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Le Grand saigneur/11

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E. Flammarion (p. 225-251).
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XI

Marie Faneau avait pleuré son frère en des accès de désespoir d’autant plus violents qu’elle n’avait pas eu à soigner son fiancé, absolument indemne.

Le marquis de Pontcroix semblait plus taciturne qu’avant la catastrophe et c’était bien naturel, mais Henri Duhat, l’examinant très attentivement au sujet des possibles lésions internes, ne découvrit rien de précis, à part une recrudescence de ses fièvres coutumières.

On enterra l’enfant gâté de l’atelier Fusard au milieu d’une assistance énorme, la foule du tout Paris des arts et des lettres, et on admira la tenue, correctement affligée, de cet homme sombre, d’une élégance rare, marchant seul derrière le corbillard intensément fleuri, remplaçant toute la famille absente, puisque la sœur, cette sauvage, se sentait incapable de se donner en spectacle. S’il était vivant, lui, ou paraissait tel, ce n’était tout de même pas sa faute. Il faisait bien les choses, en tous les cas, et considérait déjà ce pauvre Michel comme son propre frère, puisqu’il conduisait le deuil. Le bruit courait qu’il s’était battu pour lui, le plus fort protégeant le plus faible, sous tous les rapports !

Ce qu’il avait surtout merveilleusement conduit, c’était l’effroyable mystification de son crime, qu’on pouvait étudier à la loupe sans que le plus minime détail révélât une imprudence, un illogisme, car, si le malheureux garçon avait survécu, estropié ou râlant, il n’aurait pu arguer, que d’un pressentiment, tout au plus d’une étonnante présence d’esprit de son conducteur ayant quitté le volant, ou sauté, à propos.

Il ne profitait même pas du chagrin maladif de sa fiancée pour essayer des consolations intempestives.

Non, rien ne semblait accuser le fiancé.

Il resta un mois comme accablé, lui aussi, par la commotion morale de la catastrophe, Il s’effaçait, attendant un rappel et abandonnant à son médecin, qui voyait Marie tous les jours, le soin de lui signifier ce rappel.

Marie finit par s’étonner de sa réserve et elle lui écrivit une lettre débordante de tristesse, le suppliant de la tirer de sa misère mentale.

— Je crois, lui affirma Henri Duhat, que vous pouvez revenir sans craindre de l’émouvoir davantage. Elle en est à la période de dépression où l’on commence à sombrer dans l’inertie : un genre de coma du cœur.

Il vint et lui rapporta les quelques souvenirs que la police de province, ayant enquêté, pour la forme, sur ce terrible accident, avait recueillis dans les vêtements de la victime, un tout petit paquet, scellé soigneusement, contenant un porte-cartes garni de quelques coupures, une montre-bracelet, émail et or, un mouchoir de soie, un stylo et une boîte de Muratti’s.

Quand Marie inventoria ce pauvre lot de jouets ayant appartenu à celui qu’elle appelait son enfant, elle fut, de nouveau, suffoquée par les larmes, ce qui la soulagea, renouvela sa sensibilité nerveuse et lui permit de remercier follement son fiancé, avec une émotion d’amante qui retrouve l’amant, l’unique consolateur.

Henri Duhat, par un secret instinct de pitié, essaya de remplacer le vigilant gardien qu’avait été Michel pour sa sœur, mais il ne possédait pas le mobile de la jalousie et il dut obéir au regard impérieux du maître comme il obéissait toujours par une sorte de soumission reconnaissante, de veulerie amicale, peut-être aussi de fatalisme, sentiments auxquels il ne désirait pas encore fausser compagnie. Lui, si on ne l’avait pas voulu acheter cent mille francs, il était cependant très largement et très régulièrement payé pour ses soins de médecin particulier attaché à la maison du marquis de Pontcroix.

Les fiancés, demeurés face à face, eurent une minute de cruelle émotion.

— Marie, murmura Yves, me pardonnerez-vous jamais d’être revenu seul ?

