Le Marquis de Villemer/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 111-123).
VIII


Le même jour où le marquis écrivait à son frère, Caroline écrivait à sa sœur et lui esquissait à sa manière le pays où elle se trouvait.


Séval, par Chambon (Creuse), 1er mai 45.

Enfin, ma sœur, nous y voilà ! et c’est un paradis terrestre. Le château est vieux et petit, mais bien arrangé pour le confort et assez pittoresque. Le parc est assez vaste, pas trop bien tenu, et pas à l’anglaise, Dieu merci ! riche en beaux vieux arbres couverts de lierre et en herbes folles. Le pays est adorable. Nous sommes en Auvergne en dépit des nouvelles délimitations, mais tout près de l’ancienne limite de La Marche, à une lieue d’une petite ville qui s’appelle Chambon et que nous avons traversée pour arriver au manoir. Cette petite ville est très-bien située. On y arrive par une rampe de montagne ou plutôt par la fente d’un ravin assez profond, car de montagne il n’y en a pas à proprement parler. On quitte de grands plateaux, d’un terrain maigre et humide, couverts de petits arbres et de grands buissons, et on descend dans une gorge longue, sinueuse, qui, par endroits, s’élargit assez pour devenir vallée. Au fond de cette gorge, qui bientôt se ramifie, coulent des rivières de vrai cristal, point navigables et plutôt torrents que rivières, quoiqu’elles ne fassent que filer vite en bouillonnant un peu, et sans menacer personne. Pour moi qui ne connais que nos grandes plaines et nos grandes rivières plates, je suis très-portée à voir ici tout en élévations et en abîmes ; mais la marquise, qui a vu les Alpes et les Pyrénées, se moque de moi, et prétend que tout ceci est petit comme un surtout de table. Aussi je me défends de la description enthousiaste avec toi, pour ne pas égarer ton jugement ; mais la marquise, qui n’aime pas la nature bien follement, ne viendra pas à bout de m’empêcher d’être ravie de ce que je vois.

C’est un pays d’herbes et de feuilles, un continuel berceau de verdure. La rivière qui descend le ravin s’appelle la Vouèze, et puis, mêlée à Chambon avec la Tarde, elle devient le Char, lequel, au bout de la première vallée, s’appelle le Cher, que tout le monde connaît. Moi je tiens pour le Char ; le nom va bien à cette eau qui roule réellement avec l’allure d’une voiture bien lancée sur une pente douce, où rien ne la fait cahoter ni bondir déraisonnablement. La route aussi est unie et sablée comme une allée de jardin, et bordée de hêtres magnifiques, à travers lesquels on voit se dérouler des prairies naturelles qui sont en ce moment des tapis de fleurs. Ah ! les beaux prés, ma chère Camille ! Comme cela ressemble peu à nos prairies artificielles où l’on voit toujours la même plante sur une terre préparée en plates-bandes régulières ! Ici on sent qu’on marche sur deux ou trois lits de végétation avec de la mousse, des joncs, des iris, mille espèces de gramens plus jolis les uns que les autres, des ancolies, des myosotis, que sais-je ? Il y a de tout, et cela vient tout seul, et cela vient toujours. On ne retourne pas la terre tous les trois ou quatre ans pour mettre les racines en l’air et pour recommencer ce ratissage éternel qu’exigent nos terres paresseuses. Et puis ici on perd du terrain, on cultive mal, à ce qu’il paraît, et dans ces coins abandonnés à eux-mêmes la nature s’en donne à cœur joie de se faire belle et sauvage. Elle vous jette de grandes ronces qui n’en finissent pas et des chardons qui ont l’air de plantes d’Afrique, tant ils étalent de larges et rudes feuilles déchiquetées, d’un port et d’un dessin admirables.

Quand nous avons traversé la vallée, je te parle d’hier, nous avons gravi une montée très-roide et très-escarpée. Le temps était humide, vaporeux, charmant. J’ai demandé à marcher, et à cinq ou six cents pieds de hauteur j’ai vu l’ensemble de ce beau ravin de verdure. Les arbres se pressaient loin déjà sous mes pieds au bord de l’eau, et de distance en distance des moulins rustiques et des écluses remplissaient l’espace de leur bruit cadencé. À tout cela se mêlait le son d’une cornemuse qui était je ne sais où et qui disait à satiété un refrain naïf assez agréable. Un paysan qui marchait devant moi s’est mis à chanter les paroles en suivant et continuant l’air, comme s’il eût voulu aider le ménétrier à en sortir. Ces paroles sans rime ni raison m’ont semblé si curieuses que je veux te les dire :


Hélas ! que les rochers sont durs !
Le soleil ne les fond pas,
Le soleil, ni même la lune !
Tout garçon qui veut aimer
Cherche sa peine.


