Le Marquis de Villemer/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 197-212).
XIV


Le marquis, informé par son frère de tout cet arrangement, se soumit avec reconnaissance. Il était extrêmement faible et comme convalescent d’une crise aiguë qui l’avait, non pas épuisé, mais vaincu moralement presque autant qu’eût pu le faire une longue maladie. Il ne pouvait plus combattre son amour, sa résistance était à bout, et, ne sentant plus dans cet état de faiblesse les orages et les dangers de la passion, il se livrait à la douceur d’être l’objet d’une tendre sollicitude. Le duc ne lui permettait pas d’interroger l’avenir. — Tu ne peux prendre aucune détermination dans l’état où te voilà, lui disait-il. Tu n’as pas ton libre arbitre ; sans la santé, point de clairvoyance morale. Laisse-nous te guérir, et tu verras bien que guéri, tu recouvreras l’énergie nécessaire pour résister soit à ton penchant, soit aux scrupules qu’il te cause. Jusque-là, je ne vois pas ce que tu aurais sur la conscience, puisque mademoiselle de Saint-Geneix ne se doute de rien, et ne fait après tout que ce qu’une sœur ferait à sa place.

Ce mezzo termine pacifia toutes les agitations du malade. Il se leva un instant pour aller voir sa mère, à laquelle il fit croire qu’une indisposition insignifiante était cause de l’altération de ses traits. Il demanda la permission de ne pas reparaître ce jour-là, et put pendant vingt-quatre heures, c’est-à-dire jusqu’au départ de madame d’Arglade, se livrer à un repos presque absolu.

Durant cette journée, il régna entre le duc et Caroline un air de bonne intelligence et un échange de regards, qui n’avaient pour objet que l’état du marquis, mais qui achevèrent d’abuser Léonie. Elle partit bien sûre de son fait, mais sans dire à la marquise rien qui eût pu faire supposer en elle une pénétration quelconque.

Au bout de huit jours, M. de Villemer était guéri. Tout symptôme d’anévrisme avait disparu, et, soumis à un régime rationnel, il reprenait même un certain éclat de santé et une habitude de calme intérieur qui l’avaient fui depuis longtemps. Personne, depuis dix ans, ne s’était occupé de lui avec l’assiduité, le dévouement, l’égalité d’humeur, le charme inouï dont savait l’entourer mademoiselle de Saint-Geneix ; on pourrait dire même que jamais il n’avait rencontré des soins à la fois si éclairés et si doux, car sa mère, outre qu’elle manquait de force et d’activité physique, s’était montrée trop ardente et trop inquiète dans ceux qu’elle lui avait prodigués à l’époque où sa vie avait été déjà menacée. Elle eut bien cette fois quelque soupçon d’une rechute en voyant son fils plus souvent près d’elle, par conséquent moins acharné à son travail ; mais quand vint ce soupçon, la crise était passée : le bon accord de tranquillité concerté entre le duc et Caroline, l’ignorance absolue des domestiques, peu nombreux et par cela même très-occupés, la sérénité du marquis, tout contribua à la rassurer, et au bout d’une quinzaine, elle remarqua même que son fils reprenait un air de jeunesse et de bien-être dont elle n’eut plus qu’à se réjouir.

On avait caché avec soin l’état du marquis à madame d’Arglade. Le duc ne renonçait nullement pour lui au grand mariage projeté. Il jugeait Léonie babillarde, évaporée, et ne voulait pas qu’on sût dans le monde que la santé de son frère pouvait, à un moment donné, causer des craintes sérieuses. Le duc avait bien averti Caroline à cet égard. Il jouait avec elle, dans l’intérêt de son frère, tel qu’il l’entendait, le double jeu de la prédisposer autant que possible et peu à peu à un dévouement sans bornes, et pour cela il trouvait bon de lui rappeler souvent que l’avenir de la famille reposait tout entier sur le fameux mariage. Caroline n’avait donc garde de l’oublier, et confiante dans la loyauté des deux frères, dans la notion de son devoir et dans le désintéressement de son propre cœur, elle marchait résolûment vers un abîme où pouvait s’engloutir à jamais sa destinée. Et c’est ainsi que le duc, bon de sa nature et animé des meilleures intentions pour son frère, travaillait de sang-froid à la perte d’une pauvre fille, digne par son mérite personnel d’être au faîte du bonheur et de la considération.