— Je n’ai qu’à m’accuser moi-même de ne pas avoir eu le courage de l’accompagner.

— Vous seriez donc morts ensemble, car vous auriez été assise avec lui à l’arrière. Moi, je suis tombé à l’eau, c’est ce qui a amorti ma chute.

Il disait cela fort simplement, et c’était l’évidence, étant donné qu’on l’avait trouvé ruisselant d’autant d’eau que de sang, à côté du mort. Comment avait-il pu se traîner jusque-là ? Il avouait n’en trop rien savoir, ce qui était exact.

Marie, à peine levée depuis une heure, se montrait pâlie et les yeux cernés. Vêtue d’un déshabillé de dentelles blanches, elle n’avait pris aucun soin de ses cheveux roux qui croulaient sur ses épaules dans un somptueux désordre. Très faible, prostrée sur le divan, sa petite Fanette serrée contre elle, ses mains pâles caressaient alternativement ces objets fragiles, qui sentaient la mort, et la chienne, doucement vivante, qui pleurait en les flairant.

Pontcroix, respectueusement debout, s’enivrait, malgré sa résolution de garder son sang-froid, de ce tableau charmant et attendrissant, mais il ne pensait pas à son crime. Sa jalousie le hantait.

— Marianeau, fit-il, la voix tremblante, m’aimez vous encore ou dois-je comprendre que votre frère est plus que jamais entre nous deux ? Je me retirerai et je renoncerai à ce mariage, si vous l’exigez. Je ne suis plus que votre esclave.

C’était la première fois qu’il employait un mot semblable emprunté à la phraséologie ordinaire de cet amour humain qu’il réprouvait.

— Yves, ne me tourmentez pas. Je m’en remets à vous pour tout mon avenir, mais, de très longtemps, je ne pourrai supporter une cérémonie mondaine, la foule autour de moi pour me féliciter, la même foule qui l’a suivi et vous a suivi, alors que j’ai eu la lâcheté de lui manquer ! Ah ! des fleurs, qui me rappelleront les couronnes entassées dans cet atelier, des compliments, des souhaits, quand lui… Oh ! non, pas de longtemps… je n’ai plus peur de vous… j’ai peur de lui.

Il s’assit à côté d’elle, éloigna d’un geste rapide les objets funèbres et prit sa tête à deux mains, telle une coupe d’albâtre où nageait, dans l’eau pure de ses larmes, la fleur double de ses beaux yeux.

— Regarde-moi bien, dit-il de sa voix sourde. J’ai toute la peine que tu as, parce que je suis assez fort pour la porter, avec le reste ; mais t’es-tu doutée un instant du danger qui te menaçait perpétuellement dans l’étroite intimité où vous viviez, toi et lui.

Il fallait l’intrépide audace de cet homme pour oser une pareille question, alors qu’il n’était déjà pas sûr de ses mouvements de haine ou de jalousie. Ce qui le poussait, c’était le féroce caprice de savoir si elle avait deviné un secret que, lui, avait trouvé sans le chercher et dont la découverte lui suffisait amplement pour condamner un rival, un monstre d’un autre genre que lui, peut-être aussi dangereux.

Elle soupira, sans indignation et sans aucune révolte contre le fantôme de ce pauvre gamin si léger, mais si passionnément dévoué :

— Connaissait-il bien l’étendue de ce sentiment-là, lui, l’être nerveux ou névrosé par excellence, qui ne vivait qu’en bondissant d’un sujet à un autre, ne s’arrêtait à rien, s’intéressait à tout ? Et puis, une affection, dans un être maladif, c’est à la fois tous les amours et toutes les tendresses ! On ne lui avait pas appris à mesurer ses pensées. Il était toute imagination… et si désarmé devant la souffrance ! Vous voyez trop loin, ou trop bas, Yves, mon cher bourreau ! Ne me tourmentez pas de cette autre torture : le soupçon… et puis laissez-le dormir, la mort purifie tout. Mon honneur vous est la garantie du sien.

