Le Haut Nil et le Soudan/01

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LE
HAUT-NIL ET LE SOUDAN

SOUVENIRS DE VOYAGE


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I.

LES EMPIRES NOIRS ET LES NOUVELLES DÉCOUVERTES DU FLEUVE-BLANC.


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Un des premiers jours de mai 1860, je suivais, le long de la rive droite du Nil-Bleu, un de ces larges sentiers percés à travers les bois et si chers aux caravanes nubiennes. De fréquentes éclaircies permettaient de voir, entre deux berges noires coupées à pic, le bleu sombre des eaux ; du fleuve sacré ; de loin en loin, la roue gémissante d’une sakié, ou puits d’arrosage, avec son éternel bœuf maigre qu’aiguillonnait un enfant presque nu, assis sur la machine ; au-delà du fleuve, une rive nue et monotone, portant pour toute végétation quelques asclepias vénéneuses, et bornée à l’horizon par les dunes mouvantes du gouz, de la mer de sable. Peu à peu cependant ce triste paysage s’anima : autour de moi, la forêt avait fait place aux buissons ; sur la rive opposée, aux maigres champs de pastèques avait succédé presque sans transition une ligne de vastes jardins auxquels des massifs de palmiers en plein rapport donnaient le plantureux aspect des environs du Caire ou de Syout. Une heure après, je débarquais au pied d’un de ces jardins, et je pénétrais par un fouillis de rues désertes au cœur d’une ville de près de quarante mille âmes, improvisée sur une berge sablonneuse où les voyageurs, il y a trente-cinq ans, ne trouvaient qu’une misérable hutte de pécheur ; c’était Khartoum.

J’étais venu dans cette capitale du Soudan oriental pour m’y préparer à un voyage d’exploration dans le sud, en plein pays des nègres. La saison des vents du nord, favorables aux barques qui veulent remonter le Nil, était encore éloignée : force me fut donc d’attendre et d’essayer de mettre mon temps à profit. Tout en rassemblant les notes et les faits qui pouvaient m’éclairer sur la route à suivre, je ne perdais pas de vue des études moins spéciales, mais plus attrayantes, sur le passé de ces régions énigmatiques et sur l’état social qu’une conquête récente a prétendu réformer. J’avais déjà réuni mes impressions sur la civilisation de l’Égypte proprement dite : il me restait à faire la même enquête sur les possessions égyptiennes du sud et à établir en quelque sorte le bilan moral du bien et du mal que la Nubie et le Soudan ont jusqu’ici recueillis de ce changement subit et violent dans leur organisation séculaire.


I. — LA NUBIE ET LA CONQUÊTE ÉGYPTIENNE.

Quand un peuple a perdu tout sentiment national et qu’il n’est plus qu’une foule abandonnée au hasard de toutes les anarchies et de toutes les tyrannies, on peut prévoir que la conquête étrangère qui lui apportera l’ordre et la sécurité matérielle pourra être un progrès pour lui. C’est quelquefois un bien pauvre remède ; mais une nation qui ne sait pas se guérir elle-même est réduite à s’en contenter, et l’histoire n’a plus qu’à demander compte au vainqueur de l’usage qu’il a fait de sa force et de ce qu’il a donné aux vaincus en échange de leur personnalité supprimée.

Les rares voyageurs qui ont visité la Nubie avant 1820 ont dû plus d’une fois invoquer une conquête civilisatrice pour ces populations à qui nul ressort moral n’était resté, pas même la fierté naturelle des races barbares. Au nord, quelques agas de mamelouks, campés dans leurs donjons au milieu des cataractes, jouaient à peu près le même rôle que les barons coupeurs de routes du moyen âgé. Dans le sud, une tribu venue d’Arabie et assez analogue par son organisation aux anciens Cosaques Zaporogues, les Chaghiés, étendait sa domination insolente et rapace sur les régions historiques où avaient brillé Napata, capitale de la reine Candace, et Maraka, métropole chrétienne de la Nubie. Toutefois ce petit peuple de gentilshommes avait dû subir la suzeraineté d’un peuple méridional, qui offrait depuis trois siècles le spectacle unique d’une domination florissante établie par un peuple nègre conquérant sur des blancs soumis : c’était l’empire des Fougn de Sennaar, qui s’étendait au siècle dernier sur un territoire aussi vaste que celui de l’empire d’Autriche, depuis les sables du Darfour jusqu’aux plaines brûlantes de l’Abyssinie.

On, ne sait rien de certain sur l’origine de ces Fougn ou Foungi, comme on les appelle communément. D’après quelques textes peu explicites et un document arabe précieux que je sais exister à Sennaar ou à Khartoum, et que j’ai vainement cherché à acquérir[1], les Fougn, venus du sud ou du sud-ouest, auraient trouvé le peuple nègre des Hamadj en possession de l’héritage des anciens empereurs d’Aloa : ils les auraient battus et refoulés dans les montagnes du Fazokl, qu’ils habitent aujourd’hui. Les vainqueurs soumirent peu à peu tout le bassin du Nil moyen, et concentrèrent leur pouvoir autour de Sennaar, ville sans doute plus ancienne que ne le disent les Arabes, qui ont toujours une étymologie absurde à mettre en avant. « Les Fougn, disent-ils, s’étant décidés à bâtir une ville en face de Basboch, s’y rendirent, et trouvèrent au bord du fleuve une femme fort belle, aux dents étincelantes et couleur de feu[2], en souvenir de laquelle ils appelèrent la cité nouvelle Dent-de-Feu (Sinnâr). » Ici comme en tout pays où le peuple dominateur est moins civilisé que la race conquise, la nationalité fougn fut si complètement absorbée par l’élément arabe que celui-ci imposa à l’autre sa langue, ses mœurs, son culte. Il se forma depuis Fazokl jusqu’à Dongola une race métisse, nègre par le teint, arabe par les traits ; mais il resta aux environs de la capitale une sorte d’aristocratie purement nègre, plus spécialement désignée par le nom de kamatir, dont la fierté héréditaire paraît avoir survécu, même aujourd’hui, à la chute de l’empire des Foungi. Une certaine civilisation et une remarquable prospérité matérielle marquèrent la durée de ce gouvernement étrange, qui avait, entre autres particularités, sa fête annuelle de l’agriculture. Plusieurs petits états à peu près autonomes vivaient à l’ombre de celui de Sennaar : de ce nombre étaient les républiques commerçantes de Berber et de Chendi, que le célèbre Burkhardt vit dans toute leur splendeur dix ou douze ans avant leur ruine, et la république théocratique de Damer, où des fokara (prêtres), regardés comme magiciens, inspiraient à toutes les populations voisines une terreur fort productive pour ceux qui l’exploitaient.

Telle était la situation de la Nubie avant 1820. Méhémet-Ali, consolidé en Égypte, trop faible encore pour oser empiéter sur les provinces asiatiques du sultan son suzerain, entraîné par tous les contes que lui faisaient les marchands du sud sur les mines d’or de la zone tropicale, lança enfin sur ce pays six mille hommes, commandés par deux chefs éminens à divers titres : l’un était son fils Ismaïl, un vrai Turc du XVe siècle, chevaleresque et féroce ; l’autre le fameux defterdar Mohammed-Bey, gendre du vice-roi, que l’on a appelé avec un peu d’exagération « l’homme le plus féroce qui ait épouvanté le monde depuis Néron. » C’était un caractère fort difficile à comprendre pour qui n’a pas vu l’Orient, Auguste ou Caligula selon l’heure, et qui, après des atrocités sans exemple, a trouvé moyen d’être regretté de ceux qu’il a gouvernés et décimés. Les Arabes l’appelaient Abou-Dubbân (l’Homme-aux-Mouches), parce que sa distraction favorite était d’attraper des mouches. Un jour qu’il se livrait à ce passe-temps, un pauvre paysan volé et battu par un soldat vient lui porter sa plainte. « Quel est ce chien, dit le defterdar, qui ose me déranger ? Menez-le devant le juge de paix ! » Le juge de paix (el kadi) était un canon toujours chargé qui décorait la cour du defterdar, et le malheureux, happé sans autre explication, fut vite lancé dans l’espace. On cite de Mohammed-Bey vingt traits de ce genre.

Pourtant, s’il y a dans l’histoire des découvertes armées quelque entreprise que l’on puisse placer pour l’audace et pour la rapidité du succès à côté de celles des Cortez et des Pizarre, c’est certainement cette merveilleuse campagne de 1820, que l’Europe n’a pas assez connue malgré l’excellent livre de M. Caillaud. Quatre cents lieues de pays furent parcourues et conquises à peu près sans coup férir. L’empire de Sennaar tomba sans avoir tenté la fortune d’un seul combat, et Badé VII, le dernier des sultans du Fleuve-Bleu, se consola de son pouvoir perdu en gardant son bonnet royal et en vivant d’une assez grosse pension. Les Chaghiés seuls montrèrent du cœur et livrèrent bataille, près de Korti, aux réguliers égyptiens. Une jeune fille, montée sur un chameau richement harnaché, les menait au feu. Leur cavalerie triompha ; quant à la déroute de leur infanterie, elle amena une défaite qui ne les découragea pas. Ismaïl leur avait renvoyé leurs frères pris à Korti en les comblant de présens. Après une seconde victoire, il rendit à leur roi sa fille prisonnière, une très belle enfant, qu’il avait respectée au grand étonnement des siens et des ennemis. Ce trait désarma les dernières résistances, et les Chaghiés se soumirent ; mais le vainqueur, sentant fort bien que c’était un peuple à ménager, ne les astreignit qu’à un service militaire : leur brillante cavalerie ne s’employa désormais qu’à dompter et à maintenir au profit du maître les peuples disposés à défendre vaillamment leur liberté.