Heureusement pour mademoiselle de Saint-Geneix, si la conscience du marquis était assoupie, elle ne dormait pas complétement. D’ailleurs, sa passion fit tellement large la part de l’enthousiasme et de la véritable affection, qu’elle sembla disparaître et fut du moins vigoureusement enchaînée par la volonté. Il exigea que le duc fût presque toujours entre eux, et peu s’en fallut que dans sa sincérité il ne dispensât brusquement Caroline de toute surveillance en lui donnant sa parole de ne pas se remettre au travail sans sa permission. Un moment vint même où il la lui donna pour l’engager à cesser de veiller dans la bibliothèque : plus d’une fois il l’y avait trouvée, gardienne doucement et gaiement farouche des livres et des cahiers, mis, disait-elle, sous le scellé jusqu’à nouvel ordre ; mais le duc contraria l’effet de cette imprudence de son frère, en disant tout bas à Caroline qu’il ne fallait pas se fier à une parole donnée sincèrement à coup sûr, mais qu’il n’était pas au pouvoir d’Urbain de tenir. — Vous ne savez pas à quel point il est distrait, lui dit-il ; quand une idée le tient, elle le domine et lui fait oublier toute promesse. Vingt fois je l’ai trouvé furetant dans ces rayons lorsque j’avais le dos tourné, et quand je lui criais : Eh bien ! eh bien ! maraudeur ! il semblait sortir d’un rêve et me regardait d’un air de profonde surprise.

Caroline ne se relâcha donc pas de sa surveillance. La bibliothèque était beaucoup plus voisine de l’appartement du marquis que du sien, mais encore assez au centre du manoir pour qu’il n’y eût rien de remarquable pour les domestiques à l’assiduité de la lectrice dans cette pièce consacrée à l’étude. On l’y voyait tantôt seule, tantôt avec le duc ou le marquis le plus souvent avec l’un et l’autre, bien que le duc eût mille prétextes pour la laisser seule avec son frère ; mais dans ces moments-là les portes toujours ouvertes, le livre souvent dans les mains de Caroline, qui lisait réellement avec intérêt, enfin, plus que tout cela, la vérité de la situation, vérité qui a plus de force que les ruses les mieux ourdies, ôtaient tout prétexte, toute velléité même à la malignité des commentaires.

Dans cette situation, Caroline se trouva très-heureuse, et plus tard elle se la retraça souvent comme la plus douce phase de sa vie. Elle avait souffert de la froideur d’Urbain, et elle le retrouvait plus bienveillant, plus confiant qu’elle ne l’avait espéré. Dès que toutes les inquiétudes relatives à sa santé furent dissipées, il s’établit donc entre eux un lien qui, pour Caroline, fut exempt de nuages. Le marquis se plut extraordinairement à l’entendre lire, et bientôt même il consentit à se laisser aider par elle dans son travail. Elle fit des recherches pour lui, et prit des notes qu’elle rédigea dans l’esprit où il les désirait, esprit qu’elle parut deviner merveilleusement. Enfin elle lui rendit ses études si agréables et lui en allégea si bien la partie sèche et rebutante, qu’il put se remettre à écrire sans fatigue et sans souffrance.

