Le Marquis de Villemer/Chapitre VI

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Calmann-Lévy (p. 77-92).


VI


Caroline, en dépit d’elle-même, commençait à trouver quelque chose de blessant dans sa situation. Elle avait cherché à s’étourdir sur l’espèce de domesticité héroïquement acceptée. Personne moins qu’elle n’était propre à cet effacement de la volonté. Elle se sentait choquée de l’attention obstinée ou affectée que lui accordait le duc d’Aléria, et elle se voyait contrainte à renfermer son impatience et son dédain. — Ce n’est pas dans la pauvre maison de ma sœur, se disait-elle, que je serais condamnée à subir les compliments de ce personnage. Je les ferais cesser d’un mot. Il me traiterait de prude, cela m’importerait peu. On le chasserait, et tout serait dit. Ici je dois être enjouée et convenable comme une femme du monde, prendre tout par le côté léger, ne rien trouver d’offensant dans la galanterie d’un homme perdu. Il faut que je devine la science des femmes rompues à ce manège ; si je suis brusque comme ma franchise me porte à l’être, le duc prendra du dépit, il me calomniera pour se venger, peut-être pour me faire chasser. Chasser ! oui, dans ma position, on peut être surpris par une machination et se voir congédiée sans plus de façon qu’un domestique. Voilà les dangers et les outrages auxquels je suis exposée. J’ai eu tort de venir ici. Madame d’Arglade ne m’avait pas parlé de ce duc, et j’ai cru possible une chose qui ne l’est pas.

Caroline n’était pas un esprit irrésolu. Dès que la pensée de se retirer lui fut venue, elle se mit tout de suite à chercher le moyen de faire vivre sa sœur. Elle avait reçu des avances de la marquise, il lui faudrait trouver ailleurs d’autres avances pour les restituer, si les manières du duc ne lui permettaient pas de faire auprès d’elle le temps que représentait la petite somme envoyée à Camille. Elle pensa alors aux quelques centaines de francs offertes par sa nourrice, dont la lettre, reçue le matin, était encore dans sa poche. Elle relut cette lettre naïve et maternelle, et en songeant combien l’aumône du pauvre peut représenter de bienfaits dans l’ordre moral, elle se sentit de nouveau vivement attendrie et pleura.

Le marquis entra et la surprit essuyant ses yeux. Elle replia la lettre et la mit sans affectation dans sa poche, sans se hâter de cacher son émotion sous un air enjoué. Néanmoins elle remarqua une nuance d’ironie sur le visage ordinairement si bienveillant de M. de Villemer. Elle le regarda comme pour lui demander de qui il avait envie de se moquer, et il s’embarrassa un peu, chercha ses paroles, et finit par lui dire tout bonnement : — Vous pleuriez ?

— Oui, répondit-elle, mais ce n’était pas de chagrin.

— Vous avez reçu une bonne nouvelle ?

— Non, une preuve d’amitié.

— Vous devez en recevoir souvent !

— Il y a des témoignages plus ou moins sincères.

— Vous avez l’air de douter aujourd’hui ; vous n’êtes pas tous les jours aussi méfiante.

— Non, pas tous les jours ; je ne suis pas méfiante naturellement. Et vous, monsieur le marquis ?

Urbain était toujours un peu effarouché quand on l’interpellait directement. Il lui fallait faire un effort pour interroger les autres, et lui rendre la pareille, c’était le jeter dans une sorte de trouble.

— Moi… répondit-il après un moment d’hésitation, je ne sais pas. Je serais bien empêché de dire ce que je suis… en ce moment-ci surtout !

— Oui, vous me paraissez préoccupé, reprit Caroline ; ne faites pas d’effort pour me parler, monsieur le marquis.

— Pardonnez-moi ! je veux… je voudrais causer avec vous ; mais c’est fort délicat, je ne sais comment m’y prendre.

— Ah ! vraiment ? vous m’inquiétez un peu… Et pourtant il me semble que cela serait bon pour moi de savoir ce que vous pensez dans ce moment-ci.

