Le Peuple espagnol

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Le Peuple espagnol
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 481-510).
LE PEUPLE ESPAGNOL

Il est des peuples qui ont monté, il en est d’autres qui, après être descendus, ont assez de ressources intellectuelles et morales pour remonter encore ; l’étude des uns et des autres est précieuse pour le psychologue et le moraliste, qui recherchent dans les caractères nationaux les vraies raisons profondes de la grandeur ou de la décadence des nations. La théorie de Marx, qui veut expliquer tout le mouvement de l’histoire par des causes purement économiques et par des raisons toutes matérialistes, ne s’applique guère à l’Espagne, où nous verrons le caractère, les mœurs et les croyances jouer le principal rôle.


I

Au physique et au moral, il y a plusieurs Espagnes, qui cependant forment bien une Espagne. Au nord, de la Catalogne à la Galice, l’Espagne plus proprement européenne a l’âpreté et le sol rugueux de l’Auvergne, du Limousin, de la Bretagne ; c’est là, selon le dicton, que l’on fait du pain avec de la pierre. L’Espagne du sud est africaine ; à la vigne et à l’oranger elle mêle le dattier et la canne à sucre. L’Espagne intermédiaire, la vraie Espagne, avec ses sierras et ses steppes, a été comparée à une vaste forteresse dressant ses créneaux dans le ciel. L’aridité est le trait général du climat espagnol, où la pluie est plus rare non seulement qu’en France, mais qu’en Italie et en Grèce ; sous ce rapport, l’Espagne est analogue à la région de l’Atlas. Si, dans les provinces d’Andalousie, de Murcie et de Valence, le climat de vient tout à fait africain, il reste proprement méditerranéen dans la vallée de l’Ebre et océanique à l’ouest ou au nord-ouest. L’ensemble du plateau sec et froid qui s’étend depuis les Pyrénées cantabriques jusqu’à la Sierra Morena rappelle par plusieurs points la Russie. « Trois mois d’enfer et neuf mois d’hiver. » Une race sèche elle-même vit au milieu de cette sécheresse. L’Espagnol a jusque dans son caractère quelque chose d’âpre comme la brise de ses sierras, de dur comme son sol, de brûlant comme son soleil.

À peine séparée de l’Afrique par un étroit canal, l’Espagne se trouve a la rencontre des deux continens. Dès la plus haute antiquité, les populations berbères, qui semblent un mélange de la race méditerranéenne à crâne long et de quelques tribus noires d’Afrique, ont pu se répandre en Espagne, comme le prouvent les fouilles faites dans les cavernes et dans les sépultures. Ibères et Berbères sont analogues. Non seulement ils remplirent la péninsule, mais ils débordèrent en Gaule (où les Basques sont leurs descendans) et au nord de l’Italie. Les Phéniciens, de race sémitique, conséquemment, aussi, méditerranéenne à crâne long, n’apportèrent pas d’élément ethnique vraiment nouveau ; mais, concurremment avec les Grecs, ils établirent leurs marchés et leurs comptoirs sur la côte d’Andalousie et jusque dans l’intérieur, sur le Guadalquivir. Plus tard, les Celtes font leur invasion par le nord ; leurs crânes se retrouvent dans des sépultures plus récentes que celles des Ibères. Strabon, Pline, Ptolémée distinguent avec soin, parmi les tribus espagnoles, les celtiques et les ibériques. Fondues au pied des Pyrénées, elles forment la Celtibérie, puissante et redoutée. Puis l’Espagne devient carthaginoise, subissant ainsi de nouveau l’influence sémitique.