Il y a toujours quelque chose de mystérieux dans les chants du paysan, et la musique, aussi défectueuse que les vers, est mystérieuse aussi, souvent triste et portant à la rêverie. Pour moi qui suis condamnée à rêver au pas de course, puisque ma vie ne m’appartient pas, j’ai été très-frappée de ce couplet, et je me suis beaucoup demandé pourquoi même la lune ne fondait pas les rochers ; cela veut-il dire que, la nuit comme le jour, le chagrin du paysan amoureux est lourd comme sa montagne ?

Tout en haut de la côte, qui est convenablement hérissée de ces gros rochers si durs, — la marquise dit qu’ils sont petits comme des grains de sable, mais moi je n’avais jamais vu de si beau sable, — nous sommes entrées dans un chemin encore plus étroit que la route, et, après un peu de marche dans des encaissements de terrains boisés, nous nous sommes trouvées à l’entrée du château, qui est tout ombragée et sans grande apparence ; mais sur l’autre face on domine tout le bel enfoncement que nous venions de parcourir. On revoit le talus profond avec ses rochers, ses buissons, la rivière avec ses arbres, ses prés, ses moulins et l’échappée tortueuse où elle fuit entre des rives de plus en plus étroites et encaissées. Il y a dans le parc une source très-belle qui en sort pour se laisser tomber en pluie le long du rocher. Le jardin est bien fleuri. Dans la basse-cour, il y a un tas de bêtes qu’on me permet de gouverner. J’ai une chambre délicieuse, bien isolée, au plus beau de la vue ; la bibliothèque est la plus grande pièce de la maison. Le salon de la marquise rappelle, pour la disposition et l’ameublement, celui de Paris ; mais il est plus grand, plus sonore, et on y respire. Enfin je suis bien, je suis contente, je me sens revivre. Je me lève avec le jour, et jusqu’à l’heure du lever de la marquise, qui, Dieu merci, n’est pas plus matinale ici qu’à Paris, je vais donc m’appartenir d’une manière agréable. Oh ! comme je vais marcher, et t’écrire, et penser à toi en liberté ! Hélas ! si j’avais là seulement un de nos enfants, Lili ou Charlot, comme je le promènerais, comme je lui apprendrais à connaître toutes les choses de la campagne ! Mais j’ai beau me prendre d’amour pour tous les beaux marmots que je rencontre, cela ne dure pas. Au bout d’un instant, je les compare aux tiens, et je sens que les tiens n’auront pas de rivaux sérieux dans mon cœur… Et pendant que je me réjouis d’être aux champs, voilà que je pense que je suis beaucoup plus loin de vous qu’auparavant ! Et quand vous reverrai-je ?

Hélas ! que les rochers sont durs ! Mais rien ne sert de lutter contre tous ceux qui encombrent la vie des pauvres gens comme nous. Il faut faire son devoir et s’attacher à la marquise. L’aimer n’est pas difficile. Tous les jours, elle est meilleure pour moi ; c’est presque une mère en vérité, et elle a des gâteries qui me font oublier ma position réelle. Nous pensions trouver le marquis ici, où il avait donné rendez-vous à sa mère. Il ne peut tarder d’arriver. Quant au duc, ce sera, je crois, pour la semaine prochaine. Espérons qu’il sera aussi bien pour moi à la campagne qu’il l’était récemment à Paris, et qu’il ne m’obligera plus à faire montre d’esprit…

Une autre fois, Caroline rapportait à sa sœur l’opinion de la marquise sur la vie de campagne.

— Ma chère enfant, me disait-elle tantôt, pour aimer la campagne, il faut aimer bêtement la terre ou déraisonnablement la nature. Il n’y a pas de milieu entre l’abrutissement et l’extravagance. Or vous savez que si j’ai quelque pointe d’excitation et même d’exaltation dans l’esprit, c’est plutôt à propos des choses de la société qu’à propos de ce qui est régi par des lois naturelles, toujours les mêmes. Ces lois-là sont l’œuvre de Dieu, donc elles sont bonnes et belles. L’homme n’y peut rien changer. Son contrôle, son observation, son admiration, même son éloquence descriptive, n’y ajoutent rien du tout. Quand vous vous extasiez sur un pommier en fleurs, je ne trouve pas que vous ayez tort ; je trouve, au contraire, que vous avez trop raison, et que ce n’est pas la peine de louer ce pommier qui ne vous entend pas, qui ne fleurit pas pour vous plaire, et qui fleurira ni plus ni moins, si vous ne lui dites rien. Prenez garde que quand vous vous écriez : « Que c’est beau, le printemps ! » c’est absolument comme si vous disiez : « Le printemps est le printemps. » Eh bien ! oui, il fait chaud en été parce que Dieu a fait le soleil. La rivière est limpide parce que c’est de l’eau courante, et c’est de l’eau courante parce que son lit est incliné. C’est beau parce qu’il y a dans tout cela une grande harmonie : mais s’il n’y avait pas cette harmonie, tout cela n’existerait pas.

