poussait là-dessus, et si sa beauté en ressortait davantage plus pure, plus blanche, elle était pour tous, pour le ministre comme pour l’anarchiste, la résultante d’une industrie abominable et ridicule. Ses robes immaculées avaient des dessous de ténèbres ; il y avait la Chose, il y avait le Mot, et tous les galas officiels n’effaceraient pas cette honte de canaliser des égouts sous des guirlandes de fleurs.

À cet endroit de ses réflexions, la jeune fille cassa net le petit burin d’ivoire de son onglier.

Son père se mit à crier devant ses fenêtres :

— Marguerite ! Marguerite ! Enfin es-tu folle ? Voici une heure que l’on te demande les clés de la lingerie.

Elle redescendit, l’air paisible, toujours correcte et polie comme une personne sage, victime de son devoir d’héroïne. Elle se taisait, elle se tairait. Ni dénoncer l’anarchiste pour sauver le ministre, ni trahir le ministre pour sauver l’anarchiste. Elle savait trop que la vie est plate et administrative et qu’il n’arrive rien. On approche des grands de la terre avec respect, puis on oublie de leur expliquer ce qui vous tient au cœur, ou l’amour ou l’ambition, et on demeure petite bourgeoise figée dans sa bonne éducation. Elle se moquerait d’elle-même plus tard, durant le dîner, quand on causerait judicieusement de la betterave améliorée.

D’ailleurs, elle eût été reine qu’elle aurait désiré devenir bergère. Être, avant tout, autre chose et cesser de canaliser sous les fleurs de son apparente banalité les pires égouts de son cerveau.

Ce jour de fête, elle se sentait extrêmement prête. Sa beauté s’en exaspérait. Un matin pareil, elle fuirait, elle se sauverait emportant ses bijoux et son argent, elle s’en irait pour cacher son nom et travailler à n’importe quoi chez n’importe qui. Elle enviait souvent sa propre femme de chambre, Pauline, cette fille si vulgaire dont les hommes avaient librement tâté, prétendait-on. Qui pourrait librement tâter d’une fille comme il faut ? Épouser un bourgeois de son rang… l’ingénieur, par exemple, qui était venu visiter les tuyaux des dessous ? Non ! Cela, jamais ! Mieux valait fuir ou sécher sur pied ! Princesse… ou rien.

Elle donna les clés de la lingerie et déroula de ses mains expertes le service damassé : les églantines, toujours employé pour la circonstance.

Un peu avant midi, le Decauville amena, au son de la fanfare de Flachère, une vingtaine de messieurs en habits noirs sous de légers pardessus d’été, des cache-poussière clairs de coupe anglaise. Le ministre était en chapeau de paille (innovation charmante). M. Davenel, en chapeau haut de forme, représentait, de loin, le vrai ministre. Le père de Marguerite ayant la croix et l’oreille du gouvernement marchait allègrement comme un homme qui ne souhaite plus rien. Il ne se tourmentait point du futur mariage de sa fille et n’aurait certes pas osé rêver un prétendu en la personnalité encombrante du gros Garaud. Sa fille ne voulait pas se marier, heureusement, car il fallait une maîtresse de maison très avisée lors de pareilles réceptions. De temps en temps, il respirait fort, de l’air d’un qui s’essouffle à traîner le char de l’État, mais il flairait, de près, son atmosphère dont la qualité balsamique ne lui semblait pas assez balsamique. Il faisait terriblement chaud. Par instant, une étrange exhalaison venait avec les bouffées du parfum des roses, comme un relent d’eaux ménagères, une senteur de décomposition masquée par les produits chimiques. Rien n’arrivait à dissimuler complètement les fameux dessous des épandages, et malgré l’habitude, leur directeur savait d’une façon péremptoire d’où venait le vent selon son genre de parfum. Garaud s’épongeait le front, tourmenté d’une crampe d’estomac. Il y pensait aussi à la qualité de l’atmosphère, mais quelle corvée sociale n’a pas son petit moment pénible ? À la première entrevue publique les deux anciens intimes ne se tutoyèrent pas, pour ne point gâter l’effet du discours. Il fut question de l’éternelle prospérité de la ferme-école et d’une récente loi sur les sucres. On présenta un vieux serviteur, M. Jacqueloir, qui demandait le bureau de tabac de Sarblay, le village voisin ; M. Gaufroi, comptable, qui rimait à ses heures des compliments ; puis on se mit à table pendant que la fanfare répandait des torrents d’harmonie aigrelette qui ne rafraîchissaient guère le temps.

Marguerite, debout à l’entrée de la tente officielle, avait eu une dernière imagination. Arrachant le tablier de sa femme de chambre, elle en avait ceint ses hanches, et une main dans une pochette, l’autre offrant le bouquet virginal, elle avait murmuré :

— Monsieur le Ministre, je suis votre dévouée servante.

Ce n’était pas très spirituel, mais c’était juste à l’unisson d’une réception rurale. Le Ministre, rendu à la jovialité de la campagne, embrassa paternellement la jeune sournoise en disant :

— Votre fille, mon cher Davenel, prouverait à elle seule que les belles fleurs ne peuvent acquérir plus d’éclat et de parfum qu’ici.

Cette phrase maladroite bouleversa tous les projets de Marguerite. C’était pénétrer dans leur intimité par la mauvaise porte, la trappe trop fameuse d’où surgissait pour elle toutes les suffocations de sa vie de fille chaste.

— Les marguerites ne sentent rien, monsieur le Ministre, déclara-t-elle un peu railleuse.

Très embarrassé de son bouquet, Garaud le posa dans son assiette.

— Mais si, mais si, fit-il, bonhomme ! Un peu la fourmi quand on s’en approche de trop près. Il n’y a pas de fleurs sans odeur, bonne ou mauvaise, et les Chinois prétendent que l’assa fetida exhale une senteur des plus suaves.

Ignorant le nom de la fille de son meilleur ami, le pauvre médecin agriculteur pataugeait ingénument. On lui présenta des enfants qui dirent des à-propos où le nom de la reine du lieu s’unissait au titre de père de l’agriculture. Alors Garaud, pour s’achever dans l’esprit de la jeune fille, lui rendit son bouquet avec un soupir de soulagement.

— Je vous offre vous-même à vous-même, ma charmante voisine.

Marguerite, désenchantée, devait manger, elle n’avait pas faim, et se montrer aimable sans aucun prétexte. De plus, son père, inquiet pour la succession harmonieuse des plats, lui lançait des regards terrifiés. Manquerait-on de glace ? Les vins étaient-ils convenables ? (Tous les crus prenaient comme un goût au fond des caves à cause des infiltrations.) Par bonheur, la conversation se généralisa. L’instituteur racontait les exploits de la municipalité contre un grand seigneur du pays, qui avait résolûment fermé les grilles de son verger devant l’invasion des engrais artificiels. Des journalistes spéciaux discutaient sur la grosseur des légumes vraiment stupéfiante ; un petit blond, très pommadé, expliquait la clôture prochaine du grand collecteur d’Asnières, la victoire de l’assainissement sur l’empoisonnement.

— Merveilleuse cuisine, mon cher ! déclara le ministre, se penchant à l’oreille de Davenel après le turbot sauce câpres.

— Oh ! fit celui-ci confus, cette sacrée chaleur gâte tout. Nous aurions voulu te faire goûter nos régents cueillis du matin, à midi on ne peut pas les cuire sans les abîmer.

Les régents étaient des choux-fleurs, des monstres du plant sud, sorte de boule de rampe géante, d’un blanc d’ivoire, qu’un ver nouveau détériorait depuis deux ans, un ver affreux, lombric blanc presque invisible tellement il collait à la substance du chou et qui se développait dès que le légume se trouvait hors du champ, séparé de sa tige. Rien qu’à l’apercevoir, les éplucheuses de Flachère poussaient des cris.

— Vous devez avoir de curieuses collections d’insectes, dit le ministre avec la satisfaction de quelqu’un s’essuyant la bouche après boire.

On établit le relevé nominatif des ennemis des plantes. Les anciens n’étaient rien en comparaison des nouveaux, qui semblaient grossir et se métamorphoser selon les différentes monstruosités des légumes améliorés. Un puceron des rosiers prenait du ventre, copiant l’envergure exagérée des roses. Le ver fouisseur des navets, celui qui trace des galeries et s’en va en refermant son trou comme complice du vendeur des halles, s’allongeait, rose et pansu, pour pomper le sucre des betteraves. De l’avis des chefs d’équipes des épandages, tout engrais qui bonifie la terre doit améliorer nécessairement la race ténébreuse des vers qui l’habitent. L’engrais humain, qu’on appelait, par décence : la dernière méthode, avait bien son mauvais côté. Ainsi les salades… À ce moment du déjeuner, il y eut une discussion âpre entre les jardiniers en chef et la presse agricole, qui avait entrepris une campagne ridicule contre les salades nouvelles manières. Pourquoi n’arriverait-on pas à aseptiser les salades ? Les ennemis n’étaient pas immortels et on pouvait, en dosant habilement les matières chimiques, tuer dans l’œuf tous les parasites redoutables. Il fallait savoir doser.

— La dose ! Tout est là ! s’écria le ministre, retrouvant sa voix de tribune avec ses vieilles études du quartier Latin.

Mélangeant agréablement d’anciennes histoires de clinique et des applications de chimie moderne, il fit le procès des infiniment petits, des microbes. Cela le conduisit jusqu’au dessert. Alors, il se leva, tendit son verre qu’on venait de lui remplir d’eau limpide :

— Dans cette eau, si scrupuleusement pure, la loupe nous révèle…

Les paysans, les ouvriers, les narines palpitantes, écoutaient au bas bout de la table. Il ne fallait donc plus ni manger ni boire ? L’eau pure qu’on promenait au-dessus de leur tête comme un diamant inaccessible leur lançait le défi de son ironique limpidité.

— Oui, messieurs et chers concitoyens, l’eau pure ne peut pas être pure et cependant celle-ci est encore la plus inoffensive. Vous savez tous d’où elle vient…

En effet, elle sortait de là… filtrée par les terrains des épandages !

M. le Ministre, debout, fit le geste spirituel de son prédécesseur, le même geste que l’année d’avant, et qui fut trouvé encore plus spirituellement spontané. Il but ce verre d’eau, relativement pure, en l’honneur de la prospérité des épandages, du gouvernement si tutélaire, à la glorification du directeur.

— … À toi, mon vieil ami qui diriges d’une main ferme et vaillante les modestes travailleurs en ce jour de fête réunis autour de nous.

L’effet attendu ! Il but aux jeunes filles, aux fleurs, aux légumes, il aurait bu même aux parasites nouveaux s’il y avait pensé, mais il oublia, fort à propos, le lombric blanc du chou.

Il y eut une salve d’applaudissements. La fanfare joua.

Comme dans un rêve pénible, Marguerite s’efforçait d’écouter et elle crut saisir un bruit singulier d’assiette se brisant, des éclats de porcelaine ou des éclats de rire… Cela venait de là-bas, de l’entrée de la cour. C’était quelqu’un qui riait dans la foule moins attentive massée près des réfectoires. Une table de cinquante couverts réunissait les pauvres de la commune et d’ailleurs. Il y avait là des misères décentes et des chemineaux plus que douteux. L’un d’eux avait dû s’esclaffer, en voyant ce ministre boire de l’eau en face d’une belle bouteille de champagne casquée d’or.

Marguerite eut un frisson. Si c’était l’anarchiste ? Ce ne pouvait être que lui. Délivrée du souci de tenir tête au docteur Garaud parti bras dessus bras dessous avec son meilleur ami pour des constatations agricoles, elle se dirigea vers les réfectoires. Là on mangeait encore et on buvait du vin pur, profitant de ce discours instructif pour négliger l’addition d’un microbe quelconque au piccolo de la fête. Marguerite reçut, parmi ces gens simples, des compliments un peu brutaux, et elle eut à essuyer les lèvres d’un petit voyou porteur d’un bouquet de liserons qui lui aussi voulait la lui souhaiter. Son tablier de soubrette, qu’elle avait gardé pour servir M. le Ministre, séduisit ces pauvres à mines canailles venus d’on ne savait où, pas tous de la commune certainement. Elle alla de table en table, prise d’un tendre intérêt, s’informant du nombre des plats, de la grosseur des portions, faisant ajouter des gâteaux dans les corbeilles de fruits dévastées. Elle trinqua, sourit, se laissa effleurer les mains, les hanches, par une bande qu’elle aurait dû fuir si elle l’avait rencontrée au coin d’un bois. Elle cherchait Fulbert. Enfin elle aperçut l’homme noir et le flamboiement de ses yeux de phosphore devant la petite barrière des cuisines, celle qui ouvrait sur la campagne.

— Monsieur Fulbert, dit-elle résolûment, pourquoi n’êtes-vous pas entré ? C’est le jour de ma fête. Ne voulez-vous pas boire à ma santé ?

Les deux pouces dans ses pochettes, elle avait l’aspect d’une jolie cabaretière d’opéra-comique. Fulbert entra, muet. Il riait, de loin, en voyant porter le singulier toast, maintenant il redevenait sombre. Les pauvres s’écartèrent de lui en un dédain marqué. D’où leur tombait celui-là qui ne voulait ni boire ni manger avec eux, et pourquoi la patronne l’invitait-elle cérémonieusement par son nom alors qu’il avait l’air de se ficher d’elle ?

Toute frémissante de l’orgueil d’être trouvée jolie et peut-être aussi du contact brutal de ces hommes un peu ivres, elle conduisit Fulbert jusqu’à la table d’honneur. Les invités notables se répandaient dans les jardins ou s’en allaient fumer à la nouvelle conférence faite par le ministre devant une pépinière.

— Vous allez déjeuner ici, déclara Marguerite, et je vais vous servir.

Fulbert se laissa tomber sur une chaise, les poings crispés.

— Avaler de cette eau en votre honneur ? Ça, jamais… Comme dirait Monsieur votre père : je ne mange pas de ce pain-là.

Elle se pencha, lui offrant une coupe remplie de vin.

— Non, je voudrais vous faire porter autre chose qu’une santé… peut-être une nouvelle bombe. Comprenez-vous ? Ce serait drôle, ici, en pleine fête, au milieu de ces gens graves et bêtes, une bombe sérieuse qui pulvériserait tout, le ministre, les ingénieurs, les journalistes, les équipiers, les ouvriers, toute la ferme et ses dépendances, un feu d’artifice énorme, le vrai bouquet final. Ça m’amuserait… j’irais dans ma chambre et je compterais jusqu’à cent…

L’anarchiste mit ses coudes sur la nappe damassée, fleurie de roses blanches, où le jus des fraises et du bourgogne avait semé quelque rubis.

— Comme vous me dites cela, mademoiselle Davenel ? Vous avez en ce moment la mine d’une névrosée. Vous me feriez peur si j’étais capable de vous souhaiter votre fête avec n’importe quel bouquet, mais je suis venu ici pour manger à ma faim, une fois encore… pas pour autre chose, ma petite bourgeoise.

Cette injure fut proférée très doucement.

Les bonnes arrivaient rapportant sur un signe de Mlle Davenel des plats qu’on avait déjà offerts au ministre. Un peu étonnée, Pauline, la femme de chambre, dit d’un accent dédaigneux :

— Faut-il redemander de la glace ? Monsieur le directeur nous a bien recommandé de la ménager.

Et vraiment, pour ce bizarre personnage dont les vêtements pendaient en loques, dont les doigts étaient noirs, dont les cheveux se souillaient de la boue dans laquelle il aimait à se coucher, on ne voudrait pas perdre une goutte de fraîcheur. À quoi bon rafraîchir cet enfer ?

— Pas de glace, Pauline, mais allez prendre aux caves une bouteille de champagne sec, car celle-ci est entamée. Vous oubliez que Monsieur ne boit jamais d’eau !

L’anarchiste ferma un instant les yeux.

— Je devrais me sauver… c’est l’heure fatale… songea-t-il.

Mais la faim et surtout l’appétit d’un luxe oublié depuis longtemps furent les plus forts. Il resta.

— Maintenant, dit-il, quand il eut mangé, je tiens à payer mon écot. Qui diable voulez-vous me faire tuer ?

Et il riait de son rire effrayant en bruit de crécelle.

— Personne, murmura-t-elle avec un joli sourire mondain. Tâchez de mieux vivre, voilà tout. Vous entendez bien mal la plaisanterie, monsieur Fulbert.

— C’est déjà fini, nous deux ? pensa-t-il tout haut. Ça n’a pas duré… mais vous aviez du sang au fond de vos yeux bleus, et cela m’a fait plaisir. Vous haïssiez quelqu’un… peut-être tout le monde, quand vous avez dit : ce serait drôle, en pleine fête. À propos : est-ce que je pourrais à mon tour vous demander quelque chose, du fil et une aiguille, hein… c’est modeste.

Elle répondit :

— Je vous enverrai cela demain par ma femme de chambre.

Il eut un geste de dépit, puis haussa les épaules.

— Mes vêtements sont dans un tel état… Puisque je fabrique des bombes, je saurai coudre. Qui peut plus peut moins. Le ministre est bien ridicule, vous ne trouvez pas ?

— Oui, répliqua-t-elle d’un ton détaché, j’en conviens, et le pire… c’est qu’on me l’accorde comme fiancé dans la foule.

— Allons donc ! Mais il est obèse. Vous épouseriez ce poussah, vous ?

— Oh ! ce sont des racontars, rien de sérieux…

Et elle eut le même sourire mondain.

Pourquoi lui faisait-elle ce mensonge ? Pourquoi l’avait-elle servi sous la tente officielle comme le roi de cette fête ayant brusquement détrôné l’autre ? Pourquoi, l’ayant entendu rire, avait-elle tout à coup senti que tout se brisait autour d’elle ? Elle était ainsi fantasque et impénétrable. Des bouffées de sang lui montaient au cerveau lorsqu’elle disait des choses banales ou simplement gracieuses, et elle aurait vu mourir son père, qu’elle affectait de vénérer fort, sans avoir une larme à ces moments de lueurs rouges illuminant ses yeux bleus. Incapable d’une mauvaise action, elle aurait eu le courage d’en inspirer, et pour que l’effroyable lie de son tempérament pût remonter à la surface de son teint pâle, il fallait aussi l’effroyable circonstance de cette rencontre avec un criminel.

On est toujours tenté de jeter quelque chose dans un précipice.

— Voulez-vous que je vous donne un bon conseil, mademoiselle Davenel ? murmura Fulbert les lèvres serrées. Épousez ce ministre. Ne refusez pas cette occasion de devenir une… vraie bourgeoise. Vous êtes à deux doigts de faire des sottises. Je connais ça. Il y a des eaux pures… qui empoisonnent les meilleurs instincts. Vous rêvez mieux que le possible et vous vous perdrez à vouloir blanchir vos dessous.

Il se leva.

— Je puis me retirer… sans bombe ? ajouta-t-il ironiquement.

Elle lui jeta une marguerite sur la nappe.

— Mais pas sans bouquet, Monsieur.

D’un geste bref, il prit la fleur un peu comme d’un coup de bec un oiseau méchant tuerait un insecte et s’éloigna, se glissa très vite dans la foule de pauvres qui envahissait la tente pour prendre sa part de luxe officiel.

Marguerite ne se sentait plus libre. Elle avait jeté quelque chose d’elle-même au précipice. Un vertige la gagnait. Elle n’épouserait pas ce ministre obèse et elle ne resterait pas davantage la bourgeoise qu’elle était, non.

Il y avait de l’orage dans l’atmosphère, décidément.

Le soir, il y eut en effet du vent et de la pluie. Le ministre fut obligé de rentrer par le Decauville avant le feu d’artifice. Le père Garaud s’en allait content. Il avait vu des légumes, des plants de betteraves et des gens ivres. Ça ne le changeait pas de ses anciens comices agricoles. La petite Davenel était gentille avec son tablier d’opérette et le papa bien collant avec ses explications sur la récente maladie du chou-fleur… Enfin, la corvée terminée, on allait dormir en oubliant la prospérité des épandages.

— C’est égal ! songeait le brave homme un peu rabelaisien à l’heure du cigare, c’en est… ils ont beau dire… c’en est même beaucoup trop !

Philosophiquement, il voyait défiler, à la flamme verte des éclairs, de grands champs de boue caramélisés sous les averses ; les immenses mares fétides s’étendaient au loin, s’étalaient comme des taches d’huile noire au milieu du cirque des collines, ombrées encore par la réprobation menaçante de la forêt demeurée vierge. Et il ne s’imaginait guère, le bon docteur Garaud, qu’il avait failli épouser la petite Davenel, cette jolie fleur de la somptueuse pestilence. Il ne s’en serait jamais douté, lui, le si tranquille célibataire !

Là-bas, sous la tente officielle, les guirlandes hachées par la pluie s’effeuillaient lamentablement. Tout ce blanc pur retournait aux ténèbres et, çà et là, une marguerite, demeurée pâle, se recroquevillait comme une araignée, une araignée blanche à force d’être malade.