D’Europe en Espagne, d’Espagne en Europe, difficile est le passage ; difficile aussi d’une région intérieure à l’autre. Il y a peu de pays où les communications fussent si rares qu’en Espagne, grâce au relief compliqué du sol et à l’absence de neuves navigables à l’intérieur. Doublement isolés, les Ibères se renfermaient volontiers en soi. C’est une des causes, sans doute, qui concentrèrent de plus en plus des tribus déjà farouches et peu communicatives. Les anciens opposent sans cesse l’Ibère, ami de la solitude, au Celte, amoureux de camaraderie, vivant en société, avide de nouvelles, prodigue de discours, étourdi et mobile, lançant partout ses hordes mouvantes. Les Ibères, dit Strabon, étaient divisés en petites tribus montagnardes qui ne se liguaient guère entre elles, « par l’effet du caractère et aussi d’un orgueil qui leur inspirait un excès de confiance en leurs forces. » Ils n’avaient ni la sympathie rapide ni le besoin de compagnie qui entraînaient leurs voisins gaulois. Leur aspect même, leurs vêtemens noirs contrastaient avec les vêtemens éclatans et bariolés de la Gaule. Les Ibères étaient d’un génie médiocre, mais laborieux, agriculteurs, mineurs, attachés à la terre pour en tirer les métaux et le blé. Obstinés et indomptables, ils eurent plutôt le courage de la résistance que celui de l’attaque, si familier aux Gaulois : pour les unir entre eux, il fallut la conquête du dehors, la conquête du dedans ; et ce sont d’autres races, plus expansives et plus unitaires, qui ont tout ramené, à grand’peine, sous un même joug.

L’énergie de résistance éclate dans la défense de l’Espagne contre les Romains, dans ces deux siècles de guerre opiniâtre que le vainqueur dut subir. Les prisonniers embarqués comme esclaves et perçant la cale du navire pour couler dans la mer avec leurs nouveaux maîtres ; le pâtre Viriathe, neuf ans invincible, jusqu’à ce que Rome le fit assassiner ; les 60 000 légionnaires de Scipion et la famine ne pouvant réduire les 4 000 Numantins, qui aimèrent mieux mourir que de se rendre ; Sertorius battant Metellus et Pompée ; César s’étonnant de voir à Munda, pendant une journée entière, la victoire indécise ; enfin, sous Auguste même, les gorges des Cantabres et des Asturies toujours remuantes : ce sont là les preuves d’une volonté pleine d’énergie, ramassée sur elle-même jusqu’au moment où, d’une seule détente, elle fait explosion et frappe.

Une certaine quantité de sang germain, qui devait modifier le caractère ibérique, fut introduite en Espagne par les Wisigoths, établis dans la vallée de l’Èbre ; par les Suèves, dans la Lusitanie ; par les Vandales, dans la Bétique. On sait que les Wisigoths furent, de tous les barbares, les plus doux et les plus aptes à la civilisation ; chrétiens de bonne heure, parlant la langue de Rome, plies à ses institutions, ils avaient à la fois le courage aventureux et la réflexion des races germaniques, avec le sentiment très développé de la liberté individuelle. « Celui-là seul qu’ils avaient élu, ils le reconnaissaient pour chef. » L’institution élective ne put jamais être abolie : rarement un souverain put faire agréer son fils, et toujours le nouveau roi dut être reconnu par l’assemblée des soldats, des grands et des évêques. Les rois ne pouvaient prononcer ou faire prononcer un jugement hors des formes de la justice. Le servage, considérablement adouci en Espagne, ne garda rien de l’esclavage antique. Devant les périls communs, Goths et Ibéro-Romains acquirent le sentiment de la solidarité et se montrèrent unis. Ainsi s’introduisait dans le caractère des Espagnols un élément de vrai individualisme et de sociabilité tout ensemble. Le courage germanique et le courage ibérique, l’un bouillant et plus expansif, l’autre résistant et plus intensif, se mêlèrent en des volontés également énergiques et également amoureuses de l’indépendance. Les sentimens de la dignité personnelle et de l’honneur se développèrent ; les côtés admirables du caractère espagnol commencèrent de se dessiner. Ce concours de volontés entreprenantes et de volontés tenaces nous explique l’héroïque croisade de sept siècles par laquelle, du rivage où il avait été refoulé, l’Espagnol, pied à pied, reconquiert sa patrie sur les Maures, jusqu’à ce que Boabdil fugitif verse des larmes sur son royaume perdu. C’est une poignée de Goths réfugiée dans les montagnes qui se fait le centre de la patrie, amassant ses forces pour se ressaisir ; ce sont des Germains qui, compagnons de Pelage, ce parent du roi Roderick, étendent peu à peu leur reconquête sur toutes les Asturies, la Galice, le pays de Léon, et préparent la délivrance de l’Espagne entière. Le même amour de la liberté et la même opiniâtreté de lutte devaient plus tard nous chasser nous-mêmes d’Espagne, après la folle et coupable invasion de Napoléon Ier.