Tu vois ici que la marquise n’est point du tout artiste, et qu’elle a des raisonnements à son service pour ne pas comprendre ce qu’elle ne sent pas ; mais en ceci n’est-elle pas comme tout le monde, et ne faisons-nous pas tous comme elle à propos de quelque faculté qui nous manque ?

Comme elle me parlait ainsi, assise sur un banc de jardin, et bien fatiguée d’avoir fait de l’exercice, c’est-à-dire une centaine de pas dans une allée sablée, un paysan vînt à la porte du jardin pour vendre du poisson à la cuisinière, qui le marchanda. Je reconnus ce paysan pour celui qui marchait devant moi le jour de notre arrivée, et qui chantait la chanson des rochers durs. — À quoi pensez-vous ? me dit la marquise, qui vit que je l’observais.

— Je pense, lui répondis-je, à regarder ce brave homme-là. Ce n’est plus un pommier ni une rivière, et cela a une physionomie particulière dont je suis frappée.

— Laquelle, voyons ?

— Mon Dieu, si je ne craignais pas de dire un mot moderne dont vous avez horreur, je dirais que cet homme a du caractère.

— Qu’en savez-vous ? Est-ce parce qu’il s’entête sur le prix de son poisson ? Ah ! j’y suis, pardon !… Du caractère ! vous voyez, le mot a fait calembour dans ma tête ! Je ne me souvenais plus que c’était un mot d’auteur… ou de peintre ! Une étoffe, un banc, une marmite, ont à présent du caractère, c’est-à-dire qu’une marmite a la tournure d’une marmite, qu’un banc a bien l’air d’un banc, et qu’une étoffe fait l’effet d’une étoffe ? Ou bien est-ce le contraire ? l’étoffe a-t-elle le caractère d’un nuage, le banc celui d’une table et la marmite celui d’un puits ? Jamais je n’admettrai votre mot, je vous en avertis ! — Et puis elle me parla des paysans de l’endroit. — Ce ne sont pas de mauvaises gens, dit-elle, pas tant fourbes que patelins. Ils sont avides d’argent, parce qu’ils manquent de tout ; mais ils ne se donnent rien avec l’argent qu’ils gagnent. Ils amassent pour acheter, et quand l’heure est venue, ils s’enivrent de la joie d’acquérir, achètent trop, empruntent à tout prix et se ruinent. Ceux qui entendent le mieux leurs intérêts se font usuriers et spéculent sur cette rage de la propriété, bien certains que la terre leur reviendra à bas prix quand leur créancier fera banqueroute. C’est pourquoi quelques paysans montent à la bourgeoisie, tandis que le grand nombre retombe plus bas que jamais. C’est le côté triste des lois naturelles, car ces gens-ci sont gouvernés par un instinct presque aussi fatal et aveugle que celui qui fait fleurir les pommiers. Aussi le paysan ne m’intéresse-t-il guère. J’assiste les estropiés, les veuves, les enfants, les innocents ; mais il n’y a pas à se mêler des valides. Ils sont plus têtus que leurs mulets.

— Alors, madame, qu’est-ce qu’il y a d’intéressant ici ?

— Rien ! On y vient parce que l’air est bon et qu’on y refait un peu sa santé et sa bourse. Et puis c’est l’usage ; tout le monde quitte Paris juste au moment où il devient possible. Il faut bien s’en aller quand les autres s’en vont.

Je vis que la marquise s’ennuyait déjà beaucoup, et j’essayai de la distraire en la questionnant. — N’avez-vous pas quelque voisin ridicule à taquiner ici ?

— Hélas ! non, ma chère, il n’y a plus de ridicules, il n’y a plus que des vices ou des désastres. Votre mouvement civilisateur, vos chemins de fer vont détruire toute la physionomie de la province. Il n’y aura bientôt plus de provinciaux. Je ne sais pas jusqu’où faudra aller pour en retrouver la graine. Aujourd’hui déjà un bourgeois de campagne n’est pas plus bourgeois qu’un bourgeois du Marais, et un homme du monde trouve partout des salons qui ne sont pas plus bêtes que ceux de Paris. Ce que j’ai vu à la campagne dans ma jeunesse, on ne le rencontrerait plus nulle part.

— Dites-moi donc ce qu’on y voyait.

