Le Disciple de Pantagruel/1875/27

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Texte établi par Paul LacroixLibrairie des bibliophiles (p. 63-66).

Des isles où n’y a point de femmes, et comme, quand les habitans du pays sont fort vieulx et ennuyé de vivre, on les boute dedans ung grand tonneau de malvoysie doulce comme succre, et là meurent doulcement, et comme, après qu’ilz sont morts, l’on en refaict d’aultres jeunes gens.

CHAPITRE XXVII.


Es n’y a point de femmes, pource que l’on n’y en a que faire, ny pour porter enfans, ny pour tirer les vaches, à cause dudict fleuve de laict et de la montaigne de beurre frais que y sont ; ny pour faire vendanges, car il n’y a nulles vignes, à cause des fleuves de vin qui passent parmy, et tout atravers, et du long du pays depuis un bout jusques à l’aultre.

Hy a d’advantaige esdictes ysles une fontaine grande et merveilleuse de laquelle sourt la malvoysie la plus exquise et la plus friande qui fut jamais beue.

Et quand les bonnes gens du pays sont si vieilz qu’ilz sont ennuyez de vivre, l’on emplyst une pippe dudict vin, qui est si doulx que rien plus, et les mect on mourir dedans, aflin qu’ilz ne sentent ny ne seufTrent point de mal, pour l’odeur, pour la force et pour la bonté dudict vin.

Et quand ilz sont mors, on les retire, et puis on les faict seicher au soleil, comme les merlus parez, ou comme la den ou le stocsy en Flandres ; et, après qu’ilz sont bien secz, on les faict brusler et mettre en cendre, laquelle on paistrit avec le blanc et glaire des œufz et du brouillamini, lesquelz on malaxe tout ensemble comme paste. Et quand tout cela est bien courroyé et paistry ensemble, l’on en mect de gros loppins dedans des moulies qui sont telz et semblables qui ont aultresfoys esté iceulx defuncts avant leur mort. Et lors qu’ilz sont bien imprimez et bien formez, pour leur inspirer vie, l’on a ung gros chalumeau et leur souffle l’on au cul, et, à force de souffler, on leur inspire vie ; et congnoist on que l’on a assez soufflé quand ilz siblent ou qu’ilz esternuent, et lors ilz se lèvent le cul devant, comme les vaches, afin qu’ilz soient plus heureux.

Et incontinent ilz s’en vont où bon leur semble, comme ilz faisoient au paravant qu’ils fussent mors.

Il y en eut qui nous dirent qu’ilz avoient esté plus de cent foys mors, et plus de cent foys ainsi jectez en moulle : par ce moyen ilz sont pardurables et esternelz, et n’ont que faire de femmes au pays, qui leur est ung grand bien : car ilz ne sont point tencez ny batuz quand ilz jouent, ou qu’ilz vont à la taverne, comme sont souventesfoys d’aulcuns de par deçà.

Il est bien vray que, si aulcuns d’eulx veulent changer d’estat et vocation après qu’ilz sont refonduz, ils le peuvent faire.

Pour ce que vous me pourriez demander, Capitaine, qui leur fille du linge, des chemises, des draps et des nappes par delà, je vous responds qu’il y a des arbres au pays, desquelz les ungs portent l’escorce plus fine, plus blanche, plus belle et plus déliée que toutes toilles ny tous les taffetas du monde ; et usent de cela au lieu desdictes toilles ou tafietas. Et quand ilz en ont affaire, ilz ne font que escorcher iceulx arbres. Il y en a d’aultres desquelz l’escorce est fin velours, fin satin ou fin damas de toutes couleurs ; desquelz chascun peult prendre tout ainsi qui luy plaist, et en faict ses habitz telz que bon luy semble ; et quand iceulx arbres ont esté ainsi escorchez, l’escorce leur revient derechef plus belle et plus fine qu’au paravant. Car pour ce moyen ilz n’ont que faire de femmes pour porter enfeins, pour filler, pour tirer les vaches, ny pour vendanger. Je ne vous en vouldroys pas mentir, car j’ay bons tesmoings assez en ma compagnie, qui ont veu toutes ces choses comme moy, et qui sont aussi dignes de croire comme je suys. Je sçay bien qu’il semblera à d’aulcunes gens, qui n’ont rien veu, que je mentz ; mais je vous asseure pour verité qu’il est vray. Et pource, croyez tout fermement que tout ce que je vous en ay escript est fine vérité ; et qu’il soit ainsi qu’elle soit fine, premier que la mettre au moulin, après qu’elle fut bien vannée, je la feis cribler ; après qu’elle fut moulue et en farine, je la feis sasser, et puis beluter par deux foys ; au moyen dequoy il ne se peult faire qu’elle ne soit fine et nette : car, s’il y eust eu tant soit peu de mensonge, elle fust passée par le crible ; ou, si elle eust esté trop grosse, elle fust demourée aux sacz ou aux beluteaux, comme vous pouvez bien croire et conjecturer par mes raisons, qui sont vrayes et bien apparentes.

Or vous sçavez qu’il y a au monde d’aussy grandz menteurs qu’en lieu où vous sçauriez aller, qui dient des choses qui ne sont pas vraysemblables ny conformes à raison, pour laquelle chose éviter et de paour d’encourir l’indignation et la haine des gens de bien, je me suis gardé de dire la vérité de plusieurs choses, quia veritas odium parit pource, dient les clers, que vérité engendre haine, et aussy que pour dire vérité on est aulcunesfoys pendu. A ceste cause je m’en suis abstenu le plus que j’ay peu, pour éviter tous inconvenientz ; parquoy, si on ne me faict bien grand tort, je crois qu’on ne m’en pendra pas.