Le Marquis de Villemer/Chapitre III

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Calmann-Lévy (p. 31-46).
III


SUITE DE LA LETTRE À MADAME HEUDEBERT.


Je reprends ma lettre qu’hier soir le sommeil m’a forcée d’interrompre, et comme il n’est que neuf heures et que je ne vois pas la marquise avant midi, j’ai tout le temps de compléter les détails qui doivent te mettre au courant de ma situation.

Mais il me semble que je t’ai assez dépeint le marquis, et que tu peux très-bien te le représenter. Pour répondre à toutes tes questions, je vais te dire comment se passent mes journées.

La première quinzaine a été un peu dure, je te l’avoue maintenant que j’ai obtenu une modification bien nécessaire. Tu sais combien j’ai besoin de mouvement, et comme depuis six ans j’avais une vie active ; mais ici, hélas ! point de maison à ranger et à parcourir cent fois le jour du haut en bas, point d’enfant à promener et à faire jouer, pas même un chien avec qui l’on puisse courir sous prétexte de l’amuser. La marquise a horreur des bêtes ; elle ne sort qu’une ou deux fois par semaine pour monter et descendre en voiture l’avenue des Champs-Élysées. Elle appelle cela faire de l’exercice. Infirme et ne pouvant monter les escaliers que sur les bras d’un domestique, chose qu’elle redoute assez parce qu’une fois on l’a laissée tomber, elle ne rend pas de visites. Sa vie se passe à en recevoir. Toute l’activité, toute la sève de son existence est dans sa tête et beaucoup dans sa parole : elle parle remarquablement bien et elle le sait ; mais elle n’en tire pas de vanité puérile, et songe moins à se faire écouter qu’à épancher les idées et les sentiments qui l’agitent.

C’est, tu le vois, une nature énergique et d’une singulière ardeur d’opinions sur toutes choses, même sur celles qui me semblent à moi fort indifférentes. Elle n’a jamais dû être heureuse, elle en cherche trop long, et vivre avec elle sans désemparer est une fatigue, en dépit du grand attrait qu’elle exerce. Ses mains sont parfaitement oisives : elle a pourtant la vue perçante et les doigts encore agiles, car elle joue assez bien du piano ; mais elle dédaigne tout ce qui distrait de la causerie et ne m’a encore demandé ni lecture ni musique. Elle dit qu’elle tient mes talents en réserve pour la campagne, où elle se trouve moins entourée et où nous devons aller dans deux mois. J’aspire beaucoup à cette campagne, car ici la vie physique est par trop supprimée. Et puis cette bonne marquise a l’habitude de vivre dans une température de Sénégal ; en outre elle se couvre de parfums, et son appartement est rempli des fleurs les plus violentes ; c’est fort beau à voir, mais l’absence d’air rend cela bien dur à respirer.

Par-dessus le marché, il faut être oisive comme elle. J’ai essayé dans le commencement de broder à ses côtés ; j’ai vu bien vite que cela lui portait sur les nerfs. Elle me demandait si j’étais à la journée, si ce que je faisais était bien pressé, bien utile, et elle me dérangeait dix fois sans autre motif que celui de voir abandonner cet ouvrage qui l’agaçait. Enfin j’ai dû y renoncer, elle en serait tombée malade. Elle m’en a su gré, et afin de m’ôter le droit de faire un nouvel essai, elle m’a dit sa façon de penser naïvement. Elle prétend que les femmes qui occupent leurs mains et leurs yeux à ces travaux d’aiguille y mettent beaucoup plus de leur esprit qu’elles ne veulent se l’avouer à elles-mêmes. C’est, selon elle, une façon de s’abrutir pour se soustraire à l’ennui d’exister. Elle ne comprend cela que pour les malheureuses et les prisonnières. Et puis elle m’a doré la pilule en ajoutant que cela me donnait l’air d’une femme de chambre, et qu’elle voulait que pour tous les gens qu’elle reçoit je fusse sa compagne et son amie. Elle me pousse donc à la causerie et m’interpelle souvent pour me forcer à montrer mon esprit, ce que je me garde bien de faire, car je ne m’en sens pas du tout quand on me regarde et quand on m’écoute.