En 1822, la conquête était terminée. Les Chaghiés, incorporés à la petite armée d’Ismaïl, avaient solennellement enterré à Singué, au-delà du 10e degré de latitude nord, le mannequin symbolique qu’ils avaient coutume d’ensevelir au terme extrême de leurs grandes expéditions. Le nouveau pouvoir était si solidement établi, qu’il ne disparut pas dans l’effroyable catastrophe où le jeune prince laissa la vie. J’ai recueilli dans le pays tant de versions contradictoires sur « la nuit de Chendi, » que j’aborde ce récit avec une certaine hésitation. Les faits prouvés sont ceux-ci : Ismaïl avait frappé le cheikh de Chendi, souverain des Djaalin, Melek Nimr (le roi-panthère) d’une réquisition extravagante, et le cheikh l’ayant supplié à genoux de lui donner au moins un délai pour s’exécuter, le prince lui avait brutalement ensanglanté le visage d’un coup de son tchiboukh. Un coup de pipe n’explique guère l’implacable vengeance qui suivit. On a prétendu que dans la réquisition du prince était comprise la fille de Nimr, d’autres disent son fils. Les mœurs d’Ismaïl autorisaient malheureusement toutes les suppositions. Ce qui est certain, c’est qu’une orgie effrénée eut lieu la nuit suivante chez le prince, qui, dans son ivresse, ne vit pas les Djaalin entasser silencieusement autour de sa case d’énormes quantités de fourrage, qui prirent feu de dix côtés à la fois. Ismaïl et ses compagnons de débauche se précipitèrent vers la porte, et virent alors, par-delà les torrens de flamme qui les enveloppaient, un cercle infranchissable de lances et de visages sombres. Un instant après, la maison s’écroulait sur les complices et les victimes de l’orgie. Le roi-panthère était vengé.

Le Soudan était probablement perdu pour les Égyptiens, si la petite armée du defterdar Mohammed-Bey n’était venue à point du Kordofan pour tout réparer. Le defterdar, parti de Dongolah, avait franchi, par une manœuvre habile, le Haraza, sorte de Jura qui garnit la frontière kordofanienne au nord, et avait trouvé dans la plaine de Bara le magdoum (vice-roi) du Darfour, Msellem, qui l’attendait avec ses cavaliers de la peuplade nègre des Kondjara, armés seulement de lances et d’épées. Msellem était un eunuque, ce qui n’est, dans l’Afrique musulmane, incompatible ni avec les hautes dignités, ni avec le courage, et Msellem le prouva. Du premier choc, la cavalerie égyptienne fut dispersée, et le magdoum chargea en personne les artilleurs turcs, qui furent écharpés dans leurs batteries ; mais, comme à Korti, les feux réguliers de l’infanterie décimèrent les braves cavaliers du Soudan, les canons furent repris, Msellem fut tué sur une des pièces par un cavalier arabe, et les Kondjara terrifiés se soumirent. Cette bataille de Bara est restée dans les souvenirs populaires une date néfaste qui n’est pas oubliée dans ce pays si indifférent à l’histoire. Aujourd’hui encore les femmes kordofaniennes chantent sur un air monotone et triste, en broyant le maïs, Inaltou Kordofanò ! katalò Msellem askerò ! (maudit soit le Kordofan ! les soldats (étrangers) ont tué Msellem !)

Je ne fatiguerai pas le lecteur des détails de l’atroce répression exercée par le defterdar dans la Nubie insurgée. Sa vengeance passa comme un ouragan sur Chendi : de la florissante cité qu’ont vantée Bruce et Burkhardt, il ne resta que des ruines inondées de sang. Le roi-panthère avait prudemment fui en Abyssinie : le gendre du vice-roi n’en accomplit pas moins le taube, le serment qu’il avait juré de faire tomber vingt mille têtes, coupables ou non. Après chaque combat, il parcourait lui-même le champ de meurtre et torturait les blessés de sa propre main. La presse européenne, disciplinée par les complaisans du vice-roi, regarda, il est vrai, Nimr comme un brigand et Mohammed-Bey comme un héros qui avait assuré le règne de la civilisation dans des contrées inconnues avant lui. Comme il avait dressé une carte assez curieuse du Kordofan, la Société de géographie de France lui adressa même un diplôme de correspondant dont il fut très fier, et qu’il montrait avec complaisance à ses visiteurs européens.

Quinze mois avaient suffi pour étendre la domination de l’Égypte sur un pays de près de quatorze degrés d’étendue, depuis la première cataracte jusqu’à la frontière des Gallas. Impatient de jouir de sa conquête, Méhémet-Ali y lança des ingénieurs et des métallurgistes pour en recenser les richesses minérales, les terrains aurifères en particulier. On ne trouva pas de mines d’or proprement dites, mais seulement quelques lavages assez productifs à Tira, à Cheiboun, au Toumât. La peuplade des Nouba exploitait les deux premiers, dont l’importance était surfaite par les récits des marchands. Quelques sa vans européens de l’entourage du pacha donnaient de bonne foi quelque autorité à ces récits en rappelant que dans la langue copte le mot noub signifie or. Les lavages des Nouba et ceux des Berta du Toumât furent occupés militairement, les indigènes attaqués, décimés et refoulés plutôt que soumis ; mais, entre les mains des Égyptiens, ces placers, productifs pour des nègres qui vivaient d’une poignée de maïs, ne suffirent pas à payer les frais d’occupation. Le vice-roi, qui avait fondé vers 1833, en face, des placers du Toumât, une ville appelée Hellel-Méhémet-Ali, et qu’il fit célébrer en Europe sous le nom pompeux et classique de Mohammed-Ali-polis s’en retourna découragé. L’établissement devint une colonie pénitentiaire, et aujourd’hui il est complètement abandonné. Furieux de sa déception, le réformateur chercha sa revanche dans une branche de revenus moins aléatoire, et malheureusement il la trouva. Il ordonna dans tout le sud la chasse aux esclaves.

Il y aurait une légèreté injuste à charger la mémoire du grand pacha de l’effroyable développement que ses conquêtes dans le Soudan ont imprimé à l’esclavage. C’eût été une entreprise insensée de sa part que de combattre dans une société musulmane l’institution la plus inhérente à l’islam. Ne voulant et ne pouvant la supprimer, il essaya de l’adoucir et de l’humaniser par une série de décrets restés à peu près sans exécution, mais qui doivent témoigner devant l’histoire des nobles tendances d’un vrai grand homme méconnu. Je ne veux pas prétendre que l’humanité soit entrée pour beaucoup dans ses préoccupations : comme la plupart de ces formidables pétrisseurs de nations qu’on appelle des réformateurs, il avait pour l’humanité un dédain trop justifié par ce triste et incurable peuple égyptien sur lequel il faisait ses terribles expériences. Néanmoins ce grand organisateur voyait avec raison dans l’esclavage un principe de dissolution sociale et une sorte d’ennemi personnel de son œuvre.

Nous venons de dire que l’esclavage est une base en quelque sorte essentielle de l’islamisme : nous ne voulons faire le procès d’aucune doctrine religieuse, et nous savons d’avance tout ce qu’on peut nous répondre sur la morale proprement dite de l’islam ; mais dans l’ordre des faits on a le droit de juger un culte par l’application qu’en ont faite en général les peuples qui l’ont adopté. Si l’esclavage n’est guère entré dans les institutions d’un peuple aussi vraiment moral que les Turcs et en a disparu aussi vite ; il s’est développé à l’aise chez les Arabes, dont la paresse dépravée s’en accommode on ne peut mieux. Il existe en Orient quelques populations laborieuses ; mais, dans les couches moyennes et inférieures des musulmans d’Égypte et de Nubie, le rêve d’un homme qui travaille est de gagner une quarantaine de talaris (200 francs) pour acheter un homme condamné à travailler à sa place. Quant à cette sorte de nostalgie qui saisit chez nous l’homme de labeur jeté par des chances heureuses dans une vie de loisir, il ne faut pas s’attendre à la trouver chez cet homme vêtu d’un simple caleçon de toile et d’une chemise bleue, qui n’aspire qu’à vivre comme un effendi, à demi couché sur son angareb (lit de camp), et à partager ses jours entre la pipe, le café et quelques voluptés bestiales.

Jusqu’en 1820, l’empire du Darfour et le Kordofan, qui en était une vice-royauté, avaient le privilège d’approvisionner l’Égypte d’esclaves. La route de Korosko n’ayant été trouvée que depuis une trentaine d’années, c’était par Syout et Dongolah que le nord recevait les nombreuses djellabiés (caravanes de djeliabs ou marchands d’esclaves) dont chacune jetait sur les marchés deux ou trois cents nègres. On a lu dans Barth et dans Richardson tous les détails de ces razzias hideuses, exécutées sous un prétexte religieux par les sultans musulmans du Soudan septentrional, à qui les profits de la traite tiennent lieu des rentrées fort aléatoires de l’impôt. La plupart de ces esclaves importés en Égypte et dans les pays voisins étaient destinés à la servitude pure et simple : un certain nombre, pris parmi les mâles encore impubères, achetait par une mutilation périlleuse la chance d’un sort moins précaire et même d’une condition relativement élevée. On peut lire dans les récits véridiques et substantiels d’un voyageur anglais de 1837, Holroyd, les détails techniques d’une industrie qui enrichissait des princes musulmans et même, il faut le dire, certains couvens chrétiens de la Thébaïde. Il fallait toute la vitalité de la race noire pour que cette opération, bien plus atroce qu’on ne le croit généralement, ne fît périr qu’un enfant sur vingt qui en étaient victimes.

J’ai nommé le Kordofan : c’est un pays grand comme toute la péninsule espagnole, très voisin de Dongolah et de Khartoum, et qui n’en est guère plus connu pour cela, bien que plusieurs voyageurs aient écrit depuis vingt-cinq ans des pages assez vraies sur cette étrange contrée[3]. Entre le Nil et le Darfour s’étend une vaste plaine d’alluvions granitiques, onduleuse, et présentant alternativement des sables nus, des khala (déserts semés de quelques arbres), des terres légères et propres à la culture, le tout dominé par des massifs isolés de montagnes formant un arc de cercle de plus de cent lieues de diamètre. Les torrens qui descendent de ces montagnes pendant le kharif (saison des pluies) vivifient et fécondent une belle oasis groupée autour d’une montagne centrale, nommée Kordofan, qui a donné son nom à la contrée. Rien de plus saisissant que le panorama de l’oasis, vue du sommet d’un des pics voisins, par exemple l’Abou-Senoun. Ce nom formidable, qui signifie « père des dents, » peint fort bien cette rude sierra de la frontière. J’en ai fait l’ascension en septembre 1861 ; mais, quand je fus arrivé aux deux tiers du mont, une muraille à pic, nue et lisse, m’empêcha d’aller plus avant. Je m’arrêtai au bord d’une charmante source, seule eau courante que j’eusse vue depuis que j’avais quitté le Nil. Dans bute cette portion de l’Afrique, les montagnes ont seules le privilège de posséder des eaux vives, que le sol absorbe avant même qu’elles aient atteint la plaine. Je m’assis alors et embrassai du regard l’ensemble du paysage. Au levant, la vue s’étendait à deux grandes journées de marche bien au-delà de Lobeid, la capitale ; les villages et les cultures disparaissaient dans le tapis vert de la forêt’, qui, de cette hauteur, faisait l’effet d’une pelouse parsemée de gigantesques baobabs d’un vert sombre. Elle se prolongeait au couchant vers le Darfour, et entourait deux collines qui, par une bizarrerie géologique, montraient deux sommets cylindriques semblables à des ruines féodales. On eût dit deux forteresses antiques bâties pour protéger la frontière de la province.