Le marquis avait certainement bien plus que sa mère besoin d’un secrétaire ; mais il n’avait jamais pu souffrir cet intermédiaire entre lui et l’objet de ses recherches. Il s’aperçut bien vite que non-seulement Caroline ne l’égarait pas dans des idées étrangères aux siennes, mais encore qu’elle l’empêchait de s’égarer lui-même dans des préoccupations inutiles. Elle avait une remarquable netteté de jugement, jointe à une faculté rare chez les femmes, l’ordre dans l’enchaînement des idées. Elle pouvait s’absorber longtemps sans fatigue et sans défaillance. Le marquis fit une découverte qui devait disposer de lui à jamais. C’est qu’il se trouvait en face d’une intelligence supérieure, non créatrice, mais investigatrice au premier chef, précisément l’organisation dont il avait besoin pour donner l’équilibre et l’essor à sa propre intelligence.

Disons-le dès à présent, M. de Villemer était un homme d’un génie très-sain, mais qui n’avait pas encore trouvé et qui attendait sa crise de développement. De là sa souffrance et la lenteur de son travail. Il pensait et il écrivait rapidement ; mais sa conscience de philosophe et de moraliste créait à sa fougue d’historien enthousiaste des obstacles toujours renaissants. Il était en proie aux scrupules, comme certains dévots sincères, mais malades, qui s’imaginent toujours n’avoir pas dit toute la vérité à leur confesseur. Il voulait, lui, confesser à l’humanité la vérité sociale, et n’admettait pas assez que, pour une bonne part, cette science du vrai et même du réel est relative au temps où l’on vit. Il n’en prenait pas son parti. Il voulait déterrer le sens des faits enfouis dans les arcanes du passé, et, s’étonnant, lorsqu’il en avait à grand’peine saisi quelques indices, de les trouver souvent contradictoires, il s’alarmait, se méfiait de sa propre lucidité ou de sa propre équité, suspendait son jugement et son travail, et durant des semaines et des mois se laissait dévorer par des incertitudes et des doutes terribles.

Caroline, sans connaître son livre, qui n’était encore écrit qu’à moitié, et qu’il cachait avec une timidité maladive, eut bientôt deviné la cause de ses angoisses en causant avec lui et en entendant ses réflexions, lorsqu’elle lui faisait la lecture. Elle lui présenta d’inspiration quelques réflexions d’une simplicité extrême, mais d’une droiture de cœur qui parut sans réplique. Elle s’embarrassait fort peu d’une petite tache dans une grande existence, ou d’une petite lueur de raison dans une époque de délire. Elle croyait qu’il fallait voir le passé comme on regarde la peinture, à la distance voulue par l’œil de chacun pour embrasser l’ensemble, et savoir faire, ainsi que les maîtres l’ont voulu en composant leurs tableaux, le sacrifice des détails sans importance, qui détruisent parfois dans la réalité l’harmonie et même la logique de la nature. Elle fit remarquer qu’à chaque pas on observe dans le paysage des effets invraisemblables d’ombre et de lumière, et que le vulgaire a coutume de dire : « Comment un peintre rendrait-il cela ? » À quoi le peintre répondrait : « En ne le rendant pas. »

Elle convint que l’historien est plus enchaîné que l’artiste à l’exactitude du fait, mais elle nia qu’on pût procéder par des principes différents dans l’une ou l’autre voie. Le passé et même le présent d’une vie individuelle ou collective n’avaient, selon elle, de signification et de couleur que dans leur ensemble et dans leurs effets. Les petits accidents, les irrésolutions, les déviations même rentraient dans le domaine de la fatalité, c’est-à-dire de la loi des choses finies. Pour comprendre une âme, un peuple, une époque, il fallait les voir éclairés par l’événement comme la campagne par le soleil.

Elle hasarda ces réflexions avec une grande réserve, et sous forme de questions, sans parti pris, et comme prête à les supprimer si elles n’étaient point goûtées ; mais M. de Villemer en fut frappé, parce qu’il sentit qu’elle énonçait une certitude, une foi intérieure, et que si elle consentait à se taire, elle n’en resterait pas moins convaincue. Il lutta cependant un peu et lui soumit bon nombre de faits qui l’avaient retenu et embarrassé lui-même. Elle les jugea d’un mot, avec le grand bon sens d’un esprit neuf et d’un cœur pur, et il s’écria bientôt en regardant le duc : — Elle trouve le vrai, parce qu’elle le porte en elle, et que c’est la première condition pour voir clair. Jamais une conscience troublée, jamais un esprit faussé n’entendront l’histoire.

