Le Grand saigneur/04

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E. Flammarion (p. 69-92).
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IV

Yves de Pontcroix s’avança sur Michel Faneau avec un tel élan de fureur que Marie ferma les yeux, saisie d’un nouveau vertige. Elle se rappelait la scène de l’Olympia.

— Que voulez-vous dire ? Qui êtes-vous ? Et de quel droit m’adressez-vous la parole ? Vous divaguez, monsieur ! gronda l’homme de son ton sourd, qui, à présent, dépassait très difficilement ses dents serrées.

— Pas le moins du monde. J’ai servi de témoin dans l’affaire et nous étions quelques centaines. (Michel mit les pouces dans les entournures de son gilet.) Je serais même curieux de savoir comment s’est terminée la petite leçon …japonaise.

Pontcroix l’enveloppa d’un tel regard de haine, en retirant lentement son gant, que Marie Faneau se jeta entre eux, en criant :

— C’est mon frère, n’y touchez pas, monsieur ! C’est mon frère, Michel Faneau.

L’homme s’immobilisa, respira dans un effort visible, et murmura :

— Ah ! vraiment ! Votre frère ?… Je n’ai jamais eu plus envie de tuer quelqu’un.

Les jambes de la jeune femme tremblaient tellement, après cette dernière dépense de son énergie, qu’elle retomba sur le fauteuil, pendant que son frère se reculait, car il n’aimait pas les discussions violentes et se félicitait de voir qu’encore une fois sa sœur lui sauvait la mise,

— Voici une présentation originale, n’est-ce pas, cher monsieur ? gouailla Michel, qui, sûrement, était passé par le buffet où il avait vidé quelques coupes avant de venir s’échouer dans ce salon désert. Ma sœur voudrait connaître l’auteur de la fumisterie du collier et moi je ne demande pas mieux de m’expliquer là-dessus avec vous, mais après quelques détails sur le recollage du bras cassé !

— Monsieur Michel Faneau, fit Pontcroix d’un accent glacé, je sais déjà que Mademoiselle votre sœur est une grande artiste et je n’ai pas besoin que vous me rappeliez qu’elle est au-dessus de toutes les injures, y compris celle d’être défendue par un garçon aussi mal élevé que vous !

Michel éclata de rire.

— Vous êtes un type épatant. Ne nous fâchons pas pouf si peu. Moi, je n’ai pas fait la guerre, parce que je suis malade. En voulant vous battre avec moi, vous auriez tout l’atelier Fusard sur le dos… et Paris, par-dessus le marché. Non, mais des fois, vous ne m’avez pas bien regardé, marquis ?

Stupéfait par ce genre d’insolence qui n’était pas du tout le sien, Pontcroix en appela, impérieusement, des yeux, à Mlle Faneau. Celle-ci retenait ses larmes par un miracle de sa volonté.

— Oui, souffla-t-elle, mon frère est souffrant, neurasthénique. Cependant, il a grand tort de plaisanter sur ce ton-là. Quant à l’histoire du bras cassé, j’ignore ce qu’il veut dire.

— Mademoiselle, fit Pontcroix ne s’adressant qu’à elle, je vous le dirai, moi. J’ai été un peu vif avec un objet exposé dans le promenoir de l’Olympia. Il y eut des dégâts sans importance étant donnée la valeur de l’objet. On s’est arrangé devant un commissaire de police. J’ai payé la note et j’ai reçu, ce matin même, le désistement de la plaignante. Je regrette seulement que Monsieur votre frère ait eu l’idée, tout à fait inconvenante, de vous narrer cet incident. Dans un certain monde il y a des choses que l’on ne raconte jamais à sa sœur.

— Mais dans l’autre, riposta Michel, si on les faisait, on ne sortirait de l’audience qu’orné d’une bonne petite condamnation pour coups et blessures ! Vous avez bien de la chance d’avoir déniché un commissaire de police intelligent. Mes félicitations. Voulez-vous des Muratti ?

Et il se rapprocha, très apprivoisé, très à son aise, lui tendant son étui à cigarettes comme s’il eût été chez Fusard, en plein atelier.