D’après toutes ces données concordantes de l’anthropologie et de l’histoire, nous pouvons nous attendre à voir, dans l’Espagne du sud et du centre, dominer la race brune à crâne allongé, c’est-à-dire méditerranéenne et sémite. Possédée par les Maures pendant plusieurs siècles, l’Espagne avait reçu une forte dose de sang africain. Au nord et à l’ouest se trouvent quelques élémens celtes et germaniques. Ceux-ci se sont principalement conservés dans l’aristocratie espagnole.

L’indice céphalique, — rapport de la longueur crânienne à la largeur, et signe d’importance capitale pour la race, — est remarquablement semblable à lui-même dans la péninsule ibérique, et, de plus, il y est généralement bas ; la race dolichocéphale méditerranéenne, à laquelle appartenaient les populations primitives ainsi que les immigrations ultérieures de Phéniciens, de Maures et de Juifs, y est donc restée presque pure. C’est là un fait dont il faut tenir grand compte. L’Espagne se trouve ainsi, avec l’Angleterre, le pays le plus homogène d’Europe sous le rapport de la race. Tous les deux sont dolichocéphales, mais l’un de la race brune du midi et l’autre de la race blonde du nord. La ressemblance fondamentale entraîne, en Espagne comme en Angleterre, une remarquable unité de caractère national sous les variétés les plus grandes de provinces. Il n’y a jamais eu d’immigration en masse de brachycéphales ou crânes larges par-dessus les Pyrénées. C’est seulement dans les provinces dominées transitoirement par les familles germaniques, Suèves en Galicie, Goths à Tolède, Vandales en Andalousie, que la largeur des têtes augmente un peu. Ce n’est pas le fait de la race germanique elle-même, mais, selon la remarque de M. Otto-Ammon, des serfs brachycéphales amenés de Gaule par les Germains. M. Federico Oloriz, professeur d’anatomie à l’Université de Madrid, a publié un admirable livre sur la Distribution geografica del indice cefalico en España (1894) et montré que la population est presque entièrement dolichocéphale brune. Les villes ont un indice à peu près égal à celui des campagnes, quoiqu’on général plus bas encore. Par tous ces traits, l’Espagne ressemble à la Sicile et à l’Italie du sud, mais non à l’Italie du centre et encore bien moins à celle du nord. Quant à la France, elle n’offre avec l’Espagne aucune ressemblance de race, si l’on excepte une faible partie de nos Méditerranéens et nos Basques. On voit ce qu’il faut penser de tous les lieux communs antiscientifiques sur les races latines, qui remplissent les journaux et leur fournissent au besoin des argumens. Ces diverses races n’ont rien de latin, sauf la culture, et rien ne ressemble moins à un Français qu’un Italien et un Espagnol, qui eux-mêmes ne se ressemblent pas entre eux.