Pontcroix respirait l’odeur délicieuse de cette femme, qui, après les larmes, comme les fleurs après la pluie d’orage, sentait meilleur l’amour. Il lui apparaissait tout à coup que la volupté humaine pouvait être désirable.

— Comme vous êtes indulgente, dit-il amèrement, pour tout ce qui est faiblesse ! Nous n’en parlerons plus. J’en ai souffert, de ce soupçon, mais cela ne m’empêchait pas de le voir tel qu’il vous plaisait, charmant et fou… seulement, non, pas digne d’être votre frère… Ma chérie, voici ce que je vous propose : un mariage tout intime, nos témoins et les personnes que vous me désignerez, à la mairie, le matin, de bonne heure, puis, notre départ immédiat pour notre maison de là-bas. Le deuil exclut la fête et même la cérémonie. Il ne doit pas exclure l’union… ou vous ne voulez plus être à moi, ce qui est votre droit de femme peureuse ou malheureuse.

Pour toute réponse elle lui tendit sa bouche sur laquelle il se penchait.

— Non, non, fit-il se reculant effrayé. Pas ainsi, car c’est moi qui aurais peur. Tes lèvres sont trop rouges. Moi, j’ai peur du rouge. Entends-tu ? J’en ai trop vu !

Fanette grondait ; elle regardait cet homme qui tenait sa mère par la tête comme on tient les agneaux dont on tend le cou pour pouvoir les mieux égorger.

Marie roula désespérément son front sur la poitrine de son fiancé qui la serrait, malgré lui, à l’étouffer et mordait ses cheveux, ses cheveux couleur de pourpre dorée, s’en grisait à tel point qu’il finit par se coucher à ses genoux dans une furieuse crise de sanglots. Cette fois l’amour le terrassait avant le crime.

— Ah ! Je ne veux pas vous faire du mal… ne me tentez pas ! Tout l’amour ou rien ! Ça ne me suffirait pas, votre amour à vous. C’est trop peu !

Interdite, elle se demandait comment elle pourrait le consoler, puisqu’il redoutait toutes les tentations, même les plus naturelles, lorsqu’elle entendit Henri Duhat l’appeler, derrière le grand rideau qui masquait l’entrée de l’atelier.

— Mademoiselle, voulez-vous me permettre de venir ! Je vous apporte l’ordonnance que vous m’aviez demandée pour vos insomnies. Je l’ai rédigée en bas, pendant que votre bonne aérait votre chambre. Mademoiselle Marie ? Je suis là.

— Venez vite ! cria Marie ne sachant plus que décider.

Il entra, hocha le front, après avoir jugé la scène d’un coup d’œil, l’aspect fort calme d’un médecin qui prévoit tous les incidents au cours d’une maladie qu’il a longuement étudiée et qu’il estime représenter un cas intéressant unique, la véritable bonne fortune du clinicien sérieux. En dehors des cartes, Henri Duhat était un fort honnête garçon, ne se fiant pas au seul hasard pour corriger l’infortune de ses clients. Il aimait son métier et ne fuyait pas devant les plus lourdes responsabilités. Il venait de vivre dans l’intimité de cette belle jeune femme, amoureuse et triste, il aurait donné beaucoup, même la plus sûre des martingales, pour pouvoir la tirer de la boue sanglante où elle allait s’enliser. Cependant, il avait aussi conçu l’espoir de voir guérir son ami par un véritable mariage d’amour !

— Mademoiselle, chuchota-t-il en mettant un doigt sur ses lèvres, ne vous scandalisez pas. Je suis au regret de n’être pas monté plus tôt. Mon pauvre ami succombe à une succession d’émotions violentes qui ne valent rien pour son tempérament fiévreux. Il est très fort, c’est entendu, mais, après de grandes dépenses nerveuses, il déraille un peu. J’aurais voulu rester ici. Par discrétion ou éducation j’ai dû sortir. Voulez-vous vous retirer à votre tour ? Il est préférable qu’il ne puisse pas vous voir en revenant à lui.

— Il est évanoui, vous croyez, monsieur ?