VI

faust et marguerite

Le père de Marguerite était un homme raisonnable qui aimait à faire des phrases. Il existe toujours chez les honnêtes gens un besoin d’arrondir les angles du hasard par des mots. Il ne s’agit pas de ridiculiser ces honnêtes gens et d’arriver, de ridicules en ridicules, à prouver qu’ils sont plus dangereux que les bandits, mais de démontrer qu’un brave homme en parlant pour le plaisir de parler et de prévoir les angles du hasard déchaîne souvent les mauvais instincts assoupis au fond de leurs niches. Les instincts sont des chiens de garde. Ils sont fidèles et féroces, aboient la nuit à l’ivrogne qui chante et se laissent empoisonner par le vrai malfaiteur… ce ne sont que des bêtes très utiles ou nuisibles selon que l’on compte ou ne compte pas sur eux. Mieux vaudrait ne jamais les réveiller. M. Davenel avait, lui, peur de se compromettre par des actes, fussent-ils excellents, et il estimait les mots, en prononçant de très sonores avec un ton de bonhomie joviale quand il éprouvait le besoin de garer sa responsabilité. Il se résumait, s’expliquait, définissait, détaillait ainsi qu’on se nettoie les mains avant dîner pour toucher du pain. Il gardait les mains de sa conscience toujours nettes, car il savait définir les situations les plus périlleuses, sinon les éviter. Il aimait beaucoup sa fille Marguerite, mais il ne la connaissait pas. Pour la bien connaître, il lui aurait fallu la suivre, l’étudier, la regarder souvent sans lui parler. Il y a des phrases qui sont des barrières infranchissables. Une fois posées entre un homme et une femme, on peut être sûr que ces deux êtres ne pourront jamais se joindre. Le directeur de Flachère supposait, à n’en pas douter, que sa fille désirait d’autant plus vivement se marier qu’elle affectait un grand dédain des adorateurs. Il ne voulait pas la condamner au célibat, mais il se réjouissait, lui, veuf, de prolonger une innocence féminine qui adoucirait les mœurs de sa maison, maintenant chez lui un bon renom d’ordre, de propreté, d’élégance. Marguerite était le défi rayonnant jeté aux sournoiseries cruelles de l’épandage. Elle représentait la clarté facile et pure d’une lueur électrique dans un brumeux caveau, jadis voûte d’égoût emplie d’immondices, aujourd’hui sous-sol de marchand de denrées administrativement comestibles. Elle était sa fleur de boutonnière, une blanche légion d’honneur, et on ne dépose pas sans de grandes hésitations une décoration pareille sur la cheminée d’un gendre. M. Davenel, veuf depuis des années, s’offrait de temps en temps des maîtresses ; il savait, par une triste expérience qui le vieillissait tous les ans vers l’époque des fermentations printanières, qu’une femme a besoin d’amour libre et fort, que n’importe quelle femme, pure ou impure, chaste ou voluptueuse, vieille ou jeune, aspire aux actes sans trop de soucis des paroles, et que si les hommes rencontrent rarement des caresses désintéressées, les femmes ont un talent tout particulier pour faire naître les plus violents désirs des situations les plus absurdes. La femme fabriquerait de l’amour avec de l’engrais chimique et ferait mûrir la grappe des baisers sur les pires échalas !… Il s’était dit qu’un matin l’aurore de la passion se lèverait dans la chambre virginale. Sa fille, à vingt-trois ans, promenait quelques-fois des yeux si battus de fièvre dans les allées de leur jardin… que par ses tourments de veuf il jugeait à peu près de ses tourments de vierge. Tôt ou tard, on donne sa fille à n’importe qui. Tôt ou tard, on est trompé. Tôt ou tard, on trompe à son tour. C’est la loi. Il admettait la part du feu. Garder sa fille et lui permettre la lecture des romans nouveaux. Être trompé sans y croire. Ne trahir que si l’on y est forcé par les convenances. Seulement, en paroles, il n’admettait plus rien, c’était l’intégrité même, la rigidité de la flèche du paratonnerre qui attire la foudre tout en préservant le foyer domestique.

Au lendemain de la réception du ministre, M. Davenel se trouva dans le bibliothèque de la ferme hollandaise à l’instant où Marguerite y descendait pour chercher un livre. Toute la maison, bouleversée, était abandonnée au coup de balai final qui devait lui rendre sa jolie intimité. Voyant le désordre, les assiettes poissées qu’on découvrait sous tous les meubles, les guirlandes et les bouquets fanés s’écrasant dans tous les coins, les serviettes sales, les petits verres embués, les pelures de fruits, le directeur s’était installé pour la sieste devant le monumental meuble noir qu’il ne visitait jamais sans un bâillement, car les reliures lui rappelaient le monotone bourdonnement de mouches qui précède le premier sommeil des après-midi. Couché les pieds en l’air, le sang un peu au cerveau, il essayait de lire son journal, n’y parvenait pas et remuait des idées troubles. Un store vert donnait à cette chambre silencieuse un aspect d’aquarium, et au centre, sous une petite châsse de cristal que portait une colonne de marbre noir, nageait une miniature ovale représentant Mme Davenel, la mère de Marguerite, une blonde en robe rouge, espèce de petit poisson de luxe dont les yeux d’émeraude semblaient pleurer la liberté d’un plus vaste océan.

Marguerite entra en peignoir lâche, les cheveux défaits, charmante réduction du désordre général, les paupières gonflées ou de sommeil ou de mauvaise humeur. Elle monta sur l’escabeau, fouilla et brouilla des tomes.

— Marguerite, dit Davenel, fronçant le sourcil, tu me casses la tête. D’ailleurs, viens un peu ici… j’ai à te parler !

Rien n’est plus désemparant que cette phrase : J’ai à te parler. Beaucoup de discussions, d’où sont jaillies d’infernales ténèbres, n’ont pas eu un meilleur début.

— Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ? interrogea Marguerite, étonnée.

— Il y a quelque chose qui ne me va pas, déclara sèchement le père dont la pénible digestion s’accentuait. (L’air de juillet était si particulièrement chargé de miasmes à la ferme hollandaise !) J’ai appris, j’ai entendu dire que tu t’étais gravement compromise hier, au milieu de tous nos invités, et surtout devant tout notre personnel. Tu aurais fait déjeuner l’anarchiste à la table du ministre. C’est absolument inconvenant, ma fille. Et je ne comprends pas que tu aies fait cela sans te préoccuper de nos hôtes, avec tous les regards de nos domestiques fixés sur toi.

— Ah ! fit Marguerite un peu tremblante. Pauline t’a raconté…

— Pauline et le chef des équipes. C’est une légèreté qui n’a pas de nom… Enfin, cet homme, nous ne le connaissons pas et son attitude n’encourage guère la charité. La charité ! Les femmes sont très vites pincées à ce jeu-là. On fait la charité parce que ça vous amuse, d’abord, et on ne calcule pas les suites… Voilà un voyou qui va s’imaginer qu’on lui doit la table et le couvert ! Et tu lui as offert du champagne par-dessus le marché. Dis donc, est-ce que tu deviens folle ? Il avait à boire et à manger très largement au réfectoire, avec les pauvres de la commune ; je ne suppose pas que tu l’estimes davantage, celui-là, pour sa paresse ?

Marguerite flottait toujours entre la crainte de se compromettre et le désir de jouer aux aventures. Sa vie était vraiment double. D’un côté, elle fuyait le regard de son père et de l’autre elle cherchait toujours celui des héros de roman. Elle se sentit prise, ne répondit pas, haussa les épaules.

— Oui, c’est très gentil les bravades vis-à-vis de la société, mais nous vivons dans la société, nous, et nous n’avons pas à épouser les querelles de ces gens-là. Ce Fulbert doit avoir un mauvais coup sur la conscience ; une bombe ou un vol. Je le tolère chez moi par pure bonté d’âme. D’un geste je peux l’envoyer au diable. Leurs théories, je m’en fiche. Tant que nous tiendrons l’argent que nous gagnons et qu’ils ne gagnent pas, ils n’auront pas à se mêler de nos affaires. Un dîner, du crédit, quelques matelas, j’y consens, car c’est juste ; toute bête humaine mérite de vivre. Seulement, pas de distinction honorifique ! Ce serait trop cocasse ! Vois-tu un monsieur prêt à pulvériser nos gouvernants mangeant à leur table et faisant sauter leurs soupières ?… Tu n’as jamais eu de mesure, comme ta pauvre mère ! Il faut que tu te salisses un brin en nettoyant tes pauvres. Je te prie de ne pas recommencer.

Le directeur, disant ces mots, remit ses jambes dans une position normale.

— J’espère, ajouta-t-il plus doux, que tu ne vas pas me faire une figure d’enterrement ? Si ton anarchiste t’amuse, cache-le !… et surtout ne lui laisse jamais l’espoir de dîner ici. Chacun chez soi ! Les bombes seront mieux gardées !

Marguerite eut un mouvement de stupeur.

— Où veux-tu que je le cache ? Il habite la cabane de l’ancien cantonnier Martin et tout le monde sait bien qu’il y demeure. Il est là dans l’eau, dans la boue, avec un plafond qui ne tient pas sur sa tête.

— Pourquoi ne va-t-il pas au réfectoire demander du travail ? C’est qu’il a le moyen de vivre de ses rentes. On ne dompte ces gens-là que par la famine. Il est même plus coupable qu’un autre, car il a une certaine éducation. En tous les cas, ne te donne pas en spectacle. On ne verse pas du champagne à un vagabond. C’est immoral… puisque tous les vagabonds ne peuvent pas en avoir !

— Je voulais prouver à mes domestiques, justement, qu’il n’est pas dangereux.

— Allons donc ! donne-lui l’entrée de la maison et il viendra tâter notre coffre-fort… s’il ne tâte pas mieux… Je te répète que ce monde-là ça se parque. Nul n’est plus généreux que moi au point de vue des idées… Seulement je ne discute pas les actes possibles, je les empêche de se produire. Je ne veux plus admettre ce monsieur à ma table. Nous ne sommes pas de la même espèce.

— Mais, papa, fit Marguerite, s’asseyant en haut de l’échelle de la bibliothèque, à quoi ça sert-il d’être en république s’il y a toujours des différences ? Voici un homme aussi instruit que nous, de la même éducation et qui pas plus que nous ne veut travailler la terre. Cela me semble naturel. L’ouvrier paysan, c’est l’éternel domestique. Ce garçon-là ferait un comptable ou un secrétaire passable, peut-être un journaliste, et il deviendrait député, ministre comme M. Garaud ; mais botteler du foin ou bêcher des betteraves !… Où ça le mènerait-il ?

— Pour arriver, on doit tout essayer. On commence en sabots, on finit en pantoufles. Je l’aurais certainement pris en pitié s’il avait voulu m’obéir ! Voyons, Marguerite, soyons sérieux. Veux-tu que je te fasse sentir immédiatement la différence entre cet homme et nous ?… Il a vingt-cinq ans, je crois, il est bachelier, du moins il le déclare, il est instruit, plus instruit que nous, il connaît ses classiques, enfin… Il n’est pas mal. Une fois débarbouillé, il serait plutôt bien. Je ne vais pas m’informer de son passé, je le suppose honorable… Cependant ce jeune homme-là, rien que par ses idées, est notre ennemi… et tant que nous serons les plus forts il ne peut pas compter sur notre alliance. Suis bien mon raisonnement. Tel qu’il nous est apparu, mangeant, buvant et parlant, nous l’avons jugé d’une autre essence que nous. Je te le répète : innocent ou non d’un crime, il est à mille lieues de notre humanité. C’est le déclassé, le révolté, celui qui agit comme il pense en ne s’occupant jamais des lois. La main sur le cœur, ce garçon serait-il riche et indépendant, l’épouserais-tu ?

Marguerite tressaillit. Dans l’ombre de la bibliothèque, elle eut froid.

— Je crois, dit-elle comme s’adressant à elle-même, qu’il ne songerait pas à demander ma main, lui !

Davenel éclata d’un gros rire qui sembla briser quelque chose autour d’eux.

— En effet, la mariée serait trop belle ! Tu n’as pas du tout la conscience de nos valeurs, ma chère enfant, et je le déplore. Les rêvasseries de ta mère obscurcissent ton cerveau. Elle aussi croyait à l’égalité, à la liberté, au droit d’être des frères… les soirs d’été. Sottise ! Sottise ! Il n’y a de frères que ceux qui se comprennent, parlent la même langue… Ce monsieur est un visionnaire ou un criminel. Le visionnaire serait le plus dangereux, car on peut en avoir pitié. Je donnerais tout au monde pour que ce fût un criminel. Définitivement placé entre deux gendarmes, on ne s’en occuperait plus.

— Mais, cher père, je ne m’en occupe pas, je t’assure ! Un morceau de pain ou du champagne, c’est toujours une aumône et je…

— Ne lui as-tu pas donné une fleur de ton bouquet ? Ne mens pas ?…

— C’est lui qui m’a priée de la lui offrir… pour ma fête !… avoua Marguerite, saisie de vertige devant la précision du rapport de Pauline et sauvant sa mise.

— Bon ! Bon ! Des enfantillages ! Je pensais bien que la charité, chez toi, n’avait pas de mesure. Rappelle-toi qu’on ne donne pas de fleurs aux pauvres, ils préfèrent deux sous.

— Celui-là est un pauvre si spécial.

— Celui-là est un homme dans la misère… c’est-à-dire capable de tout comme tous les hommes ! ajouta le directeur de Flachère, reconnaissant une égalité au moins dans la faim et toutes ses brutales conséquences.

— Mais papa !…

— Mais… il n’y a pas de mais, nous avons causé sérieusement et tu ne vas pas me reparler de ton anarchiste, j’espère. S’il veut travailler, il aura la paye de mes ouvriers, selon la saison. S’il est vraiment bachelier ès-sciences, on pourra un matin l’adjoindre aux deux comptables des expéditions aux halles… sinon qu’il s’aille vite faire pendre ailleurs… je n’aime pas les quémandeurs de bouquet à domicile. Une fois, deux fois, l’épouserais-tu, cet oiseau-là ?

— Oh ! papa… est-ce que tu te moques… on n’épouse pas le premier venu…

Et toute sa bourgeoisie lui remontant à l’imagination, elle fit un geste de très réelle répulsion.

En effet, grâce au raisonnable discours de son père, elle venait de voir passer au loin le vagabond Amour, le seul qu’on n’épouse pas, mais le seul qu’on désire. Il avait plaisanté, un peu lourdement, le brave père, et il avait fait, sans s’en douter, une chose irréparable : il avait soumis le cerveau de sa fille à la volonté de ce passant d’un soir.

Marguerite, ayant fini de réciter sa leçon de convenances sociales, remonta chez elle avec un roman de Bourget qu’elle ne voulait pas lire, car un autre roman plus vif s’ébauchait à Flachère. En somme, tant que les fameuses distances seraient respectées, elle pourrait apprivoiser l’oiseau et même émietter du pain dans sa cage. Criminel ou non, riche ou pauvre, on n’épousait pas un révolté, vous demanderait-il solennellement en mariage. Donc, aucun espoir d’amour légal n’était permis. Un instant elle avait formé le projet de lui aller dire de travailler pour la mériter. Cela lui sembla brusquement formidable et ridicule. Elle savait d’ailleurs bien qu’en face de cet épouvantail elle ne dirait pas toutes ses phrases préparées et qu’elle demeurerait gauche ; telle la vulgaire Pauline, sa femme de chambre, devant le premier amant venu.

— On n’épouse pas le premier amant venu ! Mais comme on l’épouserait volontiers si la nature était faite pour l’humanité aussi bien que pour les animaux. La nature, c’est le dessous de toute espèce de société. Les plus somptueux palais sont bâtis sur des égouts et les petites maisons pauvres reposent à même le sol qui exhale les mystérieuses fermentations des germes. On ne peut éviter qu’il y ait un endroit, puis un envers aux choses, ce que l’on dit et ce que l’on fait.

À partir du moment où la maladresse de son père lui eut défini l’anarchiste : un objet dont on peut s’amuser en cachette pourvu que les domestiques n’en sachent rien, elle eut l’irrésistible envie de revoir Fulbert.

Elle attendit deux mois en guettant l’occasion. Les vierges ont toujours le temps. Elle lui avait promis de menus ustensiles de couture indispensables aux réparations de sa veste, et elle irait. C’était maintenant le fruit défendu, le piment, l’aventure, l’heure de suprême détente dans la perpétuelle contrainte, et elle avait bien plus peur de cet homme que de son père, car elle devinait que cet homme ne lui permettrait pas de mentir. C’est si bon d’être franc, malgré soi, en dépit de son éducation, de sentir la patte d’un fauve s’appesantir sur vous de tout le poids de sa cynique liberté.

Elle choisit, pour accomplir son voyage vers l’arbre de la science, le jour d’un grand marché, le jour où son père, obligé d’aller traiter lui-même avec des revendeurs parisiens, s’absentait jusqu’au soir, souvent couchait à l’hôtel, et pour cause… Elle fit une toilette simple, une de ces toilettes simples de bourgeoise qui sont à elles seules une provocation au pillage et au meurtre, mit une jupe courte de drap gris forme tailleur, ce qu’on appelle une trotteuse et qui se paye trois cents francs chez le bon faiseur, un chapeau guérite avec une mouette aux ailes déployées passant un bec jaune à travers la voilette, une voilette chargée d’arabesques blanches qui brouillent les lignes d’un visage, presque une voilette pour adultère. Pauline, la femme de chambre, était à la crèche, débarbouillant les mioches que Mademoiselle négligeait depuis plusieurs semaines. On fonde une crèche dans un élan de charité, mais la charité de continuer… c’est si ennuyeux ! Le cuisinier disait : « Ils ne veulent même plus de confitures ! » Alors pourquoi s’occuper davantage de gosses qui en ont jusque-là !… On ne pouvait peut-être pas leur acheter à chacun pour deux sous d’air salubre !… Marguerite, avant de sortir, constata qu’il pleuvait. Un vilain temps de novembre en septembre, des rafales, une boue… Elle fut sur le point de renoncer au moment d’ouvrir son parapluie, mais une sorte de chaîne la tirait dehors, elle se sentait, malgré la jupe tailleur, une vérité toute nue s’exhumant de sa citerne. Elle avait assez croupi dans les raisonnements ! Elle irait. Non ! Elle n’irait pas ! Cet homme noir capable de tout ! Et qui se moquait d’elle, car il avait bien pris la fleur, le jour du ministre, mais il n’était pas revenu rôder autour de la ferme hollandaise. De quel bois était-il ce pantin étrange qui n’obéissait pas aux ficelles mondaines. Une faveur pareille aurait dû l’attirer, l’humaniser. Elle irait au moins lui faire honte de son indifférence.

— Oui !… Non !… Il est quatre heures ! Si je ne pars pas, je ne serai jamais de retour pour le dîner, et il faut que j’arrange mon dessert. Et si j’allais rencontrer les gens de l’équipe de cinq heures ?… Allons-y. Non ! Mon porte-monnaie ! Pile ou face ! Pile pour y aller, face pour… Zut ! c’est face ! J’y vais tout de même… Et si je ne le trouve pas ? Où serait-il le pauvre ? Il est là-bas pris au piège de notre bonne éducation. Nous le laissons vivre tranquillement sur nos terres où il est encore trop heureux, car on a le droit de le renvoyer grelottant sur la route des forêts… puisqu’il ne paie pas son terme !

Cette consolante pensée lui donna des forces… pour trahir son père.

Ah ! son père… au lieu des théories sociales et des discours énergiques, il aurait bien dû risquer le petit acte décisif : le tour de clé dans la serrure de la chambre virginale lorsqu’il s’éloignait pour aller lui-même courir les aventures.

Elle parvint à la lisière de la forêt au crépuscule, n’ayant croisé personne sur les sentiers des épandages. Elle essuya ses petites bottines avec son mouchoir garni de dentelles, qu’elle jeta d’abord puis ramassa soigneusement ; il était marqué. Ce mouchoir maculé dans sa poche commença son supplice de fille en faute. Elle le touchait, et retirait ses doigts gantés tout humides. Enfin elle frappa timidement à la porte du maudit.

— Tiens, c’est vous ? Vous ? dit Fulbert stupéfait d’apercevoir cette élégante silhouette de femme sur le seuil de sa cabane.

— Oui, vous ne m’attendiez plus ?

Elle entra comme une qui se précipite du haut d’une falaise dans la mer.

— Non ! je ne vous attendais pas. Et pourquoi diable vous aurais-je attendue, Mademoiselle ?

Elle examinait, à la lueur d’une chandelle bouchant un litre de vin, le nid de son désir. La maisonnette était industrieusement arrangée, des plaques de tôle formaient la toiture, un petit âtre rougeoyait sous des légumes qui cuisaient exhalant une odeur fade. Un lit de sangle, unique mobilier, se recouvrait d’une couverture de cheval brune à raies grises, donnant l’illusion du drap bien tiré dessous. C’était ordonné, relativement propre, mais d’une désolation infinie.

Lui, plus noir et plus déchiré encore que lors de sa dernière visite au pavillon hollandais, l’examinait de son côté, maussade comme un hibou surpris par la lumière. Elle lui dit d’un ton de petite fille :

— Je suis venue, en passant, pour vous apporter du fil et des aiguilles, vous savez, ce que vous m’avez demandé le jour du ministre ?

Il éclata d’un rire terrible.

— Du fil et des aiguilles ! Pourquoi pas l’une de vos chemises, impertinent trottin ? Tenez, asseyez-vous là, sur mon lit, un endroit presque propre, et ôtez votre voilette que je voie vos prunelles de saphir. C’est ainsi, n’est-ce pas, que s’exprime le Journal des Demoiselles ? Et, de grâce, ne vous gênez pas pour mentir à votre aise. Décidément, vous mentez toujours.

Très inquiète de cette réception, elle balbutia : — Je… je n’aurais pas dû venir…

— Surtout venir en passant. On ne passe pas chez moi. Si on y tombe, on y reste. Ma cabane n’est pas le but d’une promenade de flâneur. Et Monsieur votre père, comment se porte-t-il ?

— Papa est à la maison, s’empressa-t-elle de répondre, et il me charge…

— Assez ! coupa net le jeune homme dont les mâchoires eurent un zig-zag nerveux. Venez, si c’est votre plaisir ou le mien, mais ne me racontez pas le Petit Poucet. Monsieur votre père, je l’ai vu ce matin qui prenait le Decauville.

Marguerite se leva.

— Vous êtes bien méchant ! fit-elle, la voix tremblante.

— J’essaye de vous faire peur. N’est-ce pas cela que vous veniez chercher, en passant ? Non ! Non ! Ne vous en allez pas si vite. Moi, le monstre, je serai plus franc. Je vous ai attendue, en effet… suffisamment pour avoir le droit de vous garder cinq minutes. Je vous ai attendue un peu, beaucoup, passionnément, puis plus du tout. En principe, j’attends toujours une femme… mais j’ai horreur de toute espèce de bourgeoise. C’est ma névrose. (Il se remit à rire et lui toucha l’épaule d’un geste autoritaire.) Voulez-vous bien rester cinq minutes pour me donner vos aiguilles ?