L’ensemble d’influences ethniques subies par l’Espagne a produit une race forte et vigoureuse, au crâne volumineux. Le Castillan en représente bien le type moyen, dolichocéphale brun au visage ovale. L’Espagnol est généralement de petite taille, aux muscles fermes, sobre, très endurci à la fatigue, supportant toutes les privations. La femme espagnole, — grands yeux noirs, longs cils épais, taille cambrée, port onduleux, — est aussi du type méditerranéo-sémitique. Le tempérament espagnol est le plus souvent bilieux-nerveux. C’est dire que, brûlant d’un feu intérieur, il sait comprimer la passion qui le consume. C’est dire aussi qu’il est capable de couver les rancunes à longue échéance. Comme tous les Méditerranéens, l’Espagnol a le goût du plaisir, un fond de bonne humeur et d’esprit, mais, plus que tous les autres, il a les passions violentes, concentrées et non expansives. Sa sensibilité est irritable et, en même temps, l’amour-propre le domine : voilà ses deux caractéristiques. Aussi n’y a-t-il pas loin de la main au couteau. Les ferias sont l’occasion de meurtres nombreux. Les condamnations pour homicide, qui, en 1893, étaient de 0,50 pour 1000 en Angleterre, de 1,06 en Allemagne, de 1,72 en France, s’élevaient en Espagne à 4,74 (et à 8,14 en Italie).

Les Espagnols sont loyaux, fidèles à la parole donnée ; ils ont le sentiment de la dignité et de l’honneur. Ils sont généreux, hospitaliers, peut-être encore plus dans le sud que dans le nord ; et cependant, on ne saurait dire, en général, qu’ils soient humains. Durs pour les animaux domestiques, durs pour les hommes, durs pour eux-mêmes, c’est par l’absence de bonté sympathique et sociable qu’ils contrastent avec d’autres peuples. Cette dureté est un des signes caractéristiques de la race ibère et berbère, comme de la race sémitique, telle que nous la montrent surtout les Phéniciens. Les Espagnols se croyaient bien différens des Maures ; au point de vue ethnique, ils en étaient déjà très voisins. Ils n’ont pas reçu assez d’élémens celtiques et germaniques pour avoir la douceur dans le sang ; ils sont demeurés africains, et ces Occidentaux sont aussi des Orientaux. Leur insensibilité, dont les Indiens conquis firent l’épreuve, alla souvent jusqu’à la cruauté froide et à la férocité. Les peintres eux-mêmes se plaisent à représenter des supplices. Entretenue jadis par les spectacles de l’autodafé, leur dureté l’est, aujourd’hui encore, par l’éducation des courses de taureaux. Quelques âmes naïves, à la suite d’Edgar Quinet, se sont persuadé que ces jeux contribuaient à la persistance de l’énergie espagnole ; comme si la cruauté et l’énergie étaient identiques ! Y avait-il des jeux de taureaux à Numance ? Est-ce le taureau qui enseigna la valeur aux Goths de Pelage et du Cid ? Ce que ces spectacles contribuent à maintenir, c’est simplement la barbarie ; le goût du sang ne fut jamais nécessaire pour faire des héros.

L’imagination de l’Espagnol s’exalte en dedans et se nourrit de ses visions intenses, jusqu’au moment où tout éclate au dehors. Mais, si cette imagination est forte, elle est en même temps bornée. Par cela même, les passions conservent quelque chose de simple et de monotone, dépourvues qu’elles sont de tout ce que les vastes horizons intellectuels pourraient y ajouter en étendue et en variété. Simplifiez le sentiment religieux en lui conservant son énergie, vous aurez le fanatisme étroit et violent ; simplifiez le sentiment de dignité personnelle, vous aurez l’orgueil farouche ; simplifiez l’amour, vous aurez la jalousie exclusive et toujours menaçante. Cette dernière passion est une des plus fréquentes chez les Méridionaux au tempérament bilieux et au sang chaud : on sait quel degré elle atteint chez l’Espagnol, quelle part elle a dans toute sa littérature. Toutefois, en Espagne, le jaloux pense encore plus à son honneur qu’à son amour. « Il y entre, disait Mme d’Aulnoy, moins d’amour que de ressentiment et de gloire : les Espagnols ne peuvent supporter de voir donner la préférence à un autre, et tout ce qui va à leur faire un affront les désespère. »