Henri Duhat fit oui, du front, en glissant un coussin sous la tête de ce grand corps effondré aux pieds de la jeune femme.

Elle se pencha sur lui.

— Yves ! Mon cher Yves ! dit-elle passionnément, je ferai tout ce qu’il sera possible de faire pour vous sauver… Je vous épouserai dans les conditions que vous m’avez dites. Yves, doutez de tout… pas de mon amour ! Ma vie vous appartient.

— Il ne vous entend plus. Ayez la bonté d’envoyer chercher Lucot et le coupé. Je m’occuperai du reste. Ces crises sont plus dangereuses pour vous… que pour lui, chère mademoiselle, il faut tout de même bien que je vous l’avoue.

Elle s’enfuit, emportant Fanette et les pauvres objets, désormais sacrés pour elle, qui avaient appartenu à son frère.

— Ah ! s’écria-t-elle, lorsqu’elle fut chez elle, enfermée à double tour, qu’est-ce que c’est donc que cet homme ? Je veux bien y perdre la vie, mais je veux le savoir… et l’avoir.

Henri Duhat se promenait de long en large dans l’atelier, s’arrêtant de temps en temps pour admirer le très beau portrait de Michel Faneau par sa sœur qui l’avait pieusement installé sur un chevalet orné de roses.

Le marquis se réveilla brusquement de sa torpeur et rampa vers le divan où il s’accouda dans une pose nonchalante, les paupières closes. Il avait l’air d’un fumeur d’opium sortant de sa léthargie.

— Marie chérie, où êtes-vous ? Je ne vois plus le torrent de sang de vos cheveux !

Puis il ouvrit les yeux et s’aperçut de sa méprise.

— C’est vous, Henri ? Bon, je comprends. Vous avez bien fait de la renvoyer. Est-ce qu’elle est encore irritée contre moi ? Si elle ne veut plus de ce mariage, qu’elle le dise ! C’est fatigant de se soumettre à tous les caprices d’une femme comme il faut !

Il bâilla ; ses dents, très blanches, irrégulières comme celles des tigres, se mirent à grincer. Il se courba, ramassa le coussin, le prit dans ses deux mains puissantes et, sans avoir la mine d’un qui ferait le moindre effort, le déchira en doux. Les plumes qui le gonflaient s’éparpillèrent sur le tapis. C’était un coussin de divan, en gros velours de laine, bordé d’une ganse, doublé d’une toile résistante, un objet mobilier et non pas de fantaisie.

— Vous auriez dû faire attention, objecta le médecin. Elle ne s’expliquera pas ce désordre.

— Écoute, Henri, dit l’homme énervé, de sa voix sourde, j’en ai assez ! Ça pourrait encore aller si elle ne m’aimait pas… et le grand malheur c’est qu’elle me plaît à un point que je ne puis dépasser sans y rester moi-même. Il me la faut. Pourtant je voudrais agir convenablement et j’ai pensé ceci : prends-le sur le terrain sentimental, amène-la tout simplement à moi par la révélation de la vérité ou tout au moins de ce qui peut l’éclairer au sujet de mes sentiments personnels. Je ne suis pas fou. Je suis anormal, selon ton expression, ce qui n’est pas du tout la même chose, ni le même genre de danger… Tu prétends qu’elle possède une santé superbe et qu’elle pourra réagir. Combien lui donnerais-tu de temps à vivre si elle m’appartenait… complètement ?

Henri Duhat regardait son client avec la curiosité bienveillante que peut éprouver un savant en voyant l’animal de laboratoire lutter contre le nouveau poison qu’on lui a fait ingurgiter. celui-là titubait comme l’ivrogne, mais il n’était pas ivre. Il se débattait contre l’agonie de ce qui lui restait de cœur. Cela battait donc encore sous le mamelon gauche ? Vraiment, on marchait de surprise en surprise avec cette très vigoureuse bête de proie ! Il venait d’échapper, comme par miracle, au plus formidable des accidents et il parlait d’amour comme si sa destinée fût d’être amoureux !