Sa sœur intervint, heureusement, opposa un geste et cueillit l’étui.

— Michel, dit-elle d’un ton très doux, tu sais bien qu’il t’est défendu de fumer ! Tu ne seras donc jamais qu’un enfant désobéissant !

Yves de Pontcroix murmura entre ses dents : — S’il a encore, selon vous, l’âge du fouet, passez-le moi, je vous en prie !

— Soyez bon, monsieur. Une fois n’est pas coutume. J’ai tant souffert par lui… que je l’aime beaucoup.

Pontcroix tressaillit et resta, malgré lui, sous le charme de ses paroles qui respiraient une sincère candeur.

— Monsieur Michel Faneau, reprit-il élevant la voix, j’ai peut-être eu tort de détériorer Mlle Angèle de Savigny, mais vous avez eu non moins tort d’en parler à Mlle Marie Faneau. C’est une faute de goût. Si vous voulez bien avouer la vôtre, j’avoue la mienne. Après ces deux confessions, nous serons quittes. Non, merci ! J’ai horreur des Muratti. Je ne fume que des cigares, et encore… pas devant une femme comme il faut, même dans un fumoir, chez Gompel.

À cet instant des couples envahirent le petit salon, car tout était à la fureur de la danse, l’autre frénésie, et on ne pouvait plus évoluer dans les grandes salles.

— Voulez-vous me permettre, ajouta-t-il, de vous conduire au buffet, mademoiselle ? Je crois que voici des danseuses qui viennent relancer Monsieur votre frère. C’est si rare, un bon danseur. On le prétend passé maître dans cet exercice.

Marie, hypnotisée, ne songeant plus qu’à échapper au danger des plaisanteries des deux hommes, acquiesça d’un signe de tête fatigué et reprit le bras qu’on lui offrait.

— Elle a dompté le fauve. Ou c’est le fauve qui l’a domptée ! grommela Michel pensif. Nous aurons les trois rangs au lieu du fil… tous les filons, quoi ! D’ailleurs, marquis, en latin, ça veut dire : marche. Il va marcher !… et moi, moi, je suis foutu !

Dans la galerie, Marie s’animait. Elle riait de ce que lui disait Gompel, et les peintres, qui lui formaient une cour, ne l’avaient pas encore vue si gracieusement femme. Il y a toujours une heure où la fleur s’épanouit, inconsciente, que ce soit au soleil de midi ou au soleil de minuit, et le perce-neige aussi est une rose…

Yves de Pontcroix, après lui avoir obtenu, du buffet, un biscuit glacé et une coupe de champagne, s’était retiré, discrètement ; mais il la suivait de loin, de son œil lumineux, un peu trop fixe.

Quelqu’un vint lui frapper sur l’épaule.

— Jolie personne, hein, Marie Faneau ? Et du talent ! juste assez pour t’avoir embelli sans te rendre ridicule. (Le jeune homme, un médecin, ajouta plus bas) : Vous n’allez pas inquiéter celle-là, Yves, elle n’a rien pour vous plaire, car elle n’est pas à vendre.

— Toutes les femmes sont à vendre, mon cher docteur, répliqua sèchement Pontcroix, il s’agit de savoir à quel prix.

— Puisque tu te déclares incapable d’aimer, tu ne l’auras pas, même au prix de toute ta fortune, Yves. Je la regardais tout à l’heure à ton bras, c’est une tendre, mais une sérieuse.

— Henri, tu ne sais pas ce dont je suis capable pour obtenir ce qu’il me plaît d’obtenir.

— Il y a un frère taré, en outre.

— Le frère est, en effet, un drôle de pantin. On en ferait des morceaux avec joie, s’il ne lui ressemblait pas tant.

— Et ton histoire avec la poupée de l’Olympia ?

Terminée au mieux. Elle m’a envoyé sa photographie et son désistement, l’une dans l’autre.

— Pas possible. Veinard !