La population du Kordofan, bien qu’elle offre des traits réguliers et qu’elle ne parle qu’un dialecte arabe altéré et un peu archaïque, prouve par son teint qu’elle est très mêlée d’élémens nègres, soit par les esclaves enlevés dans le sud, soit par suite de la domination des Fougn et des Kondjara, races nègres conquérantes qui l’ont dominée depuis des siècles. Le fond de la race me paraît être nubien, mais le nouba ne se parle plus que dans les montagnes. C’est un peuple docile, inoffensif, nègre par bien des côtés, c’est-à-dire un grand enfant mené par des instincts et des caprices. Quand on arrive d’Égypte et qu’on a vu les mornes fellahs dans leurs « villages de chocolat, » on ne comprend rien à cette race joyeuse, bavarde, folle de danse et de plaisir. Un usage caractéristique des campagnes du Kordofan est le ferikouna. Si l’on traverse le pays au temps de la moisson du dourrah (maïs), on est exposé à être entouré par un groupe de jeunes moissonneuses à peu près nues qui barrent amicalement la route au voyageur, le font descendre de chameau, et lui disent : ferikouna (choisis entre nous)[4]. L’étranger choisit galamment la plus jolie des danseuses ; les autres construisent en un tour de main pour le ménage improvisé une rekouba, ou hutte en paille de dourrah, et le mouçafir (hôte), en quittant sa conquête, lui fait présent d’un talari[5], auquel il fera bien d’ajouter quelques verroteries pour ces « demoiselles. » Il peut alors être assuré qu’elles chanteront bruyamment sa libéralité et sa bonne grâce. S’il veut imiter Joseph ou Scipion, il en est parfaitement libre ; mais il doit toujours payer le talari : encore échappe-t-il difficilement aux quolibets de l’assemblée, car en Afrique un homme à qui les femmes sont indifférentes est tout d’abord soupçonné d’un vice qui, pour y être malheureusement très commun, n’en est pas mieux porté pour cela.

Ce peuple si sensible au plaisir n’en montre pas moins, devant la douleur physique, une énergie qu’admirerait un peau-rouge du far west. Dans les premiers temps de la conquête, le gouvernement égyptien s’occupa vigoureusement de réprimer l’abus le plus pressant et le plus funeste au commerce, le vol sur les grands chemins, petite guerre qui n’avait rien d’infamant dans les idées des Kordofana. Il fit une si fréquente application du juge de paix du defterdar, le grand canon de la préfecture, qu’il finit par réussir. Il paraît que cette destruction en deux secondes d’un être vivant, ces gerbes d’entrailles et de membres broyés lancés sur la ville et retombant en pluie sanglante dans les cours et les rues, effrayait au dernier point des gens moins préoccupés de ne pas souffrir que de mourir décemment et d’avoir un tombeau. Aussi l’affreux supplice du kazoug, le pal, les laissait insensibles. Trois jeunes vauriens qui coupaient les routes furent amenés au bazar de Lobeid et empalés devant quelques milliers de curieux. Ils languirent tout un jour dans une agonie hideuse, sans une plainte, assistés de leur mère, qui ne cessait de leur crier : « Courage, mes fils ! Montrez à ces Turcs maudits que vous êtes des braves ! Et que les autres femmes du village ne puissent pas me dire que j’ai nourri des petites filles ! » Oublions un instant que ces trois malheureux étaient de vulgaires bandits, supposons-les des hommes de cœur combattant pour leur patrie : n’est-ce pas l’histoire des Macchabées ?

Les Kordofana se soumirent trop vite pour fournir au vainqueur le prétexte de les traquer comme esclaves : on se rabattit sur les montagnes, bien que quelques-unes fussent musulmanes de temps immémorial. Elles se défendirent avec une obstination et un désespoir auxquels les Égyptiens n’étaient pas accoutumés, et je crois que ceux-ci en furent fort aises. Une soumission trop prompte, comme au Sennaar, leur eût donné des contribuables ; la résistance leur offrait un gibier, et la chasse commença simultanément depuis l’ouest du Kordofan jusqu’aux bords du Fleuve-Bleu et au 10e degré de latitude. La religion importait assez peu du moment qu’on était en face de nègres, car dans l’arabe vulgaire les idées de nègre et d’esclave sont indivisibles et se rendent par un seul mot : abid. Tous les nègres sont abid, parce que, s’ils ne sont pas esclaves, ils sont destinés à l’être.

La résistance des montagnards du Nouba et du Tagali, ces deux massifs qui forment un arc de quatre-vingts lieues autour du Haut-Kordofan, fut admirable d’obstination. Des tribus de deux mille âmes battirent à coups de lance ou de pierres les régimens qui avaient renversé un empire. Surpris par des forces écrasantes, les nègres se laissaient hacher et fusiller, mais ne se rendaient pas. Un conte absurde, né je ne sais comment, les encourageait à une défense sans merci ; ils étaient persuadés que les blancs ne les prenaient que pour les engraisser et les manger, et cette idée règne encore au fond de la Nigritie. J’ai connu une jolie petite fille de huit ans, de race fertyt, comme l’attestaient ses dents limées en pointe, qui lui donnaient un air féroce, démenti par sa gentillesse et sa mine éveillée. Un peu inquiète de ma couleur, elle voulut savoir de son maître si je n’étais pas « comme les autres blancs du Franghistan, qui mangent les enfans nègres. » Le maître éclata de rire et lui demanda si les gens de sa tribu ne mangeaient pas leurs ennemis à la guerre. « Je ne sais pas, dit-elle ingénument. Les guerriers le font peut-être, car ils ont des festins de choix où les femmes ne vont pas ; mais cela ne doit pas être meilleur que le chien. J’ai mangé du chien ; ah ! c’est bien bon ! »

Dès 1820, les Égyptiens attaquèrent le massif de Taby, dans le Sennaar, et y furent battus de main de maître ; aussi n’y retournèrent-ils point. Plus tard, Méhémet-Ali ayant entassé à Lobeid des troupes destinées à la conquête du Darfour, et qu’un veto de la Porte retint l’arme au bras, on utilisa ces troupes contre le royaume de Tagali, formidable citadelle de soixante lieues de montagnes semées de bourgs, d’eaux et de belles pâtures. Les Tagalaouïa étaient encouragés par un faki de Zerega qui leur disait : « Les Turcs vont venir, mais ne vous inquiétez pas. Je ferai naître de larges rivières qui les empêcheront de passer. » Toutes les nuits, on voyait de loin des troupes de montagnards courir avec des torches allumées, priant Allah de faire un miracle. Kiritli-Pacha, qui commandait l’armée égyptienne, voulant mettre un terme au rôle que jouait le faki, se le fit amener. « Je sais, lui dit-il, que tu es l’ami des noirs ; tu peux leur rendre un service. Je ne leur fais la guerre que pour avoir leur or ; puisque tu te vantes d’en faire, tâche de m’en fabriquer l’équivalent du tribut que je leur demande, et je m’en retournerai. » Le faki, sans sourciller, se met en prière, fait quelques jongleries, et finit par laisser tomber de sa manche une petite pièce d’or de la valeur de 4 piastres (1 franc). « Ce n’est pas assez, dit le pacha. — Seigneur, dit l’indigène, je n’ai pas encore fait mes ablutions ; je ne suis pas en état de sainteté. — Qu’à cela ne tienne ; je vais te faire apporter de l’eau. » Le faki, poussé dans ses derniers retranchemens, essaie encore de payer d’audace ; il a oublié son livre à Lobeid… « C’est trop fort, dit le pacha. Coupez la tête à ce drôle. » Et la sentence fut exécutée.

Mari, roi de Tagali, pouvait résister derrière ses montagnes ; mais il fut trahi par son propre neveu, nommé Nacer, qui s’entendit avec Kiritli-Pacha, se déclara vassal du vice-roi, promit tout ce qu’on voulut, notamment un envoi annuel et considérable de jeunes négresses ; puis il se saisit de Mari, le livra aux Égyptiens, qui lui coupèrent la tête, et il fut proclamé roi à sa place. Le pacha laissa dans la capitale une garnison de deux cents hommes, et retourna à Lobeid. Après avoir payé son impôt durant une année, Nacer jeta le masque, fit massacrer la garnison et attendit l’armée égyptienne, qui ne tarda pas à se montrer. Dans une entrevue qui eut lieu entre lui et le général turc, il ne déguisa pas son mépris pour ses ennemis. « Vous ne voyez donc pas, leur dit-il, que je vous aurai, vous et vos officiers, pieds et poings liés quand je le voudrai ! Je n’ai pour cela qu’à offrir à vos soldats de la merissa[6] et des négresses à discrétion, et ils sont à moi ! » Une autre cause amena cependant le triomphe de Nacer : de nombreux déserteurs lui apportèrent deux choses fort utiles, la discipline et les armes à feu. Un seul colonel faillit venir à bout de lui ; c’était un nègre nommé Hussein-Bey, brave et inconsidéré. Il tomba, après plusieurs victoires, dans un piège grossier tendu par Nacer, et y périt avec la meilleure partie de ses troupes : désastre qui termina la guerre.

La férocité de Nacer était proverbiale, et il en tirait lui-même une étrange vanité. Un jour qu’il rentrait à son quartier, il entendit une panthère rugir. « Comment, dit-il, il y a dans le royaume de Nacer une panthère qui crie la faim ? Mais c’est une honte pour Nacer ! » Et, désignant au hasard un de ses hommes, il le fit jeter en pâture à la bête affamée.