Elle lui tendit docilement une jolie trousse de satin bleu où elle avait rangé non seulement des aiguilles, mais du fil et des soies.

— Merci, c’est délicieux, d’une bien grande utilité pour moi, surtout la soie blanche.

Il y eut un moment de véritable embarras. Assise, elle nouait et dénouait les bouts de sa voilette, correcte à souhait, bien en visite de cérémonie sous les regards phosphorescents du jeune homme debout près d’elle.

— Je n’ai pas pu venir plus tôt, avoua-t-elle, résignée aux injures, parce que mon père m’a défendu de m’occuper de vous.

— À la bonne heure ! Et vous lui désobéissez ?

— Écoutez-moi, reprit Marguerite, je viens pour vous supplier de quitter l’horrible vie que vous avez choisie… malgré nous. Cela me fait mal de penser que vous souffrez du froid et de la faim dans cette cabane où il pleut par les fentes. Je viens pour vous dire qu’il faut oublier votre passé, vilain oiseau des tempêtes, et vous bâtir un nid plus solide. Mon père ne vous proposera plus du travail sur le terrain des épandages ; je lui ai appris que vous étiez bachelier ; vous pourriez trouver un emploi de comptable dans nos bureaux mêmes, sous sa direction, sans passer par les réfectoires et les granges. Nos paysans ne sont pas des relations bien agréables. Est-ce que vous me comprenez, Fulbert ? Je ne dors plus, je suis malade, vraiment, de vous savoir où vous êtes et si abandonné.

Plus ému qu’il ne voulait le paraître, Fulbert s’assit près d’elle.

— Et… vous comprenez, vous, ce que vous me dites, en ce moment, Marguerite… Vous savez très exactement ce que vous m’offrez ?

Elle sourit du sourire de la Joconde.

— Je ne vous offre rien qu’on ne m’ait permis de vous offrir… monsieur Fulbert. Cependant, il faut que cela soit décidé par vous, bien entendu. Mon père m’en voudrait si je lui donnais votre réponse. Je vais vous expliquer : nos comptables demeurent au pavillon, ils ont des logements convenables, ce ne sont pas des ouvriers. Il y en a même un qui fait des vers à ses moments perdus, je crois. Papa prétend que l’on est toujours débordé par les chiffres dans la pleine saison des expéditions de fruits… alors… cela s’arrangerait peut-être…

— Et l’anarchie !

— Vous ne vous occuperiez plus de politique … voilà tout.

De nouveau, Fulbert éclata de rire, d’un rire moins acerbe.

— Vous êtes charmante, Marguerite. Mais un célèbre auteur de traités de morale, Jésus-Christ, je crois, a déclaré que la charité était le pseudonyme de l’amour. Si je fais ce que vous désirez, est-ce que votre père ne va pas s’imaginer des choses…

— Eh bien, répondit Marguerite toujours souriante, nous signerons notre traité du pseudonyme qui vous plaira. Ce ne sera pas la première fois qu’une femme aura été insultée à la place de Jésus-Christ.

— Ça, c’est trop spirituel, gronda Fulbert, j’aurais préféré une gifle.

Elle se dressa, bien cambrée dans sa robe tailleur.

— Toutes les bourgeoises ne sont pas des sottes, cher Monsieur.

— Oui, mais toutes les femmes sont folles… Vous m’accordez le temps de la réflexion ?

Elle haussa les épaules.

— Réfléchir… quand des pluies d’automne vous inondent.

— Justement… une douche après cette histoire merveilleuse d’une jeune fille charmante venant m’enlever au nom de la Charité pure… cela me rafraîchira le cerveau. Ce doit être moi qui suis fou !…

— Je m’en vais, monsieur Fulbert. Il est tard. Papa doit rentrer de Paris pour dîner.

— Non ! Il ne rentrera pas… J’en suis sûr. Donnez-moi la main, dites.

Elle se déganta d’un mouvement lent de petit reptile qui change de peau.

— Voici, Monsieur.

Il se pencha, regarda sa main en tous les sens., curieusement.

— J’ai toujours eu l’effroi d’une main de femme. Cela ressemble à une patte de grenouille ou de souris, c’est petit, mou, adroit et glissant. La fragilité de l’objet en fait son danger permanent. On ne touche à cela que pour le broyer ou le chatouiller, et ce n’est jamais satisfait de l’étreinte. Dire qu’il y a des hommes assez stupides pour demander… une main.

— La main… toute seule ?

— Hélas ! Le reste ne vaut guère mieux… Vous jouez à l’équivoque, déjà ? Drôle de jeune fille ! (Et il ajouta, le regard dans le sien :) On épouse aussi la main qu’on baise… respectueusement.

Elle rougit sous les yeux qui plongeaient en elle, mais son sourire conservait la naïveté un peu bébête de celle qui fait semblant d’entendre. Elle n’avait pas saisi la grossièreté de l’expression.

— Allons ! Vous jouez sans l’expérience du jeu. Et j’ai tort de retarder le dîner de Monsieur votre père. Adieu, Marguerite. Ne repassez plus… Je ne suis pas un joujou pour petite fille.

Il la poussa très vite dehors et referma brusquement sa porte.

Elle s’enfuit, heureuse des injures, comme si elle avait recueilli dans ce repaire une ample provision de caresses.

Elle saurait un jour de quelle façon un pantin mâle se détraque. Il faut bien en casser plusieurs pour se faire la main, une main qu’on baise respectueusement… autrement dit, qu’on, épouse.

VII

la visite de marcus

— Bonjour, Ful. Quel temps !

— Bonjour, Marcus. Un temps à ne pas mettre un journaliste dehors, et je te remercie d’être venu.

Marcus, en pardessus de drap clair garni de castor, chassait les flocons de neige à coup de doigts légers le long de ses fourrures. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans, bien pris, bien sanglé, devant tourner plus tard à la graisse, pour l’instant rose et joli comme une femme. Ses cheveux, presque bleus, se plaquaient en petits bandeaux ondulés sur son front étroit ; ses minuscules moustaches estompaient d’une ombre amoureuse sa bouche un peu molle ; ses yeux, sous une singulière lourdeur des paupières, avaient un regard terne, sans âme, s’éclairant seulement aux lueurs brutales. Il époussetait ses fourrures avec des gestes calmes, d’une élégance étudiée, qui, lorsqu’il serait moins jeune, pourrait passer pour une habitude mondaine. Il sortait certainement du meilleur monde, ne savait pas encore s’il y rentrerait un jour, mais, en attendant, faisait figure dans tous les autres et y apprenait à exagérer ses défauts de naissance.

Il ôta son pardessus d’un mouvement automatique, cherchant un endroit convenable où l’accrocher, se montra hors du drap, comme une poupée hors de son carton, lustré, cravaté, tiré à quatre épingles de perles, puis il dit :

— Oui, mon pauvre Ful, il fait un froid de loup dans ton pays, et tu as une drôle d’idée de rester à la campagne l’hiver.

Fulbert lui désigna son lit de sangle.

— Assieds-toi là. C’est le meilleur fauteuil de ma maison… de campagne.

Marcus s’assit, croisa la jambe, sourit d’un sourire chargé des fluides les plus cordiaux. Il ne pouvait s’étonner. Ses principes de haut snobisme l’empêchaient de manifester une surprise de mauvais goût en présence de l’originalité d’un ami. Un jeune reporter ne s’effare pas, surtout quand il croit de son intérêt de ne pas s’effarer. Rien ne maintient les petits camarades dans leur sphère comme l’air naturel que l’on arbore devant les pires situations. Le monde est gouverné par des lois immuables et ce ne peut être que par mondanité pure que l’on renverse l’ordre établi. Il ne faut manifester de l’indignation ou de l’affliction qu’à bon escient. Chacun a ses secrets, ses besoins mystérieux. Pour savoir vivre, il est souvent nécessaire de ne pas savoir comment vit le voisin, d’ignorer ses dessous.

— Ce bon Ful, dit Marcus cérémonieusement affectueux. Voilà bientôt cinq ans que nous nous sommes perdus de vue.

— … Et de cœur ? murmura Fulbert.

— Non, mon cher. Nous nous aimons toujours comme au collège… mais en hommes, j’espère te le prouver. Ta lettre m’a fait plaisir. Quand j’ai pu reconnaître ton écriture, je me suis frappé le front en criant : c’est Ful ! C’est ce grand diable de Ful ! Il a conservé sa manie de dire ce qu’il pense. Quel sacré Ful !

Fulbert regardait son ami gravement. Son masque d’animal souffrant, presque à l’hallali, se détendait en une grimace. Il ne savait rire qu’en enfant terrible, lui, et il se moqua.

— Que d’histoires, Marcus ! Nous nous aimons en hommes et tu ne m’as même pas tendu la main. En effet, j’aurais besoin de serrer les mains d’un homme. Je ne vois personne, je vis comme un tigre enchaîné. C’est-à-dire, je suis libre, comprends-tu ?

— Ce bon Ful ! répliqua Marcus, qui ne comprenait pas du tout.

Le corps ondulant d’émotion sous ses haillons, Fulbert s’approcha et se laissa choir à côté de son ancien camarade de collège.

L’autre ne se recula point, bien qu’il en eût envie.

— Mon vieux Marcus, tu ressembles à un homme, ça c’est une justice à te rendre, mais tu embaumes toujours la fille, déclara Fulbert, dont l’accent, malgré la saveur coutumière de son langage, se faisait plus doux.

— Voyons, Ful, tu ne m’as pas appelé ici, en décembre, pour me débiter de pareilles balivernes ? Nous ne sommes plus des gosses.

Fulbert lui posa sa lourde patte sur l’épaule.

— Non, dit-il, d’une voix rauque, nous sommes de pauvres et fichues bêtes, l’une tombée dans la plume, l’autre dans la m…

Et il cracha le mot, simplement.

— Tu sais, Ful, ne te lance pas. J’ai un peu perdu l’habitude d’entendre dire des saletés, depuis le collège.

— As-tu gardé celle d’en faire, mon vieux ?

Marcus se leva. Son sourcil, semblant délicatement peint au kol, se contracta comme une petite sangsue sur laquelle on aurait versé du vinaigre.

— Ful… dois-je m’en aller ?

— Pas tant qu’il neige. Tu mouillerais tes belles bottines. Étrange idée de venir ici, en décembre (et il appuya), en décembre, avec des souliers vernis. On dirait que tu n’en as qu’une paire…

Marcus essaya de rire :

— Ce cynique Ful. Il sait son monde. Veux-tu que nous changions ?

Ful regarda piteusement ses souliers éculés où son pied cambré, très fin, jouait à l’aise et sans chaussette.

— Inutile, fit-il, j’ai le pied plus maigre que le tien, et puis ça chagrinerait mon frère Jésus-Christ. Il marchait pieds nus, quoique innocent. Moi qui suis coupable, j’ai droit à mes mauvais souliers.

— Alors, dit Marcus décidé à tout supporter de la part de cet ancien camarade, tu fraternises toujours avec les dieux et les rois ? (Il ajouta, bienveillant :) Ça n’a pas l’air de te réussir, hein, là, entre nous, ton manque de mesure ?

Fulbert s’étira et bâilla douloureusement.

— Est-ce que l’on sait ! Je suis peut-être sur le point d’obtenir le bonheur, un bonheur inouï. Seulement, je réfléchis, je me tâte… Je me demande s’il faut que je me baisse… car il faut ramasser le bonheur, personne ne vous le fourrant dans les bras. D’une part, j’ai la société en horreur, d’autre part, comme je suis un homme intelligent, je ne veux pas faire cadeau de mon intelligence à la société. Je ne lui dois rien. Je crois même lui avoir rendu le service de la débarrasser d’une ennemie, d’une de ses pourrisseuses d’âmes auprès de qui, mon vieux Marcus, tu n’es, ou tu n’as été, que de la Saint-Jean. Je sens venir le printemps au milieu de mon hiver, la renaissance pour moi, et dans ses flots d’immondices la terre, ma terre promise, vomit une fleur. Une fleur, Marcus !… La seule création qui ferait croire en Dieu, car c’est inutile et charmant. Tu te souviens ? De ton temps, au collège, je n’aimais pas les fleurs parce que je ne les séparais pas des femmes, dont j’avais, grâce à tes sermons, l’horreur la plus sacrée. Une fleur, c’était l’objet défendu, le parfum du sexe. Un parfum, c’est une corruption, cela se propage chimiquement de la même manière qu’une pestilence. J’ai rêvé quelquefois d’une fleur sans odeur, si blanche, si pure et si l’étoile au firmament, qu’on puisse l’aimer sans l’ignoble complication du baiser. Notre frère Jésus-Christ connaissait tout le prix de la femme idéale. S’il n’a pas pu réhabiliter Madelaine (et il en est peut-être mort !), il a toujours déclaré sa mère vierge, nous montrant la vraie voie de la volupté après celle du calvaire, la volupté se prouvant par l’absurde. Marcus, je crois que je vais aimer une vierge d’un grand amour… Seulement, je n’ose pas, et comme je n’ai jamais aimé que toi, d’amour chimiquement pur, je voudrais me confesser à toi avant de me décider.

— Te décider ? Quel scrupule ! dit Marcus, tout en examinant la hutte froide, le bizarre mobilier, et en songeant que celui qui lui tenait cet extravagant discours ne possédait ni souliers ni feu.

— Me résoudre à transiger, moi, un roi, c’est-à-dire une intelligence ?

— Ful, où sommes-nous ici ? Dans un cabanon ?

— Je ne suis pas furieux, Marcus, je te parle sans m’occuper du milieu. La raison des choses est au-dessus d’elles. Mes actes ont perpétré ce décor. Je le subis sans me plaindre. Qui es-tu toi-même pour oser me croire fou ? Tu désirais que nous nous fissions prêtres, jadis.

— Vois-tu, répondit Marcus, le temps n’a pas marché pour toi, mon pauvre Ful, tu es resté un cruel ergoteur s’étonnant de la vie ordinaire et la voulant extraordinaire, un apte à tout, bon à rien, que la première drôlesse rencontrée devait mener par le bout… de ce que tu sais. Tu n’as pas de vice. Ta lettre me l’a prouvé une fois de plus. Il y a des choses qui ne s’écrivent jamais si la raison est au-dessus d’elles. Fiche-moi la paix avec ton orgueil. Tu as besoin de cent sous ? Je peux te les donner plutôt deux fois qu’une. Donner, pas prêter. Mon principe est de ne pas prêter, cela embrouille mes comptes et il faut recommencer trop souvent. Causons donc en amis qui sont revenus à la même auberge après de longs voyages très différents, et tâchons de nous séparer sans nous fâcher. On est des jeunes gens bien élevés, je pense. Si j’arrive à ton premier appel, toute autre affaire cessante, c’est que je te garde une vieille affection, mais ce n’est pas pour reprendre les théories du collège… ou du collage, comme il te plaira de prononcer. Au diable Platon et ses erreurs ! Plus d’équivoque, Ful. Oui, j’ai entendu raconter de singulières histoires sur toi par des camarades. Il paraît que tu as eu pour maîtresse une rouleuse quelconque qui t’a dévoré tes quatre sous et ensuite te les a… rendus. N’insistons pas. Chacun mène sa barque selon ses moyens. Cela, c’était le bateau de fleurs, bien que tu n’aimes pas les fleurs en qualité de monstre. Je suis pour toutes les libertés… excepté pour celle qui vous mène en plein bois au mois de décembre. Je t’ai connu fils de famille, je te retrouve vagabond, va-nu-pieds, hors la loi, et me déclarant que tu es un prince… d’intelligence ! J’en conclus que tu prends le chemin de la folie, ce qui m’afflige, puisque je t’aime encore d’une affection raisonnable. Je ne suis pas un illuminé, Fulbert, et… d’ailleurs, rien ne m’étonne.

— Rien ne t’étonne ! interrompit Fulbert. Alors tu dois être plus malheureux que moi, Marcus. La vie est un perpétuel miracle. Serais-tu devenu simplement un idiot, en dépit de ton esprit de reporter mondain ?

— Ah ! Ful… de quel droit…

— Ou mieux, poursuivit Ful, une espèce de bête, moitié serpent, moitié homme, obligée à ramper parce qu’elle devine que c’est dangereux de marcher tranquillement sur ses deux pieds nus ? Je t’ai fait venir ici pour te demander le secours de ton affection, en effet. M’offrir cent sous, c’est assez peu. Ta nouvelle amitié d’homme n’est-elle riche que de menues monnaies, Marcus !

Marcus arpentait le sol battu de la cabane, cherchant des places propres où poser ses bottines vernies. Très ennuyé de la tournure que prenait l’entretien, il avait surtout conscience de perdre son temps. Or, il ne pouvait pas perdre son temps, même en face d’un cas psychologique… puisqu’il était journaliste.

Fulbert, lui, se coucha, royalement méprisant, sur son lit de sangle. Il donnait audience et ne songeait guère à la vie quotidienne, peu miraculeuse de sa nature.

— Je suis déshonoré à tes yeux, beau Marcus, parce que j’ai accepté quatre sous d’une rouleuse quelconque et peut-être aussi parce que j’accepterai les cent sous que ta générosité me propose. Je suis un pauvre sire, n’est-ce pas, sous le rapport de la prostitution, mais, moi, je m’en confesse, j’avoue… Toi, tu es un gentil garçon plein de mystères élégants, tu écris des articles sur les actrices, les belles madames cotées ; tu es le placier des grâces, le voyageur de commerce de leurs amours ; tu as le vice que je n’ai pas, c’est certain. Et tu m’es fidèle… comme on aurait peur ! Je te dis que tu embaumes la fille, toutes les filles, tu es pourri de tous les parfums. Eh ! va donc, fleur de peste ! Ce que nous sommes étant gosses, nous le restons toujours. Tu as exploité mon âme autrefois, mais, sans âme toi-même, tu continues à exploiter celles des voisins et des voisines ne sachant pas au juste ce qu’il y a dedans. Tu continues à asservir ton geste et tu ne peux pas songer à t’affranchir le cerveau, parce que rien n’y pèse. Il est vide, aussi vide que ta poitrine. (Fulbert s’arrêta et eut un ricanement sourd.) Je t’ai aimé pourtant jusqu’au cœur. Je me sens marqué du sceau de cet amour si ridicule et si délicieux. Ce que tu voulais de moi, tu l’as eu. J’aurais donné bien plus que mon honneur de mâle, car, en amour, l’honneur ne compte pas. Maintenant, tu es encore plus fille qu’à dix-huit ans. Tu essayes, ma parole, de me remettre à ton niveau. Je vais donc fatalement recommencer à m’avilir pour que tu te trouves plus grand et plus sage vis-à-vis de mes propres fautes. Je t’ai prié de m’écouter en confession. Bon gré, mal gré, tu m’écouteras, Marcus. Il s’agit de ma première maîtresse, tu m’entends ?

— Je crois, murmura Marcus tressaillant nerveusement, tout en examinant ses ongles, qu’il n’est pas nécessaire de nous lancer des femmes à la tête pour nous comprendre. Tu es dans fine misère noire et tu veux que je t’en sorte, moi, ton meilleur camarade.

— Une nuance, remarqua Fulbert. Il dit camarade à présent. Tout à l’heure c’était l’ami. En suivant la progression de ses sentiments neufs, il va finir par m’étrangler. Pourquoi diable est-il venu !

— Tu es insupportable, Ful ! Je maintiens camarade parce que c’est le seul mot à employer entre nous. Nous sommes tous des associés dans le plaisir, mais, pour un an, un mois, un jour, rien ne nous attache éternellement, pas même…

Marcus s’arrêta, semblant inventorier le nœud de sa cravate.

— Achève ! cria Fulbert, bondissant tout à coup, les yeux pleins de phosphore.

— … Pas même les saletés du dortoir de l’école, souffla Marcus qui, d’instinct, se recula devant Fulbert debout. Celui-ci avait levé le bras et le laissa retomber brusquement ; un éclair jaillit de son poing fermé qu’il mit sous le menton du jeune homme.

— Regarde cela, Monsieur ! rugit Fulbert.

— Quoi, cela, tu es fou ! soupira Marcus, détournant la tête.

— Je te dis de regarder cela ou de me regarder en face. Choisis !

Marcus, chose étrange, préféra regarder ce qu’on lui montrait, le poing tendu.

C’était un bracelet d’argent sur lequel on lisait en lettres de turquoises : Marcus est à Fulbert.

— Si pauvre que je puisse être, je ne l’ai pas encore… lavé.

— Eh bien, répliqua Marcus, haussant les épaules, ça prouve que les turquoises sont fausses. Tu n’en aurais jamais eu de quoi fleurir le corsage de ta maîtresse, mon cher. Rends-le-moi, dis ? Ces enfantillages-là sont quelquefois encombrants pour l’avenir.

Fulbert jeta le bracelet à ses pieds et l’écrasa sous le seul poids de son talon nu.