Je fais pourtant bien tout ce que je peux pour remuer, et je regrette beaucoup que ma vieille amie, puisque amie il y a, ne consente pas à recevoir de moi le plus petit service ; mais loin de là, elle sonne sa femme de chambre pour ramasser son mouchoir si je ne me précipite pas pour le saisir, et encore me reproche-t-elle de me trop dévouer sans s’apercevoir que je souffre de n’avoir aucun dévouement à exercer.

Tu te demandes dès lors pourquoi elle m’a pris à son service ; je vais te le dire : elle ne reçoit pas avant quatre heures, et jusque-là, c’est-à-dire aussitôt que le marquis la quitte, elle écoute la lecture des journaux et fait sa correspondance ; c’est donc moi qui lis et écris pour elle. Pourquoi elle ne lit pas et n’écrit pas elle-même, je n’en sais rien, car elle en est fort capable. Je crois deviner que la solitude lui est odieuse, et qu’il lui est impossible de réagir par une occupation quelconque contre l’effroi qu’elle lui inspire. Certainement il y a en elle quelque chose de bizarre qui ne paraît pas, mais qui existe au fond de son cœur ou de son cerveau. C’est peut-être une organisation un peu faussée par l’abus des relations extérieures. On ne lui aura pas appris à s’occuper, et peut-être ne peut-elle même pas penser quand elle est seule.

Il est certain que quand j’entre chez elle à midi sonnant, je la trouve toute différente de ce que je l’ai laissée la veille au milieu de son salon. Elle semble vieillir de dix ans chaque nuit. Je sais que ses femmes lui font une longue toilette durant laquelle elle ne leur adresse pas la parole, car elle est fort dédaigneuse des gens dont le langage est vulgaire. Elle s’ennuie tellement de la présence de ces pauvres filles (peut-être aussi a-t-elle des insomnies où elle s’ennuie d’une façon désespérée), qu’elle est comme à demi morte et d’une pâleur effrayante quand je l’aborde ; mais au bout de dix minutes il n’y paraît plus, elle s’éveille, s’excite, et quand le marquis arrive, elle a déjà rajeuni les dix ans de la nuit.

La correspondance, dont je ne dois rien te dire, bien qu’elle n’ait rien de secret, n’est nullement une nécessité de position ni d’intérêts. C’est un besoin qu’elle éprouve de causer avec ses amis absents. C’est, dit-elle, une manière de parler, d’échanger ses idées, qui varie le seul plaisir qu’elle connaisse, celui d’être en communication continuelle avec l’esprit d’autrui.

Soit ! ce ne serait pas mon goût, si j’avais des loisirs à moi. Je ne me plairais qu’avec ceux que j’aime, et certainement la marquise ne peut pas aimer beaucoup les quarante ou cinquante personnes auxquelles elle écrit, et les deux ou trois cents qu’elle reçoit chaque semaine.

Mais il ne s’agit pas de mon goût, et je ne veux pas faire la critique de la personne à laquelle j’ai donné ma liberté. Ce serait lâche, car, après tout, si je n’estimais ni ne respectais cette personne, je serais libre de me présenter ailleurs. D’ailleurs, en supposant que mon respect et mon estime fussent attristés par quelque travers à supporter, comme partout je rencontrerais des travers et probablement de pires, je ne vois pas pourquoi je regarderais à la loupe ceux que je veux subir gaiement et philosophiquement. Donc, chère sœur, s’il m’arrive de blâmer ou de railler quelqu’un ou quelque chose d’ici, prends que cela m’échappe dans la conversation, et que je ne veux pas m’observer avec toi ; mais sois sûre que rien ne m’affecte et ne me crée de souffrances réelles.

Le fond de tout cela, c’est qu’il y a dans l’âme de la marquise quelque chose de fort, de chaud, de sincère par conséquent, qui m’attache véritablement à elle et qui me fait accepter sans aucune répugnance le soin de la distraire et de l’égayer. Je sais très-bien, quoi qu’elle en dise, que je suis auprès d’elle quelque chose de bien pis qu’une suivante : je suis une esclave ; mais je le suis de par ma volonté, et dès lors je me sens libre comme l’air dans ma conscience. Qu’y a-t-il de plus libre que l’esprit d’un captif ou d’un proscrit pour sa foi ?