Le gouvernement du vice-roi n’était pas seul coupable dans ce système de razzias et de chasses inhumaines. Ses principaux complices étaient la grande tribu des Baggara, le long du Nil-Blanc, cinquante lieues au-dessus de Khartoum, et Edris Adlan, chef de Goulé. Celui-ci était en réalité le dernier prince des Fougn, car l’héritier légitime des sultans de Sennaar, le fils de Badé VII, végétait dans sa capitale presque déserte avec une autorité dérisoire qu’il vient même de perdre par suite d’un scandale fort rare en pays quelque peu civilisé : il a rendu mère sa propre sœur, et le gouvernement, ravi de compromettre le dernier représentant d’une dynastie vaincue, le retient en prison sans statuer sur son sort. Edris Adlan, qui représente une sorte de branche cadette, commande dans la montagne de Goulé, à plusieurs journées dans l’ouest, refuge actuel du noyau le plus pur des Fougn, et, pour grossir son budget aléatoire, il a quelquefois vendu à Khartoum des fournées d’anciens sujets de sa race, les Hamadj, qui s’étendent indéfiniment au sud.

Les Baggara sont des pourvoyeurs plus actifs. C’est un peuple d’origine arabe, puissant, brave, montant indifféremment des chevaux de race ou des bœufs d’une espèce particulière, parfaitement dressés à cet usage. Ils chassent, selon l’occurrence, l’éléphant ou le nègre, et dans l’un ou l’autre cas ils emploient ces lances formidables qui font songer à Goliath. Ils dédaignent le fusil, qui a l’inconvénient de faire du bruit, ce qui est contraire à leur système d’attaques nocturnes, d’enlèvemens et de fuites rapides comme l’éclair. Dans leur langage familier, ils appellent les nègres el mâl (le capital). C’est leur capital en effet, et voilà pourquoi ils se gardent bien, dans leurs razzias, de tuer ou de blesser, d’avarier enfin ce qu’ils peuvent emporter.

Ces aventuriers sans peur ont été punis par où ils ont péché : leur richesse en or et en nègres a tenté la cupidité des pachas égyptiens, qui ont voulu les forcer au partage sous forme de tribut, et ont lancé contre eux les Chaghiés avec de l’infanterie. Devant la fusillade et la baïonnette, les Baggara ont dû plier et s’engager à une redevance annuelle qui est censée le prix de location de leurs terres de parcours d’été dans le sud du Kordofan, autour du lac de Cherkela. Le mal, régularisé, n’a fait qu’augmenter, car aujourd’hui les Baggara, obligés de fournir un chiffre déterminé de noirs, doivent, quand la chasse n’a pas été heureuse, s’approvisionner auprès des djellab ou des négriers et pousser à la traite. Pour nous résumer, les razzias officielles, le commerce privé, l’impôt, ne cessent, depuis 1820, de verser dans tous les pays égyptiens un flot croissant d’esclaves, et, sans parler du chiffre énorme d’esclaves ruraux, on s’explique ainsi que la population de Lobeid ait doublé, et que celle de Khartoum, nulle en 1830, fût de 15,000 âmes en 1837 et de plus du double en 1856.

Le lecteur tiendra sans doute à savoir si l’esclavage au Soudan amène une grande aggravation dans le sort de ceux qui sont condamnés à servir. À première vue, on serait tenté de le nier, et même d’y voir une amélioration. La société musulmane accepte le dogme du droit de propriété de l’homme sur l’homme, et scelle en quelque sorte le tombeau de la liberté de l’individu ; mais, par cela même qu’elle accepte la servitude, elle la réglemente, l’adoucit et établit les conditions auxquelles l’esclave entre dans la famille islamique. On l’a dit cent fois avec raison, l’esclavage est paternel chez les musulmans. Entendons-nous toutefois : oui, chez les musulmans riches, qui ne sont point exposés à la tentation de tirer de la machine humaine tout ce qu’elle peut produire en plaisir comme en argent. Dans la maison de l’effendi qui tient un assez grand train pour assurer à ses femmes un personnel à moitié désœuvré, qui peut sans faire de dettes nourrir des reliefs de sa table sept ou huit bouab, bassil et hadamin (portiers, jardiniers, valets de chambre), faisant à eux tous la moitié de la besogne d’un brave domestique breton ou alsacien, la vie est douce, et l’esclave a du temps de reste pour danser la bamboula de sept heures à minuit. Il est vrai qu’il y a des vertus dont il fera bien de se défaire, s’il les possède, la pudeur par exemple, de huit à vingt ans. Le vice ignoble des villes maudites s’étale dans les pays musulmans avec un cynisme dont la parole ne peut donner une idée. Ce qui est vrai pour l’homme l’est encore bien davantage pour sa triste compagne, et l’esclavage n’eût-il d’autre résultat que de faire de la femme l’être passif et dégradé qui afflige les yeux du voyageur dans tout l’extrême Orient, cela suffirait pour sa condamnation. Il faut laisser ici bien loin derrière soi le portrait si entraînant tracé par un éloquent écrivain de ce qu’on pourrait appeler la négresse idéale. La Soudanienne en somme prête peu à l’illusion : si l’on ne peut lui refuser une beauté de formes qui nous ramène, par-dessus tous les chefs-d’œuvre de l’art grec, droit à la Vénus de Milo, il faut bien ajouter que ce beau corps est presque toujours surmonté d’une tête ronde comme un obus, grotesque dans presque tous ses détails, ornée d’une laine trop odorante, éclairée de deux yeux bridés d’une expression à la fois bestiale et féroce. Ici cependant le proverbe bien connu sur le « miroir de l’âme » est un gros mensonge. Ce regard sensuel et dur cache une âme chaste et bonne, ardente surtout dans l’amour maternel.

C’est précisément dans la première de ces vertus que la négresse est le plus sensiblement blessée par des gens qui ont une fort triste excuse : c’est qu’ils n’ont appris à croire à aucune pudeur. Les pessimistes qui parlent avec dédain de la femme européenne lui seront beaucoup plus indulgens quand ils auront connu la femme arabe, fille publique de naissance, sans avoir l’excuse des sens, qui paraissent chez elle assez émoussés. Libre, la femme arabe ne connaît guère la pudeur ; livrée à un homme par le mariage ou par les chances de la razzia, ce qui se ressemble plus qu’on ne le croit, elle devient une brute passive dont le possesseur retirera toutes les voluptés qu’il lui plaira. Or, dans cette voie, l’Orient va loin. La femme arabe est plus à plaindre qu’à blâmer. Dans le secret du harem, de si bonne maison qu’elle soit, sa mère ne lui a guère appris que trois ou quatre choses : fabriquer quelques confitures, exécuter des danses lascives en petit comité, pousser le zarârit ou cri national (youyouyoulou) et obéir à son maître, quoi qu’il veuille. Le harem étant ouvert aux jeunes gens sans conséquence jusqu’à l’âge de seize ans, les plus intelligens voient parfaitement comment on élève leurs sœurs et leurs cousines, et voilà pourquoi tels effendis qui pouvaient prétendre à épouser des princesses musulmanes ont préféré des sages-femmes françaises ; mais c’est l’exception. La plupart sont dignes des femmes qu’on leur destine, et beaucoup d’Européens sont devenus en cela très Arabes. Il est triste de songer aux chances de souillure qui attendent une enfant de dix ans, hier libre, innocente et joyeuse au bord du fleuve natal, aujourd’hui livrée à toutes les fantaisies dépravées d’un maître, — pis que cela, — d’un jeune tyran de son âge, du fils de la maison. Les harems d’enfans ne sont pas rares, hélas ! dans l’aristocratie arabe, et le libertinage se complique ici de cruauté, car l’enfant ne connaît point cette sorte de compatissante protection naturelle à l’homme envers la créature délicate qui, de gré ou de force, n’appartient qu’à lui. Le petit satrape ne peut pas encore posséder, mais il peut déchirer, fouetter, mordre, faire pleurer enfin. Un traitant qui n’était certainement pas pire que les autres, et qui est venu assez maladroitement se faire prendre au Caire (22 juillet 1861), a payé un peu cher, au consulat de France, la niaise indulgence avec laquelle il tolérait les sévices exercés par son fils idiot sur de petites esclaves. Sa femme, une ancienne esclave galla (comme presque toutes les dames de Khartoum), se lamentait d’avoir perdu ses jeunes souffre-douleur : « Me voilà obligée d’en acheter d’autres, disait-elle ingénument ; le consul veut donc nous ruiner ! »

J’ai vu mieux. J’ai connu un petit drôle de onze ans, de grande maison, entouré de fillettes qui en avaient treize ou quatorze. Pour les lutiner, il s’amusait à relever leur rahad (pagne à petites franges) avec des investigations auxquelles ces pauvres filles résistaient de leur mieux, confuses et tout en larmes ; mais, comme la résistance n’était pas du goût du futur colonel, il prenait un kourbach (cravache en cuir d’hippopotame) et leur en cinglait les cuisses à tour de bras. Sa mère, une honnête femme d’ailleurs, riait aux éclats et trouvait son fils énormément précoce et spirituel ; précoce, je l’accorde.

Voilà pour les riches ; mais les riches ne sont pas les plus nombreux possesseurs d’esclaves à Khartoum. La situation est tenable dans une bonne maison ; elle devient atroce chez un petit marchand, un patron de barque, un paysan aisé, — un petit blanc, comme on dirait à La Réunion, — Voilà l’enfer du noir. Si par hasard il devient l’esclave d’un ancien esclave, c’est bien le fond de l’abîme. Il faut qu’il travaille jusqu’à l’épuisement pour enrichir ce vilain maître, trop heureux si le sire, pour gagner quelques talaris, le loue comme cuisinier ou drogman à un seigneur frenghi (européen) de passage. Le Frenghi est compatissant, ne frappe pas trop fort, et donne quelquefois un pourboire. J’avais loué de la sorte deux malheureuses négresses pour la cuisine de mon équipage. Je réussis à les sauver de quelques aimables plaisanteries qui pouvaient être mortelles ; on les avait pendues une fois par les aisselles à la vergue, un autre jour on les avait fait passer sous la quille du negher. La plus jeune, moins faite aux mauvais traitemens, était l’objet particulier des méchancetés sournoises de mon cuisinier nubien. Un matin qu’il la battait comme de coutume, elle perdit patience et lui laboura le front d’un coup de trique. Il vint tout sanglant me demander justice, et fut abasourdi quand je lui eus répondu le vulgaire « c’est bien fait. — Mais dit-il, monsieur n’a donc pas vu ce qui se passé sur toutes les barques, où l’on pend les négresses aux mâts pour rire ?… Les négresses, monsieur le sait bien, sont faites pour le divertissement des équipages. »

Puisque nous parlons de locations, il en est une qu’il faut mentionner, c’est celle-ci. Un propriétaire de jeunes esclaves, remarquant un village, une station où les caravanes s’arrêtent, y bâtit quelques maisons et installe dans chacune d’elles une jolie personne chargée de fournir au voyageur qui le désire de l’eau fraîche, de la merissa (bière nubienne) et de l’amour tout fait. La bent (fille) est taxée à une redevance mensuelle proportionnée à ses charmes : ce qu’elle fait en sus est pour elle. C’est à une association de propriétaires sans préjugés que l’important village d’Abou-Hamed, la porte de l’Atmour[7], a dû naissance, et il s’est créé, — tolérance musulmane ! — près du tombeau d’un saint renommé.