Mais comme Pontcroix comprit que Marie Faneau allait se retirer, il lâcha son ami avec une certaine désinvolture et, faisant un adroit demi-tour pour éviter la cohue des danseurs, il se retrouva devant elle, au bas de l’escalier.

— Voulez-vous que je vous ramène à votre atelier, Mademoiselle, parce qu’à cette heure les chauffeurs de taxis, étant donnée la dernière grève, suscitent toujours des discussions regrettables ?

— J’ai mon frère, Monsieur, répondit Marie en souriant.

— Oh ! il est parfaitement capable d’aller au poste à son tour ! Je vous demande la permission de l’y accompagner… à mon tour ! Seulement après vous avoir mise en lieu sûr, c’est-à-dire chez vous.

Michel rejoignit sa sœur au vestiaire. Il parut tout à fait ravi de la proposition.

— J’accepte, Monsieur. Ma sœur n’est pas peureuse. Moi, l’idée d’entrer en collision avec une brute me donne des nerfs, positivement.

Et ils eurent tous les deux le même sourire d’intelligence, un peu contraint

Le chauffeur du marquis fut appelé, amena une voiture superbe, et la belle auto noire partit dans un silencieux démarrage. Marie, réfugiée dans un coin, tenant son manteau bien serré autour d’elle, essayait de ne plus penser à rien. Michel bavardait, selon son habitude, et vantait les progrès de l’automobilisme, décrivant, avec une précision remarquable, des choses qu’il ne connaissait pas du tout.

— Vous avez donc suivi en course ? interrogea l’ancien officier, qui, au besoin, conduisait lui-même.

— Jamais de la vie ! J’ai seulement gravé tous les grands catalogues de la maison qui vous vendit votre voiture, Monsieur.

Pontcroix se prit à rire, plus franchement, parce que Marie n’avait pu s’empêcher d’éclater. Décidément, ce gamin, l’enfant terrible de l’atelier Fusard, était drôle, sinon un drôle.

Comme on s’arrêtait devant la grille de la cour de Rohan, au grand scandale du chauffeur qui ne comprenait pas qu’on pût lâcher une femme en toilette de bal sur le pavé, au lieu de la déposer sous un péristyle, Pontcroix dit vivement à l’oreille de Marie Faneau :

— À demain, chez vous, cinq heures, n’est-ce pas ? Je viendrai vous prendre pour aller au pont de Saint-Cloud et nous jetterons dans l’eau ces malencontreuses perles qui vous chagrinent. Ensuite, je tâcherai de vous découvrir le nom de l’envoyeur, c’est entendu.

— Pourquoi le pont de Saint-Cloud ? demanda-t-elle naïvement. L’eau de la Seine n’est-elle pas aussi profonde dans la traversée de Paris ?

— Je crois… Seulement, celle du pont de Saint-Cloud est plus… lointaine.

Cela fut dit courtoisement, dans le baisemain à peine appuyé, comme une chose normale, et, parce qu’il ne riait plus, elle ne comprit pas du tout l’intention qu’il avait d’allonger la promenade.

— Alors ? fit Michel au moment de traverser leur cabinet de toilette pour gagner sa chambre.

— Alors, tu seras bien gentil de ne pas taquiner ce Monsieur-là. Il a un singulier caractère.

— C’est tout ?…

Elle le regarda bien en face.

— Oui.

Michel ouvrit sa porte en fredonnant :

Je suis très ridicule,
J’ai perdu ma virgule
Avec un grand hercule
Dans un p’tit édicule
En…

On ne perçut pas le reste, heureusement, parce qu’il ferma cette porte un peu fort.

Le lendemain, sans que le frère eût le droit de s’en mêler par quelques réflexions inattendues, Marie Faneau s’habilla, vers cinq heures. Elle mit un tailleur très simple et roula ses cheveux fauves sous une toque de loutre, laissant traîner sur l’épaule comme l’oreille large d’un animal. Une voilette blanche éclairait son visage ; ses yeux brillaient, semblables aux fleurs de la menthe grise scintillant sous la pluie. Avait-elle pleuré ?

Ermance monta quatre à quatre selon son habitude.