— Va le ramasser dans la boue, si tu le veux. Oui, tu as une turquoise fausse à la place du cœur, je le savais déjà. Allons, tant mieux. Me voici libre et toi aussi. Tu n’auras plus peur de moi. Au fond, c’est ça que tu venais chercher, toute autre affaire cessante. Nous sommes des hommes désormais très corrects, d’anciens associés, selon ta suave expression ; je respire, car je vois bien que les liens de la volupté ne sont pas sérieux. Je puis espérer un bonheur tranquille, un bonheur bourgeois… après ce nettoyage en règle. Mon Dieu, la vie est facile quand on sait vivre ! Tu es un sage, toi, tu n’as pas de passion… rien que du plaisir, tu ne connais pas la torture des jalousies corrosives, des baisers qui empoisonnent. Bon petit Marcus ! Asseyons-nous là tous les deux. C’est plus la peine de faire les fiers. (Fulbert appuya la main sur l’épaule de Marcus, qui se rassit, l’air digne.) Je ne suis pas meilleur que toi, seulement, pire. Comme toi je fus pourri par la volupté, mais j’ai racheté mon âme, tout mon passé de lâcheté sociale par un beau crime, le plus abominable crime qu’un homme puisse commettre pour se débarrasser du plus abominable des esclavages. Marcus, j’ai tué ma maîtresse. J’ai assassiné Flora, un soir qu’elle dormait là, sur ma poitrine. — Tu trembles ? Tu as froid ici, hein ? J’en suis désolé. Depuis hier, il n’y a plus de bois et je t’oblige à grelotter en m’écoutant. C’est ma vengeance, une très mesquine vengeance à la hauteur de ta situation de… reporter mondain. Je te fais mon juge, peut-être mon bourreau, et je te donne l’onglée. — Oui, j’ai assassiné Flora. Je lui ai planté un couteau dans le sein et je suis parti sans me retourner, comme un vulgaire souteneur ayant accompli de la bonne besogne. J’ai couru toute la nuit. J’ai traversé des rues très larges, très brillantes, et puis des rues étroites, très noires. Je me suis trouvé ensuite au milieu de la campagne pleurant comme un enfant perdu. J’ai crié, j’ai appelé cette fille à mon secours. N’était-elle pas à la fois ma mère et mon amante ? Et je me suis remis à courir tout droit devant moi. J’ai suivi des routes, des sentiers, des lignes de chemin de fer, des sillons de terre labourée… Est-ce que je sais ? Un moment, j’ai eu l’envie folle d’aller te voir pour te demander de me consoler. Je n’ai jamais vécu, moi, pour autre chose que pour mes passions, et je n’ai jamais bien su distinguer le plaisir de l’amour, la souffrance de la volupté, les turquoises vraies de la cire à cacheter bleue. Je ne suis décidément qu’un imbécile. Dire que j’osais crier vers toi du fond de mon abîme. Oui, je suis tombé dans la m… comme j’ai eu l’honneur de te le déclarer en commençant mon histoire… Il paraît que c’est la base de toutes les sociétés. Maintenant, je suis tenté de continuer mon chemin là dedans. Je vais travailler, faire fructifier des choses, les mains rouges. Ça poussera mieux. Je deviendrai à mon tour directeur d’esclaves, de ceux qui la remuent à pleines pelles. C’est crevant ! Et tu me salueras très bas, Marcus, le jour où tu me verras spéculateur sur immondices.

L’argent n’a pas d’odeur, et j’ajouterai que s’il devait en avoir une… ce serait celle-là. Au milieu de cette vaste sentine il y a une fleur, une vierge, si stupide et si adroitement femelle qu’on la pourrait cueillir, par n’importe quel soir de printemps. Ah ! mon vieux, c’est beau l’obscurité de la femme. On s’y plonge comme en un gouffre de rivière claire tout à coup noircie par sa propre profondeur, et on en meurt, ou on en ressort plus vigoureux, trempé pour tous les combats. J’imagine la virginité d’une femme comme un bain lustral. Je serai donc vierge quand je voudrai. Mais ai-je le droit de désirer cette jeune fille, n’ayant encore que le titre d’assassin ? Ici, on me déclare, ô douceur des temps, un simple anarchiste, un amateur, ce qui est, en somme, une profession contestable. Je n’ai pu devenir ni soldat, ni clerc de notaire, ni industriel, et ce sont là, paraît-il, les différentes étapes conduisant un citoyen français au mariage légal. Le père, un estimable bourgeois, m’a proposé de lui servir de secrétaire ; alors, j’ai eu la vision burlesque d’un personnage de comédie enlevant à la fois la caisse et la fille. Je te dis que tout est possible, mon vieux, quand on est moi, tout… même de devenir un honnête homme selon la formule.

— Fulbert, murmura Marcus, très pâle, tu es ivre ou la misère te donne des hallucinations. Pourquoi aurais-tu assassiné cette Flora ?

— Ah ! oui, pourquoi ? Je l’ignore. Tout à l’heure, je croyais le savoir. T’expliquer cela, maintenant… Je croyais Je savoir au moment où je pensais que tu pourrais le comprendre. Je l’ai tuée… voilà ce qui est certain. Je ne suis pas ivre, non, mais je voudrais boire un autre poison. J’aimais Flora. (Il s’arrêta une seconde, puis il reprit, la voix sombrée.) Je ne me rappelle pas le lui avoir jamais dit. C’était une femme effrayante et j’ai bu à sa bouche quelque chose d’effrayant. Je garde encore des somnolences de cette ivresse. Or, si je ne retrouve pas l’oubli dans l’autre coupe, j’en mourrai. J’ai souhaité te revoir pour te confier mon secret. Je n’ai pas lu les journaux, je ne sais rien de plus que mon crime, et j’ai vécu depuis de longs mois sans aucune nouvelle du monde. Je n’ai pas, bien entendu, demandé aux gens d’ici ce qu’ils pourraient avoir appris à ce sujet. Je me laisse dormir dans une tranquillité de bête.

Marcus fit un effort de surhumain snobisme et saisit la main de son ancien camarade.

— Causons un peu plus raisonnablement, Ful. En supposant que cet assassinat ne soit pas quelque chimère de ton imagination, comment as-tu frappé cette fille ?

Et il regarda autour d’eux pour s’assurer que personne ne les écoutait.

Fulbert baissa le front, ferma les yeux.

— J’ai frappé de toutes mes forces. Le sang m’a jailli jusqu’à la figure, et je suis sorti de la chambre, les doigts tièdes. Ensuite j’ai oublié. Je te le répète, j’ai couru toute une nuit. Cela m’a semblé durer une année cette course à travers Paris et la banlieue. Quand je suis tombé, j’étais devant la porte de la propriété nationale de Flachère. Voilà. J’ai frappé, c’est sûr, de toutes mes forces réunies, parce qu’il le fallait.

— Pourquoi ? Réfléchis avant de répondre. Es-tu un monomane, un sadique, un monsieur qui…

Fulbert releva la tête.

— Je suis ce que je dois être, logiquement, selon ma conscience, mais en dehors de toutes les lois sociales, sinon humaines. Marcus, fais-moi grâce des théories médicales. Flora m’adorait. Je lui devais tout, c’est-à-dire un peu de pain…

Marcus eut un rire léger, un rire héroïque d’homme fort.

— Ce n’était guère, mon pauvre garçon !

— C’était trop, parce que j’avais peur d’aimer mon maître en ma maîtresse. Je l’aimais malgré moi, et je l’ai tuée pour ne pas le lui dire.

— Tu es malade ! On ne commet pas un crime pour des raisons de ce genre.

— Si, Marcus, il y a l’absolu, mais tu ne peux pas comprendre puisque tu n’as jamais été que… relatif.

— Merci bien ! riposta Marcus révolté. Tu es un joli monsieur, toi ! Souteneur ! Assassin ! De plus, rêvant de séduction et de vol… toute la lyre !

— Et tu en oublies… par pudeur, sans doute, mon cher petit, ajouta Fulbert, dont la voix se fit plus lente. J’ai si mal débuté ! (Les prunelles phosphorescentes du fauve s’éteignirent.) Je ne suis qu’un homme, mon pauvre Marcus, un homme, passionnément, tristement.

— Je m’en aperçois, dit Marcus, mais ce n’est tolérable ni pour toi ni pour les autres, mon cher, et puis, il y a la police avant l’absolu…

— Oh ! toi, railla Fulbert, tu es un homme… gai, et la police te tolère.

— Assez ! s’écria Marcus, remettant son pardessus d’un mouvement décisif ; j’ai les phrases en horreur, la littérature dans la vie me répugne. J’en vends, de la littérature, moi. Si tu as le courage de tuer les filles, je préfère, pour mon humble part, vivre et les faire vivre de leur beauté, très lâchement. Je soutiens des opinions reçues qui me permettent de m’amuser à ma guise sans étrangler personne. L’amour avec un grand A, c’est une blague romantique. Les femmes sont des instruments de volupté qu’il ne faut pas briser inutilement, mais bien savoir remonter à propos. Maintenant, se pousser dans le monde sans les femmes, c’est bien difficile, elles sont toute la loi et les prophètes. Encore faut-il les choisir dans un certain milieu. Ta Flora n’était qu’une prostituée de bas étage, incapable de te rendre service. On n’a jamais besoin de pain à Paris, mon pauvre Ful, ou on n’est qu’un simple aliéné. Résumons-nous : au nom de notre ancienne amitié, je t’offre un louis, tout ce que j’ai sur moi. Fais pas le malin, accepte, carne je reviendrai pas ici, je ne veux pas me mêler moralement à une sale aventure. Si on doit t’arrêter, tu le sauras bien sans que je m’en occupe, sacrebleu !

Fulbert, adossé au mur de sa maison humide, se sentit froid jusqu’au cœur.

— Et si j’épousais un jour Mlle Marguerite Davenel, daignerais-tu venir à ma noce, mon vieux ? ricana-t-il, essayant de s’étourdir.

— Je te promets un compte-rendu soigné, dit Marcus, feignant de rire aussi, mais tu feras mieux de fuir ce pays, dont la terre, malgré sa qualité, ne peut pas te porter bonheur. Mlle Davenel est, je pense, une créature douée de raison. On n’épouse pas les fous de ton espèce. Assassin ou toqué d’absolu, tu es trop dangereux. Je te le répète : tu manques de vice. Le vice, à notre époque, c’est toute la philosophie. On n’est plus ni amoureux, ni joyeux, ni colère, on est vicieux, c’est-à-dire qu’on adapte son intelligence à toutes les situations au lieu de brusquer les dénouements. Je conçois le crime pratique : le cambrioleur surpris ou l’homme d’état perplexe, mais le crime passionnel, sans motif, le crime pour des histoires de conscience, ah ! non, ce n’est utile qu’aux psychologues, et les psychologues, ça n’est plus la mode, mon vieux. Risquer la guillotine pour une obscure putain…

Fulbert serra les dents.

— Tais-toi ! je te défends d’insulter cette femme.

— Hein ! La bonne femme que tu as tuée ? (Il jugea prudent d’éclater de rire.) Ça, c’est le comble ! Il faut que je la respecte ?… Décidément, tu es bien malade. Désolé de t’avoir offensé en la personne d’une ombre. Cependant, comme les devoirs de ma profession m’appellent ailleurs que chez les loups enragés, serviteur, je me retire ! Une fois, deux fois, veux-tu un louis ?

— Non, il serait faux.

— Trois fois.

Fulbert chancela, eut un éblouissement. Ce n’était pas tout à fait ce qu’il avait demandé ; pourtant, il crevait de faim, et demain il lui faudrait peut-être accepter la proposition de Marguerite. Aller vivre chez elle, près d’elle, faire encore le mal en échange du bien, abdiquer aussi sa liberté, sa dignité de paria volontaire. Et puis, peut-être la descente normale de cette échelle du crime : enlever la fille, voler la caisse, devenir le dernier des bandits quand on se croit encore un honnête assassin.

— Oh ! Flora ! Flora ! répéta-t-il les yeux fixés au sol, fasciné par le rayon blanc qui sortait d’un petit tas de boue.

Il se baissa, ramassa les débris du bracelet et les tendit à Marcus.

— Tiens, fit-il d’un ton rauque, je te le rends pour ton louis. À la liste de mes hontes, tu peux ajouter le chantage, je suis plus grand que nature, va, et tu t’en iras au moins d’ici sans remords.

Marcus vérifia, un à un, les fragments de métal, et les glissa dans la poche de son manteau qu’il boutonna soigneusement.

— Tu exagères toujours, mon pauvre Ful ! Nous venons de rompre un cercle vicieux, voilà tout, et, puisque tu n’entends rien au vice… bonsoir !

Marcus sortit d’un pas vif, s’éloigna dans la neige qui tombait, molle et silencieuse, en houppe de cygne fardant toutes les hideurs de la terre.

— Flora ! pleurait Fulbert, se mordant les poings.

La bête qui gémissait en lui ne pouvait plus appeler à son secours. Il s’était enfin jeté au fond d’un gouffre. Rien ne pouvait être plus sombre que sa nuit, sinon la cellule du condamné à mort.

Et, moitié pleurant, moitié ricanant, il résuma sa situation en un suprême haussement d’épaule :

— Le troisième dessous ! fit-il.

VIII

jeux de mains, jeux de vilains

Le printemps renaissait ; avec lui l’inquiétude bizarre de Fulbert au sujet des dessous de Flachère. Il flairait, humait la brise comme un chien sur la trace d’un mauvais gibier. Cela ne durerait pas, cette odeur entêtante des jacinthes et des roses. Viendrait un certain vent d’ouest qu’il avait appris à connaître, un odieux vent d’ouest balayant les parfums naturels pour les rouler dans une pourriture chimique, une savante décomposition de tout. Cela sentirait le cadavre ou la pharmacie. Le poison devait inévitablement sourdre de la plus merveilleuse fraîcheur des herbes nouvelles. Sa nouvelle situation aussi s’empoisonnait peu à peu d’un ferment de décomposition morale… et il se déclarait fatigué, le soir, par le papotage des deux comptables qui l’accompagnaient jusqu’à son château, munis d’une grosse lanterne pour éviter les flaques fétides. Il n’avait pas voulu accepter l’hospitalité du pavillon hollandais afin de conserver sa dernière liberté d’homme, celle de la nuit, mais il le regrettait maintenant parce que ces deux imbéciles ne le lâchaient plus le long de cette hygiénique promenade. L’un, M. Jaqueloir, était un vieux sous-officier qui parlait interminablement des écoles de tir et que rendait absolument enragé le son de l’artillerie, tonnant tous les mercredis, là-bas, derrière la sombre barrière de la forêt. Il comptait les coups et les choux avec le même entrain féroce, alignant des chiffres, des petits dessins d’obus groupés autour de la colonne Vendôme, des fleurs de grenades inspirées d’anciennes broderies impériales, des pyramides de boulets qui se terminaient par l’aigrette de la tour Eiffel. Il se mouchait en regardant ensuite le contenu de son mouchoir. Il prisait, cirait ses moustaches, ramenait, d’un geste lent, deux accroche-cœur de cheveux jaunes sur ses oreilles, couvrait son crâne d’aigle pelé avec une calotte de concierge. Sa vie tenait toute entre la question des épandages, les rendements fabuleux de l’agriculture améliorée, la culture intensive, et le développement du tir des canons du modèle cinq. Sans famille et sans la moindre fortune, il s’échouait là, vieille bête heureuse d’une litière abondante, exhibant une médaille militaire comme un arbre une plaque de zinc sur une mutilation. Il aimait le café, en fabriquait toute la journée avec de la chicorée et s’amusait, le dimanche, à creuser des encriers dans des pommes de terre, prétendant que l’encre coulait mieux de la plume sur le papier par l’addition des sucs de ce tubercule.

L’autre, M. Albain Gaufroi, était une espèce de jeune voyou décrassé, prétentieux, ancien garçon épicier qui avait, on ne savait comment, des lettres. Il rimait sur les marges de ses factures de rebut et expliquait à Fulbert que, s’il avait pu apprendre le latin, il aurait écrit l’histoire d’une pauvre femme poitrinaire mourant de l’abandon de son amant. Il possédait un nez en museau de poisson et une difficulté de la langue qui le faisait bégayer sur les mots de plus de deux syllabes. Il s’habillait solennellement le dimanche, mettait une cravate lie-de-vin, allait courir les petits bals de banlieue dont il rapportait souvent des maux d’yeux et d’oreilles assez peu poétiques. Naïvement, il disait des femmes des choses effroyables.

Fulbert, vêtu d’un veston décent, d’une culotte de cycliste (nécessaire dans ce pays pour enjamber les flaques), chaussé de souliers anglais, la barbe faite, les cheveux peignés, l’air humilié d’un prince qui gagne cinquante francs par mois, dirigeait ces deux fantoches sur le sentier de la vertu administrative, mais ne pouvait déjà plus supporter leur contact. Il les avait d’abord éblouis en faisant à lui seul l’ouvrage de trois personnes, puis, devant leur mine de confusion, il s’était rangé, pensant bien qu’il s’attirerait de sournois désagréments s’il persévérait dans ce système de zélateur. Lui, l’assassin, n’était pas là pour s’amuser à travailler comme un honnête homme ! Parvenu à la médiocrité, ce luxe des indigents, il devrait cultiver son petit coin de fumier sous l’attention du jardinier en chef. M. Davenel aurait eu peur d’un comptable de génie et il ne fallait pas que le père eût peur de l’amoureux de la fille.

Amoureux ? Fulbert était-il amoureux ? Il n’en savait plus rien lui-même. Les dessous de son amour l’inquiétaient comme le troublaient les dessous de Flachère. Après le louis de Marcus, il mangeait un pain encore plus douteux, d’un goût si fade et si peu en rapport avec son palais de carnassier qu’il se retenait la poitrine à deux mains pour ne pas rendre son cœur. Une barre de deuil pesait sur la page de sa vie. Il traînait un poids si lourd que ce relatif bien-être lui semblait une misère pire. Il avait dévoré de la vache enragée, voire du corbeau ; à présent, il suçait des bonbons, et il avait faim de chair très rouge ! On le leurrait avec des pastilles au miel qui détraquaient peu à peu son estomac. Au moins, jadis, il pouvait dormir tranquille sur la terre, assommé par l’horreur de ses remords ou de ses souvenirs, car il ne regrettait pas son crime, sa logique de fauve l’ayant admis fatalement. Mais, à présent, le fantôme de Flora s’agitait. Si Marcus n’était pas revenu, elle revenait. Le journaliste, bon prince, lui épargnait les gendarmes… Cependant un beau crime révélé n’est-il pas un triomphe dont tout reporter doit la gloire à sa patrie ? Et Fulbert songeait… se rongeait, la revoyait debout, le sein troué., les prunelles noyées d’eau, les yeux d’un vert printemps, le regardant, remplis d’un reproche très doux, d’un reproche de mère qui devine que son fils s’égare sur des routes dangereuses. Où l’avait-on enterrée ? Était-elle morte tout de suite ou avait-elle agonisé longtemps, cette créature bizarre, tendre et folle de son corps, qui avait bien représenté, pour ce garçon brûlé de toutes les précoces fièvres, la volupté, mère et consolatrice de tous les hommes ! Ne pas savoir… ne plus oser demander des nouvelles de la morte !

Au ronron des litanies de Jacqueloir, qui comptait le nombre des obus ayant plu sur Strasbourg la nuit du grand bombardement, ou durant qu’Albain Gaufroi lui récitait une pièce intitulée : le Réveil de Marguerite, il se mimait l’atroce drame obscur. Il avait frappé de bas en haut parce qu’elle se couchait sur l’oreiller, les seins en l’air, toujours presque nue. Lui se trouvait du côté de la table sous son bras arrondi, un moment la lame du couteau était venue, il ne savait plus comment, briller à son poing. Ce couteau, un grand manche noir uni, une lame traître qui le fascinait depuis des heures… coupait chez eux indifféremment des viandes ou du papier, c’était le couteau à tout faire. Un jour, Flora ne trouvant pas son peigne avait séparé ses cheveux de sa pointe un peu émoussée… Et voilà, elle en était morte, la pauvre chère fille !

— Vous disiez donc, mon cher monsieur Albain, qu’elle s’appelait Marguerite ?

Ce nom le faisait remonter des dessous de son ancienne existence aux dessous de la vie monotone de Flachère. Pourquoi diable ce garçon épicier mêlait-il le nom de la patronne à ses inepties ? Cela le tirait une minute de ses cauchemars. Le garçon épicier souriait d’une façon louche. Des rimes blondes alternaient avec des rimes de vermeil.

— Est-ce que vous avez jamais bu dans du vermeil, mon ami ? questionnait Fulbert, agacé.

— Non, pour sûr, mais c’est certainement blond.

— C’est pourpre, or et cuivre, d’ailleurs le vermeil ne se porte plus. Dorer l’argent était un sot métier d’autrefois. De nos jours on l’oxyde, on le corrode jusqu’à ce qu’il prenne une horrible couleur de bitume et de soufre… l’argent c’est un métal maudit.

— Oui, monsieur Fulbert. C’est par l’argent que tout arrive. Cependant celui qui s’appuiera la patronne aura le sac.

Ful éclatait de son rire de crécelle.

— Vous n’en n’êtes pas à espérer cette aubaine, mon vieil Albain ?

— Je ne me permettrai jamais de pareilles plaisanteries. La patronne, c’est du nanan qui n’est pas pour notre gueule, mais c’est pas défendu de la trouver jolie…

— Allons donc ! jolie ! Elle se serre trop, elle rougit à propos de botte… moi, elle m’exaspère avec son air de petite oie rose qui couve des œufs de serpent. Si on lui donnait le fouet tous les matins, ça irait mieux et lui ferait enfin tourner son lait d’iris à cette sacré bon dieu de petite nounou pour vampire.

Albain se tordait.

— Ah ! la sacré bon dieu de nounou pour vampire !… la petite oie rose !… non ! n’y a que vous pour trousser le compliment ! On dirait toujours que vous venez d’avaler du vinaigre !… Monsieur Fulbert… je ne connaissais pas les anarchos et je me défiais d’eux, mais au jour d’aujourd’hui je trouve que vous êtes des bons zigs. Si vous n’aimez pas les bourgeois, vous avez des manières de leur envoyer ça qui sont rudement rigolotes. On voit que vous n’en pincez pas pour la poésie…

Et on se souhaitait le bonsoir. Le vieux papa Jacqueloir levait sa calotte, soupirait :

— Le vent a sauté, monsieur Fulbert, il va pleuvoir demain. On entendra très bien le canon ! Ça pète rudement davantage quand il fait humide. Bonne nuit, fermez bien votre lucarne, rapport au grain. Ah ! ce qu’ils vont en perdre de la poudre… nos nouveaux artilleurs !…

Exténué, harassé, les nerfs tirés aux quatre chimères de son rêve, Fulbert se jetait sur son lit après avoir bu un verre d’eau-de-vie. Dormir ! Dormir ! Avant tout !