— On y voyait des types bien tranchés, des bourgeois qui se préparaient trois ans d’avance pour aller passer, une fois en leur vie, tout un mois à Paris. Ils faisaient leur testament, ma chère ! Ceci n’est point une plaisanterie ; je vous en citerai vingt qui vivent encore. Mais ce que j’ai vu le plus intimement dans ce temps-là, ce sont les nobles de campagne, car on les appelait ainsi et pas autrement. C’étaient de bons petits hobereaux qui avaient été forcés de se passer d’éducation sous le régime révolutionnaire, et qui, comme les seigneurs du moyen âge, se vantaient de savoir tout au plus signer leur nom. Ils ressemblaient un peu à des paysans et nullement à des bourgeois ; ils portaient de gros habits, quelquefois des sabots, avec de la poudre par parenthèse ; mais ils n’avaient pas l’allure traînante et l’air hypocrite du paysan. Au contraire, ils étaient rogues, fanfarons, mécontents de l’empire et en colère du matin au soir, ce qui nous divertissait beaucoup, ma sœur et moi. Nous étions des enfants, sans grand souci des choses politiques, et je me souviens de nos rires étouffés quand nous entendions ces pauvres gentillâtres menacer M. de Buonaparte et jurer que leurs épées n’étaient pas encore rouillées ! Dans ce temps-là, on voyait ses voisins moins souvent qu’aujourd’hui, mais on les voyait plus longtemps. Ils faisaient des visites de huit jours, et on se liait bon gré, mal gré, avec des êtres ennuyeux, mais qui vous étaient dévoués à l’occasion. Faute de routes, ils vous arrivaient de huit à dix lieues, montés sur des chevaux de ferme, avec leur dame en croupe et quelquefois un enfant devant eux. Il y avait aussi quelques élégants de village qui étaient encore habillés en incroyables de 1810 ; ceux-ci venaient également à cheval en bas blancs avec des escarpins, le tout recouvert d’un gros pantalon de drap à pieds qui se boutonnait du haut en bas, et que l’on dépouillait dans l’écurie avant de se présenter au salon. Eh bien ! après tout, c’était plus décent que de venir faire des visites du matin en bottes à l’écuyère et en culottes de daim, avec cette forte odeur de cheval dont les femmes ne souffrent plus, le parfum du cigare de ces messieurs leur ayant fait perdre l’odorat. Certes, un gentilhomme de campagne d’à présent a l’air plus cultivé que ceux dont je vous parle : il sait un certain nombre de choses dont tout le monde peut causer : il lit des journaux, il a fait, ou son éducation, ou plusieurs voyages dans les grands centres mais il s’est effacé dans le roulis général qui arrondit tous les cailloux de la même manière. Il n’a plus de ces naïvetés qui semblaient si plaisantes ; il ne demande plus si l’on peut sortir dans les rues, le soir, à Paris, sans danger des brigands, et si les femmes se promènent toutes nues aux Champs-Élysées. Il ne baise plus votre gant avant de vous le présenter, mais aussi il ne le ramasse plus. Il ne méprise plus certaines femmes, il les méprise toutes, et quant aux voleurs, il ne les craint guère. Il n’a pas le sou et ne va à Paris que pour jouer à la bourse ou emprunter aux juifs !

Tu vois, chère Camille, par cet échantillon de nos causeries, que la marquise voit en noir le temps présent, et tu peux aussi te faire une idée de cette vie de partage que tu me dis ne pas concevoir. À propos de tout, elle a une critique motivée toute prête, parfois gaie et bienveillante, parfois chagrine et acerbe. Elle a trop parlé dans sa vie pour être heureuse. Penser à deux, à trois ou à trente continuellement, et sans jamais se recueillir, est, je crois, un grand abus. On ne s’interroge plus soi-même, on affirme toujours, sans quoi, la discussion finissant, la conversation tomberait. Obligée à cet exercice, j’y succomberais au doute ou au dégoût de mes semblables, si je n’avais la grasse matinée pour me ravoir et me retrouver. Bien que madame de Villemer, par son esprit et sa bonté, jette autant de charme que possible sur ce stérile emploi du temps, il me tarde que le marquis arrive et vienne prendre un peu sa part de cette flânerie oratoire…

Le marquis arriva en effet au bout d’une huitaine, mais soucieux, préoccupé, et Caroline le trouva excessivement froid avec elle. Il se plongea vite dans ses études favorites, et on ne le voyait point paraître avant l’heure du dîner. Cette manière d’être fut d’autant plus sensible à mademoiselle de Saint-Geneix que le marquis semblait faire plus d’efforts que par le passé pour se tenir ferme dans la discussion avec sa mère, et cela à la grande satisfaction de celle-ci, qui ne craignait au monde que la préoccupation et le silence si bien que Caroline, ne se voyant plus nécessaire pour donner le coup de fouet à cette causerie, et croyant remarquer qu’elle paralysait le marquis plus qu’elle ne le servait, fut moins assidue à profiter de sa présence et s’autorisa à se retirer le soir de bonne heure.