— Mademoiselle, c’est le Monsieur du… pont. Il dit que vous l’attendez. Moi, je lui ai dit que ce n’était pas sûr.

Marie faillit rire, du fond de son envie de pleurer. Voilà que le marquis de Pontcroix, ce grand seigneur ombrageux, si plein de morgue, était relégué dans l’humble dynastie des innombrables Dupont !

— Faites-le entrer.

Elle le vit venir, de son pas souple, élastique, et elle lui découvrit un air plus jeune, plus triomphant, un air qu’elle ne lui connaissait pas

Est-ce qu’il allait imiter son portrait, maintenant ?

Il lui baisa les mains, appuyant à peine, selon la formule, puis il garda ses poignets, un instant, en les serrant d’une manière intolérable. Elle essaya de les retirer et elle sentit que rien ne pouvait ouvrir cet étau, sinon l’unique volonté de celui qui la tenait. Malgré sa confiance en elle-même, elle se demanda s’il était prudent de sortir avec cet homme dont la brutalité n’avait pour borne que son caprice.

— Mais vous me faites mal, Monsieur ! dit-elle un peu honteuse de le lui avouer.

— Tant mieux ! Quand vous serez habituée à mes manières, vous n’aurez plus peur de moi. Je suis très violent… pas dans le mauvais sens du mot. Je suis incapable de vous offenser… à la manière des hommes ordinaires. Voyons, ne tremblez plus. Montrez-moi ces fameuses perles.

Il la lâcha et elle alla les chercher, heureuse de voir que son éducation l’emportait sur sa violence.

— Peuh ! fit-il en examinant le petit écrin rouge, quelle bagatelle ! Ne regrettez point leur sacrifice. Je souhaite qu’elles aillent jusqu’à la mer y retrouver leur famille, les huîtres. Celui qui vous a envoyé cela ne vous connaissait pas assez. Vous méritez mieux. Abandonnez-moi la boîte pour que je puisse m’enquérir de leur provenance. Vous voulez bien me charger de cette expédition ?

— Pourquoi punir celui que j’ai déjà absout ? Si c’est vous, vous êtes le plus effrayant des menteurs, et je ne peux pas croire, moi, qu’on s’amuse à un pareil jeu qui n’a d’autre but que celui de me mystifier, de vous moquer de moi. Si ce n’est pas vous, je ne veux plus le savoir ! Les roses étaient si belles…

— On amuse les hommes avec des serments… et les femmes avec des contes ! Plus ils sont absurdes et plus ils leur plaisent. Moi, je suis jaloux de cet inconnu, que vous soupçonnez peut-être de vous désirer dans l’ombre, de vous guetter. Ah ! comme je voudrais être à sa place !

— Allons-nous-en vite, Monsieur. La nuit tombe. Je tiens à être revenue à l’heure du dîner.

— À cause de votre frère, n’est-ce pas ?

— À cause, simplement, de la régularité de ma vie.

— Je peux aussi les aller jeter n’importe où… sans vous ! Mais ne me soupçonneriez-vous pas de les avoir gardées (il eut son rire sourd) pour les donner à une poupée de l’Olympia ?

La voix de Marie Faneau trembla légèrement en lui répondant :

— Vous ne le feriez pas, Monsieur, parce qu’elles m’ont été d’abord offertes.

— Vous avez raison et vous avez un instinct orgueilleux qui est désarmant.

Ils descendirent l’escalier rapidement, mais Fanette les arrêta. Elle se lamentait, se couchait en travers de la dernière marche.

— Voulez-vous me permettre de l’emporter dans l’auto ? Elle n’est pas gênante.

— Si… puisqu’elle vous aime. Cela m’ennuiera. Que feriez-vous en supposant que l’envie me prenne de la tuer ?

Elle haussa les épaules en glissant Fanette sous son bras pour l’emporter.

Le chauffeur, au coin du boulevard Saint-Germain, les attendait, n’ayant pu pénétrer jusqu’à la cour de Rohan aux ruelles inextricables. Il leur ouvrit la portière en disant, à voix basse :

— Monsieur le marquis trouvera les fleurs sur le coussin du fond.