— Mon cher ami, je ne peux rien contre cette fatalité de ta passion pour une fille digne de tous les respects et qui est la plus douce, la plus saine des créatures. Elle n’a plus personne pour la défendre et il vaudrait mieux, en effet, lui dire la vérité qui, sûrement, l’empêchera de t’épouser, si éprise qu’elle puisse être.

— Je la veux.

— Oui, pour la condamner au sort de ce coussin. Ce n’est pas très facile d’arranger cela. Moi, j’espérais que tu… t’amenderais. Il n’y paraît guère.

— Henri, tu n’es qu’un médecin. Tu ne comprends l’amour que comme un cas de clinique.

— C’est que, probablement, ta manière d’aimer… est un cas de clinique. L’amour, c’est ce qui donne la vie, ce n’est pas ce qui lue.

Yves de Pontcroix éclata d’un rire strident.

— Et quand on a donné la vie, est-ce qu’on n’a pas augmenté les chances de la mort ? Je ne pense pas que l’on fasse des soldats pour autre chose, dans le camp de nos ennemis, sinon dans le nôtre. Tudieu ! Il y a des gens de ma trempe qui ne s’y sont pas mépris. Et tous ceux qui font, bourgeoisement, des névrosés, des infirmes, des malades à bout de souffle dès leur naissance ? Ceux qui mettent au monde des cas de clinique ?… Et cela, pour quelques secondes de plaisir vraiment inférieur dont je ne pourrais pas me contenter, moi, dont la puissance réside dans le cerveau, c’est-à-dire est illimitée. Vous donneriez tous votre part de paradis ou d’honneur pour la possession d’une femme ! Mais que ne donneriez-vous pas si vous pouviez être à ma place ? Vous tueriez la femme, surtout si elle se permettait de vous aimer d’une autre façon ! Fi de la volupté qui risque le plus abominable des crimes au moins dix-neuf fois sur vingt ! Le crime de forcer quelqu’un, qui n’est pas prévenu, à ouvrir les yeux ! Henri, si tu y réfléchissais, tu avouerais que, moi, Yves marquis de Pontcroix, descendant de toute une lignée d’individus plus ou moins illustres, j’aurais le droit, si je pouvais rencontrer mon père encore vivant sur mes ferres de Bretagne, de le prendre à la gorge et de lui faire cracher son nom, son titre avec tout son sang ! Réponds-moi sans le souvenir que tu fus mon vassal, toi, en la personne de tes propres aïeux, c’est-à-dire sans avoir pour !…

— Malheureux, supplia le médecin effaré ! Tais-toi ! Calme-toi ! Si elle l’entendait… je te promets de… de la prévenir dans la mesure du possible. Et il arrivera ce qui arrivera. Je m’en lave les mains !

Pontcroix redressa son grand corps souple et d’apparence si puissant :

— Vous autres, vous ne savez bien faire que ça. En attendant, tes mains sont aussi rouges que les miennes, car tu es mon complice, puisque tu arranges les vilaines histoires… Donc, mon cher, continue.

Henri allait peut-être se révolter, lorsque Ermance annonça Lucot, le chauffeur, qui venait aux ordres.

La simple Ermance, très humble et très triste dans sa robe de deuil, car elle regrettait son petit Monsieur un peu plus qu’elle n’aurait peut-être regretté le fiancé, s’arrêta perplexe devant le coussin fendu.

— C’est-y Dieu possible que ces Messieurs viendraient de plumer une poule ici.

— Ramassez ! fit Pontcroix en riant, malgré ses rages récentes. Nous avons trouvé ça dedans ma bonne femme. C’était une poule aux œufs d’or… ou de papier.

Il jeta un billet de banque sur le tas de duvet.

— Alors, fit gravement la servante, ce n’est ni à vous ni a moi, c’est à Mademoiselle, parce que le coussin lui appartient.

Et elle fit de la propreté, selon son expression, après avoir posé religieusement le billet sur un coin de la table, Lucot entra.

— La voiture ?

— Elle est en bas, monsieur le marquis.