Sa besogne du matin expédiée en trois heures, quand il en fallait six aux deux comptables pour la classer et la recopier, Fulbert grimpait à pas de loup des sous-sols chez la patronne. À ce moment-là le père de Marguerite faisait sa ronde quotidienne dans les granges et les réfectoires. (M. Davenel répétait souvent que l’œil du maître est un frein nécessaire aux relâchements de l’ouvrier.) Les fenêtres de la jeune fille donnaient l’une sur la cour, l’autre sur les jardins. Elle avait la pièce d’angle du pavillon. Une bonne fortune, car elle la transformait en observatoire, ne se gênant pas pour lever les rideaux et lui souffler :

— Le voilà qui gronde le chef d’équipe. Nous en avons encore pour une demi-heure.

Prisonnier de l’intimité blanche de cette vierge, absolument vierge, et qui défendait rigoureusement ce qu’elle appelait les sales caresses : s’embrasser sur la bouche, ou passer la main plus bas que la gorge, il fondait peu à peu comme un morceau de métal sous un acide, se rouillait sans parvenir à prendre feu pour de bon. Il était très fort et très froid, par politesse d’abord, ensuite par une sorte de rancune contre la femelle vertueusement bourgeoise qu’elle lui représentait, mais elle était encore plus forte et plus froide que sa cervelle de jeune blasé. L’aimait-elle sincèrement, cachait-elle son jeu ou faisait-elle avec lui l’étude, la lecture de l’homme ? Il commençait à ne plus comprendre. Elle jouait le seul jeu possible pour une partenaire désintéressée de son gain. « Oui, je vous aime, seulement je ne peux pas vous épouser. Je ne vous connais pas, moi ! » Il avait pensé, en acceptant ces rendez-vous de gamine, en plein jour, sous le toit des parents, à la merci de tous les domestiques, de tous les employés entrant et sortant, qu’il fallait prendre des précautions vis-à-vis d’une enfant chaste trop étourdie pour savoir se protéger elle-même ou sauvegarder sa réputation, et il s’apercevait qu’elle avait déjà tout prévu. Elle avait fait renvoyer Pauline, la femme de chambre rapporteuse, et elle ne l’avait pas remplacée, se coiffant, s’habillant sans autre secours que ses petites mains de princesse. Elle savait bien que son père n’entrait jamais chez elle, et, de plus, son cabinet de toilette communiquait avec un escalier intérieur donnant accès dans la bibliothèque.

— Enfin, si on nous surprend un jour, que direz-vous, cher ange ?

— Nous ne faisons pas de mal, je dirai que vous êtes venu me demander la clé des archives de la ferme-école.

— Pourquoi pas celle du champ de tir de Salons-Laffitte, ma jolie ? objectait brutalement Fulbert, qui avait de ces réflexions de pandour.

— Il me croira et vous n’aurez qu’à lui expliquer n’importe quoi, il vous croira. Il a confiance en nous !

— C’est révoltant, ma chère petite, les hommes ne sont pas aussi bêtes que vous semblez le penser.

— Oh ! ils le sont bien davantage ! répliquait tranquillement l’ange, la jolie et la petite.

C’était une amitié amoureuse telle qu’un poète délicat aurait pu la créer, c’était surtout une spéciale griserie des sens aboutissant au plus absurde platonisme.

Fulbert se considérait comme mort à l’amour et mettait son dernier honneur d’homme à ne pas voler un trésor dont il ne se sentait pas digne… surtout parce qu’il n’y tenait pas, charnellement. Et Marguerite, mélange de ruse et de sentimentalité, ne voulait pas lui donner ce qu’elle désirait garder pour un mari. La vérité, planant bien au-dessus d’eux, était que, nés de souches différentes, ces deux rejetons des civilisations modernes ne pouvaient se joindre ou s’enlacer pour porter leurs fruits qu’à la faveur d’un orage, d’une de ces catastrophes qui changent les destinées en faisant couler de la sève, des larmes ou du sang.

Il y avait des semaines que cela durait. Fulbert en était malade… et il flairait le vent qui secouait autour d’eux les clochettes pures du jasmin d’Espagne ; il se disait qu’un matin, dans cette chambre blanche, à l’abri de ces voiles au crochet semblables à des araignées filant de la dentelle, une infernale boue ferait irruption. Les dessous de Flachère, fermentant de colère à voir leur plus merveilleux produit dédaigné ou dédaigneux, monteraient jusqu’aux fenêtres, escaladeraient leur paradis virginal en une monstrueuse vague noire, submergeant toute pudeur.

Chaque fois qu’il essayait de parler sérieusement, elle lui échappait comme un jeune chat qui court après une mouche. Il ne voulait tout de même pas violer une jeune fille destinée, selon lui, à le demander en mariage, tous rôles renversés. Il savait au juste qu’il pouvait faire sa fortune chez le père Davenel rien qu’en donnant un coup d’épaule dans quelques barrières. Les ingénieurs n’avaient pas dit leur dernier mot et les épandages lancé leurs derniers hoquets. Mais l’épouserait-il avant qu’elle fût sa maîtresse ou après ? Serait-il aimé pour lui ou pour sa sombre couronne de prince de l’aventure ? N’ayant jamais connu de vierge, il s’arrêtait au bord de ce joli précipice dissimulé sous les glaces, et il y a des gens qui n’aiment pas à briser la glace en ces sortes d’affaires !

Oui, elle était scrupuleusement honnête, et cependant quelle singulière vertu, à la fois plus mystérieuse que celle des trop fameuses demi-vierges (autre produit des civilisations modernes !) et plus solide que celle des jeunes filles banales. Elle calculait comme le comptable Jacqueloir. « Tant d’obus et tant de kilogrammes de poudre perdus ! » « Tant de baisers sur les cheveux, tant de plaisir gaspillé… car on ne s’aimait bien qu’à se raconter des histoires, se confier des secrets, triturer l’ordure de l’amour des autres ! »

— Vous me prenez pour le Bottin de la galanterie ! s’écriait-il quelquefois, scandalisé par ses questions extraordinaires. Pourtant, il l’initiait volontiers, supposant qu’il récolterait ce qu’il sèmerait, et il avait des remords, se sauvait quand le père, absolument aveugle, l’invitait à fumer, selon son expression favorite, le cigare du bourgeois. Elle risquait des théories charmantes qui le désarmaient, vernissaient d’attendrissement son regard trouble errant sur elle.

« Quand je vous embrasse, je suis votre femme, quand vous m’embrassez vous êtes mon mari, et quand nous nous embrassons nous ne sommes plus que deux enfants, deux petits amis de collège ! » Cela lui donnait des sensations étranges, car elle l’embrassait sur le front, lui la baisait furtivement sur l’oreille, et quand ils se pressaient l’un contre l’autre, les mains aux épaules et les yeux dans les yeux, ils restaient immobiles., sans souffle, ne parlant plus, saisis d’un vertige inexplicable qui les menait à l’extase.

— Penses-tu à moi la nuit ? demandait Fulbert, la tutoyant de loin en loin, brutalement, comme un qui cravache une bête fourbe.

— Je pense à vous quand je dors !

— Bien bizarre ! Et pourrait-on savoir la nuance de vos rêves, ma douce enfant ?

— J’ai toujours tout oublié quand je me réveille.

— Par discrétion, hein ? Tu es la servante qui feint d’ignorer ce que l’on jette pour elle dans la tirelire du comptoir… C’est prodigieux ! À la fête foraine de l’amour, s’il y en a jamais une, je propose qu’on m’exhibe avec cette mention : « Isolateur pour femme-torpille. » Enfin, tu m’aimes ?

— Je ne sais pas, car j’ai souvent envie de vous faire tuer !

— Excellent ceci… la haine est le début de toute passion…

— Oh ! non, pas pour de la haine, je pleurerais beaucoup de vous voir mort, mais si vous ne m’obéissiez pas en tout, je sonnerais, j’appellerais mon père et je lui dirais : « Cassez-lui la tête, je ne veux pas qu’il sorte vivant d’ici… » Ça n’empêche pas que j’en éprouverais du chagrin, allez.

— Et moi donc !

Ce n’était pas la demi-vierge, mais bien la vierge et demie !

Un vice, par exemple, un petit vice très singulier, qui consistait dans l’intense plaisir qu’elle éprouvait à lui faire épouser ses mains.

— Épousez-moi les mains ! répétait-elle d’un ton de petite fille qui veut manger du charbon ou de la farine.

C’était peut-être la revanche d’une mauvaise plaisanterie qu’il lui avait glissée un soir en lui disant que l’idée ne lui viendrait pas de demander une main.

Et alors, docilement quoique à regret, il prenait ses mains, les unissait aux siennes par les paumes, enlaçait un à un ses doigts blancs qu’il faisait craquer et la forçait à plier un peu sur les jarrets, comme on tient en respect une jument récalcitrante rien qu’en lui saisissant les naseaux entre le pouce et l’index.

— Ça t’amuse ?

— J’adore ça… il me semble que je vais mourir ou devenir folle !

— Aucun danger ! Tu vas entendre ton père siffler dans la cour, tu bondiras vers ton miroir et tu réorganiseras le bouffant de tes cheveux !

C’était d’ailleurs exact, elle arrangeait sa coiffure, poudrait légèrement la rougeur de ses joues et frappait sur un timbre pour appeler la cuisinière. Lui disparaissait une seconde derrière la portière du cabinet de toilette.

— Élisa, qu’est-ce qu’il y a pour déjeuner ?

― Des œufs à la crème et du jambon. Mademoiselle désire-t-elle que j’ajoute du poulet froid mayonnaise ?

— Oui, n’oubliez pas les marrons fourrés. Il doit en rester d’hier soir.

Et la cuisinière partie, il réapparaissait.

— Ça creuse, les jeux de mains ? gouaillait-il, un peu vexé de cette aisance de vieille reine glacée chez une jeune fille ignorante, mais bien portante.

— Moi, depuis que je ne m’ennuie plus, j’ai toujours faim… Je mangerais de la viande crue si le médecin me l’ordonnait, comme il y a trois ans.

— Fichtre !… casser la tête aux gens… manger de la viande crue… où allons-nous ! J’ai bien envie de ne plus jouer à la main chaude, moi !

Elle le regardait, narquoise…

— Vous jouerez encore… jeux de mains… jeux de vilains !…

Un jour, ils eurent des discussions plus graves. Ils étaient sortis chacun de leur côté, se donnant rendez-vous sous les arbres du bord de l’eau, en face du village de la Brette. Il y avait là un canapé de mousse qui aurait tenté la plus farouche réserve. Assis l’un près de l’autre, ils se taisaient devant l’eau noire, coulant unie et huileuse comme un fleuve de bitume. Leur salon de verdure n’avait d’issue que sur les champs de Flachère en pleine floraison et que les ouvriers de l’équipe des dessous ne visitaient pas à cette époque d’illusions poétiques.

Une armée de marguerites veillait autour de leur grande sœur, les saules et le tremble jetaient un voile d’ombre sur son front. Elle semblait plus pâle, plus songeuse que de coutume.

En face, les maisons du village rangées en rang de dominos montraient les fenêtres closes, mortes, des orbites fatiguées de voir couler leur propre putréfaction.

— Il n’y a donc pas d’habitants dans ce village ? murmura Fulbert, énervé par le silence et la beauté de ce pays enveloppé d’une sorte de malédiction.

— Ils ont juré de ne pas ouvrir leurs croisées au vent des épandages…

— Ah ! ah ! le fameux vent d’ouest !

— Oui bien ! Ce sont des entêtés. Est-ce que nous sentons quelque chose, nous ?

— Je crois que nous commençons à nous habituer… nous faisons partie de cette chose peu à peu…

— Fulbert ?

Elle tourmentait le manche de son ombrelle, la lèvre nerveuse, les sourcils froncés.

— Enfin, je sais que le sujet t’irrite, cependant ce n’est pas possible de venir ici pour la première fois sans être suffoqué, ma chère.

— Taisez-vous donc… il ne faut jamais me tutoyer dehors !

— Même quand on se trouve au milieu d’un désert ? Même en baissant la voix… À ce propos, Marguerite, avez-vous remarqué que lorsqu’on vous dit chut ! on est porté à répéter tout bas ce que l’on vient de crier ?… Ce qui est stupide puisqu’on vous a déjà trop entendu. (Il fit une pause.) Marguerite… je t’aime, ajouta-t-il plus bas.

— Non… vous ne m’aimez pas, ça vous amuse de me le dire pour me le faire croire.

— Peut-être… et vous ? Cela vous amuse-t-il de me mentir aussi bien ?

— Vous êtes quelqu’un que je ne connais pas.

— Tant mieux. Dès que deux amants se connaissent des pieds à la tête et du cœur au cerveau, ils n’ont plus qu’à se séparer. Il faut qu’ils aient toujours la surprise de se découvrir, sous peine de ne plus pouvoir se souffrir mutuellement… Nous sommes, du reste, de singuliers amants… Nous ne parlons jamais ni de passé ni d’avenir.

— Je n’ai pas de passé… vous n’avez pas d’avenir, Fulbert.

— Vous êtes délicieusement consolante. Bref, je ressemble à Jacqueloir et à Gaufroi, mes deux collègues en écritures ?

— Non ! Il y a des secrets dans vos yeux.

— Et cela vous attire, un peu comme la vision d’un cadavre au fond de l’eau, n’est-ce pas ?

— Oh !… vous n’avez tué personne, vous.

Il y eut un silence.

Est-ce que, par hasard, cette fine fleur de bourgeoisie, nourrie de mauvais romans et pourrie de mauvais air, lui reprochait son manque d’énergie comme anarchiste militant ?

— Et si je vous disais que j’ai tué quelqu’un ? murmura-t-il, levant le front du milieu des touffes de menthe dans lesquelles il s’était lové presque à ses chevilles.

— Je ne le croirais pas non plus !

— Ah !… Selon vous, j’en suis incapable, aussi incapable que de vous violer, par exemple, un jour… de vent d’ouest ?…

— Ne dites pas de sales choses.

Marguerite, qui lisait les journaux, de préférence à la colonne des faits-divers, était très instruite sur la manière de violer les petites et les grandes filles. Elle lisait ces horreurs sans dégoût, comme on regarderait agir des singes derrière des barreaux de cage. Le monde était nettement séparé en deux : les gens propres qui font des choses propres, et les gens sales qui font des choses sales. On ne se mélange pas, mais on peut se parler… de cage à cage. Se parler pris dans l’acception populaire que les bonnes emploient pour se défendre contre une accusation : « Oh ! Madame, ce garçon me parle, nous nous parlons, mais il n’y a rien entre nous ! » L’idée que ce garçon qui lui parlait aurait pu lui sauter dessus ne lui venait même pas à l’esprit. Elle ressentait auprès de lui toutes les joies d’une possession, mais c’était bien elle qui possédait. Elle le sortait d’un placard comme un objet, jouait à le tourner et à le retourner, en avait une peur bleue, une peur exquise du genre de celle que l’on a au théâtre quand le traître prononce les paroles fatales ou tire sa dague, puis, raisonnablement, le renvoyait à son placard. Comment eût-il osé la violer, mon Dieu, alors qu’en un pas elle pouvait atteindre un timbre ? Compromise ? Par quoi ? Elle ne livrait pas grand’ chose de sa personne. Elle ne lui écrivait jamais. Son père, parodiant Avinain, répétait si souvent : « N’écrivez jamais. » Simplement parce que le pauvre homme avait la plume rétive. Elle ne lui donnerait même pas sa photographie, et Dieu savait que ce sacrifice lui coûtait, car elle possédait certaines cartes-album d’une de ses meilleures poses… le coude sur une colonne de marbre, la taille droite et la robe ondulant dans une perspective d’un kilomètre. Il ne lui manquait qu’un diadème pour ressembler à la reine Wilhelmine, la si gracieuse majesté qui possède aussi un particulier aspect de jeune fille très ordinaire.

Fulbert se dressait peu à peu du sein de ces menthes dont le parfum, plus intense en ce pays qu’en aucun autre, lui montait à la tête.

— Voyons, ma chère, dit-il de sa voix rauque et cassée de terreur de barrière, quel jeu jouons-nous, décidément ? Je suis fatigué, moi, de vos jolies comédies de mondaine. Nous ne sommes pas ici dans le monde… ni dans votre chambre blanche qui me tourne sur le cœur depuis quelque temps comme un plat d’œufs à la neige trop vanillés. Vous m’aimez d’amour ni plus ni moins qu’une fille peut aimer son souteneur ou, pour m’exprimer selon votre entendement virginal, comme on aime celui qu’on désire, mais qui ne sera jamais le protecteur légal. Je conçois que vous ne vouliez pas m’épouser, je suis un assez triste sire sous le rapport de la légalité… Cependant, je suis capable de faire un amant passable à l’occasion. Qu’est-ce que vous attendez ? Que l’occasion fiche le camp… avec moi !

Marguerite lui posa la main sur les lèvres.

— Oh ! finis, dit-elle boudeuse… tu me racontes des abominations.

— Avec ça que ça ne t’amuse pas… quelquefois, le matin, quand tu dénoues tes cheveux ?… Tu n’es qu’une petite sotte… et si tu daignes me tendre ton oreille… tu sais tout de même que ce n’est pas par là…

— Nous nous fâcherons, Fulbert ! Je veux bien que tu m’apprennes la vie où il se passe de vilaines choses… Je ne veux pas que nous en fassions. Il y a mon père… d’abord.

— Et même ensuite… car tu as vraiment la terreur de le voir surgir quand je t’embrasse comme on craindrait d’être dérangé par le serre-frein dans un sleeping. C’est par prudence que tu as mis hier un peignoir sans corset et une matinée si transparente qu’on apercevait la pointe de tes seins ?

— Vous me dites toujours que je m’abîme à porter des corsets trop étroits ?

— Marguerite, vous êtes d’une ingénuité bien compliquée pour votre serviteur. Je vais donner ma démission. J’ai assez des cultures intensives.

— Où irez-vous ? Vous constituer prisonnier ?

— Est-ce que vous seriez de la police, ma douce enfant !

— Fulbert, vous, vous n’êtes pas capable de me mériter… Vous ne feriez aucun tour de force pour vous élever jusqu’à moi.

D’un saut, Fulbert fut debout, vert de rage, sous l’ombre légère des saules à peine bourgeonnés de petits boutons tendus, eux aussi, comme des pointes de sein.

— Pas capable de vous mériter ? Est-ce que l’amour, cette suprême loi de la beauté de la vie, a besoin, pour se prouver, de la hideur d’une convention banale ? Est-ce que pour nous appartenir l’un et l’autre nous avons besoin de nous salir d’abord les mains à des besognes avilissantes ? A-t-on besoin, pour s’aimer, d’une autre impulsion que celle d’aimer ? Je suis le secrétaire de ton père ; c’est déjà trop pour mon honneur de mâle que je place plus haut que ton honneur de bourgeoise, ma petite, car il a dû s’affranchir d’un horrible esclavage : celui des sens. C’est trop, entends-tu, que je reçoive un salaire quelconque pour avoir le droit de respirer l’air, empesté de miasmes sociaux, que tu respires ! Ah ! tu trouves que je n’en ai pas assez fait en acceptant l’hospitalité d’une ferme-école, moi, le vagabond des grandes routes de l’intelligence qui n’ai plus rien à apprendre au sujet de la pousse des choux ! Tu penses que je devrais aller à la guerre du progrès contre la routine pour y décrocher une épaulette de lieutenant, comme jadis les héros de vos bourgeoises mamans allaient quérir la faveur de leur bien-aimée en assassinant des tas de bougres qu’ils ne connaissaient pas… Non ! mais, en vérité, pour qui me prends-tu ? Et qu’entrevois-tu donc dans ce que je t’enseigne de la passion ? À l’époque des cavernes, quand la terre n’était pas décomposée par vos engrais chimiques, le mâle avait le droit de conquérir sa femelle par la seule puissance de son désir et de sa force, il avait aussi le droit, le devoir de la tuer si elle le trompait ou songeait à l’asservir d’une façon quelconque. L’amour est le seul terrain qu’on n’améliore pas. Il y croît toujours les mêmes plantes aux libres racines… bonnes ou mauvaises ; rien ne les arrachera du sol. Je n’ai rien à voir, moi, dans vos louches combinaisons perfectionnées. Je ne suis pas allé te chercher ! Me sachant et me voulant hors vos lois, je me suis tenu à l’écart comme le loup que la faim ne fait même plus sortir des forêts. Je me serais volontiers crevé à cette peine que je trouvais plus à ma taille que les petits jeux sournois que tu m’apprends. Tu es vierge ? Je veux le croire. Tu es belle, je le constate. Mais tout cela, je ne puis l’acheter, ma chère, ni par une attente énervante de l’occasion, ni par le déploiement de sacrifices, d’artifices inutiles. Je ne me creuserai pas la tête pour inventer une mécanique agricole. Non ! Je te veux, tu me veux, unissons-nous ! Et je souhaite que mon plaisir vaille le tien ! En ce moment de fermentation générale, il y a des choses dans l’atmosphère qui me troublent beaucoup plus que la pointe agressive de tes seins. Positivement, cela sent le cadavre, chez toi, et je m’imagine que tous nous avons nos intolérables dessous peuplés de morts… Tiens, regarde le bord de ta robe blanche, Immaculée Conception de la pure amitié ! Regarde… elle est noire… tous tes dessous sont noirs… quoi que tu fasses jamais pour te nettoyer, sale bourgeoise, ta conscience sera toujours aussi malpropre que la mienne… La mort ou la m…, c’est la même histoire, au fond !…

Emporté par sa fougue d’étalon pris au piège, il ne se souvenait plus du tout qu’il ne fallait pas ruer sur cette trappe de métal sonore qui dissimulait les épandages. Marguerite, à son tour dressée, plus pâle que ses jeunes sœurs en étoiles qui la contemplaient curieusement, s’écria, un peu feuilleton du Petit Journal :

— Fulbert, vous êtes un lâche !