— Eh bien !… oui, vous avez raison. Vite alors, car on peut arriver d’un instant à l’autre. Je n’ai pas besoin d’en dire beaucoup, j’espère, pour que vous me compreniez. J’aime mon frère ; d’aujourd’hui surtout, je l’aime tendrement. Je suis certain de sa sincérité ; mais il a l’imagination très-vive… Vous vous en êtes aperçue tantôt. Enfin… s’il mettait un peu trop d’insistance à vous faire revenir de ces préventions… que vous n’avez peut-être pas, et que, dans tous les cas, il ne mérite que jusqu’à un certain point, je vous engagerais à en parler à ma mère, et à ma mère seulement. Ne me trouvez pas bizarre et indiscret d’oser me permettre de vous donner mon avis : j’ai un tel besoin de voir ma mère heureuse, et je vois si clairement que vous contribuez déjà pour une large part à son bonheur, la société d’une personne d’intelligence et de mérite lui est si nécessaire, et il lui serait peut-être tellement impossible de vous remplacer, que je voudrais, en vous sachant heureuse et satisfaite auprès d’elle, pouvoir me persuader que vous lui êtes attachée pour toujours. Voilà l’unique motif de ma préoccupation.

— Je vous remercie de cette explication, monsieur le marquis, répondit Caroline, et je vous avoue que je comptais bien qu’un jour ou l’autre votre loyauté daignerait me la donner.

— Ma loyauté ?… Mais toute l’explication consiste en ceci : que mon frère est gai, aimable, et que si sa gaieté vous devenait pénible, ma mère, habile à la contenir et possédant sur lui à cet égard un ascendant que je ne puis pas avoir, saurait vous rassurer d’une part, et de l’autre contenir la vivacité des paroles de mon frère dans de justes bornes.

— Oui, oui, nous nous comprenons, reprit Caroline ; mais nous ne sommes pas bien d’accord sur le moyen de remédier à… l’enjouement aimable de M. le duc. Vous croyez que madame la marquise saurait m’en préserver : moi, je crois qu’entre un fils adoré et une tendre mère, personne ne peut et ne doit avoir une plainte à formuler. On n’a jamais raison devant certains juges. Je songeais précisément à cette situation, et je prévoyais avec chagrin qu’un moment pourrait venir où je serais forcée…

— De nous… de quitter ma mère ? dit le marquis avec une subite vivacité qu’il réprima aussitôt. Voilà précisément ce que je craignais ! Si cette idée est déjà entrée dans votre esprit, je m’en afflige beaucoup ; mais je ne la crois pas fondée. Prenez garde d’être injuste ! Mon frère a été très-ému aujourd’hui. Une circonstance particulière, une affaire de famille… toute de sentiment, l’avait un peu exalté ce matin. Ce soir il était heureux, bon, expansif par conséquent. Quand vous le connaîtrez mieux…

On entendit sonner. Le marquis tressaillit. Les intimes arrivaient. Il lui fallait laisser en suspens beaucoup de choses qu’il eût voulu dire et ne pas dire. Il se hâta d’ajouter : — Enfin, au nom du ciel, au nom de ma mère, ne vous pressez pas de prendre un parti qui serait si douloureux, si fâcheux pour elle. Si je l’osais, si j’en avais le droit, je vous supplierais de ne rien décider sans me consulter…

— Le respect auquel vous avez droit par votre caractère, répondit Caroline, vous donne aussi le droit de me conseiller, et je n’hésite pas à vous promettre ce que vous voulez bien me demander.

Le marquis n’eut pas le temps de dire merci. On entrait au salon ; mais son regard fut d’une éloquence extraordinaire, et Caroline y retrouva la confiance et l’affection qui avaient paru se voiler au commencement de leur entretien. Les yeux du marquis avaient cette beauté surnaturelle que peut seule donner une âme ardente jointe à une grande pureté de pensées. Ils étaient la seule effusion que sa timidité ne vînt pas à bout de paralyser. Caroline l’avait compris, et rien ne la troublait, rien ne l’inquiétait dans le langage de ces yeux limpides, qu’elle interrogeait souvent comme un critérium pour la conscience de sa conduite et de son attitude.

