Le Pain (Reclus)/conclusion

La bibliothèque libre.
Conclusion.
(p. 101-103).

CONCLUSION


Les croyances et superstitions relatives au pain sont tellement nombreuses et variées que nous ne prétendons pas avoir fait autre chose que les effleurer. Le filon que nous avons entamé est riche, il mène avant dans le cœur de l’humanité, dans la connaissance de ses aspirations les plus délicates et profondes. C’est qu’il n’est pas de question plus importante que celle de l’alimentation ; chaque jour elle se dresse aussi impérieuse, aussi absorbante que la veille ; à des multitudes il faut chaque matin la résoudre ou pâtir, sinon périr. Autour du plus concret des problèmes, les plus abstraits se sont groupés le plus naturellement du monde ; et c’est parce que l’homme doit vivre de pain qu’une voix bien connue s’est écriée que l’homme ne vit pas de pain seulement.

Sans qu’on y ait même pris garde, il s’est trouvé que les faits d’expérience journalière concernant la nourriture et les moyens de se sustenter ont été transportés dans le domaine spirituel et, grâce à quelques modifications dans la phraséologie, ont passé pour de sublimes spéculations métaphysiques. Une fois qu’ils ont été traduits dans le langage de l’École, on a oublié leur origine et leur signification première ; on les a traités comme des propositions qui auraient été formulées par la raison impersonnelle, ou par des esprits en dehors de notre globe. De même Minerve fut dite sortie du cerveau de Jupiter, haute et fière, casque en tête, lance en main.

Nous prétendons, au contraire, que la philosophie du passé a les plus modestes origines, origines qui n’en valent pas moins pour être réelles et n’avoir rien de fantaisiste. Toutes absurdes qu’elles puissent être, les superstitions portent avec elles leur enseignement pour les éthnologistes et mythologistes, non moins qu’en anatomie les monstruosités et les arrêts de développements. Croyances abandonnées et rejetées par la population plus ou moins instruite, mais obstinément conservées par les arriérés, elles n’ont rien de l’arbitraire que leur attribuent ceux qui, en ayant perdu la clef, les déprécient et les ravalent plus qu’il n’est juste. À leur moment, elles ont été chacune acceptée, hypothèse passant pour vraie, la réponse la plus probable que demandait l’esprit investigateur. Elles sont autant de jalons qu’a laissés l’intelligence sur la longue et pénible route vers la connaissance des faits et causes. Elles ne sont pas moins nécessaires à notre histoire morale qu’en zoologie les débris fossiles des espèces disparues.

On ne saurait trop réduire la part si largement faite jusqu’ici au hasard, à l’arbitraire et à l’accidentel. Qui accuse partout leur présence ne fait que dénoncer sa propre ignorance. Ces grigris et fétiches, ces amulettes de chamanes et d’hommes de médecine, ces superstitions d’angékoks et de bouri-bouri, ces religions de bonzes et talapoins ne nous paraissent niaises et purement imaginaires qu’en raison de la distance réelle ou apparente qui nous en sépare intellectuellement. Mais il n’est pas besoin d’être avancé dans l’histoire naturelle de notre espèce pour comprendre que toutes ces formes, devenues insolites, ne sont pas plus ridicules et monstrueuses en elles-mêmes que les figurations bizarres d’une multitude d’êtres inférieurs, que les débris paléontologiques qu’on appelait naguère encore « amusettes du Créateur » ou « joujoux de la Nature ». Les formes les plus excentriques sont le produit d’une énergie intérieure réagissant sur son milieu. L’huître ne se moule pas sur son enveloppe pierreuse, quoi qu’il puisse sembler, pas plus que la cervelle sur la boite osseuse. Des mollusques et crustacés, les carapaces hérissées, les coquilles avec leurs volutes, épines, prolongements et contournements baroques et tourmentés, ne sont pas un produit de hasard, un vêtement de fantaisie qu’ils peuvent à volonté truquer contre un autre, mais une transsudation de tissus déterminés, une concrétion des organes intérieurs, opérant soit une adaptation au milieu, soit une réaction contre les entours. Il n’en est pas autrement de nos dogmes les plus étranges, de nos superstitions en apparences moins justifiables. Il est possible en les étudiant attentivement de découvrir la raison de leur existence ; nous croyons même qu’il est indispensable de leur rendre pleine et ample justice si on veut en finir décidément avec elles et entrer une bonne fois pour toutes dans un ordre d’idées supérieur.

Car les mythes du passé recèlent le secret de l’avenir, et il n’est progrès décisif dans l’intelligence des choses que celui qui accompagne en progrès équivalent dans l’intelligence de l’homme. « Connais-toi toi même », telle est toujours la fin de toute science.