Le Ménestrel/À Bayreuth

La bibliothèque libre.
Heugel (p. 2-4).

À BAYREUTH


Voilà tout juste vingt ans que, sur la colline qui domine la petite ville franconienne, s’ouvrit le théâtre promis à une si grande destinée. Point n’est besoin de rappeler par quelles sortes de commentaires s’exprima d’abord l’étonnement d’une entreprise si audacieuse. Cependant toutes les résistances ont été successivement vaincues, et Bayreuth est le point lumineux vers lequel sont attirés aujourd’hui les regards du monde entier. Pour célébrer un tel anniversaire l’on a, pour la première fois, remis à la scène l’œuvre colossale qui n’avait pu être révélée que dans ce lieu d’exception, et qui cependant, après une seule série, avait cessé d’y être représentée : la tétralogie de l’Anneau du Nibelung.

Je n’ai point vu Bayreuth en 1876 ; j’imagine cependant que la physionomie des représentations et de la ville même s’est fort modifiée depuis ce temps. D’autres, plus anciens, nous ont raconté leurs impressions d’alors. « Ce fut vraiment une vie inimitable que celle qu’on mena à Bayreuth au mois d’août 1876 », écrivait récemment M. Gabriel Monod, évoquant les souvenirs de la ferveur durable avec laquelle un auditoire bien différent de celui d’aujourd’hui assista à la révélation du chef-d’œuvre de l’art nouveau[1]. Depuis ce temps l’œuvre de Wagner s’est vulgarisée, et ceux qui, naguère, manifestaient de la méfiance, sont les premiers à accourir et à crier que cela est beau, comme dit le personnage de Molière, « avant que les chandelles soient allumés ». En effet, jamais la foule cosmopolite n’a été plus grande à Bayreuth que cette année. Les Français y forment un contingent plus que respectable : on assure que, pour l’ensemble de la saison, quinze cents places environ ont été louées par la France, c’est-à-dire environ un quart des places disponibles pour les cinq séries ! Même, ce n’est pas seulement dans la salle que sont les Français, mais pour la première fois deux artistes parisiens prennent part à l’exécution de Bayreuth : M. Édouard Risler, le jeune et éminent pianiste sorti naguère de notre Conservatoire, a rempli des fonctions de chef de chant aux répétitions et M. Friedrich, premier violon à la Société des Concerts, a pris place au même pupitre dans l’orchestre caché.

Ce n’est pas dans une simple correspondance que je pus songer à étudier une œuvre aussi complexe, aussi différente de tout ce qui avait été fait antérieurement, et qui soulève de si nombreux problèmes. Je me bornerai donc aujourd’hui à noter les impressions générales ressenties au cours de cette quadruple représentation.

Dimanche 19 juillet. — Das Rheingold (l’Or du Rhin.).

Les trompettes ont rassemblé le public dans la salle par la courte et incisive fanfare qui forme le motif de Donner, le dieu des éléments. Un dernier appel résonne, destiné à stimuler les retardataires, mais il n’y en a aucun : chacun est à sa place ; l’on s’assied silencieusement, et ce petit frisson qui précède toujours l’attente des grandes choses court dans l’auditoire… La nuit se fait, et la note grave des basses résonne avec une profondeur mystérieuse. Le prélude se déroule avec des scintillement de sonorité merveilleux : c’est bien là qu’il faut l’entendre, estompé par l’éloignement, atténué par la cloison de l’orchestre, et non à découvert, comme dans nos concerts. Le rideau s’ouvre, et l’on voit le fond du Rhin, avec les trois ondines qui nagent en disant leur chant onduleux. La lumière est parfaitement réglée, les mouvements des nageuses réglés de façon à produire la plus complète illusion ; les voix sont belles et harmonieuses ; le gnome Albérich leur répond avec une rude énergie : bref, de cette première scène, nous sommes introduits sans efforts, et de la façon la plus complète, en ce milieu mystique dans lequel l’œuvre se développe pendant quatre jours.

Les dieux du Walhalla apparaissent sur leur montagne fleurie, tandis qu’au loin se dresse leur burg tout neuf. Les épisodes divers se succèdent, pleins de mouvement, de fougue, de fantaisie, d’imagination. Ce prologue de la grande œuvre épique n’est, en effet, qu’une comédie ; les dieux qui y jouent leur rôle sont loin d’avoir la majesté que conservent toujours les dieux de l’Olympe : ce sont des hommes, beaucoup plus proches de nous, et ne cherchant à cacher leurs fautes et leurs vices sous aucun dehors d’apparat. La musique a des coins charmants et ingénieux : parfois elle est si fine qu’elle se perd dans la grande salle et sous la cloison de l’orchestre. Mais à la fin elle retrouvera toute sa puissance. Donner, de son marteau, rassemble les éléments, l’éclair jaillit, l’arc-en-ciel est le pont qui servira à conduire les dieux dans leur nouveau palais ; toutes les voix de l’orchestre se combinent en une resplendissante symphonie descriptive. Et c’est la preuve d’un art admirable que cette idée d’avoir encadré ce beau conte de fées entre deux tableaux de nature merveilleusement décrits : le fond du Rhin, avec ses transparences fantastiques, et l’orage par l’effet duquel les dieux peuvent pénétrer dans leur hautaine demeure.