II. — LE FLEUVE-BLANC ET LES DERNIERES EXPLORATIONS.

J’ai parlé jusqu’ici des régions historiques et connues dont le Nil-Bleu est la grande artère : il me reste, avant de suivre la traite dans ses derniers progrès, à introduire le lecteur dans l’inconnu, parmi ces étranges populations du Nil-Blanc, dont l’existence était à peine soupçonnée il y a vingt ans. On sait que le Nil-Blanc, ou, comme on dit communément, le Fleuve-Blanc (Bahr-el-Abiâd), est ce grand affluent de gauche qui vient, vers le 15° 31’ de latitude nord, unir ses eaux rapides et d’un blanc sale aux eaux calmes et pures du Fleuve-Bleu. Le confluent n’est pas à Khartoum même, mais à un mille environ à l’ouest, à une pointe où l’on reconnaît encore les assises d’un palais que Saïd-Pacha voulut y faire construire en 1856. En face s’étend la base d’une île triangulaire, entourée de nombreuses sakiés (puits), et cultivée seulement pendant la saison des pluies. Des plages sablonneuses accolées à ses flancs se couvrent, deux mois avant les crues, de milliers de ces pastèques si appréciées par les gourmets de Khartoum. Cette île se nomme Touti ; elle est historiquement plus connue que Khartoum, car le célèbre d’Anville la signale sur sa carte d’Ethiopie. Quant à la capitale même, les annales du pays prétendent que c’était vers 1776 une ville importante, que les Chelouks surprirent une nuit et détruisirent entièrement après en avoir exterminé les habitans. Les deux fleuves jumeaux forment le Nil proprement dit, qui coule entre Touti et les mamelons sablonneux de la rive occidentale. Le bras qui sépare l’île de la terre ferme de droite est un bras mort entièrement à sec lors des basses eaux, et près duquel s’élève la kouba d’un saint illustre, Hodja-Ali, dominant un vaste cimetière où les croyans les plus dévots se font ensevelir.

Le voyageur qui entre dans le Fleuve-Blanc en franchissant devant Ondourmân une ligne de rochers noirs qui sert de barrage au fleuve n’éprouve point au début cette sorte d’admiration étonnée qu’inspirent généralement les perspectives des grands cours d’eau. Des plages basses, sablonneuses, nues sur la gauche, couvertes sur la droite de forêts basses et maigres ; absence complète de villages, parfois une tribu nomade qui vient abreuver quelques centaines de chameaux et de bestiaux ; à deux heures de l’embouchure, sur la rive droite, un arbre isolé, « l’arbre de Mahou-Bey, » bien connu des équipages, qui ne manquent jamais d’y faire une station pour prendre solennellement congé du village (hellet)[8], et vider quelques jarres de merissa. Je venais d’y jeter l’ancre le 27 novembre 1860, à quatre heures du soir, quand je vis arriver du désert, poussé par un furieux vent d’est, un nuage rouge, opaque, qui rasait la terre, et que je ne puis mieux comparer qu’à des feux de Bengale affaiblis. Mes hommes se hâtèrent d’assurer la barque et les agrès, puis ils descendirent à terre et se couchèrent en se voilant soigneusement la figure de leurs eri[9]. C’était simplement un coup de simoun, et, sachant par expérience que ce n’est pas chose à regarder en face, je fis comme les autres, Le tourbillon passa sur nos têtes et s’alla perdre dans le fleuve.

Un peu plus loin, sur la même rive, sont quelques villages, dont l’un porte le nom assez original d’Amart-el-Kachef[10]. Il faut savoir que beaucoup de terrains de cette zone seraient excellens, s’ils étaient arrosés, et cette irrigation n’exigerait que l’établissement d’une sakié, c’est-à-dire quelques jours de travail, l’entretien d’un bœuf et celui d’un petit domestique. Or quelques sous-préfets révoqués ou capitaines en retraite (le mot kachef représente ces deux fonctions) ont eu la louable idée de se faire concéder ces villages, d’y faire des défrichemens et d’en tripler le produit. Près d’Ouad-Chelaï, un Arabe nommé Mohammed-Hedjazi avait établi dans une île assez grande des cultures maraîchères où venaient s’approvisionner toutes les barques qui passaient ce point, et, loin d’être molesté par les Chelouks, maîtres de toutes les îles jusqu’à six heures de Khartoum, cet agriculteur intelligent s’en était fait des auxiliaires en louant leurs services moyennant un salaire journalier ; J’ai vu moi-même tous ces parages en 1860, et il m’a paru que, comme tant d’autres bonnes choses, tous ces essais dignes d’encouragement avaient échoué par l’effet de la détestable administration du Soudan.

Au-delà d’Ouad-Chelaï et de Duem, le Fleuve-Blanc était aussi inconnu, il y a vingt-deux ans, que l’est encore aujourd’hui le Zaïre. On savait bien qu’au-dessus du pays des Baggara s’étendait sur un espace de cent cinquante lieues un empire puissant par sa civilisation supérieure à celle des autres tribus nègres, par son organisation, qui était celle d’une monarchie militaire et féodale, par le nombre de ses pirogues, enfin par la bravoure de ses guerriers. On ne sait trop d’où venaient les Chelouks, mais on peut supposer qu’ils étaient originaires des bords du Saubat, car aujourd’hui encore ils reconnaissent le droit d’aînesse des Bondjak, leurs frères du Saubat, et leur font chaque année un présent à titre d’hommage. Leur capitale est Fachoda, près d’un bras du Nil étroit et peu fréquenté. Le roi règne d’après une sorte de constitution traditionnelle dont un article lui défend, à ce qu’on assure, de se montrer à des étrangers. On a évalué le chiffre de la population à un million d’âmes, exagération évidente, si l’ou réfléchit que tous les villages sont situés sur une zone très étroite entre le fleuve et le désert. En portant à deux cent mille âmes l’ensemble des Chelouks du Nil, je crains bien d’être encore au-dessus de la réalité.

Les premiers rapports qui s’engagèrent entre le gouvernement du Caire et les Chelouks paraissent dater de 1838, époque du voyage de Méhémet-Ali au Soudan. Un aventurier arabe nommé Abderrhaman s’était, je crois, réfugié chez les Chelouks, et le pacha voulait envoyer quelqu’un qui pût lui persuader de venir se confier à sa loyauté dans Khartoum même. Les officiers du pacha déclinaient à l’envi cette mission. Quelqu’un parle à Méhémet-Ali d’un négociant français résidant en ce moment dans la ville, et connu pour avoir de bonnes relations avec les Chelouks : je ne sais même si le roi ne lui avait pas fait don d’une île. Méhémet-Ali fait appeler Cheikh-Ibrahim : c’était le nom arabe de M. Thibaut, enfant de Paris, combattant philhellène de 1821, et du petit nombre des Frenghis qui ont fait constamment honorer l’Europe dans ces régions éloignées. M. Thibaut sortait de table et avait très bien soupé. Il entre, salue et s’arrête à la porte dans l’attitude d’une respectueuse attente. « Est-ce toi, lui dit le vice-roi, qui te ferais fort d’aller chez les Chelouks parler de ma part à Abderrhaman le fugitif ? » M. Thibaut, un peu surexcité, fait trois pas en avant, et, empoignant le vice roi par la barbe : « Sur ta barbe, dit-il, j’en fais taube ! » (serment le plus solennel), Le vice-roi était très défiant, et surtout, depuis une tentative d’assassinat faite sur sa personne par des mamelouks, il voyait des embûches partout. Il bondit de son divan jusqu’à la muraille, regarda d’un air singulier le Français resté immobile, puis, partant d’un éclat de rire : « Allons, lui dit-il, tu es fou comme tous les Français ; mais tu es un bon diable, et je sais que tu es brave. » Et il lui donna sur l’heure ses instructions, pendant que ses généraux et ses pachas, osant à peine respirer, échangeaient entre eux les regards effarés de gens qui n’étaient pas bien sûrs d’avoir leurs têtes sur leurs épaules.

Il était temps d’ailleurs que le « grand-pacha » eût l’œil aux nouveaux rapports de ses agens avec les Chelouks, car les djellab et les négriers, attirés par la beauté corporelle et la vigueur de ces noirs, commençaient à les harceler et à traquer les habitans des villages du bas du fleuve. C’étaient pourtant, comme les Corses du temps des Romains, ce que l’on nommait de mauvais esclaves, c’est-à-dire des gens impatiens de servitude. Profiter du voisinage de la patrie pour se sauver après avoir coupé la gorge à leurs maîtres était une bagatelle pour ces géans aux chevelures rousses et aux longues jambes ; mais c’était un inconvénient auquel s’exposaient sans crainte les acheteurs en vertu des deux maximes stéréotypées : « Tout vient de Dieu, — rien n’arrive qui ne soit écrit. » Les enlèvemens des Chelouks donnaient quelquefois lieu à des scènes dramatiques. En 1835, un peintre, depuis justement célèbre[11], assistait sur les quais de Khartoum à l’arrivée d’une barque chargée de captifs chelouks. Parmi eux se trouvait une femme qui reconnut dans la foule des spectateurs son enfant, enlevé dans une razzia précédente. Elle se précipita sur lui comme une lionne à qui on rend son lionceau, l’entoura de ses bras, et se mit à le lécher des pieds à la tête avec des sanglots et de petits cris étouffés. Ne sachant pas l’arabe, elle suppliait par geste ses capteurs de la vendre au maître de son enfant ; mais c’était peine perdue : jamais chasseur a-t-il tenu compte des angoisses du gibier ?