Caroline avait réellement de la vénération pour cet homme dont tout le monde appréciait le caractère, mais dont tout le monde ne pénétrait pas l’intelligence et ne devinait pas la délicatesse. Cependant, malgré la satisfaction qu’elle éprouvait de leur entretien, elle cherchait en elle-même à l’éclaircir en le résumant. Elle pensait vite, et, tout en parcourant le salon pour en faire les honneurs dans la limite de grâce et de retenue qui lui était imposée et dont elle avait d’emblée saisi fort habilement la nuance, elle se demanda pourquoi le marquis avait paru flotter entre deux ou trois idées successives en lui parlant. D’abord il avait semblé disposé à lui reprocher sa confiance dans les flatteries du duc, ensuite il l’avait amicalement prémunie contre la durée de ces attaques, et enfin, lorsqu’elle s’était prononcée sur le déplaisir qu’elle en ressentait, lui-même s’était hâté de la tranquilliser. Elle ne l’avait jamais vu irrésolu, et si son langage était souvent timide, sa conviction ne l’était jamais en quoi que ce fût. — Il faut, pensa-t-elle, que d’une part il m’ait jugée imprudente et qu’il sache que son frère est disposé à vouloir en abuser ; de l’autre, il faut que je sois déjà réellement plus nécessaire à sa mère chérie que je ne pouvais me le persuader. En tout cas, il y a là-dessous quelque chose que je ne sais pas et qu’il m’expliquera plus tard, j’imagine. Quoi que ce soit, je suis libre. Cinq cents francs ne m’enchaîneront pas un jour, une heure, à une position humiliante. Je n’ai pas encore fait partir ma réponse à Justine.

On voit combien l’honnête et droite conscience de mademoiselle de Saint-Geneix était loin de chercher dans les réticences du marquis un sentiment déplacé ou un instinct de jalousie. Si on eût interrogé le marquis au même moment, eût-il pu répondre avec autant d’assurance : « Il n’y a en moi que de l’estime affectueuse et de la sollicitude filiale ? »

En ce moment, le marquis était mécontent de son frère et l’écoutait avec une impatience assez pénible. Le duc, rentré au salon avec sa mère, était venu s’asseoir auprès de lui, derrière le piano, place isolée et protégée que le marquis affectionnait, et il lui parlait bas avec vivacité.

— Eh bien ! lui disait-il, tu l’as vue seule tout à l’heure : lui as-tu parlé de moi ?

— Mais, répondit M. de Villemer, quelle singulière insistance ?…

— Il n’y a rien de singulier là dedans, reprit le duc, comme s’il continuait une confidence déjà faite. Je suis frappé, je suis ému, je suis épris, je suis amoureux, si tu veux ! Oui, amoureux d’elle, ma parole d’honneur ! Ce n’est pas une plaisanterie ! Vas-tu me faire des reproches, lorsque pour la première fois de ma vie je te prends pour mon confident ? N’est-ce pas convenu de ce matin ? Ne nous sommes-nous pas juré de tout nous dire et d’être le meilleur ami l’un de l’autre ? Je t’ai demandé si tu ne te sentais pas quelque chose pour mademoiselle de Saint-Geneix ; tu m’as répondu très-sérieusement non. Ne trouve donc pas extraordinaire que je te demande de me servir auprès d’elle.

— Mon ami, répondit le marquis, j’ai fait précisément tout le contraire de ce que tu réclames. Je lui ai dit de ne rien prendre trop au sérieux.

— Ah ! traître ! s’écria le duc avec une gaieté dont la franchise était comme une réparation de ses anciennes préventions sur le compte de son frère, voilà comme tu sers tes amis, toi ! Fiez-vous donc à Pylade ! Du premier coup il donne sa démission ! Il souffle sur mes rêves et jette au vent mes espérances ! Mais que veux-tu que je devienne, si tu m’abandonnes de la sorte ?