La combinaison de la plus féroce jalousie avec le plus féroce point d’honneur peut aboutir à une morale extraordinaire. L’amant ou le mari qui se sait trompé doit en tirer vengeance, première loi ; mais son honneur veut que l’outrage reçu demeure ignoré de tous, seconde loi ; il faut donc que le motif de la vengeance demeure secret. C’est pourquoi, dans le Châtiment sans vengeance, de Lope de Vega, le mari, ayant son fils pour rival, annonce à sa femme qu’il connaît son crime, pour qu’elle s’évanouisse, puis la bâillonne et l’enveloppe d’un drap, la présente comme un noble qui conspirait contre lui, ordonne à son fils de tuer le conspirateur, enfin dénonce son fils aux officiers comme ayant assassiné sa belle-mère et leur commande de le tuer ! De même, chez Calderon, dans le Médecin de son honneur, le mari fait saigner sa femme à mort par un médecin masqué, qu’il a menacé lui-même de tuer ; après quoi, il prétend que les bandelettes se sont d’elles-mêmes détachées et va partout à la ronde célébrant la vertu de sa femme. Grâce à ce mensonge, son honneur conjugal est sain et sauf. Un sujet non moins atroce se retrouve dans une autre comédie de Calderon dont le titre est expressif : A outrage secret vengeance secrète. L’Italie seule, pour la vendetta froide et longtemps méditée, rivalise avec l’Espagne[1].

Autant que la sensibilité de l’Espagnol, sa volonté indomptable, mais également bornée, se ressent du manque d’un haut développement intellectuel. La lutte longue et monotone contre l’ennemi n’a fait que la tendre encore et la raidir. Elle n’en a pas moins des qualités de mâle vigueur qui sont dignes de profonde estime, malgré le manque de ces élans de tendresse et d’humanité qui excitent plus particulièrement la sympathie. Mais la volonté de l’Espagnol, gravitant sur soi, se répand mal au dehors en grandes initiatives : elle agit moins qu’elle ne souffre ; elle résiste, se prive et peine.

Le mélange du sang européen et du sang arabe est sans doute une des causes de cette universelle aspiration au grand et au noble qu’on retrouve par toutes les Espagnes. Jusque dans la simple conversation, on est frappé par la solennité des manières et du langage. Kant remarque que le badinage familier du Français est antipathique à l’Espagnol ; ce qui n’empêche pas ce dernier de s’amuser, aux jours de fête, par des chants et des danses ; mais « le fandango lui-même, dit Kant, comporte un certain sérieux. » Des paysans d’Andalousie, galans comme des chevaliers, « orgueilleux comme des princes, » élégans comme des artistes, vantards comme des Gascons, se piquent, sinon par la race, au moins par les manières, d’être gentilshommes. Tel mendiant, à la porte d’une cathédrale, vous tendra la main, comme chacun sait, avec la dignité d’un hidalgo. Dans un de ses voyages, Mme Arvède Barine avait demandé son chemin, puis donné de la monnaie à un mendiant de Grenade ; ce dernier indiqua le chemin d’un geste large, souleva dignement son feutre percé et « rendit la monnaie. » Un salaire eût été vil, l’aumône est noble ; un mendiant d’Espagne ne saurait déchoir.

Le défaut de liaison naturelle qui se manifeste dans la configuration de la péninsule a exercé une influence sur le caractère et sur les destinées des populations. La communauté d’une longue série d’événemens historiques, luttes et souffrances, aurait dû produire une fusion complète des divers groupes. Par malheur, le pays est « naturellement morcelé »[2]. Le régionalisme reste « incrusté » dans l’âme de ces populations, encore plus séparées du reste de l’Europe qu’isolées entre elles. Opposer l’individualisme anglo-saxon ou germanique au socialisme des nations néo-latines, cela est devenu un lieu commun. Et pourtant, il y a un certain individualisme, celui qui est fait de vie uniquement ramassée en soi, inexpansive, impatiente du joug et de la discipline sociale, étrangère à la coopération et à l’effort en commun, qui est des plus fréquens en Espagne, — comme aussi en Italie et trop souvent en France ; — en ce sens, l’Espagne est profondément individualiste.