Sur les coussins du fond il y avait une gerbe de roses rouges, presque pareilles à celles de l’inconnu, mais Pontcroix lui fit remarquer qu’elles ne sortaient pas de la même maison.

— Non, ce n’est pas mon fleuriste.

Il pressa sur un bouton pour allumer la lampe de voiture et recouvrit la jeune femme de la fourrure d’ours noir dans laquelle Fanette fit un joyeux plongeon.

… Et ils s’enfuirent, pourtant, comme des voleurs qui vont essayer d’effacer les traces de leur crime !…

Il riait de son rire sourd.

— Mademoiselle Marie Faneau, les femmes ne sont guère pour moi que des animaux jolis, encombrants, dociles ou indociles. Je ne peux pas les craindre, parce que je ne suis pas à leur merci. Oui, briser un bras de poupée ne me paraît pas très grave. Si j’osais vous exposer ma théorie, je suis sûr que vous la comprendriez aussi bien que vous avez compris… mon visage de guerre. Vous m’écoutez ? (Il remonta doucement la couverture sur Marie, parce que l’égoïste Fanette la tirait à elle d’une façon scandaleuse.) J’espère que vous êtes encore une jeune fille et, cependant, si vous étiez réellement une femme, vous vous expliqueriez mieux ce que vous devez savoir de moi. Je ne tiens pas à vous tromper. Je suis un monstre, paraît-il, moralement, et, physiquement, je suis laid, seule chose dont tout le monde a la preuve… excepté vous. Je suis très heureux de vous connaître. Votre douceur convient à ma violence et j’aime à rencontrer en vous un équilibre qui me manque, parce que ma force est inutile et que votre santé m’est nécessaire. Vous n’avez rien à craindre de moi… de ce que vous redoutez chez les autres. J’ai remarqué que vous rougissiez facilement et que vous n’admettiez pas le contact d’une main ou un frôlement quelconque de la part d’un homme. C’est ce que j’admire le plus en vous : cette pudeur très réelle… et, comme vous savez regarder droit ! Vous me plaisez tellement que je cherche le mot qui doit vous faire comprendre ce que je ressens pour vous… mais un autre mot… que celui qu’on prononce toujours en pareille circonstance, ce mot qui ne signifie rien et qui a la prétention de résumer tout…

Elle eut, de son côté, un petit rire très doux, en murmurant :

— Il me suffit de savoir que vous en cherchez un autre pour être sûre que… c’était celui-là !

— Ah ! soupira-t-il, que vous êtes donc à la fois la nature et le mystère ! Quel est cet autre mot qui serait celui-là ? Il faudrait une humanité nouvelle pour l’inventer ! Que cette heure est donc délicieuse qui me permet de vous avoir à moi comme dans un enlèvement classique ! Et j’éprouve un respect profond pour la seule créature qui me semble en être digne. Alors, vous n’aimez rien de la vie et vous n’en désirez rien de plus que l’effort de votre travail vers le talent ? C’est bien étrange, cette volupté de la peine qu’on se donne. J’aurais voulu vous offrir de réaliser d’autres rêves. Dites-moi ?… Comment pouvez-vous vous entendre avec votre frère ? Il est odieux, ce garçon !

— Oui, je me rends compte de l’effet déplorable qu’il vous a produit, mais je suis toute sa famille, je suis l’asile où les créanciers et les relations douteuses ne peuvent pas le trouver. Je vais avoir trente ans. Il en a vingt-six. Je me regarde comme sa mère. Que deviendrait-il s’il n’avait plus personne pour lui pardonner ? Il est meilleur que vous ne le pensez.

À ce moment l’auto traversait le bois de Boulogne et de chaque portière on entrevoyait une buée blanche, un brouillard laiteux qui indiquait que le froid augmentait. Le couple emporté par ce monstre noir, brûlant à l’intérieur, dardant, à l’extérieur, deux yeux de flamme, semblait évoluer dans un espace illimité, hors de la terre et du temps.

