Le Livre des masques/Paul Verlaine

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Mercure de France (p. 250-253).




PAUL VERLAINE


M. Gaston Boissier, en couronnant (touchante coutume) un poète quinquagénaire, le félicitait de n’avoir pas innové, d’avoir exprimé des idées ordinaires en un style facile, de s’être conformé avec scrupule aux lois traditionnelles de la poétique française. Ne pourrait-on rédiger une histoire de notre littérature en négligeant les novateurs ? Ronsard serait remplacé par Ponthus de Thyard, Corneille par son frère, Racine par Campistron, Lamartine par M. de Laprade, Victor Hugo par M. Ponsard et Verlaine par M. Aicard ; ce serait plus encourageant, plus académique et peut-être plus mondain, car, en France, le génie semble toujours un peu ridicule.

Verlaine est une nature, et tel, indéfinissable. Comme sa vie, les rythmes qu’il aime sont des lignes brisées ou enroulées ; il acheva de désarticuler le vers romantique et, l’ayant rendu informe, l’ayant troué et décousu pour y vouloir faire entrer trop de choses, toutes les effervescences qui sortaient de son crâne fou, il fut, sans le vouloir, un des instigateurs du vers libre. Le vers verlainien à rejets, à incidences, à parenthèses, devait naturellement devenir le vers libre ; en devenant « libre » il n’a fait que régulariser un état.

Sans talent et sans conscience, nul ne représenta sans doute aussi divinement que Verlaine le génie pur et simple de l’animal humain sous ses deux formes humaines : le don du verbe et le don des larmes.

Quand le don du verbe l’abandonne, et qu’en même temps le don des larmes lui est enlevé, il devient ou l’iambiste tapageur et grossier d’Invectives ou l’humble et gauche élégiaque de Chansons pour Elle. Poète, par ses dons mêmes, voué à ne dire heureusement que l’amour, tous les amours, et d’abord celui dont les lèvres ne s’inclinent qu’en rêve sur les étoiles de la robe purificatrice, celui qui fit les Amies fit des cantiques de mois de Marie : et du même cœur, de la même main, du même génie, mais qui les chantera, ô hypocrites ! sinon ces mêmes Amies, ce jour-là blanches et voilées de blanc ?

Avouer ses péchés d’action ou de rêve n’est pas un péché ; nulle confession publique ne peut scandaliser un homme car tous les hommes sont pareils et pareillement tentés ; nul ne commet un crime dont son frère ne soit capable. C’est pourquoi les journaux pieux ou d’académie assumèrent en vain la honte d’avoir injurié Verlaine, encore sous les fleurs ; le coup de pied du sacristain et celui du cuistre se brisèrent sur un socle déjà de granit, pendant que dans sa barbe de marbre, Verlaine souriait à l’infini, l’air d’un Faune qui écoute sonner les cloches.