Je n’avais pas réfléchi à tout cela quand je t’ai quittée, ma sœur ; je croyais véritablement que j’aurais beaucoup à souffrir. Eh bien ! j’y ai réfléchi à présent, et sauf le manque d’exercice, qui est une chose toute physique, je n’ai pas du tout souffert. Cette petite souffrance m’est épargnée désormais, ne t’en tourmente pas. J’ai été forcée de l’avouer. Dès lors on me laisse dormir d’assez bonne heure, et je peux marcher le matin dans le jardin de l’hôtel, qui n’est pas grand, mais où je réussis à faire beaucoup de chemin, tout en pensant à toi et à nos vastes campagnes, où je me figure être encore avec les enfants autour de nous ; c’est un bon rêve qui me fait du bien.

Mais je m’aperçois que je ne t’ai encore rien dit de M. le duc ; je passe à ce chapitre.

Il n’y a pas plus de trois jours que je l’ai enfin aperçu. Je t’avoue que je n’en étais pas fort impatiente. Je ne peux pas me défendre d’un sentiment d’horreur pour cet homme, qui a ruiné sa mère, et qui, dit-on, est orné de tous les vices. Eh bien ! ma surprise a été très-grande, et si mon aversion pour son caractère persiste, je suis forcée de dire que sa personne ne m’est point antipathique, comme je me l’étais représentée.

Dans ma frayeur, je lui supposais des griffes et des cornes. Voici pourtant comment j’ai abordé ce démon sans le connaître. Il faut te dire que rien n’est plus inégal que ses relations avec sa mère. Il y a des semaines, des mois même, où il vient la voir presque tous les jours ; puis il disparaît, on n’entend plus parler de lui pendant des mois ou des semaines et quand il reparaît, il n’y a pas plus d’explication de part et d’autre que si l’on s’était quitté la veille. Je ne sais pas encore comment la marquise prend tout cela. Je lui ai entendu nommer quelquefois son fils aîné avec autant de calme et de déférence que s’il s’agissait du marquis, et tu penses bien que je ne me suis pas permis la moindre question sur un sujet aussi délicat. Elle avait seulement dit une fois devant moi, mais sans faire aucune réflexion, ce que je viens de te dire sur l’irrégularité capricieuse de ses visites.

Je m’attendais bien à le voir tomber des nues un jour ou l’autre, mais je ne pensais pas du tout à lui, lorsque, entrant dans le salon après le dîner pour regarder, selon ma coutume, si tout était arrangé au gré de la marquise, je ne fis aucune attention à un personnage qui y était installé dans un coin, enfoncé dans une causeuse. Quand la marquise a dîné, elle retourne à sa chambre, où ses femmes lui mettent un peu de blanc et de rouge, et elle y reste un quart d’heure, pendant que je fais la revue des lampes et des jardinières du salon. J’étais donc livrée à cette grave occupation, et, profitant de l’occasion de me mouvoir, j’allais et venais très-vite, en chantonnant une chanson de chez nous, lorsque je me trouvai face à face avec deux grands yeux bleus d’une limpidité extraordinaire. Je saluai en demandant pardon ; on se leva en me rendant mes excuses, et, chargée de faire les honneurs, mais ne sachant que dire à un nouveau visage qui avait l’air de me demander qui j’étais, je pris le parti de ne rien dire du tout.

Le personnage s’était levé ; il s’était mis le dos à la cheminée, et me suivait des yeux d’un air plutôt bienveillant qu’étonné. C’est un homme de haute taille, un peu gros, d’une grande figure, et, ce qu’il y a de plus surprenant, d’une physionomie charmante. Il est impossible d’avoir l’aspect plus doux, plus humain, plus candide même ; le son de sa voix est voilé et affectueux, la prononciation d’une extrême distinction, ainsi que les manières. Je dirai même qu’il y a dans les moindres mouvements de ce serpent à sonnettes quelque chose de suave, et que son sourire est comme celui d’un enfant.

Y comprends-tu quelque chose ? Pour moi, j’étais si loin de me méfier de la vérité, que je revins vers la cheminée, me sentant comme attirée par ce bon regard, et prête à lui répondre de la façon la plus affable, s’il lui plaisait de m’adresser la parole. Il paraissait désireux d’entrer en matière, et il le fit tout franchement. — Mademoiselle Esther est-elle malade ? me dit-il de sa voix douce et avec une intonation très-polie.