— V’lan ! Je m’y attendais, à la phrase de mélodrame, riposta Fulbert. Tu ne me feras grâce d’aucune bêtise… et tu ne sauras jamais si bien dire ! Oui, je suis un lâche d’avoir assassiné… le semblant de dignité qui me restait ! Je suis un lâche d’être venu te demander de l’oubli et du pain, à toi, la Vierge au placard, la Vierge de Nuremberg qui ne refermes tes bras sur tes victimes que pour les chatouiller aux endroits non essentiels afin que le supplice dure ! C’est pour toi, en somme, que je suis ici, et tu me fais payer par ton père pour t’amuser… Seulement, les rôles changent : j’ai l’intention de m’amuser davantage. Moi, j’en ai assez de respirer des émanations douteuses, des odeurs tour à tour violentes et fades : jacinthes, roses, iris et fumures spéciales ! Je suis un lâche… un monstre… un anarchiste… c’est entendu… mais tu es une putain, oui, toi la vierge, la fleur fine de la bourgeoisie intensive. Une putain, c’est celle qui se refuse pour le calcul honteux de se réserver à son mari futur… Moi ou un autre ! Et il y a un degré de plus chez toi… l’avare de baisers… tu économises même sur la menue monnaie de tes vices !

Marguerite éclata en sanglots.

— Fulbert ! c’est épouvantable ! Je vous défends de me parler, je vous défends de toucher à ma robe. Est-ce que vous allez tout dire à mon père, à présent ?

Fulbert, que des larmes auraient pu désarmer, fut rendu féroce par cette pauvre exclamation d’une terreur à la fois enfantine et très égoïste.

— Ton père !… (Il la regarda un instant avec pitié.) Eh bien, oui, je vais tout lui dire…

Marguerite poussa un cri ; rassemblant ses jupes autour d’elle, sans même s’essuyer les yeux, elle se sauva, fendant le flot dès hautes menthes comme une femme poursuivie.

Cette fois, le vagabond Amour faisait mieux que passer sur ses terres, il se permettait d’y chasser, le cruel Chemineau !

Fulbert n’avait, lui, jamais calculé, ni mesuré ses paroles ou ses gestes. Il voulait se venger le plus promptement, le plus dédaigneusement possible.

Il hâta le pas sur le sentier des épandages, traversant le champ des choux-fleurs géants, ceux qu’on appelait : les perles de Flachère, boules de billard énormes dont la blancheur de mal blanc cachait ces affreux lombrics qui s’y développaient, s’y déroulaient, comme en des bocaux de pharmacien.

Ah ! les perles de Flachère… quel collier !…

Au bout de cinq minutes il fut dans le bureau du directeur. M. Davenel somnolait sur les multiples paperasses à grand’peine mises en ordre par Jacqueloir et Gaufroi.

— Cher Monsieur, déclara-t-il, claquant la porte, car il pensait bien que Marguerite collerait son oreille à la serrure, je désire vous informer de ma nouvelle résolution. Je m’en vais…

— … Vous nous quittez, s’exclama M. Davenel ahuri ! Vous voulez vous en aller, au moment de nos inventaires ? Mais vous êtes fou ! Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous avez reçu de mauvaises nouvelles ?… Voyons ! Ce n’est pas sérieux… Un piocheur comme vous… qui mordait si bien au travail… Fulbert ?…

— Monsieur, scanda le jeune homme sèchement, je m’en vais parce que l’air est irrespirable ici… au moins pour moi. Je n’ai plus envie de travailler… j’ai envie de violer… (Il fit une pause, eut le temps de saisir un petit bruit de chatte frôleuse derrière la portière du bureau.)

— Vous avez envie de violer ? balbutia le directeur de Flachère complètement effondré par cet aveu inouï qu’il n’avait pas encore entendu sortir de la bouche d’un ouvrier saoul, même du plus grossier de tous les ivrognes.

— … Oui, Monsieur, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire en ma qualité d’anarchiste toujours prêt aux revendications sociales… J’ai envie de violer… votre coffre-fort, là-bas, cette grosse machine bête en fer gris qui ressemble à un corps de locomotive privée de ses roues. Je préfère m’en aller parce que le sang me monte au cerveau. Vous saisissez ? Le printemps. L’herbe tendre. Je suis une sinistre crapule. Cependant je ne veux tout de même pas vous voler, à vous, la fille de vos œuvres… votre fortune.

— Mais, bégaya le père de Marguerite atterré, sinon très étonné, car avec un anarchiste militant il faut s’attendre aux pires lunaisons, c’est idiot cette envie-là ! Est-ce que vous pensez que je suis assez Jean-Jean pour laisser ma fortune dans un coffre-fort… quand il y a les banques ?

— Oh ! vous savez, riposta Fulbert, dont les prunelles sombres eurent un jet de feu, c’est pour la forme, simplement ! On viole une de ces machines vides en passant, un soir d’avril, comme on éventrerait une femme sans cœur, histoire de lui faire sentir sa puissance de mâle ! Cher Monsieur, je n’en reste pas moins votre obligé… pour les parfums d’iris que j’emporte avec moi (et il désigna une plate-bande en face de la fenêtre ouverte).

— Où allez-vous vivre, maintenant, ne possédant ni certificat, ni papier, ni répondant… Avec des envies de ce goût-là… je ne peux guère vous donner de recommandation, moi !

— Je garderai encore quelques semaines le petit taudis du bord de la forêt, si vous le permettez. On y respire un air vraiment pur, et il y règne une fraîcheur de cimetière provincial qui calme les fièvres.

— Enfin… comme il vous plaira. Il est plus sage de fuir les tentations, et le péché non commis est à moitié pardonné. À vous revoir !

Et le directeur de Flachère affecta le maintien bon enfant qu’ont les médecins aliénistes devant un agité.

Le soir, il confiait à sa fille, en pouffant dans sa serviette, que les anarchos ne sont pas ce qu’un vain peuple pense :

— … Des dégénérés !… des névrosés !… des pauvres diables qui, au dernier moment, vous flanquent toujours la bombe dans les water-closets… Ils manquent de poigne !…

Marguerite, plus blanche que la serviette de son père, l’approuvait, par signes.

IX

le retour de flora

— Flora ! Non, ce n’est plus l’autre, c’est elle ! Flora vivante ?…

D’un bond, Fulbert fut au seuil de sa hutte. Dans le soir qui tombait il avait bien reconnu cette spéciale silhouette de femme, glissant sur le sol comme une ombre, dont les pas n’émettaient aucun bruit et qui avait l’aspect de ces nuées flottantes, grises, se levant sur les mares à l’heure crépusculaire. Esprits des eaux, tourments des hommes ! Quelque chose qui n’est pas l’amour et qui vient peut-être de la part de l’amour. Quelque chose qui fait le mal inconsciemment, qui est déjà mort et nous force à mourir.

Elle s’arrêta, un peu lasse, à la petite barrière des buissons, hochant la tête :

— Oui, c’est moi, Ful. N’aie pas peur, c’est bien moi, ta Flora.

Elle parlait d’une voix exquise, très douce, presque gaie, une de ces voix qui vous font aimer la bouche la plus corrompue, car un accent est souvent le parfum des paroles. Elle parlait, cette femme, ou chantait, comme certains démons doivent parler en rêve aux jeunes hommes solitaires pour leur apprendre toute la musique du désir, ses rythmes particuliers, et des ondes voluptueuses allaient s’élargissant dans l’oreille, diluant le mot jusqu’à l’oubli tant le souvenir du son était encore plus doux.

Fulbert eut froid au cœur, chaud sous le front.

— Elle revient… pour m’emporter.

Et il recula, se frotta les yeux, regarda ses mains.

— Non, elles ne sont plus rouges. Rien n’est arrivé. Mes mains sont nettes, je les ai essuyées à la robe de l’autre. C’est Flora vivante.

Il cria, éperdûment :

— Flora vivante !

— Ful, mon Ful, je n’entrerai pas si je te fais peur. (Elle ajouta, les bras tendus :) Oui, je suis vivante, guérie, regarde-moi. Je suis toujours ta Flora et je viens pour te le dire… C’est Mr Marcus, ton ami, qui m’a donné ton adresse. Il m’a fait promettre de te pardonner. (Elle sourit d’un sourire qui éclaira sa face demeurée grise dans le crépuscule.) Est-ce vrai… que tu me pardonnes, Ful… de ne pas être morte ?

Fulbert sortit de sa cabane, s’approcha de la femme. Aussitôt que ses doigts eurent effleuré l’un de ses bras tendus, il eut une espèce de répulsion nerveuse, se recula.

— C’est bien elle. Je ne dors pas. Je ne suis pas fou. Elle est revenue !…

— Flora (dit-il après un silence farouche), mon ami Marcus est le plus vil des entremetteurs, voilà tout ce que je peux te répondre.

Alors, on vit une chose étrange. Flora se replia sur elle-même comme une couleuvre qui s’efface dans les herbes après s’être balancée toute droite, et elle passa la petite barrière des buissons à genoux.

Le manteau gris, à capuchon, un cache-poussière de soie un peu déteinte qui la couvrait, se prit dans les ronces et se déchira, elle émergea de son enveloppe terne vêtue d’une robe de peluche rose, atroce et jolie, si vieille qu’elle avait le reflet d’un tas de fleurs fanées, car elle était de cent roses différents, depuis le rose jaune jusqu’au rose pourpre. Sur les hanches et aux creux des aines, l’étoffe lui formait des plis horribles, des plis de peau. Le capuchon se renversa et la tête apparut, casquée de cheveux roux, fardée, coupée de rides précoces, mais illuminée de deux yeux verts et or tout à fait splendides. Pour adoucir les feux de pierreries de ce regard, les cils noirs tombaient, en frange espagnole, longs et brillants, comme déjà scintillants de larmes.

Fulbert saisit la jeune femme agenouillée devant lui aux épaules et la courba sous son poids.

— Je te hais ! Je te hais ! Que viens-tu faire ici, lâche créature, espèce de chienne battue ? Et combien d’hommes t’ont passé sur le ventre, hein, depuis notre dernière nuit ! Dis ! Combien d’hommes ?

Elle souriait, semblant trouver cette réception toute naturelle.

— Autant que de nuages au ciel… qui sera bleu demain, mon Ful !

— Va-t’en. Je ne veux ni te voir ni t’écouter.

— Laisse-moi entrer chez toi d’abord, Ful, soupira-t-elle, je t’expliquerai tout. Je suis brisée. C’est une longue course que celle que j’ai dû faire et je ne suis pas bien solide. Laisse-moi entrer un petit moment chez toi pour me reposer ; après, je m’en irai. Je suis si contente que la tête me tourne.

Fulbert la souleva. Elle était à la fois légère et lourde, légère parce qu’elle était très souple, lourde parce qu’elle s’abandonnait. Il la porta, la jeta sur son lit d’un geste sauvage, puis demeura hébété en face d’elle.

— Flora n’est pas morte ! répéta-t-il d’une voix sourde.

Elle joignit les mains.

— Assieds-toi près de moi. Je veux te regarder à mon aise, Fulbert. Je m’imaginais, au contraire, que c’était toi qui étais mort… Tu ne veux pas ? Eh bien, je vais m’asseoir par terre !

Il s’assit près d’elle, machinalement, et elle glissa par terre se blottissant entre ses jambes, la tête levée vers lui, ses cheveux se tordant le long de sa poitrine comme une ancienne souffrance qu’il connaissait trop. Et ainsi posée en esclave qui implore, elle se renversait pour le mieux dévorer des yeux.

Ils se regardèrent longtemps ; leurs lèvres frémissaient, lèvres d’enfants qui n’osent pas pleurer, et peu à peu leurs deux masques de pauvre humanité cruelle et torturée, plus torturée encore parce qu’elle a été cruelle, prirent une expression de joie divine. On sentait qu’ils ne pourraient rien se dire qui fût d’accord avec leurs âmes et que les paroles qu’ils échangeraient désormais ne signifieraient rien.

Lui, renouvela sa question idiote, les dents serrées, se penchant sur elle et la tenant toujours férocement aux épaules.

— Combien d’hommes ?…

— Je ne me souviens plus, chéri. À l’hôpital on ne s’amuse guère, tu sais. J’ai été bien malade. Toi, comme tu es changé, mon Ful. Je me disais en venant : je rôderai autour de sa maison, et s’il a l’air heureux, je m’en irai sur la pointe du pied, mais si je le vois très triste j’entrerai chez lui pour lui dire que je suis guérie. Peut-être que cela lui fera plaisir. Ton ami, Mr Marcus, le journaliste…

— Tu as couché avec ? interrompit brutalement Fulbert.

— Oui, là, j’ai couché avec…

— Tu mens !

Elle éclata de rire, d’un rire tremblant comme un sanglot. Elle riait toujours d’une façon maladive, même autrefois, et cela faisait de la peine quand on s’en souvenait.

— J’étais sûre que tu allais me crier ça. Non, je n’ai pas couché avec parce qu’il ne me l’a pas demandé. Ensuite il m’a raconté des choses qui m’ont rendue méfiante. Il voulait m’envoyer à la préfecture te dénoncer, certifiant que c’était pour ta tranquillité, qu’on te ferait rechercher comme fou et que tu serais mieux dans un cabanon. Je lui ai fabriqué une belle histoire à mon tour, l’histoire d’un couteau sur lequel je suis tombée, un soir, en voulant allumer une bougie ! Car, tu n’as pas frappé, Ful ! C’est moi, qui, toute endormie, me relevant à tâtons, ai trouvé un couteau, n’est-ce pas, tu te le rappelles, Fulbert ? Mon Dieu, comme tu es pâle !

— Tais-toi ! Je ne suis pas fou. J’ai fait ce que j’ai voulu… Je t’ai frappée parce que… je ne pouvais pas faire autrement.

— Oh ! Fulbert, quelle nuit ! Qui aurait cru cela de ta part, mon pauvre Fulbert chéri ? Et tu t’es en allé… sans te retourner pour m’embrasser. Je me suis réveillée toute seule. J’ai poussé un grand cri en me réveillant, et j’ai aperçu mes draps rouges, et la porte grande ouverte devant moi, sur le corridor tout noir ; tu étais parti. Je me suis levée la poitrine brûlante. J’ai hurlé terriblement, mais je ne sentais pas mon mal, je ne me croyais pas blessée. J’ai couru jusqu’à l’escalier, t’appelant, puis je suis tombée en même temps que j’arrachais le couteau… Plus tard, je me suis souvenue, sur un lit d’hôpital, un autre lit que le mien, dont les draps étaient blancs au lieu d’être rouges… et la porte était bien fermée devant moi… pour toujours sans doute. Je pensais que j’étais vraiment morte. (Ses yeux étincelèrent, lui lançant une caresse éperdue.) Maintenant, mon Ful, je sais bien que je suis vivante puisque je te revois !

Fulbert saisit sa tête de sainte en extase à deux mains et la souleva jusqu’à sa bouche ; telle une coupe remplie de larmes qu’il aurait voulu boire avant qu’elle débordât.

— Est-ce que tu as beaucoup souffert, dis ? Elle baissa ses yeux, faisant luire ses cils.

— Non. Ne t’inquiète pas. Les médecins ont déclaré que j’avais saigné tout ce qu’il fallait de sang pour pouvoir me guérir, mais que ce serait long. J’ai eu chaud. J’ai eu froid. J’ai eu la fièvre et j’ai battu la campagne. Dans ma poitrine une espèce de bête me mordait d’abord très fort, puis plus doucement. Quand ton ami Marcus est venu, ça ne me faisait pas plus mal qu’un petit chat ! Et encore un peu, pourtant, quand on appuie sur la plaie. Dès que j’ai su que tu… te portais bien, que tu étais… sauvé, ça m’a remise complètement sur mes deux pieds et je suis partie aussi, sans me retourner. Je n’avais plus personne à embrasser chez moi, tiens !

— Tu ne t’es arrêtée… nulle part ?

Elle plissa la bouche.

— Si, avoua-t-elle bien bas, pour… manger.

Il se mit à rire sourdement.

— Elle s’est arrêtée en route. Parbleu ! Pour manger… ou coucher, plutôt ! Allons ! Combien de fois… as-tu mangé ? La délicieuse phrase ! D’ailleurs je m’en doutais. C’est naturel ! Voyons ! Chez mon ami, Mr Marcus. Non ! je ne le croirai pas. Il n’aime pas les femmes qui ont faim, lui ! Chez qui ? Mais parle donc, misérable fille que tu es ?

Flora était presque suspendue par la tête aux mains de Fulbert. La coupe déborda. Des larmes chaudes inondèrent son visage velouté de fard. Elle parut toute rose, sous la poudre, et plus jeune. Tout son être tordu, à poignées, comme ses cheveux, se raidissait en une muette supplication d’amour. Pourquoi lui gâtait-il cette heure de joie miraculeuse. Ah ! il serait donc encore jaloux… et de quoi, mon Dieu ! Pour si peu de chose.

— Veux-tu répondre ?

— Mais tu vas m’étouffer, Fulbert ! Je n’ai que le souffle. Si je te mens, tu sauras quand même. Et si je ne te mens pas…

— Je croirai que tu mens, selon ton habitude. Il vaut mieux parler.

— J’ai suivi… Oh ! Fulbert, j’étais trop heureuse de te revoir… ça ne pouvait pas durer… entre nous.

— Dépêche-toi. J’attends.

Elle essuya ses larmes d’un geste résigné, courba le front sous les yeux de phosphore qui la fascinaient, et murmura d’un accent monotone, petite fille récitant la leçon éternelle :

— J’ai suivi… un soldat. Je n’avais pas de robe, et on avait tout vendu chez moi pour mes frais d’hôpital. C’est un officier d’artillerie. Il est en garnison tout près de la propriété de Flachère. Je l’ai choisi à cause de ça, tu comprends. Mr Marcus m’avait bien expliqué où tu demeurais, mais je n’osais pas t’écrire et j’avais surtout peur de leur enquête malgré mon histoire du couteau. Ton ami me disait que tu voulais épouser une demoiselle très riche et qu’il fallait t’empêcher de commettre ce crime. Quel crime ? Je ne sais pas, mais cette idée de mariage-là me faisait mourir deux fois. Je suis venue dans sa garnison, lui promettant tout et le reste, et je me suis échappée dès que j’ai eu ma robe. Elle n’est pas neuve. Elle aurait coûté plus cher, il y a trois ans, je t’assure. Enfin, comment voulais-tu que…

— Tu as très bien agi. Marcus ne sait pas ce qu’il raconte. C’est un imbécile. Il s’amuse en journaliste. Toi tu t’es amusée en… fille. L’essentiel est que vous ne vous soyez pas amusés l’un avec l’autre, car cela me cuirait davantage. Vraiment parlons de ta robe. Elle est affreuse. (Il suffoquait.) Ce soldat… cet officier d’artillerie demeure… loin ?

— Je t’en prie, Fulbert, ne me tourmente pas. Il demeure… à son régiment, à Salons-Laffitte, là, derrière la forêt. Mais je ne le verrai plus.

— Ah ! Et il est bel homme, très vigoureux, sentant le chien mouillé, comme tous les soldats. N’est-ce pas toi qui m’as dit que tous les militaires sentent le chien mouillé ?

Il éclata de rire et se releva violemment, laissant tomber Flora de toute sa hauteur.

Celle-ci se coucha par terre, entourant ses genoux de ses deux bras.

— Fulbert ! oh ! mon Ful ! j’ai tant souffert ! S’il me fallait encore m’en aller ce soir, je n’aurais plus la force. Garde-moi au moins cette nuit.

— Le beau palais de prostituée que ma maison ! Pauvre Flora ! Regarde un peu où tu es ! Le vent passe au travers des murailles et la terre humide sert de tapis. Tu te roules dans la boue avec ta belle robe. Jolie robe ! Très jolie robe ! d’un goût exquis… elle est d’un rose spécial… Attends-donc… rose-porc ! Couleur délicate, fonçant un peu aux coutures, c’est-à-dire devant et derrière. Y a-t-il même des coutures ? C’est fendu, simplement. Une robe pour officier, les plis servent de galons. Allons, te relèveras-tu ?

Flora ôtait silencieusement les agrafes de son corsage. Elle apparaissait nue, en dessous, sans corset, sans chemise et sans jupe. Cette robe lui collait au corps comme une seconde peau. Sa gorge, striée de petites marques ressemblant à des raies d’ongles, était encore ferme et gracieuse. Le sein gauche exhibait une entaille rouge, deux lèvres à peine fermées, une autre bouche qui disait plus haut que n’importe quelle parole : voici la plaie d’amour où tu es entré jusqu’à la garde de ton couteau, cruel !

Fulbert fut aveuglé comme par un jet de sang. Il essaya de tourner la tête. Flora se mit à genoux, ses bras blancs, de nouveau, s’enroulèrent à lui.

— Ful ! je sais que tu ne m’aimes pas, que tu ne m’aimeras jamais peut-être, mais, quand… j’étais morte, pensais-tu à moi ?

— Oui, j’y pensais, avoua Fulbert, tremblant de tous ses membres.

— Tu l’as dit à ton ami Marcus et il me l’a répété, voilà pourquoi j’ai osé revenir.

— Mon ami Marcus est un vil entremetteur, un traître…

— Fulbert ! Écoute-moi bien. Je ne mens plus. Si je venais mourir chez toi… si les médecins m’avaient dit que, malgré mon air de guérison, je devais mourir tout de même bientôt ? Voudrais-tu encore me renvoyer ?

Fulbert poussa un cri terrible et la dressa tout debout contre lui.

— Qu’est-ce que c’est… répète un peu… mourir ? Tu es à moi et je te le défends. Flora, je veux savoir la vérité…

Elle lui mit la main sur la bouche.