Lundi 20 juillet. — Die Walkure (la Valkyrie).

Le deuxième acte de la Valkyrie, si décrié, nous a révélé des impressions tout à fait neuves : cela se conçoit, car on peut dire que, sous sa véritable forme, il nous était à peu près inconnu. Je conçois que, dans l’œuvre considérée comme un opéra isolé, le long récit de Wotan à Brünhilde puisse être jugé comme une sorte de superfétation. Les amours de Siegmund et de Sieglinde, qui ne sont qu’un simple épisode, ainsi que le châtiment de Brünhilde, deviennent dès lors l’œuvre entière, et absorbent complètement l’attention. Mais, dans l’ensemble de la tétralogie, ce récit est capital ; nulle part ailleurs on n’a davantage l’impression de ce sentiment, à la fois primitif et compliqué, qui est celui du mythe comme Wagner l’a compris et traité. Et puis, ce même acte renferme encore la scène la plus émouvante peut-être de l’œuvre entière, l’annonce de la mort de Siegmund par Brünhilde, et c’est ici seulement, dans ce milieu attentif et captivé d’avance, qu’on en peut comprendre la sublime grandeur et, en même temps, embrasser sans peine le long développement. Pour les deux autres actes, ils sont assez connus de nos lecteurs parisiens pour que je n’aie rien de bien neuf à leur communiquer : je me borne à dire que les excellentes dispositions intérieures du théâtre de Bayreuth et la belle interprétation de tous les artistes ont permis aux belles scènes du premier acte, ainsi qu’à la fantastique chevauchée et à la prestigieuse scène finale, de produire tout leur effet.

Mardi 21 juillet. — Siegfried.

Siegfried, c’est l’éclair de joie au travers de l’œuvre ; c’est une comédie au milieu du drame le plus tragique ; c’est, dans l’immense symphonie en quatre journées, un scherzo, entre le profond adagio de la Valkyrie et le puissant finale qui a nom le Crépuscule des Dieux. La nature exubérante et libre du héros donne aux scènes du premier acte une animation et une vie extraordinaire : au second, c’est un tableau d’une merveilleuse poésie, auquel la musique apporte l’élément de ses couleurs les plus subtiles et les plus variées. Parfois passe, avec une grandeur mélancolique et douloureuse, la puissante figure de Wotan, « le Voyageur », le dieu conscient de sa déchéance, et qui sait que la fin des dieux approche. Mais surtout, au dernier acte, l’élément humain reprend toute sa suprématie, et la musique acquiert une richesse et une puissance d’accent incroyables ; rien n’est plus vibrant, plus chaud, plus passionné que ce long duo d’amour, cet appel à la lumière, à la joie de vivre (contre-partie, en quelque sorte, de celui de Tristan, qui appelle la mort pour conclusion), où les mélodies les plus ardentes passent tour à tour, avec une infinie variété, de l’orchestre aux voix, et qui, après un épisode que domine la mélodie la plus caressante, s’achève en une fanfare de triomphe d’une passion presque sauvage dans son intensité !

Mercredi 22 juillet. — Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux).

Et voici la dernière journée, qui résume en sa conclusion tragique le sentiment général de l’œuvre : moins mythique cependant en sa forme extérieure, puisqu’ici les dieux n’apparaissent plus comme personnages agissants et que les principaux acteurs du drame appartiennent à une époque moins éloignée de nous, — historique déjà.

De ce fait même, la forme dramatique et musicale s’est quelque peu modifiée : le 2e acte du Crépuscule des dieux se rapproche fort, par certains côtés, du style habituel de l’opéra ; il y a des chœurs, des ensembles, des cortèges, toutes choses dont les trois premières journées nous avaient complètement privés… La privation n’était point trop dure, d’ailleurs, et l’on ne saurait dire que ce 2e acte soit celui qui nous ait réservé les meilleures impressions, — au contraire. Mais quel sublime chef-d’œuvre que le 3e acte tout entier ! Il est lumineux d’un bout à l’autre, et atteint, à la fin, aux plus prodigieux sommets auxquels il ait jamais été donné à un esprit humain d’arriver. C’est d’abord le ravissant tableau des filles du Rhin, si différent de celui de la première journée, — en plein soleil, clair, délicat, harmonieux, non sans quelques accents qui font pressentir déjà la beauté tragique du dénouement ; puis le récit de Siegfried, rappelant les motifs les plus significatifs de l’œuvre précédente ; la mort de Siegfried, et le morceau qui l’accompagne, sur la beauté duquel il ne me semble pas qu’il y ait plus rien à dire ; enfin, cette colossale et sublime scène de la mort de Brünhilde, qui s’achève par la prodigieuse symphonie de l’écroulement du Walhalla, et à la fin de laquelle se succèdent, en une synthèse musicale qui résume avec une étonnante clarté l’idée de toute l’œuvre, les trois motifs des dieux, des héros, enfin de l’amour humain qui doit désormais régner en souverain maître !