— Marie Faneau ! Si nous ne revenions pas ? murmura l’homme tapi dans son coin, très à son aise au milieu de l’entière sécurité de son existence. J’ai quelque part un endroit pour toucher à l’absolu sans y scandaliser personne. Un pays tout à moi où la solitude est merveilleusement belle, qui serait un cadre presque vous méritant, la maison de la belle au bois dormant… qui ne se réveillerait plus de ce songe-là !

Elle eut un geste d’effroi, bien vite réprimé.

— Monsieur de Pontcroix, je me fie à votre honneur de soldat. Vous n’auriez pas aidé à sauver la France pour en arriver à perdre une femme !… Nous allons bien à Saint-Cloud, n’est-ce pas ?

Il prit l’acoustique :

— Lucot ! Par le lac et allez moins vite !

Puis il s’écria impatienté, malgré lui, de son geste machinal :

— Vous n’auriez pas ce courage de partir pour ailleurs avec un homme bien élevé ?

— Non, certainement. Ce ne serait pas un courage, ce serait une faiblesse et vous ne larderiez pas à me la reprocher. À mon tour de vous poser une question si je ne suis pas trop indiscrète. Pourquoi ne portez-vous pas vos décorations ?

— Ah ! ça vous intéresse ? Vous aimez les rubans, vous qui n’aimez pas les bijoux ? Moi, j’ai trente-quatre ans et je pourrais être votre père en dépit de votre talent et de votre situation… tellement je vous devine petite… fille très sage, puérile. Je ne porte pas mes décorations parce que j’en ai honte. Mon orgueil intime ne me permet pas de me parer ostensiblement des insignes de la mort. Je vois rouge assez souvent sans ça !

— Je ne saisis pas, monsieur…

Il s’emballa, tout à coup, comme le cheval ombrageux qui voudrait jeter bas son cavalier. À cette minute fatale, il sentait son cerveau obscurci, dominé par un autre, plus lucide, et il tenait à se prouver son entière liberté.

— Comment ? Parce qu’on a présidé à la tuerie et qu’on a tué soi-même avec plaisir, il faudrait encore inscrire les pièces au tableau ? Elle est infernale cette obligation de rapporter un caillot de sang sur sa poitrine du charnier où on a laissé peut-être le meilleur de soi-même. Et puis… il y a la concurrence ! Ceux qui sont décorés… pour d’autres vols que ceux des aviateurs ! Il faudrait les enlever trop souvent nos décorations… absolument comme les anciens grognards ridicules qui les ôtaient en franchissant les seuils des établissements de plaisirs. Salons politiques, salons de la finance et salons de vos princesses de république arrivées à coups de reins aux antichambres de vos académies, je ne peux pourtant pas me faire poser des boutonnières à ressorts pour les laisser tomber chaque fois que je rencontre là-dedans des personnalités de vos mauvaises mœurs ! Être décoré, aujourd’hui, c’est avoir la fleur de papier rouge que les bouchers posent sur les plus en vue des chairs de leur étal, afin que l’on sache bien qu’elles sont bonnes à manger… ou à vendre ! (Il riait de son rire cruel.) Je les remettrai, mademoiselle Marie Faneau, puisque vous êtes romanesque, le jour où une révolution sociale balaiera Paris dans un torrent de pourpre… dont nous ferons le manteau d’un roi. Quand on aura exécuté toutes les acrobaties soviétiques, il faudra bien qu’on y revienne, car l’absolue liberté mène toujours au nouvel esclavage qu’on appelle alors un retour à la raison, la déesse Raison ! Remarquez que je ne dénie pas à ce roi le droit d’être une fière crapule, mais au moins il sera tout seul et forcé d’être la plus belle. Ah ! non ! Ils sont trop, les autres !… Je vous scandalise, Marie Faneau ?

— Un peu !

— Vous êtes donc républicaine ?