A travers la variété des provinces, ce fonds commun se reconnaît partout. Autant l’Andalou est vif et exubérant, autant l’habitant des grandes plaines grises de Castille est sérieux, lent et grave, sous sa « capa aux plis classiques. » En sa demi-misère, il a encore l’attitude fière du conquérant et du maître. Solennel, hautain, très soucieux de l’honneur, apathique devant les réalités de la vie, le Castillan, ayant imposé sa domination à toute l’Espagne, est médiocrement aimé des autres Espagnols : il n’en a pas moins peut-être les plus hautes qualités de la race. Malgré tant de différences régionales, l’Espagnol a une physionomie tranchée et une. Il a conservé partout un idéal de virilité, et même de virilité héroïque ; c’est cet idéal, toujours présent à l’esprit de la nation, qui explique beaucoup de ses tendances les meilleures, comme aussi de ses défauts. Chez tout Espagnol typique, il y a un don Quichotte, idéaliste songe-creux, et un Sancho Pança, observateur et amateur de la réalité.


II

La religion espagnole est restée étrangère à toute métaphysique et n’a pas davantage conservé le sens profondément moral des dogmes. Elle est ritualiste, comme la religion des Romains, mais, au lieu de l’indifférence foncière qui a caractérisé la foi italienne, l’Espagnol a montré toute l’ardeur du fanatisme[3]. Ce fanatisme, en Espagne, ne provient pas généralement, comme chez l’Allemand ou l’Anglo-Saxon, de l’intériorité mystique d’une pensée perdue en Dieu ; il est plutôt l’attachement inflexible et aveugle aux dehors de la religion, au culte et aux pratiques. Le fanatisme, a-t-on dit avec finesse, est à la religion ce que la jalousie est à l’amour, et l’Espagnol est trop jaloux pour ne pas être aussi très fanatique[4]. La dévotion a pu aboutir, en Espagne, à toutes les macérations orientales, à cette dureté envers soi qui faisait le pendant de la dureté envers les autres. Ne voyait-on pas se promener dans Madrid des pénitens nus jusqu’à la ceinture, le corps bleu et meurtri de coups, portant jusqu’à sept épées passées dans leur dos et dans leurs bras ? D’autres, ployant sous le faix de croix énormes, recevaient de leurs domestiques du vin ou du vinaigre en guise de cordial, pour ne pas tomber exténués. C’était l’ostentation de la pénitence : la fierté castillane ne perdait rien à cette humilité.