— Pour ce genre de services, je n’ai pas le sens commun, tu le vois bien !

— C’est cela, à la première difficulté tu y renonces. Eh bien ! moi, je m’acharne. J’ai chassé de mon cœur tout ce qui n’était pas toi, et nul autre que toi n’entendra parler de mes nouvelles passions.

— Pour ce qui est de celle-ci, au moins, m’en donnes-tu ta parole ?

— Ah ! tu crains beaucoup que je ne la compromette ?

— Cela me ferait une peine sérieuse.

— Ah bah ! Voyons ! Pourquoi ?

— Parce qu’elle est fière, susceptible peut-être, et qu’elle quitterait ma mère, qui raffole d’elle, ne l’as-tu pas remarqué ?

— Oui, et c’est cela qui m’a monté la tête. Il faut que ce soit réellement une fille d’un grand esprit et de beaucoup de cœur ! Ma mère a un tact si parfait. Ce soir, en me grondant un peu de ce qu’elle prend pour des taquineries, elle m’a tenu la dragée haute, elle m’a dit : « Vous n’avez pas été convenable avec Caroline. C’est une personne à laquelle il ne vous est pas permis de penser. » Diable ! on peut toujours rêver, ça ne fait de mal à personne ! Mais regarde donc comme elle est jolie ! Comme elle est vivante au milieu de toutes ces femmes plâtrées ! On peut regarder les contours de sa figure à jour frisant : on n’y voit pas cette ligne mate qui empâte le duvet et qui fait ressembler les autres à un surmoulage. Vrai, elle est trop belle pour être une demoiselle de compagnie. Ma mère ne pourra jamais la garder. Elle mettra le feu partout, et, si elle reste sage, on voudra l’épouser.

— Donc, reprit le marquis, vous ne pouvez pas songer à elle.

— Pourquoi donc ça ? reprit le duc. Ne suis-je pas d’aujourd’hui un pauvre diable sans avoir ? N’est-elle pas bien née ? Sa réputation n’est-elle pas intacte ? Je voudrais bien savoir ce que ma mère pourrait trouver à redire ! elle qui l’appelle déjà sa fille, et qui veut qu’on la respecte comme si elle était notre sœur ?

— Vous poussez loin l’enthousiasme… ou la plaisanterie, dit le marquis, étourdi de ce qu’il entendait.

— Bon, pensa le duc, il m’appelle vous !

Et il continua à soutenir avec un sérieux étonnant qu’il était très-capable d’épouser mademoiselle de Saint-Geneix, s’il n’y avait pas d’autre moyen de l’obtenir. — J’aimerais mieux l’enlever, ajouta-t-il : cela rentrerait mieux dans mes habitudes ; mais je n’ai plus le moyen d’enlever, et à présent, ma blanchisseuse elle-même ne s’y fierait pas. D’ailleurs il est temps de rompre avec tout mon passé. Je te l’ai dit, et c’est fait, puisque je l’ai dit. À partir d’aujourd’hui, transformation complète sur toute la ligne. Tu vas voir un homme nouveau, un homme que je ne connais pas moi-même, et qui va bien m’étonner ; mais je sens déjà que cet homme-là est capable de tout, tout, même de croire, d’aimer et d’épouser. Sur ce, bonsoir, frère, voilà mon dernier mot ; si tu ne le redis pas à mademoiselle de Saint-Geneix, c’est que tu ne veux rien faire pour aider à ma conversion.

Le duc s’éloigna, laissant son frère stupéfait, partagé entre le besoin de le croire sincère dans sa passion du moment et l’indignation d’une rouerie dont on voulait le rendre complice.