— C’est pour cela, lui dit-elle, qu’il ne faut peut-être pas trop faire l’histoire avec des mémoires, car presque tous sont l’ouvrage de la prévention ou des passions du moment. C’est la mode aujourd’hui de déterrer tout cela avec grand soin, et d’apporter beaucoup de menus faits peu connus qui ne méritaient pas de l’être.

— Oui, vous avez raison, répondit le marquis ; si l’historien, au lieu de rester fort de sa croyance et de son culte pour les grandes choses, se laisse trop égarer ou distraire par les petites, la vérité perd tout ce que la réalité envahit.

Si nous rapportons ces entretiens, peut-être un peu en dehors de la couleur d’un roman, c’est qu’ils sont bien nécessaires pour faire comprendre le sérieux et le calme apparent des rapports qui s’établirent entre le savant érudit et l’humble lectrice au manoir de Séval, en dépit du soin que prit le duc de les laisser aux prises avec les tentations de la jeunesse et de l’amour. Le marquis reconnut qu’il appartenait à Caroline, non pas seulement par l’enthousiasme, par le rêve par le besoin d’idéaliser la grâce et la beauté, mais encore par la raison, par le jugement et par la certitude d’avoir rencontré cet idéal. Dès lors Caroline fut sauvée ; elle imposa le respect de la sérieuse valeur de son être, et le marquis ne craignit plus de se laisser surprendre par la fièvre de l’égoïsme.

Le duc s’étonna beaucoup d’abord de ce résultat inattendu de leur intimité. Son frère était guéri, il était heureux, et il semblait vainqueur de l’amour par les seules forces de l’amour ; mais le duc était intelligent, et il comprit. Lui-même fut saisi d’une déférence assez sérieuse pour Caroline. Il prit intérêt aux lectures, et peu à peu, au lieu de s’endormir aux premières pages, il voulut lire à son tour et communiquer ses impressions. Il n’avait aucune conviction, mais il se laissait émouvoir et emporter en artiste par celle des autres. Il avait peu lu de choses sérieuses dans sa vie, mais il avait admirablement retenu tout ce qui était dates, noms propres. Il avait donc dans sa bonne mémoire comme un réseau à grandes mailles auxquelles vinrent se rattacher les fils déliés des études de son frère. C’est dire qu’il n’était étranger à rien qu’au sens logique et profond des choses de l’histoire. Il ne manquait pas de préjugés ; mais la forme avait sur lui une puissance qui les faisait taire, et devant une page éloquente, qu’elle fût de Bossuet ou de Rousseau, il éprouvait le même enthousiasme.

Lui aussi se sentit donc agréablement initié aux occupations du marquis et à la société de mademoiselle de Saint-Geneix. Ce qu’il y eut de vraiment bon en lui, c’est qu’à partir du jour où il sut les sentiments de son frère pour elle, elle cessa d’être une femme à ses yeux. Il avait été cependant ému à ses côtés pendant quelques jours, et la vérité l’avait surpris dans une heure de dépit et de fièvre. Du jour au lendemain, il abjura toute mauvaise pensée, et, touché de voir que le marquis, après un accès de jalousie terrible, lui avait rendu sa confiance entière, il connut pour la première fois de sa vie l’amitié honnête et vraie pour une jolie femme.