— Non, pas le coupé. Celle que je veux acheter pour remplacer l’autre ?

— Je suis en affaire, au nom de Monsieur, avec le chauffeur de M. le comte de la Serra, qui veut vendre sa grande limousine que Monsieur connaît. Sept places, carrossée en voiture de tourisme, conduite intérieure. Ça vaudrait mieux que les nouvelles marques, ça tient la route. Ah ! si Monsieur le marquis avait eu celle-là…

— C’eût été exactement la même chose ! fit pensivement le marquis en regardant le portrait de Michel qui lui souriait de son sourire à la fois pervers et puéril.

Il y eut un silence pénible.

Le chauffeur tremblait encore à l’idée qu’il aurait pu conduire l’autre.

— …Mais oui, Lucot, ajouta durement M. de Pontcroix, parce que vous auriez oublié de visiter les phares.

Lucot baissa le front. Avec un patron du genre de cet aristo il ne fallait pas s’aviser de vouloir discuter. D’ailleurs, ils avaient tous remarqué, dans son personnel, que jamais il ne réprimandait : il renvoyait, simplement. Or, puisque Lucot était encore là et qu’on le chargeait de négocier au sujet de l’autre voiture, c’est qu’il y avait du bon.

Et le marquis de Pontcroix, prenant son médecin par l’épaule, descendit pour regagner son coupé, sans insister davantage.

Marie Faneau consentit à sortir un peu avec le médecin qu’on lui envoyait pour la conduire au Bois. Ce garçon respectueux, toujours calme, conservant toutes les élégances de manières des mondains qu’il soignait, assez agréable de sa personne et dans sa conversation, quand il dissimulait le scientifique, ne lui déplaisait pas et elle pouvait parler avec lui de son chagrin ou de son amour. Ce qu’il avait à lui dire, de son côté, semblait si difficile à énoncer qu’il reculait le plus possible le moment de cette confidence. Il savait que cette amoureuse demeurait une vertueuse et il se doutait que tout ce qui passerait par sa bouche à lui n’aurait pas la puissance d’enchantement de celui qui évoquait si bien les légendes bretonnes.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction de l’entendre, un matin, elle la réservée, la très forte, lui demander :

— Monsieur Duhat, je dois me marier dans quinze jours. Nous serons à Pontcroix le soir même de nos noces. Oserai-je vous prier, puisque vous êtes notre médecin et notre ami, de vouloir bien nous accompagner jusqu’à notre maison, d’y accepter l’hospitalité ? Je ne me sens plus le courage de voyager seule, en auto, avec M. de Pontcroix.

Mais, mademoiselle, Yves m’avait justement permis de… voyager de mon côté. Pas en auto, mes moyens ne me donnant pas cette licence, en chemin de fer, jusqu’à Quimper, d’où je me tiendrai à sa disposition, et, naturellement, à la vôtre, tout en respirant l’air natal.

— Monsieur Henri, ne me refusez pas votre appui ni votre présence, je vous en prie… au nom de mon frère.

Ils étaient tous les deux dans l’atelier. Marie faisait un croquis de fleurs de Nice, arrivées le matin, un panier mi-ouvert d’où s’échappait, en un joli désordre, des narcisses et des jacinthes. Penchée sur son travail, elle semblait se passionner pour la recherche des tons et, fébrilement, cassait souvent des pastels sous ses doigts nerveux.

Très embarrassé, Henri tordait une tige qu’elle venait de jeter sur le tapis.

— Vous me prenez au dépourvu, mademoiselle. Je ne voudrais pas vous refuser ce… service… pourtant…

— Pourtant il est ridicule, n’est-ce pas, qu’une nouvelle épousée n’aspire pas au tête-à-tête conjugal ! Vous savez combien j’aimais votre ami et cela vous étonne ? Vous croyez au retour de ma faiblesse nerveuse devant ses étranges attitudes à mon égard ? J’ai beaucoup trop pleuré en effet. Je ne pleure plus. Si M. de Pontcroix m’a posé des conditions, que j’ai acceptées, je lui en pose à mon tour, et je vous charge de les lui transmettre. Il me veut, il m’aura… et je l’aurai aussi, soyez tranquille.