— Mademoiselle Esther n’est plus ici depuis deux mois, répondis-je. Je ne l’ai pas connue. C’est moi qui la remplace.

— Oh ! que non !

— Pardonnez-moi.

— Dites que vous lui succédez ! Le printemps ne remplace pas l’hiver, il le fait oublier.

— L’hiver peut cependant avoir du bon.

— Oh ! vous n’avez pas connu Esther ! Elle était aigre comme la bise de décembre, et quand elle approchait de vous, on se sentait venir des rhumatismes.

Là-dessus, il se mit à faire le portrait de cette pauvre Esther d’une façon gaie, sans fiel, mais très-comique, et je ne pus retenir un éclat de rire.

— À la bonne heure ! ajouta-t-il, vous riez, vous ? On entendra donc rire ici ! Riez-vous souvent au moins.

— Mais oui, quand l’occasion est bonne.

— Il n’y avait pas de bonne occasion pour Esther. Après tout, elle avait raison si elle eût ri, elle eût montré ses dents ! Oh ! mon Dieu, ne cachez pas les vôtres. Je les ai vues, et pourtant je ne vous en dis rien. Je ne connais rien de plus sot que les compliments. Est-ce que c’est impertinent de vous demander votre nom ? … Mais non, ne me le dites pas. J’avais deviné celui d’Esther : je l’avais baptisée Rebecca. Vous voyez que je sentais la race. Je voudrais deviner le vôtre.

— Voyons, devinez.

— Eh bien !… un nom très-français, Louise, Blanche, Charlotte ?

— Vous y êtes, je m’appelle Caroline !

— Vous voyez bien !… Et vous arrivez de province ?

— De la campagne.

— Tiens ! pourquoi donc n’avez-vous pas les mains rouges ?… Est-ce que cela vous fait plaisir d’être à Paris ?

— Non, pas du tout !

— Je parie que vos parents vous ont forcée ?…

— Non, non, personne ne m’a forcée.

— Mais vous vous ennuyez ici ? Convenez que vous vous ennuyez !

— Mais non, je ne m’ennuie jamais.

— Vous n’êtes plus franche !

— Je vous jure que si.

— Alors vous êtes donc très-raisonnable ?

— Je m’en pique.

— Positive peut-être ?

— Non.

— Romanesque alors ?

— Non plus.

— Quoi donc ?

— Rien.

— Comment rien ?

— Rien qui mérite la plus petite attention. Je sais lire, écrire et compter. Je jouaille un peu de piano. Je suis très-obéissante. Je mets de la conscience dans mon devoir, et voilà tout ce qu’il importe que je sois ici.

— Eh bien ! vous ne vous connaissez pas ! Voulez-vous que je vous dise, moi ? Vous êtes une personne d’esprit et une âme excellente.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Je vois très-vite et je juge assez bien. Et vous ? vous faites-vous à première vue une idée des gens ?

— Mais oui, un peu.

— Eh bien ! qu’est-ce que vous pensez de moi, par exemple ?

— Naturellement je pense de vous ce que vous pensez de moi.

— C’est par reconnaissance ou par politesse ?

— Non, c’est un instinct comme cela.

— Eh bien ! je vous en remercie. Vrai, voilà quelque chose qui me fait plaisir : non pas l’esprit, non ! tout le monde en a, cela s’apprend ; mais la bonté ! Vous ne me croyez pas mauvais, n’est-ce pas ? Alors… Tenez, voulez-vous me donner une poignée de main ?

— Pourquoi ?

— Je vous le dirai tout à l’heure. Me refusez-vous une poignée de main ? Il n’y a rien de plus honnête au monde que le sentiment qui me fait vous demander cela.

Il y avait quelque chose de si vrai et de si émouvant dans la figure et dans l’accent de cet homme, que, malgré l’étrangeté de sa demande et l’étrangeté plus grande encore de mon consentement, je mis ma main dans la sienne avec confiance. Il la serra doucement et ne la garda qu’une seconde ; mais des larmes lui vinrent aux yeux, et il me dit comme avec un peu d’étonnement : — Merci ! ayez bien soin de ma pauvre mère !