Une résolution déplorable, et qui eut d’affreuses conséquences pour le Soudan indépendant, fut le parti pris par Méhémet-Ali de se créer une armée noire principalement destinée à faire la guerre dans la région équatoriale, dont le climat exerçait des ravages sensibles parmi ses soldats turcs et même égyptiens. Il faut bien mépriser l’humanité pour supposer que des hommes libres, enlevés à leurs villages incendiés, à leurs familles décimées et souillées, et poussés la fourche au cou et le fouet aux reins vers des casernes où un sergent arabe leur apprend l’exercice à coups de kourback, deviendront les plus fermes soutiens du pouvoir qui les a fait traiter de la sorte. Le plus triste, c’est que ce calcul est juste. Non-seulement les régimens noirs sont d’une fidélité passive qu’aucune incitation ne saurait ébranler, mais les tribus libres n’ont pas de plus implacables ennemis que leurs frères en veste blanche et en bonnet à plaque. Un voyageur français, M. Trémaux, a été témoin au Fazokl d’une de ces récoltes de conscrits, exécutée à la montagne de Kély. La montagne fut cernée une nuit, et tous les habitans d’un village saisis d’un coup de filet. L’officier qui dirigeait ce coup de main mit à part les hommes valides qui n’avaient point été blessés dans la lutte, et qui furent destinés au service de l’état ; on réserva les très jeunes garçons pour les officiers, on livra les femmes comme parts de prise aux soldats, qui les violèrent au bivac même malgré la résistance la plus énergique.

Il était dans la destinée de Méhémet-Ali de voir ses plus belles et ses plus raisonnables conceptions devenir, grâce à l’inintelligence et à l’immoralité de ses agens, de nouveaux fléaux pour l’humanité. La facile conquête du Sennaar et le prestige qu’il en avait retiré aux yeux de l’Europe, l’encourageaient à chercher une nouvelle gloire dans la découverte des régions encore inconnues du Fleuve-Blanc. Il espérait y trouver une compensation à ses mécomptes précédens en fait de mines d’or : les corps savans de l’Europe, à l’opinion desquels il fut toujours sensible, le poussaient à tenter dans la recherche des sources du Nil la solution du problème géographique le plus important peut-être de notre époque. En décembre 1839, une expédition préparée à loisir sur le Nil partit de Khartoum sous la conduite de deux officiers égyptiens, et ayant à bord M. Thibaut, mais sans aucun caractère officiel. Méhémet-Ali avait soigneusement recommandé de se créer des relations pacifiques avec les nouvelles populations que l’on allait visiter. Quelques citations du journal de voyage de M. Thibaut montreront comment ses ordres furent interprétés :

« Le 6 janvier fut un jour de deuil pour ces contrées. Des présens en viande nous avaient été apportés dès le matin, et les gens nous suivaient de loin. Quelques-uns dansaient, d’autres avaient des flèches et des lances. Notre drogman assura que ces gens avaient de mauvaises intentions : ce fut le signal d’un massacre. Un sous-officier, accompagné de trente hommes, ordonna le feu contre ces malheureux, dont un tomba. Les autres prirent la fuite. Des villages se montraient à quelque distance, l’éloignement n’était pas assez grand pour ne pas s’y porter. Beaucoup d’indigènes, ne pouvant se sauver, tombèrent victimes. Un lac où ces malheureux se jetaient fut comblé de cadavres. Les nôtres revinrent glorieux…

« Il était trois heures de l’après-midi ; les hommes montés sur les vergues annoncèrent une grande quantité de noirs. Nous ne vîmes qu’une cinquantaine d’indigènes des deux sexes qui poussaient devant eux cinq beaux bœufs. Leur démarche était suppliante. Sans armes, ils craignaient de nous approcher. Cependant deux d’entre eux, qui paraissaient les principaux, se décidèrent à se rendre aux invitations du commandant. Ils nous conjuraient de ne point les écraser de la colère de Dieu. Nous en étions, disaient-ils, les enfans. Ils étaient innocens et désiraient notre protection.

« Après s’être un peu rassurés, nos deux noirs vont rejoindre leurs compagnons, qui dansaient non loin de nous. Des chiffons qui avaient servi à envelopper des cartouches furent trouvés par ces misérables ; ils les ramassèrent et se les partagèrent. Ils y mettaient de la valeur comme ayant appartenu aux envoyés de l’Être suprême. Plusieurs furent victimes de leur confiance, car, s’ils fussent demeurés dans l’intérieur des terres, nous n’aurions certainement pas été les chercher… La nuit même ne fut point consacrée au repos : les parens de ceux qui étaient morts demandaient que nous vinssions à leur secours, et imploraient notre pardon, s’ils avaient mérité notre colère.

« Le 7 janvier, nous nous mîmes en route par un petit vent. Le fleuve charriait les corps de nos victimes de la veille. Nous arrivâmes près d’un village, sur la rive orientale, où les habitans nous conjurèrent d’accepter des bœufs, des moutons. Nous étions obligés de contrarier ces braves gens par des refus… Ces innocens tiraient la corde du bateau dans les endroits où nos marins la jetaient à terre. Ils nous amenaient les estropiés, les aveugles, les malades, pour savoir si les envoyés divins voulaient remédier à leurs maux. Le plus petit objet qu’on leur donnait était pour eux un gage de la fin de leur souffrance.

« Un jeune Bhor se présenta à nous : il se donna tout entier aux envoyés de Dieu. Il n’avait rien autre chose à offrir…

« Le 5 février, le drogman, sorti avec son fusil, vit un homme d’un village voisin qui, accompagné de ses deux enfans de dix à douze ans, voulait éviter l’approche de nos barques. Le soldat l’appela. Celui-ci continuait sa route. Le soldat pressa le pas, le rejoignit, fusilla le père, s’empara des enfans avec un autre soldat, et les conduisit à la barque n° 1. C’étaient des Nouers d’une figure intéressante ; quelques larmes coulaient de leurs yeux.

« Un village rencontré sur la droite était abandonné. Nous dépistâmes un noir et trois femmes infirmes. — Pourquoi n’as-tu pas suivi les tiens ? dit-on au noir. — Ma femme est malade, je n’ai pas voulu l’abandonner, et si vous la tuez, du moins nous serons tués ensemble.

« Le 22, on vit au loin un homme et deux femmes qui faisaient route, portant des provisions sur la tête. Les soldats n’attendaient que l’ordre d’aller à la chasse : il fut donné. Quelques-uns rejoignirent les malheureux fugitifs : l’homme fut tué, les deux femmes furent conduites à la barque n° 1. Une était enceinte, l’autre paraissait nourrir : elles faisaient pitié…

« Le kachef, qui ne craignait point une chaleur de 52 degrés au soleil, voulut aller à la chasse aux pintades dans les broussailles. Une heure après, au lieu de poules du désert, je le vis suivi de quatre femmes dont il avait trouvé les traces. Un homme qui les accompagnait fut sacrifié. Ce furent là les pintades du kachef[12]. »


J’ai cru devoir donner cette citation, bien qu’un peu longue, pour m’appuyer sur un témoin dont l’impartialité ne sera pas contestée, et pour bien définir le caractère de ces premières relations entre les « civilisés » et les sauvages du Nil. L’expédition de 1839, qui eut peu de résultats scientifiques, fut suivie quelques mois plus tard d’une nouvelle campagne bien autrement féconde, car elle était dirigée par des officiers européens au service d’Égypte. Le colonel d’Arnaud[13], M. Thibaut, le naturaliste Werne, en faisaient partie. La flottille remonta jusque vers le 40e degré nord, près de deux degrés plus loin que la précédente, et ne s’arrêta qu’en face d’une sorte d’arc formé par des montagnes, au milieu desquelles le fleuve, coulant dans un lit de gneiss, était barré de rochers et de rapides infranchissables. Le peuple riverain était une belle race nègre, les Bary, plus fière et plus intelligente que celles que l’on avait déjà vues. Quand je les visitai moi-même récemment, je fus surpris de retrouver fréquemment dans une de leurs tribus, les Chir, le type bien connu des médailles césariennes. J’ajouterai en passant que certains géographes de l’antiquité possédaient des notions singulièrement exactes sur le centre du Soudan, surtout Pline, qui paraît avoir dû beaucoup d’informations aux chasseurs d’éléphans. Je regarde comme prouvé que ce grand encyclopédiste connaissait le Fleuve-Blanc sous le nom de Sir (les indigènes disent aujourd’hui Kir), les Chir, les Medin, les Eliab, sous les noms de Syrbotœ, de Medimni, d’Olabi, et quand il a parlé des Hipporei, « qui sont noirs, mais qui se frottent le corps d’ocre rouge, » il a fait en une ligne le portrait des Bary que j’ai vus.

Les rapides dont j’ai parlé tout à l’heure étaient une barrière naturelle qui arrêta longtemps les visiteurs du Fleuve-Blanc. Deux hommes tentèrent d’aller plus avant : c’étaient deux Italiens, le consul de Sardaigne, M. Vaudey, et le missionnaire Angelo Vinco. Celui-ci était le type parfait du missionnaire chrétien au Soudan : aventureux, brave, excellent tireur, d’humeur joyeuse, il était fort aimé des Bary, dont il avait appris la langue, et ils avaient composé en son honneur une petite chanson, — Adjilo ! Adjilo ! Iti Belegnân, — qui est encore à présent une des rondes favorites de la jeunesse de Gondokoro et des hameaux voisins. En voici la traduction :

« Angelo ! Angelo ! va-t’en à Belegnân : il n’y a ici que maladies. — Non, non, je suis bien ici !

« — Va-t’en à Belegnân : là il n’y a pas de moustiques. — Non, non, je suis bien ici !