Un autre caractère de la foi espagnole, c’est son esprit de prosélytisme conquérant, c’est le besoin de s’imposer à l’infidèle ou à l’hérétique. Si sainte Thérèse, à sept ans, s’échappe avec son frère de la maison paternelle pour aller chercher le martyre chez les Maures ; si, après avoir prononcé son premier vœu, pressentant déjà tout ce qu’elle voudrait accomplir de grand, elle s’écrie : « Je n’ai pas encore vingt ans, et il me semble tenir sous mes pieds le monde vaincu ; » si elle dédaigne la dévotion doucereuse et mièvre pour une dévotion ardente au dedans, militante au dehors ; si elle mêle à ses extases maladives toute la lucidité d’une raison ferme et toute la vigueur d’une âme presque virile ; si elle condamne la mélancolie, qui n’est au fond, dit-elle ingénieusement, que le désir de faire sa propre volonté ; si enfin elle transporte l’action et l’énergie jusque dans la contemplation, comment ne pas reconnaître en elle, à tous ces traits, le sang et l’éducation des héros espagnols ? Le père de sainte Thérèse, Alphonse Sanche de Cepeda, Avilais de la Vieille Castille, homme de haute taille et de grande mine, comptait d’ailleurs parmi ses ancêtres un roi de Léon ; sa mère, Béatrice Davila de Ahumada, appartenait à la plus vieille noblesse de Castille. C’est dire que le sang des races du Nord se mêlait chez la sainte à celui du Midi, sans aucune mésalliance mauresque ou juive qui en altérât la limpieza. Ignace de Loyola, chevaleresque aussi et romanesque, est une autre personnification de la foi espagnole. Chez ce Basque, né de parens nobles au château de Loyola en Biscaye, quel esprit héroïque d’aventure et, en même temps, quel esprit positif d’organisation pratique ! Blessé au siège de Pampelune, la lecture de livres de piété pendant sa convalescence donne l’essor à son imagination, détermine sa vocation religieuse. Le voilà qui renonce aux biens et honneurs de ce monde pour se vouer à une vie d’ascétisme et de pauvreté, mais aussi de prosélytisme et de propagande. Aujourd’hui à Jérusalem, demain à Barcelone et à Alcala, plus tard à Paris, au collège de Sainte-Barbe, il découvre que le meilleur moyen de prêcher partout l’Évangile, d’instruire la jeunesse, de convertir hérétiques et infidèles, c’est de fonder une immense chevalerie pratique, sous forme d’une association vaste comme le monde. Son ami François Xavier, « l’apôtre des Indes, » qui était né au château de Xavier près Pampelune, était venu aussi achever ses études au collège Sainte-Barbe et avait enseigné la philosophie au collège de Beauvais. Après s’être associé aux vœux prononcés par ses autres compagnons au monastère de Montmartre, ce berceau de la célèbre compagnie, Xavier se rend en Italie, passe en Portugal, s’embarque pour les Grandes Indes, baptise, dit-on, plus de 25000 barbares, part pour le Japon, meurt au moment où il va pénétrer en Chine. Ce sont les grandes aventures religieuses, qui font le pendant des grandes conquêtes. Noble inquiétude qui entraîne au bout du monde, prévoyante sagesse qui ne perd jamais de vue ni la fin, ni les moyens que la fin justifie.

Quand elle n’est pas ainsi envahissante et conquérante, la foi espagnole n’aboutit trop souvent qu’à la pratique machinale et formaliste. Ce n’est plus l’esprit qui sauve, c’est la lettre. Calderon nous montre, dans la Dévotion à la Croix, un homme qui a commis tous les crimes, mais qui, ayant conservé depuis son enfance le respect pour le signe de la rédemption, obtient au dénouement la miséricorde divine, — avec la pitié du public. C’est le salut, non plus par les œuvres, non plus même par la foi intérieure, mais par les rites extérieurs. Ainsi, aux mains de l’Espagne comme aux mains de l’Italie, déviait le catholicisme, altéré en son essence. Il serait injuste de le rendre responsable en lui-même des écarts dus à des peuples, trop esclaves des formes extérieures. Car cette extériorité est contraire au véritable esprit du christianisme, à la grande et constante tradition qui enseigne que la valeur des actes vient du dedans ; que, sans la disposition du cœur, l’effet au dehors n’est qu’un mensonge ; qu’une bonne action perd son prix si l’intention n’est pas droite, que l’acte même de piété et « l’approche du sacrement, » avec un cœur indigne et une conscience impure, constitue le plus haut « sacrilège. » Telle était la vraie orthodoxie ; et il faut bien convenir, pour être juste, que la catholique Espagne fut trop souvent hétérodoxe, nourrissant elle-même au for intérieur l’hérésie qu’elle poursuivait si impitoyablement au dehors.