Pendant qu’elle lui parlait, le jeune médecin essayait de la voir, parce que son visage lui échappait complètement et qu’il se sentait très frappé par son accent.

Cette belle fille saine, robuste et superbement douée pour être une vraie femme était en train de lui donner l’impression d’une autre créature qu’il ne connaissait pas. Une mystérieuse exaspération la dressait subitement devant un obstacle. Elle faisait front et peut-être allait-on s’apercevoir que le grand fauve en rencontrait un aussi fort que lui.

Elle portait, ce matin-là, délaissant les trésors de la corbeille de noces, cette blouse noire qu’elle avait le jour où elle avait crié son amour au marquis de Pontcroix et elle paraissait toute aussi vivante, toute aussi fière dans sa simplicité d’artiste qui n’a que son âme à offrir.

Marie Faneau se leva, secoua sa blouse poudrée de poudre multicolore, s’essuya les doigts, vérifia des mesures, des perspectives en plaçant un miroir en présence des fleurs qu’elle venait de créer, puis elle se tourna vers l’homme… qui recula. Marie Faneau était effrayante ! Ses prunelles flambaient noires dans ses yeux ordinairement si doux, comme phosphorescentes, un cercle de bistre rejoignait ses sourcils d’un brun luisant, enfonçant le regard dans un puits d’ombre. La pâleur de son teint, qui devenait si facilement rosé, tournait au jaune ivoire et des veines bleues saillaient aux coins de ses tempes. Tout était si régulier dans ses traits que la moindre contraction les changeait. Elle devait avoir reçu la plus affreuse des commotions cérébrales pour en conserver ainsi une marque d’épouvante et d’horreur.

— Oh ! mademoiselle, qu’avez-vous ? Que vous est-il arrivé ? Êtes-vous malade, blessée ? Vous êtes certainement très souffrante ! Un médecin ne peut pas s’y tromper. Ayez confiance en moi, je vous en supplie. Dites-moi ce qu’il y a ! Yves est-il venu ici, sans que je le sache… répondez !

Marie Faneau alla vers l’entrée de l’atelier pour s’assurer que personne ne pouvait les entendre. Elle revint à ce garçon, qui frissonnait malgré son flegme, et de ses lèvres séchées par une nuit de fièvre, elle proféra cette phrase brutalement :

— Je m’adresse, en effet, au médecin, qui, je l’espère, n’est pas le complice, s’il est l’ami, et qui a le devoir du secret professionnel : Yves de Pontcroix a tué mon frère.

Henri Duhat leva les deux poings, chancela :

— Vous êtes folle !

— Non. J’en ai la preuve, autant qu’une preuve morale puisse être admise en justice, car le bandit a pris toutes ses précautions pour établir son innocence, lui. Il s’est même battu en l’honneur de sa victime. C’est un crime bien fait.

Elle alla chercher, sur une étagère, derrière une petite statuette chinoise, une boîte de métal : c’étaient les Murratti’s.

Ils s’assirent tous les deux, se penchant sur cette chose banale, cette vignette coloriée, où souriait une jolie miss bien aguichante, fumant le mince rouleau à bout doré. Marie ouvrit la boîte et souligna, de son ongle, quelques brisures de papier enveloppant les cigarettes. On déchiffrait là des mots, mal tracés, écrits au stylo, hachant les lettres, comme ayant tâtonné et troué çà et là le papier fragile, mais cela pouvait parfaitement se lire et nul autre au monde que Michel Faneau n’avait pu les écrire :

« Marianeau, il va me tuer ! »

Il avait dû crier cela dans l’ombre, au moment même où ce qui le menaçait allait s’accomplir. Il avait senti passer la mort sur lui et, comme un pauvre nerveux maladif qu’il était, au lieu de se défendre ou d’essayer de fuir, il avait crié inutilement au secours !