« — Vive, vive Angelo !… »

Don Angelo est le seul blanc qui ait pénétré chez un autre grand peuple de l’est, les Bery, qui obéit à un roi et rend hommage, comme les tribus voisines, à un mauvais esprit desservi par les koudjour (prêtres ou sorciers), spécialement chargés de l’apaiser, afin qu’il laisse tomber les pluies vivifiantes. Il ne trouva pas chez les Bery le même accueil que dans la peuplade voisine, de nom presque semblable. Angelo ayant commencé à prêcher devant les Bery, leur roi l’interrompit en lui disant : « Si ton Dieu est si puissant, tu dois être plus fort que nos koudjour, et comme justement la pluie nous fait défaut, nous allons te mettre à l’épreuve ; tu as deux jours pour faire tes sacrifices. » Le bon missionnaire n’osa refuser l’épreuve, espérant bien peu, il est vrai, un miracle. Il passa les deux jours en prières sans succès, et le jour suivant les koudjour commencèrent leurs grotesques cérémonies. Avant le coucher du soleil, par le hasard le plus disgracieux, toutes les écluses du ciel semblèrent s’ouvrir. « Vous comprenez bien, disait ingénument le bon prêtre, qui était la sincérité même, qu’après un fiasco de cette force il ne me restait qu’à partir au plus vite. » Cet homme de bien est mort vers 1853. Il fut enseveli au village d’Ulibo, et non au cimetière de la mission qui venait de se fonder à une lieue de là, à Gondokoro. J’ai visité en janvier 1861 un petit terrain de quelques toises carrées, couvert de chardons, où il a été enseveli.

Certains renseignemens qu’il avait donnés aux marchands européens de Khartoum sur un fleuve qui baigne le pays des Bery suggérèrent à un traitant maltais, M. Debono, l’idée de remonter le Saubat, unique affluent de droite du Fleuve-Blanc, jusqu’au point atteint par Angelo, et en 1856 il s’engagea bravement avec un nombreux équipage dans ce fleuve encaissé par de très hautes berges, d’où les noirs pouvaient le cribler de flèches sans fatigue et sans danger. Il échappa pourtant à toute chance funeste ; mais, en avançant toujours au sud, sous l’obsession de son idée fixe, il oublia que les eaux baissaient, et s’aperçut un jour avec désespoir que, dans sa partie supérieure, le Saubat n’est qu’une sorte de ruisseau à sec la majeure partie de l’année. Il prit une résolution énergique et singulière : comme il lui importait d’être toujours à flot, de crainte d’être surpris la nuit à l’échouage par les nègres, il s’assura leurs services par de grandes distributions de verroteries, et fit construire par eux deux barrages ; puis, coupant le premier, il descendit au fil de l’eau dans le bassin formé par le second. Elevant alors un troisième et un quatrième barrage, M. Debono essaya de descendre ainsi jusqu’au point où l’eau était encore assez haute pour lui permettre de regagner le Nil ; mais la terre buvait trop rapidement les eaux, et tant de fatigues et de dépenses ne purent le préserver de ce qu’il redoutait si fort : un hivernage de onze mois dans ce pays perdu, avec sa famille, qui l’avait accompagné.

Pendant longtemps, du reste, les affluens du grand fleuve restèrent inconnus au commerce, qui suivit passivement la route ouverte par l’expédition du colonel d’Arnaud. Les flottilles du vice-roi avaient rapporté à Khartoum une abondante provision d’ivoire, recueillie sans peine et sans frais. « Comment ! disait un nègre à M. Thibaut, vous ramassez ces vieilles dents ? Nous en avons en quantité, et nous n’en faisons rien. » Et il lui montrait des clôtures de jardinets en dents d’éléphans. Le gouvernement du vice-roi se réserva d’abord le monopole de l’ivoire au Fleuve-Blanc ; mais, les divers monopoles ayant succombé sous les attaques réitérées des agens diplomatiques européens, la navigation du fleuve fut déclarée libre, et en peu d’années quatre ou cinq grandes puissances comptèrent plusieurs de leurs nationaux en train de s’enrichir à ce commerce fructueux. Les conteries (verroteries de Venise) étant la seule monnaie connue des nègres, on profitait de leur ignorance commerciale pour obtenir, moyennant vingt sous de verroterie, une dent qui valait 500 fr. Ce fut l’époque des Ulivi, des Lafargue, des Brun-Rollet, le temps des fortunes, rapides. Dès 1853 cependant la chance commençait à tourner. Les gains faciles de la traite de l’ivoire avaient surexcité toute la population marchande de Khartoum. Dans ce pays, le commerce le plus ordinaire est une sorte de colportage fait par ces Djaalin que l’on trouve sur toutes les routes du Soudan, avec leurs petits ânes infatigables chargés de ballots de cotonnades. Les Djaalin, principalement depuis la destruction de Chehdi, leur capitale, sont répandus partout, jusqu’en Abyssinie, jusqu’à Fadassi, cette sorte de Beaiicaire éthiopien, où jamais Européen n’a encore pénétré : ils sont sur le Nil ce que les Sarracolets sont sur le Sénégal. Cette existence, qui convient assez au caractère vagabond des Arabes, leur procure à la longue une aisance relative. Quand on vît, vers 1850, revenir du Fleuve-Blanc à Khartoum quelques ouvriers européens rapportant, pour une mise de fonds de 200 fr. de verroteries, une charge d’ivoire valant 40,000 piastres, une fièvre d’agiotage s’empara des plus flegmatiques : tout le monde se jeta vers le sud, les vagabonds nubiens affluèrent vers la ville, certains de trouver des salaires avantageux comme domestiques ou comme matelots, et ceux qui n’avaient pas le moyen de fréter une barque prenaient un intérêt, si faible qu’il fût, dans les chargemens des traitans en partance. Il en résulta une concurrence effrénée, une grande prodigalité dans l’offre des conteries et l’avilissement de cet article en même temps que l’élévation rapide du prix de l’ivoire. Le nègre est un grand enfant, mais fort rusé, comme les enfans, quand il s’agit de satisfaire ses fantaisies. Du moment qu’il vit les blancs mettre un haut prix à l’ivoire, il éleva d’autant ses prétentions sur les articles d’échange. Les verroteries, qu’il obtenait par poignées en 1845, il finit par les obtenir, six ans plus tard, à plein bonnet ; aujourd’hui qu’il a plus de verroteries dans ses jarres que de maïs, il lui faut des lances, de lourds anneaux de cuivre, des molod (fer de bêche) de fabrique égyptienne. Or, sur la place de Khartoum, un fer de lance se paie 3 et 4 francs, et une provision de deux cents lances ne mène pas loin ; encore n’en trouve pas qui veut.

En présence de ce renchérissement, quelques jeunes Européens, principalement des Italiens, plus pourvus de courage que de capitaux, ont voulu se procurer à coups de fusil l’ivoire que les nègres leur faisaient payer trop cher, et se sont bravement jetés dans les bois à la poursuite des éléphans. Cette chasse, malgré ses dangers, n’a encore amené jusqu’ici aucune catastrophe, et parmi ceux à qui elle a valu, soit la fortune, soit une certaine réputation, nous pouvons citer MM. Alexandre Vayssière, les frères Poncet, de la Savoie, et Théodore Evangelisti, Toscan. Malheureusement, traqué par des chasseurs qui disposent d’armes perfectionnées, de la carabine Devisme, des balles explosibles et à pointe d’acier, l’éléphant a disparu de ses domaines séculaires aux bords du Nil-Blanc, de la Dender, de la Settit, et sa fuite vers les forêts de l’intérieur a bientôt achevé ce qu’avait commencé la concurrence : le commerce, de l’ivoire aujourd’hui fait difficilement ses frais.

Pour empirer une situation pareille, il ne restait plus aux traitans qu’à s’aliéner les nègres, déjà un peu récalcitrans, par des actes de violence et de mauvaise foi. Il est vraiment triste de constater que, dans les relations de commerce qui s’établissent entre des civilisés et des barbares, il y a tout à parier que les exemples éclatans d’improbité viendront des premiers. Cela s’est vu au Sénégal, où, la mesure-étalon pour le commerce des gommes étant originairement des tonnes de la contenance d’un kantar arabe, les traitans imaginèrent des tonnes à fond mobile, clouées sur le pont, versant dans le faux pont une partie de la Comme qu’on y entassait, et réalisant pour le vendeur ingénu la fable du tonneau des Danaïdes. Au Nil-Blanc, une concurrence fiévreuse et anarchique ne laissait de place qu’à une seule pensée, celle de s’enrichir à tout prix. J’ai connu quelques Européens dont l’honnêteté constituait là une honorable exception ; mais tous ceux qui ont étudié sur place l’état moral des populations de l’Égypte, chrétiennes ou musulmanes, me croiront aisément quand j’affirmerai qu’on n’y trouverait pas trois hommes sur cent pénétrés des idées européennes en matière de probité. Cette classe de gens a trop peu de dignité pour ressentir le côté humiliant de leçons dans le genre de celle que je vais raconter. Un chef nègre de la tribu des Kitch, nommé Nial, avait reçu en dépôt d’un traitant arménien un lot d’ivoire, et s’était engagé à le rendre à la première réquisition, soit de l’Arménien, soit d’un sien commis qui lui montrerait un billet portant sa signature. Cette convention vint à être connue d’un concurrent (un chrétien, hélas !) qui n’eut garde de laisser échapper pareille aubaine. Il alla trouver le nègre, lui montra le premier chiffon de papier venu, et réclama le dépôt. Le Kitch, plein du respect de ses compatriotes pour le « talisman blanc des fils du ciel, » ne soupçonna pas la fraude, et se hâta de rendre l’ivoire. Quand l’Arménien se présenta, il fut fort surpris d’apprendre qu’on était venu, papier en main, réclamer sa propriété, et accusa le môgnân[14] de lui conter une fable. L’histoire se répandit dans les comptoirs voisins, on finit par découvrir l’auteur de l’escroquerie, et un beau jour celui-ci vint, comme d’habitude, traiter d’affaires avec Nial. Le nègre lui reprocha vertement sa mauvaise foi ; mais, sur les négations obstinées du chrétien, il n’insista pas, et, feignant d’avoir tout oublié, il l’invita, quelques jours après, à un banquet amical. Un jeune chien, mets fort estimé chez les Denka, formait le menu. Après une conversation assez cordiale entre le nègre et son hôte, le premier changea de manières, et, s’adressant au traitant : « Je t’ai accusé, lui dit-il, d’avoir volé l’ivoire de ton frère, et toi, tu m’as accusé d’être un menteur et un homme improbe ; mais Dendid (Dieu) sait lequel de nous a dit vrai, et je l’appelle en témoignage pour que ce chien que nous avons mangé ensemble fasse mourir celui qui a mal agi ! »