— Mais non, se disait-il en rentrant chez lui ; tout cela, c’est sa gaieté, sa folie, sa légèreté… ou c’est encore le vin ! Pourtant, ce matin, au bois, il m’a interrogé sur le compte de Caroline avec une insistance surprenante, et cela presque au milieu de mes confidences sur le passé, qu’il a reçues avec une émotion vraie, avec des larmes dans les yeux. Quel homme est-ce donc que mon frère ? Il n’y a pas douze heures, il songeait à se tuer. Il me haïssait, il se détestait lui-même. Puis j’ai cru vaincre son cœur. Il a sangloté dans mes bras. Toute la journée, ç’a été une effusion, un abandon, un charme de tendresse et de bonté, et ce soir, je ne sais plus ce que c’est ! Sa raison aurait-elle reçu quelque atteinte dans cette vie sans frein qu’il a menée jusqu’ici, ou bien s’est-il moqué de moi toute la matinée ? Suis-je la dupe de mon besoin d’aimer ? Vais-je m’en repentir amèrement, ou bien ai-je assumé sur moi la tâche de soigner un cerveau malade.

Dans son effroi, le marquis accepta cette dernière supposition comme la moins effrayante ; mais une autre angoisse se mêlait à celle-ci. Le marquis se sentait froissé et irrité dans un sentiment qu’il ne s’avouait pas à lui-même et auquel il ne voulait pas seulement donner un nom. Il se mit au travail et travailla mal. Il se coucha et dormit plus mal encore.

Quant au duc, il se frottait naïvement les mains.

— J’ai réussi, se disait-il ; j’ai trouvé le réactif contre son désespoir. Pauvre cher frère ! je lui ai monté la tête, j’ai éveillé ses désirs, j’ai excité sa jalousie. Le voilà amoureux ! Il guérira et il vivra ! À la passion, il n’y a de remède que la passion ! Ce n’est pas ma mère qui eût trouvé cela, et s’il en résulte quelque scandale dans sa maison, elle me le pardonnera le jour où elle saura que mon frère fût mort de ses regrets et de sa vertu.

Le duc ne se trompait peut-être pas, et un homme plus sage eût été moins ingénieux. Il se fût efforcé de rattacher le marquis à la vie par l’amour des lettres, par la tendresse filiale, par la raison et la morale, toutes choses excellentes, mais que depuis longtemps le malade appelait en vain à son secours. Seulement le duc, à son point de vue, se figurait avoir tout sauvé, et il ne prévoyait pas qu’avec une nature exclusive comme celle de son frère, le remède pouvait bientôt devenir pire que le mal. Le duc, connaissant par lui-même la faiblesse humaine, croyait à la faiblesse relative des femmes, et n’admettait pas d’exception. Selon lui, Caroline ne lutterait guère, il la croyait déjà très-disposée à aimer le marquis. Il ne pensait même pas que l’espoir du mariage fût nécessaire pour la vaincre. — C’est une bonne fille, se disait-il, point ambitieuse, et tout à fait désintéressée. Je l’ai jugée du premier coup d’œil, et ma mère affirme que je ne me trompe pas. Elle cédera par besoin d’aimer, par entraînement aussi, car mon frère a de grandes séductions pour une femme intelligente. Si elle lui résiste quelque temps, ce sera tant mieux, il s’attachera d’autant plus à elle. Ma mère n’y verra rien, et si elle y voit, ça l’agitera, ça l’occupera aussi. Elle sera bonne, elle prêchera la vertu et cédera à l’attendrissement. Ces petites émotions domestiques la sauveront de l’ennui qui est son plus grand fléau.

Le duc se livrait avec la plus parfaite candeur à ces calculs, dont l’immoralité faisait la base. Il s’y attendrissait lui-même avec cette sorte de puérilité qui caractérise parfois la corruption comme un épuisement. Il souriait en lui-même en regardant la belle victime déjà immolée en imagination à ses projets, et si quelqu’un l’eût interrogé, il eût répondu en riant qu’il était en train d’arranger un roman à la Florian, pour commencer la vie de sentiment et d’innocence qu’il comptait embrasser.

Il resta toute la soirée, et trouva moyen de saisir Caroline dans un coin et de lui parler. — Ma mère m’a grondé, lui dit-il. Il paraît que j’ai été absurde avec vous. Je ne m’en doutais pas, moi qui avais justement le désir de vous prouver mon respect. Enfin ma mère m’a fait donner ma parole d’honneur que je ne songeais pas à vous faire la cour, et je l’ai donnée sans hésiter. Serez-vous tranquille à présent ?