Pour la première fois nous avons pu avoir une idée complète, une vue d’ensemble générale de cette œuvre exceptionnelle : une interprétation très digne de cette œuvre y a coopéré. C’est bien en effet du fond de l’orchestre caché de Bayreuth que doivent sortir les sonorités merveilleuses combinées dans ce but par l’auteur : sauf dans quelques coins de Rheingold, tout, en effet, a été excellemment pondéré. M. Hans Richter, qui déjà avait conduit en 1876, a également dirigé l’exécution de cette première série, et c’est assez dire que l’esprit même de l’auteur l’animait[2].

M. Hans Richter n’est pas le seul artiste qui ait pris par à l’exécution d’il y a vingt ans. Une plaque commémorative, placée récemment devant le théâtre, nous fait connaître qu’en effet trois autres artistes que nous avons revus y figuraient déjà : M. Vogl, et les deux sœurs Lilli et Marie Lehmann. Le premier a repris son rôle de Loge dans le Rheingold, qu’il interprète avec une légèreté et une finesse incroyable pour qui lui a vu jouer avec tant de force tragique — et une si mauvaise voix — le rôle de Tristan. Quant aux sœurs Lehmann, elles jouaient, en 1876, les rôles de deux filles du Rhin : Mlle Marie Lemann a, cette fois, pris celui d’une des trois Nornes ; pour Mlle Lilli Lehmann-Kalisch, elle s’est trouvée cette fois au premier plan avec le rôle de Brünhilde. Nous en parlerons tout à l’heure.

L’interprétation général a été impeccable : elle a eu ceci d’excellent que les moindres rôles ont été tenus par des artistes excellents. Les trois filles du Rhin, Mlles Artner, Rösiag et Fremstadt, — les huit valkyries, Mmes Meyer, Weed, Heinck-Schumann, Aldridge, Reuss-Belu, plus les trois déjà nommées, — les trois Nornes, prises également dans le personnel mentionné, ont interprété toutes les scènes d’ensemble de la façon la plus magistrale : les valkyries, notamment, ont une énergie d’accent à laquelle les valkyries parisiennes nous ont peu habitués. Deux artistes à tirer hors de pair sont Mlle Bruma, qui nous a montré une Fricka d’une superbe allure, et Mme Heinck-Schuman, qui a dit les prophéties d’Erda avec une voix d’une rare puissance.

Parmi les hommes, les deux Nibelungen, Alberich et Mime, ont trouvé en MM. Friedrichs et Brener d’excellents interprètes. Ce dernier, élève à l’école de Bayreuth, débutait ; il fait, certes, honneur à ses maîtres : c’est un acteur du plus grand talent. Quant aux rôles de premier plan, ils sont si écrasants que l’on ne saurait exiger de leurs interprètes une pareille perfection. Plusieurs, cependant, ont été dignes de les personnifier, et cela est le plus bel éloge qu’on en puisse faire. Comme toujours, le ténor reste l’oiseau rare : assurément, M. Gerhäuser a été un Siegmund de belle attitude ; il ne nous a cependant pas fait oublier M. Van Dyck, dont Siegmund ne fut pourtant pas le meilleur rôle. M. Gräning a, le jour de Siegfried, joué le rôle principal, non sans qualités, mais avec quelques erreurs qui l’ont fait remplacer, dans le Crépuscule des Dieux, par un autre débutant de l’école de Bayreuth, M. Burgstaller : celui-ci a une belle voix et interprète le rôle avec une belle ardeur juvénile ; il a pourtant beaucoup encore à apprendre, comme chanteur surtout. M. Perron nous montre un Wotan blond, bien disant et de bel aspect, mais dont la voix, d’un beau timbre d’ailleurs, a trop souvent des intonations douteuses.

Par contre, Sieglinde et Brünhilde ont trouvé des interprètes tout à fait supérieures. La première, c’est Mme Sucher, l’admirable Yseult que l’on sait ; elle fait une Sieglinde ardente et a donné aussi un accent passionné, qui nous était presque inconnu, à la scène du premier acte de la Valkyrie. Pour Brünhilde, ce rôle écrasant a été interprété par Mme Lilli Lehmann avec une vaillance qui n’a de comparable que le talent de l’artiste. Mme Lemann est certes, comme pure cantatrice, une des plus impeccables que l’on puisse entendre ; ne croyez pas que cela soit inutile dans l’œuvre de Wagner : elle nous l’a bien montré dans ce rôle de la vierge guerrière qui, parfois, aurait pu être rendu avec plus de violence, mais dont les parties expressives et passionnées ont été dites d’une incomparable manière. La scène finale de Siegfried, ainsi que la mort de Brünhilde, ont, grâce à cette grande artiste, produit l’impression profonde que l’on devait attendre de leur sublime conception.

Julien Tiersot.

  1. Le Jubilé des Nibelungen, article de M. G. Monod dans le premier numéro de la revue Cosmopolis.
  2. Comme toujours, les instruments à vent sont bien médiocres dans l’orchestre de Bayreuth. Quand donc une de nos flûtes et un de nos hautbois français voudront-ils y aller faire leur partie ? Alors ce sera parfait.