Au mois de juillet, Caroline écrivait à sa sœur :

« Sois donc tranquille, il y a beau temps que je ne veille plus le malade, car le malade n’a jamais été si bien portant ; mais j’ai toujours gardé l’habitude de me lever avec le jour dans la belle saison, et tous les matins j’ai plusieurs heures à consacrer au travail qu’il a bien voulu me permettre de partager avec lui. Lui-même à présent dort d’un très-bon sommeil, car il se retire à dix heures, et ici il m’est permis d’en faire autant. J’ai même souvent de précieux intervalles de liberté dans la journée. Le voisinage des bains d’Évaux et de la route de Vichy nous amène du monde aux heures où la marquise avait coutume de s’enfermer à Paris, et tout en disant que cela la dérange et la fatigue, elle en est charmée. La grande correspondance en souffre, mais cette correspondance a diminué d’elle-même depuis le projet de mariage pour le marquis. Ce projet absorbe tellement madame de Villemer, qu’elle ne peut se tenir d’en faire part ou d’en insinuer quelque chose à tous ses vieux amis, après quoi elle fait ses réflexions, reconnaît que c’est imprudent d’en tant parler, qu’il ne faut pas compter sur la discrétion de tant de personnes, et nous jetons au feu les lettres qu’elle vient de me dicter. C’est ce qui fait qu’elle me dit souvent : — Bah ! n’écrivons pas. J’aime mieux ne rien dire que de ne pas parler de ce qui m’intéresse.

« Quand elle a des visites, elle me fait signe que je peux aller rejoindre le marquis, car elle sait maintenant que je prends des notes pour lui. La maladie passée, je n’ai pas cru devoir faire du mystère à propos d’une chose si simple, et elle me sait gré d’épargner à son fils quelques parties fatigantes de son travail. Elle est fort curieuse de savoir ce que c’est que cet ouvrage si bien caché mais il n’y a guère de danger que j’en trahisse quelque chose, puisque je n’en connais pas le moindre mot. Je sais que nous sommes dans l’histoire de France pour le moment, et plus particulièrement à l’époque de Richelieu ; mais ce que je n’ai pas besoin de dire, c’est que je pressens un grand désaccord d’opinions entre le fils et la mère sur une foule de choses graves.

« Ne me plains pas d’avoir assumé sur moi une double tâche, et d’avoir, comme tu dis, pris deux maîtres au lieu d’un. Avec la marquise, la tâche est sacrée, et j’y porte de l’affection ; avec son fils, la tâche est douce, et j’y porte cette sorte de vénération sérieuse dont je t’ai souvent parlé. J’ai de la joie à me figurer que j’ai contribué à sa guérison, que j’ai su le soigner sans l’impatienter, et lui persuader tout doucement de vivre un peu comme tout le monde doit vivre pour se bien porter. Je l’ai pris par sa passion même, en lui disant que son talent pourrait bien se ressentir de ses souffrances, et que je ne croyais pas à la lucidité de la fièvre. Tu n’as pas d’idée comme il a été bon pour moi, comme il s’est laissé chapitrer et même gronder par mademoiselle ta sœur, comme il m’a remerciée de mon intérêt, et comme il s’est soumis à toutes mes prescriptions. C’est au point qu’à table il me consulte des yeux sur ce qu’il doit manger, et que quand nous nous promenons, il n’a pas plus de volonté qu’un enfant pour le trajet que le duc et moi voulons lui faire faire. C’est une bien belle âme, je t’assure, et chaque jour je découvre en lui de nouvelles qualités. Je l’avais cru un peu quinteux et très-obstiné ; pauvre être ! c’était sa crise qui le menaçait. Il est au contraire d’une douceur, d’une égalité de caractère dont rien n’approche, et le charme de son commerce ne peut se comparer qu’à la beauté des eaux qui coulent dans notre vallée, toujours limpides, abondantes, entraînées par un mouvement égal et fort, jamais irritées ni capricieuses. Et si je poursuivais la comparaison, je pourrais dire que son esprit a aussi des rives fleuries, des oasis de verdure où l’on peut s’arrêter et rêver délicieusement, car il est très-poète, et je m’étonne toujours qu’il ait soumis les élans de son imagination à la rigidité de l’histoire.