Dans les pays où la force est la seule loi, la violence ne coûte guère plus que la friponnerie. On a vu ce qui s’était passé sous le pavillon de Méhémet-Ali malgré les ordres formels d’un souverain accoutumé à être obéi. Que devaient donc faire des expéditions composées en très grande majorité de flibustiers nubiens qui n’étaient retenus par aucun frein matériel ou moral ? Je ne veux citer que deux exemples. En 1844, une barque de Khartoum aborde au comptoir de Tabak, dans le pays des Nouers. Les indigènes accourent pour fêter leurs visiteurs, et les invitent à partager un festin dont, selon l’usage, quelques chiens font les frais. Les Nubiens voient une insulte préméditée là où il n’y avait qu’une intention hospitalière, et une décharge meurtrière punit les indigènes d’une offense chimérique. On pourrait encore alléguer cette fois comme excuse le malentendu ; mais quelle excuse trouver à l’acte que voici ? Un chef de l’ouest, nommé Djonkor (le cheval), était l’ami dévoué des blancs, et les convoyait lui-même, par pure obligeance, sur tout le territoire de sa tribu. Sa protection était le sauf-conduit le plus sûr qu’on pût trouver à quinze lieues à la ronde. Un jour des blancs hébergés chez lui se prirent de querelle avec un nègre et lui enlevèrent sa lance. C’est la plus grave injure qu’on puisse faire à un Soudanien. « Cet homme n’est pas de ce village, dit Djonkor ; par égard pour moi, rendez-lui sa lance. » Les Arabes obéirent de mauvaise grâce ; mais à peine Djonkor avait-il tourné le dos, qu’une balle le couchait raide mort par terre. Depuis ce temps, les traitans ont évité de passer dans les environs du village de Djonkor, car ses compatriotes ont, à ce qu’on assure, juré de tuer un grand blanc pour le venger. On comprend que ces excès, répétés partout, aient changé en horreur l’adoration passionnée qui accueillait, il y a vingt ans, les premiers visiteurs du grand fleuve. Presque tous les officiers de 1840 étaient des Turcs : aujourd’hui tous les blancs sont désignés chez les nègres du Nil par ce terrible mot de tourki, qui glace de terreur jusqu’aux petits enfans. Le tarbouch rouge ajoute encore à cette répulsion. « Voyez ce bonnet qui a la couleur du sang frais, dit le nègre à sa famille. C’est une couleur qui ne passe pas : le Turc la renouvelle sans cesse dans le sang des pauvres noirs. »

Le premier essai de résistance sérieuse tenté par les nègres fut le malheureux combat d’Ulibo (août 1855) où périt le consul de Sardaigne, M. Vaudey. Ce désastre fut le résultat d’un malentendu, et il a été raconté fort inexactement ; aussi sera-t-il bon de rapporter ici les faits tels que les établit une enquête contradictoire à laquelle je me suis livré moi-même. M. Vaudey venait d’arriver à Ulibo, à une heure en aval de la mission autrichienne de Gondokoro, et se préparait à ouvrir le marché avec les noirs. Cette rive, aujourd’hui déserte, était alors couverte de villages florissans. La population commençait à affluer autour des caisses de verroteries déjà mises à terre, quand M. Vaudey entendit vers le sud quelques coups de fusil, et vit presque aussitôt les noirs sortir en tumulte de leurs cases au bruit sinistre du tambour de guerre (nougara). Voici ce qui était arrivé. Un négociant arabe nommé Mohammed-Effendi, qui venait du Mont-Redjef et descendait le fleuve, s’était arrêté en face de Gondokoro, et, quoique musulman, il avait salué de quelques coups de feu le drapeau autrichien flottant à la corne de la Stella-Matutina, jolie dahabié bleu ciel montée par don Ignatius Knoblecher, provicaire apostolique du Fleuve-Blanc. Par une maladresse trop fréquente chez les Arabes, un des matelots avait oublié dans son fusil une balle qui tua raide, sur la berge, un enfant bary. Le père de l’enfant, voyant à ses côtés un domestique de la mission, le regarda comme solidaire du meurtre commis par un blanc et le tua d’un coup de lance. Tout ce tumulte fit croire à M. Vaudey que les Bary attaquaient la mission autrichienne : entraîné par un élan chevaleresque qui ne laissait aucune place à la réflexion, il descendit à terre avec quinze hommes bien armés, et sans plus ample informé marcha vers la mission en chassant devant lui les noirs à coups de fusil. Les nègres, surpris et intimidés par la fusillade, reculaient, mais lentement. Parmi eux était un certain Nikla, homme fort influent dans le pays, d’abord comme sorcier et faiseur de pluie, ensuite parce qu’il avait fait un voyage à Khartoum, et que, parlant arabe, il était l’intermédiaire obligé entre les blancs et ses compatriotes. Nikla avait appris aux nègres que le fusil ne lançait pas la mort à jet continu, mais qu’il fallait un temps d’arrêt pour le charger, et, pendant le combat, ayant entendu un officier de M. Vaudey s’écrier : « Haouaga, mafich baroud (monsieur, il n’y a plus de poudre), » il dit à ses amis : « Ils n’ont plus de feu pour charger leurs pipes ; quand ils auront fait toun une fois encore, tombez dessus à coups de lance. » Les blancs firent une décharge meurtrière et voulurent battre en retraite, mais ils furent alors chargés avec furie et tous égorgés en détail. Un chef de taille colossale, nommé Médi, traversa M. Vaudey de sa lance au moment où il se jetait à l’eau. Un homme qui s’était sauvé dans une île couverte de roseaux y fut découvert et mis en pièces. L’effendi, cause involontaire de la bagarre, prenait son élan pour plonger dans le fleuve, quand une flèche vint se planter dans sa nuque, « comme une de ces queues que portaient jadis chez vous les gens comme il faut, » me disait naïvement un homme de Khartoum. Le neveu du consul, un jeune homme de seize ans nommé Ambroise Poncet, prit le commandement des hommes restés à bord, leva l’ancre, et alla, de crainte d’assaut, mouiller au milieu du fleuve. Sa présence d’esprit sauva la barque ; mais la cargaison, laissée à terre, fut pillée par les vainqueurs sous une fusillade meurtrière de l’équipage survivant. Cette scène fut marquée par des détails de mœurs assez caractéristiques. Un nègre et sa femme emportaient à eux deux une caisse assez lourde ; une balle atteint l’homme, le couche par terre, et la caisse qui tombe sur lui achève de l’écraser. La femme ne perd pas le temps en vains gémissemens : elle appelle un autre nègre qui était à deux pas de là, elle saisit la caisse par un bout, l’ami la prend par l’autre, et ils s’éloignent sans plus se soucier du cadavre.

La mort de M. Vaudey fut, à tous égards, un grand malheur : c’était un homme énergique, instruit, en relation avec les corps savans d’Europe, et qui, quelques jours avant sa mort, dictait à ses neveux des réponses à un questionnaire sur la région du Nil-Blanc[15]. Il se disposait à partir en 1861 pour atteindre Robenga, capitale d’un royaume situé sous l’équateur, et marcher à la découverte des sources du Nil. Il semble qu’une fatalité mystérieuse et commune se soit attachée successivement à tous les hommes qui, acclimatés par un long séjour au Soudan, avaient arrêté leur pensée sur ce formidable problème[16]. La science perdait dans M. Vaudey un courageux auxiliaire, mais ce ne fut pas tout. La catastrophe d’Ulibo aigrit à la fois les vainqueurs et les vaincus, et fournit aux partisans de l’esclavage un prétexte spécieux de vengeances et de dévastations. Les excès qui n’avaient été que des accidens, trop répétés sans doute, devinrent la règle à partir de ce moment : la traite des noirs s’organisa, devint une institution sociale, eut son code et son budget ; elle entra ainsi dans une période nouvelle, qu’il faut raconter à part.


GUILLAUME LEJEAN.

  1. Chronologie royale de Sennaar. Ce document, qui appartient à un faki ou prêtre sennarien, a été vu par M. Brun-Rollet, qui en a cité quelques passages dans son livre sur le Nil-Blanc, et par M. Peney, qui en a extrait diverses notes inédites.
  2. On sait que dans certains pays arabes les femmes de bon ton tiennent à honneur de se teindre les dents.
  3. Surtout Ignatius Pallme, Holroyd, Petherick et l’Allemand Russegger.
  4. Littéralement divise-nous, du verbe farak, d’où ferka, section de tribu.
  5. Monnaie qui se frappe en Autriche, mais n’a cours qu’en Afrique, en arabe ryâl, en français talari ou thaler de Marie-Thérèse, valant 5 francs 25 centimes.
  6. Bière faite de dourrah fermenté.
  7. Grand désert de Nubie.
  8. C’est le nom que dans le peuple on donne à Khartoum.
  9. Sorte de blouse longue, blanche ou bleue, qui se porte comme la gandoura d’Algérie.
  10. C’est-à-dire le sous-préfet l’a amélioré.
  11. M. Gleyre. Tout le monde connaît l’admirable tableau du Soir, mais bien peu savent que l’éminent et modeste artiste a rapporté de Khartoum une précieuse collection de types soudaniens dont la publication serait d’un grand secours pour l’ethnographie africaine.
  12. Thibaut, Expédition à la recherche des sources du Nil, Paris 1856.
  13. C’est à ce savant ingénieur que l’Égypte doit des œuvres comme le port et le pont tournant du Mahmoudié. M. d’Arnaud met, avec une abnégation bien digne d’éloges, à la disposition de tous ceux qui lui en témoignent le désir ses précieux travaux (inédits) sur le Nil supérieur.
  14. Dans la langue de la peuplade des Denka, dont fait partie la tribu des Kitch, môgnân signifie « homme important, gentleman. »
  15. Ce précieux manuscrit est entre les mains de MM. Poncet frères, neveux de M. Vaudey, et connus eux-mêmes par une carte curieuse publiée en 1860 sur les pays à l’ouest du fleuve.
  16. MM. Vaudey, Angelo Vinco, Knoblecher, Brun-Rollet, Malzac, Vayssière, Alfred Peney.