— Chut ! murmura-t-elle. Je mens toujours, c’est convenu ! Toi, n’avoue pas, je te veux libre, sans cela nous serions trop malheureux ! Quelque chose nous sépare et il faut que cela soit ainsi pour que tu demeures mon maître, le seul. Si tu m’aimais comme je t’aime, cela te ferait trop de mal. Moi, j’ai fini mon temps, et le secret de l’amour, tu peux le garder pour une autre… Tu veux donc te marier ?

Elle ne pleurait plus, blottie dans ses bras, lui montrant, de tout près, ses dents qui brillaient d’un sourire singulier, moitié caresse, moitié morsure.

— Me marier ? Une invention de Marcus ! Et puis, j’ignore cet art-là, se fiancer, promettre la fidélité qu’on vous promet, ne pas être jaloux des hommes qui passent, de tous les hommes, simples officiers ou puissants civils. Non, vraiment, je n’ai guère envie de me marier… aujourd’hui.

— Alors, répondit Flora dans un long soupir, c’est ici la maison de la joie. On ne va pas, bien sûr, se ravager la figure à pleurer… parce qu’on a tué ou qu’on est mort ! Quand nous nous disputerions éternellement, cela n’y changerait rien ! On s’est rencontré trop tard, mais on mettra les morceaux doubles… et rien n’effacera mieux la cicatrice. Je n’ai connu personne avant de te connaître. Qui donc aurait osé me tuer par jalousie ? Prends garde aux vierges, Fulbert ! À celle que tu dois aimer après moi ! Les vierges vont en paradis, mais elles ne le donnent pas. Sans moi, jamais, jamais tu ne seras heureux, mon Ful ! Et ce sera là mon unique reproche…

Fulbert la ramenait vers le lit, le pauvre lit de sangle, si étroit et si dur. Ils y tombèrent enlacés.

— Chère Flora menteuse, pourtant si vraie, qui vit… tellement elle en meurt, ma Flora unique, celle à tout le monde ! Ah ! oui, je l’attendais sans le croire possible, ce retour de joie… J’ai tant rêvé de ton sang qui coulait sur mes mains, lentement, lentement, comme une eau tiède ou la langue lécheuse d’un chien soumis. Le mariage ? Où avais-je la tête ? Moi, ton amant… Mais, j’y songe ! As-tu faim ? As-tu soif ?

Fulbert se détacha de sa bouche pour respirer douloureusement à son tour.

— C’est qu’il n’y a rien, ici, fit-il, un peu inquiet. Ni pain frais, ni vin fin. Ah ! l’horreur de mon existence, ma pauvre Flora ! Dans quelle fosse viens-tu choir, toi et ta robe rose, si veloutée par les baisers qui savent payer en douceurs. Je n’ai rien, rien à t’offrir, ce soir, ma fille.

— Ne te tourmente pas, Ful, moi j’ai de l’argent tout au fond de la poche de ma vilaine robe rose. Nous partagerons comme jadis, les jours de dèche. Nous boirons de mon sang tous les deux… tu communieras de ma chair et tu me pardonneras de ne pas pouvoir te donner davantage. Je suis venue aussi pour te sauver de la faim de l’estomac… c’est celle qui fait le plus de mal, sur le moment. Ton cœur, ensuite, aura plus chaud près du mien. Mon petit grand Ful ! Comme tu es maigre ! Je compte les os de tes mains dans mes doigts.

— Toi, tu ne songerais pas à épouser mes mains dans cet état, petite Flora, l’anti-bourgeoise ?

— Épouser tes mains ! Tu as toujours de si drôles de paroles. Ah ! tu n’as guère changé d’esprit, mon Ful !

— On épouse les mains puisqu’on les demande en mariage !

— Tu as raison, mais si on n’épousait que ça…

Il eut un rire franc.

— Ça pourrait valoir mieux, certainement, sous le rapport de la correction.

Flora regarda autour de l’unique chambre de leur maison de joie. C’était sombre. Dans un coin, la lanterne qu’on lui avait prêtée, un soir, pour s’éclairer jusqu’à son château, scintillait vaguement, d’un fer blanc plus propre que le reste de son ménage. La fille se dressa, résolue, noua ses cheveux et boutonna son col, chercha son manteau.

— Je vais aller au plus près, je trouverai bien du pain et des légumes, une côtelette pour toi. Demain on arrangera des menus plus soignés. Dans ce sale pays, on doit tout de même vendre des choses ordinaires. Comment t’y prends-tu, d’habitude ?

— Je vais quelquefois dîner chez le directeur de Flachère.

— Ce M. Davenel qui a une fille ? Un homme riche ?

— Oui.

— Alors, tu n’es pas invité… ce soir ?

— Non !

Il la contemplait, les yeux phosphorescents, ayant oublié et la faim et la soif. Il ajouta de son plus âpre accent de gouaille :

— Tu as de la servante dans la peau, Flora, il faut que tu t’occupes de la cuisine… maintenant.

Elle se baissa pour allumer la lanterne, ne découvrit pas les allumettes.

— Je m’occupe de toi, d’abord, car, moi, je n’ai plus d’appétit depuis longtemps. Tout ce que je mange a le goût de la terre.

— Ne te reste-t-il pas le goût de la volupté ? Ou as-tu peur que je défaille dans tes bras ?

Flora reposa la lanterne sur le sol.

— Comme ça, donc ? Sans dîner… Ful ?

— Le festin d’amour, oui, le seul où je puis m’enivrer pour oublier… ta mort et ma vie.

Ils retombèrent enlacés sur le petit lit de sangle, si dur !

Le lendemain, à l’aube, une aube douce et claire après une nuit très fermée, une nuit sans étoiles, Flora se releva sur un coude, le regarda dormir à ses côtés. Il dormait en petit enfant qui a retrouvé sa bonne mère, la Volupté, il dormait très pâle et très maigre, malgré un léger souffle qui gonflait sa poitrine d’un nouveau plaisir de vivre. La chambre était remplie de l’aurore qui entrait par tous les trous de la toiture. Toute la pauvreté de ce logis bizarre éclatait de couleurs naïves. On eût dit un ménage d’enfant. Des petits plats, une petite terrine, un verre, des petits brins de bois coupés menus pour la flambée dans un âtre de sauvage fabriqué maladroitement par un homme trop civilisé. Mais on voyait des fruits rangés sur une planche suspendue, hors des atteintes du rat voleur ou des pies qui se permettaient souvent une descente par le plafond. On devinait les soins méticuleux du solitaire pour garer les miettes de son repas de toute profanation. Il avait une serviette pendue devant le pain, comme le rideau d’un temple.

Flora souriait.

Sain et robuste, il dormait nu, n’ayant pas peur de s’enrhumer, sans draps, les pieds seulement couvert du tas de ses vêtements, histoire de les défendre, la nuit, contre toute intrusion malhonnête. Il semblait fait définitivement à sa vie de pénitent du désert… mais ce matin-là il ne se réveillait pas pour l’habituel chapelet de misère à se réciter à lui-même. Il ne pensait ni au feu, ni au pain, ni à la boisson, trop trouble, de son café mêlé de glands grillés, ni à l’heure de la chasse aux légumes perdus. Il dormait, tel un roi, sur son trésor enfin reconquis.

Flora eut un frisson. Sa chair était bleuie par endroit, elle sentait ses reins brisés, sa poitrine creuse. On lui avait vidé le sein de tout le sang de son cœur et la cicatrice, avivée sous le jour, se glissant jusqu’à elle comme la lame d’un couteau brillant, se faisait plus rouge, entr’ouvrait deux lèvres presque humides, une fente de bouche pourpre qui venait de vomir une âme dans la folie des étreintes.

Elle toussa nerveusement.

Il s’éveilla, se jeta sur elle, très vite remonté vers la joie de la voir nue et encore belle, ses cheveux tordus derrière eux avec un air de serpent qui les guetterait.

— Aime-moi ! murmura-t-il, la saisissant à pleins bras. Dis-le-moi, prouve-le-moi toujours ou je croirai que tu es un fantôme et j’aurai peur ! N’est-ce pas que le bonheur guérit ?

Elle le repoussa, baissant les yeux.

— Non, je me sens mal. Regarde, on jurerait que ça saigne…

Elle désignait sa plaie que le soleil, à présent, faisait resplendir.

Il fronça les sourcils, serra les poings.

— Et puis, continua-t-elle doucement, il faut que je garde des forces pour aller aux provisions. Tu voudras déjeuner… tu n’as pas dîné hier.

— C’est juste ! Va donc retrouver ton soldat, répondit-il tout grondant de rage. Tu ne seras jamais qu’une putain ! (Se tournant du côté du mur il ajouta, la voix sombrée dans un sanglot :) La putain… c’est celle qui se refuse.

Elle eut un sourire triste, le sourire de son secret, car, maintenant, elle sentait bien que le médecin ne l’avait pas trompée ; si elle reprenait sa vie de fille, elle en mourrait.

…Mais elle se donna, plus tendrement, les yeux fermés, répétant :

— Oui, tu as raison, la bonheur n’a jamais tué personne.

X

dans la fosse commune

Le haïssait-elle ?

La haine ? Il lui était bien difficile d’enchaîner de ce mot ses sentiments de bourgeoise offensée et ses intimités d’amoureuse égoïste. Elle se trouvait dans la période aiguë de son tourment, d’autant plus grand qu’elle ignorait sa nouvelle résidence depuis plus de deux mois, son tourment de femme délaissée, dédaignée, n’ayant peut-être jamais eu de puissance réelle sur ce fougueux garçon. Il n’était, hélas ! pas du bois dont on fabriquait les pantins ! Il n’était pas sa chose, son objet de vitrine.

Le père affirmait qu’il habitait encore la cabane du bord de la forêt. Des ouvriers prétendaient qu’on l’avait aperçu rôdant à Salons-Laffitte, du côté d’une maison louche où les artilleurs de la garnison allaient souper avec des filles, et les servantes s’écriaient, pudibondes :

— Voilà un oiseau de malheur parti ! Bon voyage ! Nous n’irons bien sûr pas fouiller son nid pour y trouver de la vermine.

Le vieux Jacqueloir et Gaufroi le rimeur se renfermaient en un prudent mutisme, tout en échangeant quelques signes d’intelligence. Du moment qu’il s’agissait d’histoire de femmes, ils pensaient qu’il valait mieux ne pas déranger l’oiseau funèbre. Enfin, on ne savait rien, ni elles, ni eux, ni personne, et cela n’avait pas la moindre importance ; un vagabond arrive, on lui fait l’aumône, il s’en va, on ne lui doit plus que l’oubli.

L’oubli ! Marguerite Davenel tournait lentement, colombe malade, autour de sa cage, de sa chambre virginale où tout était pur, les rideaux de mousseline, les tapis de toisons pascales, les petits ronds au crochet, toiles d’araignées blanches veuves de leur mouche. Que faire ? Elle était prisonnière dans sa dignité de fille vertueuse. Une phrase, une démarche imprudentes, et elle découvrait l’odieux mystère d’une liaison avec un bandit sans foi ni loi qui s’amuserait à renier publiquement ses aveux si la fantaisie lui en prenait. Écrire ? Jamais ! C’était probablement cela qu’il attendait, une preuve palpable pour commencer un savant chantage. En avouant tout à son père elle risquait une scène effrayante. Elle s’imaginait aisément la stupeur de ce grand capitaine de l’industrie (qui lui reconnaîtrait, un jour, cinq cent mille francs de dot), en apprenant que son unique enfant, créature absolument bien élevée, aimait un malfaiteur capable de lancer une bombe ou d’éventrer un coffre-fort, les soirs d’avril ! Et par-dessus tous ces raisonnements, elle ignorait la valeur de sa passion personnelle mise en regard de la valeur sociale de cet individu. Il y a positivement des gens qui ne s’épousent pas. Toute une lignée d’honnêtes femmes criait en elle contre le scandale d’une union aussi monstrueuse. Quand bien même son père serait arrivé à métamorphoser ce pseudo-anarchiste en rond-de-cuir, en aurait tiré un Jacqueloir de l’avenir ou un Gaufroi du présent, elle n’aurait jamais pu consentir à ce mariage. Et c’était bien parce qu’elle ne connaissait pas au juste le motif de son tourment qu’elle souffrait ! Elle finirait par le haïr sincèrement surtout parce qu’elle souffrait trop.

Elle ne mangeait plus, ne buvait plus sans songer à la gourmandise voluptueuse de ses lèvres. Elle ne lisait plus un mauvais livre sans entendre la caresse bizarre de ses paradoxes, de sa voix âpre et rauque, laquelle s’adoucissait si singulièrement sur certains mots, se faisait câline comme une voix de ces petits de la crèche quand ils imploraient d’elle du sucre d’orge ou une tape sur la joue. Il ne lui avait pas semblé dangereux parce qu’elle le considérait non comme un homme, bon ou mauvais, mais comme un animal, un fauve aux pattes entravées exhibant encore les plaies de son corps mordu par tous les chiens. On ne reproche guère à un fauve de ne pas posséder un tempérament de bichon favori. Il n’avait pas de honte et il ne savait point l’élégance des orgueils hypocrites, des petites comédies de salon ou de chambre à coucher… mais…

… Mais connaissait-elle bien, en lui et ses leçons d’amour parlé, l’homme qui aime une femme, puisqu’il était à la fois plus et moins qu’un homme ordinaire ? Que pouvait-elle conclure en présence d’un abandon si complet, de ce brusque retour à la vie des bois d’un loup très peu apprivoisé, si peu qu’il préférait son ancienne misère au collier souple de son bras blanc ? Le souvenir de ses dernières injures lui cuisait abominablement et elle ne se serait pas trop étonnée de voir sur ses chairs des traces de fouet. Il l’avait traînée dans une fange pire que les dessous de Flachère. Il l’avait précipitée toute vive, toute vierge, dans la fosse commune du plaisir. L’idée de Marguerite sur les filles qui trafiquent de leur corps était naturellement celle de toute créature ayant reçu la certaine éducation que l’on admet dans la meilleure société moderne comme le brevet d’une certaine morale. On ne dissimule plus aux jeunes filles de vingt ans qu’il existe des femmes qui font le trottoir, mais cette armée, nécessaire à la conservation des mœurs de jeunes gens à marier, se subdivise en plusieurs catégories dont le classement s’organise rien qu’en dépouillant le courrier du matin. Il y a la grande demi-mondaine qui touche aux arts (on sait par quoi !), dont les toilettes, les hôtels et surtout l’assassinat sont un premier-Paris acceptable (on ne passe pas les détails) ; puis il y a la fille-mère, personnage sympathiquement louche qui a perpétré le malheur éternel d’un brave homme en lui lançant du vitriol ; puis enfin la fille tout court ou la pierreuse, en argot des boulevards, le rebut de l’humanité. Celle-là, les ouvriers et les domestiques ont le droit de l’appeler d’un nom plus populacier. Ce nom sonnait encore à ses oreilles de pucelle et elle en demeurait étourdie, affolée. C’était une injure absurde, un cri de charretier sauvage, de soldat ivre, ça n’avait pour elle aucun sens et cependant c’était cela qui l’avait le plus blessée. Elle entendait ce mot-là retentir dans le profond silence de ses nuits et elle l’entendrait jusqu’à sa mort. Elle avait bien pensé une seconde à se tuer pour ce seul mot-là. Et elle demeurait seule, murée dans cet isolement où hurlait le mot, grinçant des dents de colère, claquant des dents de terreur. Un abîme s’était creusé entre elle et lui qu’il avait voulu creuser lui-même, généreusement, mais elle devinait bien que cet homme, dépourvu de sens moral, sinon de chevalerie, enragé de misère, capable de choses effrayantes, la méprisait pour sa prétendue gloire d’honnête fille, de pure bourgeoise. Ce n’était donc pas un triomphe de se garder aux yeux d’un amoureux pauvre ? Elle n’avait, en effet, jamais songé à faillir. Rien ne lui semblait plus sot, dans les livres, que la ligne de points… le moment du sacrifice. Elle n’excusait pas ce petit instant de folie qui gâtait tout le roman à ses yeux. D’ailleurs, donnant donnant, s’il existait le plaisir de prendre, il fallait au moins qu’il y eût le plaisir de se donner. Elle n’avait pas le goût des choses sales… et elle redoutait les enfants, cette peste, la suite logique de tout mariage d’aventure. Quand elle se marierait sérieusement, elle verrait à mettre de l’ordre à ce sujet dans son ménage. Il y a l’amour tout court, qui est se plaire. Une sorte de marivaudage gracieux, propre, n’allant pas jusqu’au jeu de main trop poussé. Elle aimait un homme pour avoir peur de lui, mais pas pour succomber, parce qu’alors le jeu n’en aurait jamais valu… l’incendie ! Non, elle ne brûlait pas… et pourtant se sentait damnée, elle qui ne croyait que par politesse aux choses de l’au-delà. Il existait un enfer, un trou noir, une fosse commune où l’on roulait pêle-mêle les femmes de vilaines mœurs et les vierges qui avaient seulement tendu leurs mains aux mains des démons corrompus. Elle se voyait la compagne de ces malheureuses et elle hurlait comme elles en dedans, elle hurlait avec les loups qui l’avaient mordue, plus malheureuse mille fois, elle qui ne pouvait ni se plaindre ni se sauver avec les loups !…

Son orgueil de vierge ?

Une bonne plaisanterie ! Que lui restait-il d’agréable maintenant qu’elle ne le reverrait plus. C’était là l’enfer, ne plus le revoir. Il ne devait pas revenir à cause de l’abîme creusé non pas précisément entre elle et lui, mais entre son père et l’époux futur qu’il aurait pu devenir. Elle avait joué au petit jeu de main pigeon vole, et elle avait perdu un mari, l’unique mari qui l’aurait peut-être aimée pour elle-même, en dépit des dessous de Flachère et de sa fortune qui faisait reculer les prétendants soucieux d’étiquette. Elle n’avait jamais rêvé d’épouser qu’un roi riche ou pauvre. Elle désirait un sceptre, celui de l’élégance ou de l’horreur… Mais elle ne voulait pas du monsieur banal qui la laisserait par paresse ou bêtise croupir dans le fumier de sa fortune. Ah ! fuir, se sauver, sa robe de vierge sur la tête, rejoindre les loups, serait-on poursuivi par tous les chiens de garde, rejoindre les loups, mordue, couverte de plaies, pour hurler enfin avec eux, les punir ou en être définitivement dévorée.

Et, chose étrange, elle ne risquait pas un geste de liberté, ne sortait même plus pour des promenades au jardin, ne posait aucune question, ne poussait aucun soupir, tournait lentement dans sa cage de colombe blessée à mort sans songer à l’acte décisif qui l’aurait guérie.

L’amour, chez quelques espèces particulières de femmes, est si réellement une maladie qu’elles peuvent éprouver ses tortures ou sa joie sans être amoureuses. Mlle Davenel aimait Fulbert, ou le haïssait, à la façon dont on a un abcès. La fièvre qui minait ses sens la portait à coucher seule, et voilà tout.

Le raffinement de son supplice, c’était la phrase de son père : « Ces gens-là manquent de poigne ! » Il la répétait souvent, tout heureux de rencontrer le défaut de la cuirasse dans ces gens-là, l’autre monde, celui des révoltés. N’avait-elle pas dit un jour : « Oh ! vous n’avez tué personne ! » Au repas pris en commun avec M. Davenel, Marguerite sentait mieux le poids de sa riche misère. Il fallait manger… avait-il faim, lui ?… boire… avait-il soif ?… et s’occuper puérilement de fleurs et de fruits, mener la monotone vie de tout le monde pendant une heure, conserver des attitudes indifférentes, ne pas renverser d’un mouvement trop brusque le verre plein ou la salière… Et l’absent assistait au repas, si correct, il demeurait là, debout près de la porte à jamais refermée sur lui. Elle le revoyait tel qu’il était apparu un soir, les prunelles en feu, la bouche tordue de son rire cynique : « Mademoiselle votre fille est une jolie personne, qui ment déjà fort bien ! » Où avait-elle lu cette phrase cinglante qui semblait écrite pour toutes les filles de bourgeois depuis des siècles ?

Avril sema ses pétales de fleurs d’amandiers.

Mai, follement, éparpilla les clochettes du jasmin d’Espagne.

Et juin fit éclater ses roses, toutes les roses de Flachère.

— Je pense, déclara, un matin, le père de Marguerite en veine de phrases maladroites, que l’anarcho s’est tiré d’affaire. On l’a rencontré dimanche à Salons-Laffitte, avec une sœur !

— Une sœur… sa sœur… il aune sœur, à présent ?

Le père déploya son journal pour cacher un demi-sourire de circonstance, et il s’empressa d’ajouter, l’accent très réservé, parce qu’on ne doit pas scandaliser les enfants :

— Pourquoi pas ! Il paraît que les compagnons de la bombe peuvent avoir des parents comme les simples mortels.

Une sœur… Il ne lui avait jamais mentionné sa sœur dans ses confidences les plus intimes. D’ailleurs, il ne parlait jamais de sa famille, il s’était déclaré très nettement orphelin.

Marguerite se sentait tellement bouleversée par cette nouvelle qu’elle demanda la permission de ne pas servir le café. Elle grimpa chez elle, sautant de marche en marche, une sorte de vertige la faisant se balancer sur elle-même comme une femme s’inclinant sous l’effort d’un vent furieux.

Ah ! il avait une sœur ?…

Était-ce vrai, était-ce faux ?… Son père ne voyait rien, ni vérité, ni mensonge. Il n’avait probablement pas plus compris l’histoire de la sœur contée par des employés que l’histoire de sa migraine du dessert causée par le temps orageux de cette matinée de juin si suffocante. Et elle se remit à tourner autour de sa cage, se rongeant les ongles. Une sœur. Il devait habiter Salons-Laffitte, avoir quitté sa cabane de la lisière du bois.

Enfin pourquoi n’irait-elle pas voir de ses yeux cette sœur, si elle existait, et qui, si elle représentait une parente ayant eu pitié, pouvait bien demeurer chez lui, s’être installée dans sa cabane d’ermite ?