« Il prétend au reste que c’est moi qui ai découvert cela en lui, et qu’il commence à s’en apercevoir lui-même. L’autre jour, nous regardions dans un ravin transversal à celui du Char la beauté des herbages remplis de moutons et de chèvres. Au fond de cette coupure escarpée, il y a un revêtement de rochers dont quelques dentelures s’élèvent au-dessus du plateau, si bien que c’est, relativement au niveau inférieur, une montagne, et que ces belles roches d’un gris lilas forment une crête assez imposante pour cacher le pays plat qui est derrière. On ne voit donc pas d’ici le dessus des plateaux, et on peut se croire dans un coin de la Suisse. C’est du moins ce que me dit M. de Villemer pour me consoler de la manière dont la marquise rabroue mes admirations. — Ne vous inquiétez pas de cela, me disait-il, et ne pensez pas qu’il faille avoir vu beaucoup de grandes choses pour avoir la notion et la sensation du grand. La grandeur est partout pour ceux qui portent cette faculté en eux-mêmes, et ce n’est pas une illusion qu’ils nourrissent, c’est une révélation de ce qui est en réalité dans la nature d’une manière plus ou moins exprimée. Aux sens lourds il faut des manifestations brutales de la puissance et de la dimension des choses. Voilà pourquoi beaucoup de gens qui vont en Écosse chercher les tableaux décrits par Walter Scott ne les trouvent pas, et prétendent que le poète leur a surfait son pays. Ces tableaux y sont pourtant, j’en suis bien sûr, et si vous alliez là, vous, vous les trouveriez tout de suite.

« Je lui avouai que la réelle immensité me tentait beaucoup, que je voyais souvent en songe des montagnes infranchissables et des abîmes à donner le vertige, que devant une gravure représentant les furieuses cascades de la Suède ou les blocs errants des mers glaciales, je me sentais emportée par des rêves démesurés d’indépendance, et qu’il n’était pas de récit d’expéditions lointaines dont les souffrances et les dangers pussent m’ôter le regret de n’en avoir pas fait partie.

« Et pourtant, me dit-il, devant ce charmant petit paysage que voici, vous paraissiez très-heureuse et véritablement satisfaite tout à l’heure ? Avez-vous donc plus besoin d’émotions et de surprises que d’attendrissement et de sécurité ? Voyez comme c’est beau, le calme ! comme cette heure de reflets rayés par les ombres qui s’abaissent, ces fluides vaporeux qui semblent caresser les flancs du rocher, cette immobilité du feuillage qui a l’air de boire en silence l’or des derniers rayons, comme toute cette solennité recueillie et sereine est bien la véritable expression du beau et du bon dans la nature ! Je ne connaissais pas tout cela, moi ! Il y a très-peu de temps que j’en ai été frappé. Je vivais dans la poussière, dans la mort ou dans les abstractions. Je rêvais bien les tableaux de l’histoire, la fantasmagorie du passé. J’ai vu quelquefois passer à l’horizon la flotte de Cléopâtre, j’ai cru entendre dans le silence des nuits les fanfares guerrières de Roncevaux ; mais c’était là l’empire du rêve, et la réalité ne me parlait pas. Depuis que je vous ai vue regarder l’horizon sans rien dire, avec un air de contentement dont rien n’approche, je me suis demandé le secret de vos joies, et, s’il faut tout dire, votre malade égoïste a bien été un peu jaloux de tout ce qui vous charmait. Il s’est mis à regarder aussi avec inquiétude. Alors il en a pris son parti, car il a senti qu’il aimait ce que vous aimiez.

« Tu penses bien qu’en me parlant ainsi, ma chère petite sœur, monsieur le marquis mentait effrontément, car on voit à toutes ses remarques et à toutes ses manières de parler qu’il a un véritable enthousiasme d’artiste pour la nature comme pour tout ce qui est beau ; mais il est si naïvement bon pour moi dans sa reconnaissance, qu’il ment de bonne foi, et s’imagine me devoir quelque chose de nouveau dans sa vie intellectuelle. »