— Mes parents étaient de fort petits ouvriers, très malheureux. Ils avaient essayé d’être imprimeurs et ils n’avaient jamais pu réunir les fonds nécessaires pour avoir une maison leur appartenant. Ils travaillaient chez les autres, et je crois bien que cela les conduisit à leur tombe, unique maison qu’on puisse posséder sans trop de discussion avec les voisins.

— Dieu ! que vous êtes amusante ! Vous dites cela comme si cela ne vous concernait pas. Que j’aime votre franchise et votre fierté de créature qui ne doit rien qu’à elle-même ! Vous êtes votre race à vous toute seule. Vous partez d’aujourd’hui, d’une naissance de monde, comme une aurore. Moi, je n’apporte à votre fraîcheur d’aube que la nuit des temps. Que vous dire et quelles aventures puis-je inventer pour vous ?

— Vous m’intéresserez toujours en me parlant de votre existence, monsieur,

— Ne préférez-vous pas que je vous raconte de ces jolies histoires sentimentales qui bercent les femmes romanesques, les endorment et les entraînent lentement jusqu’à un lit où elles se réveilleront pour vous maudire… sinon pour vous demander vingt mille francs ?

— Oh ! s’écria Marie, révoltée, mon frère n’aurait pas mieux dit, monsieur de Pontcroix !

Il allait sans doute se fâcher, lorsque la voiture s’arrêta. Le chauffeur vint ouvrir la portière, disant de son ton bas de domestique très stylé :

— Le pont de Saint-Cloud, monsieur le marquis.

— Déjà ! fit-il avec une rage concentrée qui dénotait un regret ou un remords.

Ils descendirent. Tout était désert, glacé, sinistre. Des deux côtés du pont, des barrières noires : le bois, qu’on venait de quitter, et les coteaux d’en face.

Marie Faneau posa Fanette par terre et la petite chienne se mit à japper de plaisir, s’ébrouant, sautant, dansant comme un flocon de cette neige qui commençait à tourbillonner.

— L’insupportable petit animal ! fit Yves de Pontcroix. Vous l’aimez ? C’est la seule faute de goût que vous commettiez, ma chère belle amie, car toutes les femmes ordinaires ont un chien qu’elles préfèrent à un enfant, puisque ça ne déforme pas la taille. Ça donne envie de les étrangler !

Marie se baissa pour reprendre Fanette et dit, tranquillement :

— Je tuerais l’homme qui, sans motif, étranglerait mon chien !

— Ah ! ceci est moins ordinaire et me plaît davantage. Mais (ajouta-t-il avec une sorte de bizarre intonation câline), je ne parlais pas des chiens, je voulais parler des femmes.

— Je préfère cela, monsieur. Une femme peut toujours être plus ou moins coupable. Une Fanette est innocente.

Ils étaient sur le pont. Elle lui tendit la boîte de maroquin rouge. Il l’ouvrit, roula le fil de perles en boule, puis, de toutes ses forces, le lança en l’air. Ils furent quelques secondes avant d’entendre le petit bruit de la chute dans l’eau.

— Voilà ! L’incident est clos et vous vous croyez vengée, n’est-ce pas ?

— Si je pouvais savoir qui, pour ne plus avoir à lui serrer la main !

Avec le plus féroce des cynismes il laissa tomber ces simples mots :

— C’est moi, mademoiselle.

Fut-elle suffoquée ? S’y attendait-elle ? Elle ne proféra pas une syllabe. Sa chienne sous le bras, silhouette élégante et libre de femme sans manteau, elle traversa le pont. Elle ne sentait certainement pas le froid et elle connaissait l’endroit pour y être venue, de jour, avec son frère. Elle s’orienta afin de trouver la direction de la gare.

Avant que l’homme fût revenu de sa surprise, la femme lui avait échappé…

— Lucot ? Où est la gare de Saint-Cloud ? questionna le marquis de Pontcroix en se jetant dans sa voiture. Y a-t-il encore des trains ou des taxis ?…

Le chauffeur examina son patron, d’un air inquiet :

— Ma foi, monsieur, je n’en sais trop rien. Je vais chercher…

Lucot se demandait, lui, si la femme ne s’était pas précipitée dans la rivière.