Ah ! l’atmosphère était étouffante ! Elle attendrait le soir pour sortir, mais elle sortirait, oui, ce jour même. Elle prétexterait une course à la crèche, qu’elle négligeait trop depuis deux mois, et elle gagnerait les hauts épandages, la lisière de la forêt, elle irait… en passant. Marguerite, ce jour de chaleur orageux, se sentait chassée de chez elle par une puissance inconnue. Elle en arrivait au comble de ses souffrances et de sa rage… il fallait savoir d’une manière ou d’une autre si la terrible maladie, gagnée au contact de ce démon, était de l’amour ou de la haine.

Elle sortit vers trois heures, ne pouvant plus calmer son impatience. Il faisait certainement un temps exaspérant. Les plus courageuses résolutions tiennent à l’état du ciel. Peut-être aussi son enfer intérieur la poussait. Devant elle, un espace bleu flambait, limité par de vagues nuées roussâtres qui se fonçaient au-dessus de la ligne sombre des bois. Là, on aurait dit que des arbres s’exhalait une espèce de fumée montant d’un foyer mystérieux moitié braise émeraude moitié vapeur de soufre.

Marguerite avait sa robe de chambre, un peignoir de batiste blanche fanfreluchée et une ombrelle de soie de Chine, pas de chapeau. Elle ne savait plus comment elle était descendue de chez elle et comment elle avait oublié de prendre son canotier accroché dans le vestibule. D’instinct, elle se mentait à elle-même, ne trouvant pas l’occasion de dissimuler le but de sa course à des servantes ou à des employés.

— Je vais aller jusqu’au bout du champ de betteraves, si je ne rencontre personne j’irai jusqu’à la crèche et de la crèche… Cependant j’ai oublié mon chapeau. On ne fait pas de visites à des gens sans chapeau un jour pareil. Mais il vaut mieux que je n’y aille pas… ce sera pour demain. Je m’habillerai soigneusement. Je mettrai une voilette et je dirai ce que j’ai à dire. Papa est fou de laisser un abri à ces gens qui ne le payent pas et qui vivent sur nos terres comme des ennemis. Sa sœur ! Ce n’est pas une sœur… En tous les cas, il n’aura pas de femme chez lui chez moi. Un bon prétexte, ce serait d’y aller pour les mettre dehors…

Et elle tourna la crèche, laissa les rails du Decauville sur sa gauche, se jeta en courant dans le sentier menant au bois.

Il osait cela, lui, son bien, sa chose, son amoureux.

Elle courait dans l’atmosphère saturée d’électricité, tourbillonnant comme un petit volant de plumes blanches lancé par une élastique raquette. Ah ! il se permettait d’avoir une sœur, mais elle ! ne l’avait-il pas appelée littérairement sa petite sœur incestueuse ? En tous les cas si cette sœur était absolument légitime, elle, la petite sœur incestueuse pourrait peut-être s’entendre avec elle. On ramènerait le loup déchaîné à sa prison et on lui ferait rétracter les affreuses paroles… Maintenant la sœur devenait le bout du ciel bleu dans l’horrible tempête de son âme.

Elle allait, allait si vite qu’un moment elle dut s’arrêter contre un grillage de fil de fer, s’accrocher des ongles comme un pigeon blanc abattu par un coup de gaule sur le treillis d’une volière.

— Une sœur ! Jeune ou vieille ?

Elle éprouvait une telle crispation de gorge qu’elle n’avalait plus sa salive. Et puis elle avait très chaud, son corset la serrait trop, elle sentait un peu de sueur lui tiédir les aisselles. Cela marquerait sous les manches de son peignoir qui justement n’était pas de la plus irréprochable propreté. Elle se redressa, reprit son élan.

Elle arriva sans s’être aperçue du crochet depuis la crèche ; d’un mouvement machinal, elle poussa la barrière du jardinet et s’arrêta encore.

Tout paraissait bien désert, bien sauvage. Parmi des ronces rampantes et des vignes maigres, elle remarqua des touffes de violettes fraîchement plantées, d’humbles violettes des bois pâlottes à cause de l’ombre et, près d’elles, une petite cruche fêlée pour les arroser, mais les fleurs n’auraient bientôt plus besoin d’eau, car elles séchaient sur leurs tiges, ce n’était plus pour les fleurettes pauvres la saison du triomphant parfum.

Marguerite heurta du manche de son ombrelle la porte disjointe de la maison, sans nul doute abandonnée.

Ce fut la sœur qui vint lui ouvrir.

Et les deux femmes demeurèrent en présence, immobiles, effarées toutes les deux de s’apercevoir autrement qu’elles s’étaient rêvées.

Flora portait toujours sa robe rose ignoblement crasseuse, sans corset, mal coiffée, ses cheveux roux, d’un roux presque noir, ou teintés de suie, lui embrouillaient les traits, une mèche lui galopant sur toute la face. Son corsage déboutonné, car elle aussi avait chaud, laissait entrevoir la cicatrice de sa gorge. Elle tenait à la main une veste d’homme qu’elle brossait ou reprisait. Ses doigts semblaient si minces qu’on aurait eu peur de les briser en les serrant ; elle se traînait, l’air exténuée, vacillait sur ses jambes. Ces deux mois de caresses l’avaient fondue dans sa robe rose toute éreintée aux coutures. Et sa bouche plus grave, plus pâle, prenait un pli de désespérée lassitude. Cependant ses yeux d’un éternel vert printemps resplendissaient encore d’une lueur, d’une de ces flammes qui consument les pécheresses, mais leur fait jaillir un dieu du regard aux heures d’amour. Ce jour-là elle se négligeait, parce qu’il était sorti. Sans coquetterie aucune, elle se dépêchait pour les besognes utiles, lavait le peu de linge, recousait des boutons, brossait des habits… bientôt elle serait obligée de se retirer tout à fait du nid d’amour, et il convenait de laisser partout le souvenir de son dévouement d’amante. La porte s’ouvrant sur cette intruse, elle fut un peu éblouie de tout ce blanc, de ce soleil, de ces cheveux blonds, et derrière Marguerite entra vaguement la nuée de l’orage qui s’annonçait.

— Bonjour, Mademoiselle, dit-elle d’une voix jeune et chantante qui contrastait péniblement avec le délabrement de toute sa personne. Que désirez-vous ? (Elle ajouta, penchant la tête sur une épaule pour y voir sous la mèche battante de ses cheveux.) Est-ce que vous ne seriez pas Mlle Davenel, la fille de notre propriétaire ?

C’était à la fois ironique et naïf. Il lui avait fait si souvent le portrait de cette belle personne honnête qu’elle la reconnaissait tout de suite pour sa plus mortelle ennemie… sa propriétaire !

— Je suis en effet Mlle Davenel, fit Marguerite d’un ton hautain, et je suis venue de la part de mon père, en me promenant, pour savoir où vous en étiez de votre déménagement. Est-ce que Monsieur votre frère (elle appuya sur le titre) n’est pas ici ?

Flora boutonnait son corsage d’un geste d’adorable pudeur.

— Oui, dit-elle très doucement, mon frère est sorti et il ne reviendra qu’à la nuit si le temps ne se gâte pas ; il est allé chercher de l’ouvrage à Paris… Vous ne voudriez pas vous asseoir un moment, Mademoiselle, puisque vous êtes ici chez vous ?

Devinant que ce qui pressait le plus ce jour-là était de sauvegarder les convenances, elle se fit toute respectueuse, avec une nuance de tendresse dans la voix, pour bercer l’ennemie.

— Ah ! oui, notre déménagement… nous devons beaucoup de termes, bien sûr… c’est si triste de déménager tout le temps… et quand il ferait si bon à la campagne par ces chaleurs… enfin… vous nous accorderiez encore combien de jours ?… Vous êtes si jolie que vous ne devez pas être une propriétaire bien méchante, vous.

Elle se cramponnait à cette histoire du terme, essayant de ne pas commettre trop de gaffes. Qui avait inventé l’histoire du frère et de quelle catastrophe était-on encore menacé ?

— Vous comprenez, fit Marguerite, fermant son ombrelle et pénétrant dans cette redoutable obscurité d’antre, qu’après ce qui s’est passé il serait impossible à mon père de vous louer cette cabane. Elle est d’ailleurs inhabitable hiver ou été, je crois.

— Je comprends… je comprends… murmura Flora d’un accent détaché de tous les biens du monde. Moi je vais partir… mais lui… où ira-t-il ? Je vais vous expliquer, Mademoiselle ; j’étais là pour mettre un peu d’ordre. Un homme c’est toujours si gosse sous le rapport du ménage… Vous ne voulez pas vous asseoir sur ce lit, dites, Mademoiselle, on est fatigué de ce temps d’orage. Je vous en prie, asseyez-vous… la couverture est bien propre, je l’ai lavée et fait sécher hier… je laisserai tout comme je l’ai trouvé, voyez-vous, je sens que ce sera mieux ainsi… le quitter sans rien déranger de plus !… Ah ! le pauvre petit… mon Ful… où ira-t-il ?

Ses yeux brillaient de larmes, elle parlait tout à coup comme une vieille, une très vieille sœur, celle qu’on a initiée aux pires frasques, celle qui fut rudoyée, adorée, battue et rappelée tant de fois, celle qui revient toujours sur la pointe du pied quand dort la bête pour nettoyer les taches de vin sur les vêtements, les taches de sang sur les mains. Pauvre petit ! Pauvre Ful ! Sûrement qu’il n’avait jamais su se tenir, et que deviendrait-il quand elle l’aurait définitivement quitté ? Voici qu’une demoiselle haineuse leur croulait en avalanche de neige dans le dernier orage de leur passion. Ah ! c’était donc là cette belle personne dont il disait : « C’est une bien stupide créature ! » et dont Marcus, le journaliste, espérait empêcher le mariage ? Oui, elle était jolie fille… on la séduirait facilement si on savait la prendre par la vanité, car elle s’était assise dès que Flora lui avait glissé un compliment. À présent, elle regardait sournoisement ses petits souliers de peau blanche comme un baby qui aurait la bizarre envie de les sucer.

Flora s’assit à l’autre bord du lit de sangle, reprit sa couture interrompue, courba la tête.

— Je voudrais bien vous parler, mademoiselle Marguerite, puisqu’on m’a dit que vous étiez très bonne, commença Flora de sa voix chantante devenue poignante comme un sanglot ; depuis deux mois que je suis ici, j’ai pu causer à des tas de gens de Flachère et des environs. J’ai vu, de loin, n’osant pas y entrer, la crèche que vous avez fait bâtir pour les petits enfants pauvres du pays, et je sais qu’aux réfectoires de la coopérative, où j’achète quelquefois du vin, on a l’ordre d’en donner aux mendiants qui traversent vos jardins. (Elle hocha le front, passa ses doigts minces sur ses cheveux pour les séparer en bandeaux et y mieux voir.) Faut pas nous gronder trop alors de ce que nous sommes encore ici…

Marguerite se mordit les lèvres.

— Mais, Mademoiselle, c’est mon père seul qui a le droit de vous garder ou de vous renvoyer. Je ne suis pas la maîtresse…

— Oh ! non, une jeune fille, ça n’est pas la maîtresse… bien sûr, murmura Flora plus humble et plus repliée encore sur elle-même, pourtant si vous vouliez… puisque vous êtes belle comme un ange… vous prieriez votre papa… moi je n’oserai jamais l’aller trouver, je n’ai plus de robe convenable et mon frère me Fa bien défendu… vous prieriez votre papa de reprendre Fulbert chez lui. Il travaillera tant qu’il rachètera ses fautes, allez. Moi, je le connais bien, mon Ful, c’est un mauvais sujet, mais il est capable des meilleures choses. Si je savais, moi, tout ce qu’il sait, je vous démontrerais le fond de toute cette affaire… Il n’y a guère que moi qui puisse y démêler la vérité. Est-ce que je vous fâche, Mademoiselle, en vous parlant de lui ?…

Marguerite, soupçonneuse, regardait cette fille, les yeux mi-clos, la bouche un peu pincée. Ce torchon de peluche rose ayant l’air d’avoir essuyé la vaisselle ne pouvait vraiment pas être la compagne légitime ou illégitime de Fulbert, le lettré, le railleur qui trouvait de la boue au bord des jupes les plus blanches et les plus garnies de dentelles. Non ! ce n’était que sa sœur, une sœur malade, probablement étiolée par la misère, aussi déchue que lui, plus peut-être, car les femmes qui tombent vont toujours plus bas que les hommes dans la chute. Ensuite, il y avait une preuve péremptoire de leur parenté : ils se ressemblaient.

Mlle Davenel, Marguerite, la vierge instruite, ignorait cependant que les amants dont les lèvres ne se séparent guère que pour manger ou boire (chez eux on se nourrissait assez peu souvent) ont, en effet, d’étranges ressemblances, et finissent par se modeler l’un sur l’autre dans la continuité de l’étreinte.

— Non, Mademoiselle, vous ne m’offensez pas du tout en me parlant de votre frère, et je n’ai aucune animosité contre lui, veuillez en être persuadée.

Flora eut un sourire navré.

— Alors, pourquoi que vous ne l’avez pas mieux mis dans ses meubles ? (Elle se reprit, confuse de ce qui venait de lui échapper.) Je veux dire pourquoi que votre père le laisse coucher sur la terre nue ? Oh ! Mademoiselle, si vous saviez comme il fait humide la nuit chez nous… chez vous… c’est rien de vous le dire… j’en ai les reins tout perclus… c’est que, voyez-vous, je ne suis pas bien portante, moi… j’ai… j’ai… une maladie de poitrine, et les médecins ont dit que je ne finirais pas l’été. Mon frère n’en sait rien, ça, il ne faut jamais le lui dire… ce serait trop pour lui qui a été si malheureux à cause de moi. (Elle s’arrêta, le regard suppliant.)

— Pauvre femme, dit Marguerite, qui se voyait un rôle d’ange bénisseur tout préparé, aussi l’occasion de se créer l’héroïne d’une prochaine aventure d’amour qu’elle pourrait comparer aux plus extraordinaires des romans modernes. Vous êtes tuberculeuse, mais votre frère doit bien s’en apercevoir… où couchez-vous, quand il est là ?

Flora désigna une paillasse dans un coin, que précisément elle avait tirée de leur misérable grabat pour l’aller remuer au soleil.

— Là-dessus, Mademoiselle. Seulement (et elle eut un sourire singulier), nous tendons un drap entre nous… (elle ajouta de sa voix mystérieuse :) Faudra bien que le drap se tende tout à fait, celui des morts sépare bien mieux…

— C’est horrible de plaisanter ainsi, fit Marguerite en tressaillant, cela porte malheur d’appeler la mort avant… le temps. Vous êtes encore jeune, Mademoiselle ?

— Quel âge me donneriez-vous ? questionna Flora en cassant son fil pour dissimuler le pli amer de sa lèvre.

— Probablement trente-cinq ans !

Flora eut l’héroïque courage de répondre :

— Vous ne vous trompez pas.

Elle en avait vingt-huit.

Et comme si le calice devait lui être versé tout entier, Marguerite ajouta poliment :

— Vous avez dû être bien belle, autrefois.

On causait, n’est-ce pas, entre femmes !

— Oui, je le crois… mais je ne m’en souviens plus, dit la pauvre abdiquant en martyre devant le joli et inconscient bourreau.

— D’autres peuvent s’en souvenir, insinua Mlle Davenel avec une méchante finesse.

— Ah ! si j’étais bien certaine de donner encore du bonheur à devenir couleur de cendres !

Il y eut un silence glacé malgré les roulements de cet orage qu’on entendait gronder au loin et la chaude atmosphère saturée d’odeur de soufre, atmosphère odieusement pourrie comme chaque fois que ce pays exhalait son âme dans l’étreinte d’une rafale.

— Mon Dieu, s’inquiéta Marguerite, il va pleuvoir et je suis venue ici nu-tête, sans même un cache-poussière !

— Je vous prêterai mon manteau, répondit Flora d’une voix sourde.

— Non, non ! j’attendrai ! répondit Mlle Davenel, épouvantée à l’idée de ce manteau, sans trop savoir pourquoi. La pluie ne dure pas en cette saison.

Puis elle espérait toujours que Fulbert rentrerait. Flora, immobile, avait cessé de coudre.

— Enfin, je vais parler à mon père dès ce soir, Mademoiselle, reprit Marguerite, s’efforçant de rompre un silence qui la gênait singulièrement. Est-ce que vous savez de quelle façon brusque M. Fulbert nous a quittés ?

— Je ne sais rien, laissa tomber Flora lentement, les mains jointes sur son ouvrage, rien, rien, mais… il y a des choses que je devine. Ceux qui peuvent s’en aller d’un moment à l’autre voient à travers les murs et, je vous le répète, je ne suis pas venue ici pour du désordre. À quoi cela nous servirait à tous ?… Je vais vous dire ce qui doit arriver, si vous êtes vraiment bonne et que vous ayez de l’affection pour quelqu’un… (Sa voix chantante, qui sombrait dans une morne résignation, eut un petit râle de bête à l’agonie.) Écoutez-moi ! Oubliez qui je peux être. Il faut que vous m’écoutiez comme si j’étais déjà dans la fosse… Mon frère n’a pas d’autre crime que moi sur la conscience… les crimes d’amour, ça compte si peu ! Je veux dire qu’il a une sœur qui est une fille… comprenez-vous ? J’aime mieux vous apprendre ça moi-même. Il ne faut pas le maudire pour cela, mademoiselle Marguerite. Je m’en irai dès demain pour ne pas crever chez lui, chez vous. C’est bien décidé au fond de moi, mais pour que je m’en aille tranquille, je voudrais une promesse…

— Laquelle, mon Dieu ? Je vous jure de faire tout mon possible pour vous venir en aide à tous les deux. C’est que Fulbert est parti si drôlement… il ne vous a pas raconté ?

Flora se leva et se tourna vers la muraille, s’occupant à décrocher une mante grise pendue à un clou derrière le lit.

— Il m’a confié, prononça-t-elle d’un ton de suprême indifférence, qu’il osait vous aimer d’amour, et que parce qu’il était pauvre, il vous craignait.

Marguerite eut une explosion de joie ingénue. Cette femme cessant de la regarder justement, elle risqua un geste d’enfant, frappa le sol de son ombrelle et s’écria :

— Quelle folie ! Le pauvre… pauvre garçon… je m’en doutais… mais je n’y peux rien, moi, chère Madame. Et quelle promesse voulez-vous que je vous fasse ?

— Celle d’essayer de l’aimer… comme… une sœur !… puisque vous ne pouvez pas l’épouser… ou qu’il ne veuille pas se laisser épouser… vous me comprenez, Mademoiselle… comme une sœur.

À ce moment l’orage croula, fracassant la forêt sous les averses, et l’on n’entendit pas Flora sangloter, la face enfouie dans le manteau de la Morte.

Quand Marguerite rentra chez elle, elle n’avait pas vu Fulbert, mais son cœur exultait. Elle avait même daigné accepter cette mante grise, si rapiécée, ayant enveloppé une tuberculeuse. Il y a des jours où l’on est vraiment au-dessus de tous les préjugés sociaux, où l’on se sent l’égale de n’importe quelle pécheresse pour l’amour du seul Amour. Fulbert était libre, Fulbert l’aimait, il avait véritablement une sœur… et quelle humble créature !… Elle s’expliquait maintenant le drame bouleversant tout la vie de ce garçon. Une proche parente prostituée jetant le scandale et la boue sur son ancienne situation, le forçant à taire jusqu’à leur nom de famille. Lui l’orgueilleux fuyant le monde, Paris, fauve traqué par son propre déshonneur qui insultait toutes les femmes pour tâcher d’oublier l’inconduite de l’autre.

Voici qu’un étincelant arc-en-ciel auréolait la boue !

La suprême rédemption.

Cette fille n’en avait pas pour longtemps. Elle disparue, on reprendrait les doux entretiens et qui savait ?… si Fulbert devenait un comptable de génie…

Elle secouait ce manteau rempli de larmes, qu’elle avait accepté toute heureuse d’un prétexte pour une nouvelle visite de charité, car elle ne leur enverrait aucun domestique, cela serait compromettant.

— Marguerite, cria M. Davenel, du haut du perron, dépêche-toi donc, nous avons du monde à dîner ce soir. C’est insensé de courir les routes d’un temps pareil !

— Ne te fâche pas, petit père ! (Et elle se jeta dans ses bras, car elle mourait du désir d’embrasser quelqu’un.) Situ savais quelle misère je viens de voir… et puis, j’ai dû laisser passer un peu l’averse… Du monde à dîner ! Qui ça ?

— Un journaliste, chuchota Davenel, très content de remettre la main sur la maîtresse de la maison. Un jeune homme très bien, entre parenthèse, qui s’est égaré à bicyclette par ici. Il est charmant ce jeune homme, seulement je ne sais qu’en faire depuis deux heures qu’il me parle de son article sur les épandages… alors, pour couper court, je l’ai invité à dîner. Tu reprendras la conversation avec lui, ce soir, puisque toi tu t’entends mieux que moi à la littérature.

Derrière lui, Marcus, en irréprochable costume de cycliste boulevardier, s’inclinait profondément.

Il avait dû s’égarer par le chemin de fer.

XI

l’honneur de marguerite

« Mon petit homme,

« Je me trotte et comme je n’ai pas le courage de te le dire en face, je t’écris cette lettre pour que tu te consoles en la lisant. Voilà, c’est fini de rire… j’en peux plus. C’est-à-dire, tu comprends, je vais rire ailleurs. Ne te fais pas de bile pour une pauvre petite putain de quatre sous, une méchante paillasse à soldats. J’ai été trouver hier mon artilleur pour lui demander l’argent de mon voyage. J’aurai pas une première classe, bien sûr ! et je pars cette nuit parce que je vois bien que c’est inutile d’attendre que ça tourne plus mal. Je vais dans le midi. Fais pas luire tes yeux de diable ! C’est comme ça. Je me ballade pour la terre chaude, les fleurs, et tout le tremblement des dernières douceurs