— D’autant plus que je n’avais jamais songé à être inquiète.

— À la bonne heure ! Puisque ma mère me force à cette grossièreté de dire à une femme ce qu’on ne lui dit jamais, même quand on le pense, soyons amis comme deux bons garçons que nous sommes, et soyons francs pour commencer. Promettez-moi de ne plus dire de mal de moi à mon frère.

De ne plus ?… Quand donc lui ai-je dit du mal de vous ?

— Vous ne vous êtes pas plainte de mon impertinence,… là, ce soir ?

— J’ai dit que je redoutais vos railleries, et que si elles continuaient, je m’en irais, voilà tout.

— Bien, pensa le duc, ils sont déjà mieux ensemble que je ne l’espérais… Si vous songiez à quitter ma mère à cause de moi, reprit-il, ce serait me condamner à m’éloigner d’elle.

— Cela ne peut pas tomber sous le sens ! Un fils céder la place à une étrangère !

— C’est pourtant ce à quoi je suis résolu, si je vous déplais et si je vous effraye ; mais restez, et ordonnez-moi ce que vous voudrez. Dois-je ne pas vous apercevoir, ne jamais vous adresser la parole, ne pas même vous saluer ?

— Je n’exige aucune affectation dans un sens ni dans l’autre. Vous avez trop d’esprit et d’usage pour n’avoir pas compris que je ne suis pas assez rompue aux artifices de la parole pour soutenir un assaut quelconque contre vous.

— Vous êtes trop modeste ; mais puisque vous ne voulez pas que les formules de l’admiration se mêlent à celles du respect, et puisque l’attention qu’il vous est si difficile de ne pas éveiller vous alarme et vous contriste, soyez tranquille, je me le tiens pour dit ; vous n’aurez plus à vous plaindre de moi. Je le jure par tout ce qu’un homme peut avoir de sacré, par ma mère !

Après avoir ainsi réparé sa faute et rassuré Caroline, dont le départ eût fait échouer son plan, le duc se mit à lui parler d’Urbain avec un véritable enthousiasme. Il y avait en lui sur ce point tant de sincérité, que mademoiselle de Saint-Geneix abjura ses préventions. Le calme revint donc dans son esprit, et elle s’empressa d’écrire à Camille que tout allait bien, que le duc valait infiniment mieux que sa réputation, et que, dans tous les cas, il s’était engagé sur l’honneur à la laisser tranquille.

Pendant le mois qui suivit cette journée, Caroline vit fort peu M. de Villemer. Il eut à s’occuper des détails de la liquidation de son frère, puis il s’absenta. Il dit à sa mère qu’il allait en Normandie voir un certain château historique dont le plan lui était nécessaire pour son ouvrage, et il prit une route tout opposée, confiant au duc seul qu’il allait voir son fils dans le plus strict incognito. De son côté, le duc fut très-occupé de son changement de position pécuniaire. Il vendit ses chenaux, son mobilier, congédia ses laquais, et vint, à la demande de sa mère, s’installer provisoirement, par économie, dans un entre-sol de son hôtel, qui allait être vendu aussi, mais avec cette réserve que le marquis resterait pendant dix ans principal locataire, et que rien ne serait changé dans l’appartement de sa mère.

Quant à Urbain, il monta trois étages et entassa ses livres dans un logement plus que modeste, protestant qu’il n’avait jamais été mieux, et qu’il avait une vue magnifique sur les Champs-Élysées. Durant son absence, on fit les préparatifs de départ pour la campagne, et mademoiselle de Saint-Geneix écrivait à sa sœur : « Je compte les jours qui nous séparent de cette bienheureuse campagne, où je vais enfin marcher à mon aise et respirer un air pur. J’ai assez des fleurs qu’on voit mourir sur la cheminée : j’ai soif de celles qui éclosent en plein champ. »