Quant à moi, comprenant enfin que c’était le duc d’Aléria, et que je venais de toucher la main de ce libertin sans âme, de ce fils sans religion, de ce frère sans cœur, en un mot de cet homme sans frein et sans conscience, je sentis que mes jambes ne me portaient plus, et je m’appuyai sur la table en devenant apparemment si pâle, qu’il s’en aperçut et fit un mouvement pour me soutenir en s’écriant :

— Eh bien ! vous vous trouvez mal ?

Mais il s’arrêta en voyant la frayeur et le dégoût qu’il m’inspirait, ou peut-être seulement parce que sa mère venait d’entrer. Elle s’aperçut de mon trouble et regarda le duc comme pour lui en demander la cause. Il ne répondit qu’en lui baisant la main de l’air le plus tendre et le plus respectueux, et en lui demandant de ses nouvelles. Je sortis aussitôt, autant pour me remettre que pour les laisser seuls ensemble.

Quand je rentrai au salon, il était arrivé plusieurs personnes, et je me mis à causer avec une madame de D… qui est très-affectueuse pour moi, et qui me paraît une excellente personne. Elle ne peut cependant pas souffrir le duc, et c’est elle qui m’a appris tout le mal que j’en sais. Un instinct de réaction contre la sympathie qu’il m’avait inspirée me fit sans doute choisir de préférence l’entretien de cette dame.

— Eh bien ! me dit-elle, comme si elle eût deviné ce qui se passait en moi, et en regardant le duc, qui tenait la conversation auprès de sa mère : — Vous l’avez enfin vu, l’enfant chéri ? Qu’est-ce que vous en dites ?

— Il est aimable et beau, et c’est ce qui, à mes yeux, le condamne davantage.

— Oui, n’est-ce pas ? C’est, à coup sûr, une belle organisation, et il est incroyable qu’il soit encore aussi bien et aussi spirituel après la vie qu’il a menée ; mais n’allez pas vous y fier ! C’est l’être le plus corrompu qui existe, et il est parfaitement capable de faire le bon apôtre avec vous pour vous compromettre.

— Moi ? Oh ! que non. L’humilité de ma position me préservera de son attention.

— Nullement. Vous verrez ! Je ne vous dirai pas que votre mérite prévaudra sur votre position, bien que cela soit évident pour tout le monde ; mais il lui suffira que vous soyez honnête pour qu’il souhaite de vous égarer.

— Ne cherchez pas à m’effrayer ; je ne resterais pas une heure ici, madame, si je croyais y être outragée.

— Non, non, ce n’est pas là ce qu’il faut craindre. Il est homme de bonne compagnie quand il est en bonne compagnie, et jamais vous n’aurez à vous défendre d’une inconvenance de sa part. Tout au contraire, si vous n’y prenez garde, il vous persuadera qu’il est un ange repentant, peut-être même un saint méconnu, et… vous serez sa dupe.

Madame de D… dit ces dernières paroles d’un ton de compassion qui me blessa. J’allais répondre mais je me rappelai ce que j’avais entendu dire à une autre vieille dame : c’est que la fille de madame de D… avait été fort compromise par le duc. La pauvre femme doit horriblement souffrir quand elle le voit, et je m’explique comment une personne si indulgente pour tout le monde parle de lui avec tant d’amertume ; mais je ne m’explique pas trop pourquoi, malgré la répugnance qu’elle éprouve à le voir et à l’entendre nommer, elle me parle de lui avec une sorte d’insistance toutes les fois qu’elle peut me prendre à part. On dirait vraiment qu’elle me croit destinée à tomber dans les pièges de ce Lovelace, et qu’elle poursuit une vengeance en lui disputant ma pauvre âme.

Un instant de réflexion me fit trouver sa frayeur un peu risible, et, ne voulant ni m’en fâcher ni réveiller le sentiment de ses douleurs, j’ai, depuis ce moment-là, évité de lui parler de son ennemi. D’ailleurs le duc ne m’a plus adressé la parole ce soir-là, et depuis ce soir-là il n’a pas reparu. Si je cours des dangers, je ne m’en aperçois pas encore : mais, tu peux être aussi tranquille que moi là-dessus, je n’ai aucune crainte des gens que je n’estime pas…

Le reste de la lettre de Caroline avait trait à d’autres personnes et à d’autres circonstances qui l’avaient plus ou moins frappée. Comme ces détails ne se rattachent pas directement à notre récit, nous les supprimons en attendant que ce récit nous y ramène.