Henri Duhat demeurait immobile, ses poings fermés retombés sur ses genoux, accablé par cette révélation.

— Comprenez-vous, maintenant, monsieur ? On est parti sans chauffeur et sans témoin. On connaissait très bien la route, parcourue cent fois, et on put choisir l’endroit, bien désert et bien dangereux. Lui, a-t-il eu, dès le départ, cette idée de meurtre planant sur lui ? Il était si gai, il dansait ! Ou, au cours du voyage, lui a-t-on fait une injure, l’a-t-on brutalisé ? Comment a-t-il eu le temps d’écrire cela, certainement dans les ténèbres, et pourquoi n’a-t-il pas pu s’échapper ? Nous l’ignorerons toujours. Mais, Michel a crié vers moi. Je l’entends, je le vois, et il a pensé à moi, en se croyant perdu, car personne ne pouvait avoir l’idée trop simple, du moment qu’il n’y avait aucun soupçon, de fouiller dans une boîte de cigarettes ! Sur un carnet, dans un portefeuille, un porte-monnaie, oui. Dans les Murratti’s, ce n’était pas possible et, du reste, c’est le marquis lui-même qui est venu me rendre ces différents objets qu’on a trouvés sur le corps de mon frère, dont on a, d’ailleurs, tenu compte dans un procès-verbal déclarant l’accident, constatation que l’assassin ne pouvait ni ne désirait effacer… parce que le hasard exige terriblement sa part dans le calcul des assassins, monsieur !

Henri Duhat l’écoutait, médusé. Elle parlait comme un juge d’instruction et c’était bien le juge implacable qui se levait dans la belle amoureuse.

Toute la nuit. Marie Faneau, penchée sur le problème, l’avait étudié, pleurant toutes ses larmes, les dernières, et, à présent, elle ne pleurait plus : elle agissait.

— Hier soir, avant de m’endormir, en regardant l’heure à sa montre-bracelet, j’ai eu l’envie de compter ses cigarettes pour savoir combien il avait eu le temps d’en fumer avant de… Je le faisais quelquefois pour le gronder et lui défendre d’en abuser… pauvre petit ! Et j’ai vu ! Ah !… (elle se prit les tempes à deux mains) j’ai cru que je l’entendais hurler à mon oreille, de là-bas, du ravin, de toutes ses forces :

« Marianeau, il va me tuer ! »

Et moi, moi, je n’étais pas là, moi, j’avais refusé de l’accompagner, ce qui l’avait condamné.

— Une observation, interrompit le médecin, qui sentait que son client était condamné aussi, pourquoi, selon vous, Yves de Pontcroix l’aurait-il tué ?

— Parce que mon frère lui avait signifié son intention formelle de vivre avec nous, après notre mariage. C’est aussi pour… la même raison que je vous supplie de remplacer mon frère. Rassurez-vous, M. de Pontcroix n’aura pas envie de vous tuer. Au moins, a-t-il confiance en votre aveugle amitié, monsieur.

— Mais cela ne durera pas longtemps, car je me refuse, moi, à rester dans la maison d’un assassin, s’il m’est absolument prouvé que je ne suis pas en présence d’un fou !

— Cela n’a pas besoin de durer longtemps, monsieur, seulement jusqu’à ce que j’aie pu venger mon frère, car, vous ne pensez pas que je veuille informer la justice de ce que je sais ?

Il la dévisagea, stupéfait.

— Permettez-moi de vous dire, mademoiselle, que ce serait le plus simple et le plus loyal, si vous êtes convaincue. On l’arrêtera d’abord, sur votre dénonciation, cela est certain, et c’est à souhaiter pour vous comme pour tout le monde, et on éclaircira ensuite tout le mystère de cette abomination.

— Vous oubliez, monsieur, que j’ai aimé cet homme, répondit Marie Faneau, dont la voix s’étranglait dans sa gorge.

— Et qu’elle l’aime encore ! soupira le jeune homme, qui connaissait peut-être, maintenant, toute la puissance d’un amour inavouable.