III

Du latin, la langue espagnole a gardé une gravité et une sonorité de prononciation quelque peu emphatique, que n’ont point les autres langues et où s’exprime bien le génie national. La littérature de l’Espagne s’est développée librement et n’a subi l’influence latine qu’autant qu’il fallait pour conserver la précision et la clarté des formes : l’esprit est resté espagnol. Jusque dans l’antiquité, l’Espagne romanisée s’était, dans les lettres, montrée plus originale que la Gaule, — avec les Sénèque et les Lucain, avec Quintilien, Silius Italicus, Martial et Florus. Si l’on trouve dans Sénèque, à côté de l’élévation et de la grandeur, la déclamation et la recherche du trait, les antithèses et les jeux de mots, l’emphase et la subtilité tout ensemble ; si la versification de Lucain, énergique et brillante, est déclamatoire aussi et vise à l’effet, le génie ibérique y est assurément pour quelque chose.

L’Espagnol a besoin de sensations violentes. Son imagination ne se plaît ni au rêve vaporeux, ni au fantastique ; il veut des contours arrêtés et des couleurs chaudes. Un des caractères de la littérature épique espagnole, c’est l’absence du merveilleux, ou du moins sa réduction à un rôle très effacé. Au fantastique, la poésie espagnole préfère l’héroïque. La foi religieuse et le patriotisme ont fourni au poème du Cid une grandeur rude et parfois sauvage. Dans le Romancero, les traits féroces abondent, ingénument racontés comme s’ils n’avaient rien que de naturel.

M. Brunetière a magistralement marqué le caractère général de la littérature espagnole en la représentant comme essentiellement chevaleresque et romanesque. L’Italie du XVe siècle était toute naturaliste et entièrement livrée à la morale de l’intérêt personnel, ou plutôt à l’absence de toute idée morale. La France d’alors, « demi-anglaise et demi-bourguignonne, » était, elle, uniquement réaliste. Les Espagnols contribuèrent, en posant la religion du point d’honneur, « à réintégrer quelque idée de la justice dans ce monde nouveau qui était en train de se fonder alors sur l’intérêt comme sur sa seule base. » Le point d’honneur espagnol a empêché le naturalisme italien d’envahir les littératures modernes. Quant à l’affinité que devait plus tard offrir le romantisme avec la littérature espagnole, M. Brunetière l’explique par l’effort même du romantisme pour renouer, par-delà la Renaissance, la chaîne de la tradition du moyen âge. Nous devons donc à l’Espagne d’avoir conservé et, par la contagion de sa littérature, répandu en Europe ce qu’il y avait de meilleur dans l’idéal du moyen âge : courage chevaleresque et culte de la femme.

Quoique le théâtre, en Espagne, s’adressât au peuple comme aux seigneurs, l’habitude de dignité et la fierté partout répandues l’empêchèrent de tomber dans la platitude et dans la vulgarité : on exigea un certain sentiment poétique et la langue des vers. Mais le génie romanesque et dramatique de l’Espagne n’exclut pas le génie observateur : Don Quichotte est une œuvre de haute imagination et de solide réalisme ; cette peinture de la folie est un livre de sagesse. Si vraie y est l’observation de la démence idéaliste que de doctes commentateurs ont voulu découvrir chez Cervantes un médecin prédécesseur d’Esquirol. Mais Cervantes lui-même n’a pu triompher entièrement (ne nous en plaignons pas) du sentiment chevaleresque cher aux Espagnols. Comme celui des Romains, l’âpre génie de l’Espagne est propre à la satire, mais, en raison de sa gravité naturelle, il donne plus volontiers à sa moquerie la forme d’une ironie amère. Ce n’est pas la pitié pour les misérables, c’est le mépris qui inspire le réalisme cruel des romans picaresques. Par ces romans, l’Espagne préparait les modernes études de mœurs, qui passent en revue aussi bien les plus humbles classes de la société que les plus hautes.

La grande peinture espagnole, elle aussi, est naturaliste : elle saisit la réalité sur le vif pour la reproduire avec franchise et vigueur. Là encore éclate l’originalité de l’Espagne. Velasquez, Murillo, Zurbaran, Ribera, Goya, qu’ont-ils en commun ? Le penchant irrésistible pour le naturel, la passion de la vérité vivante, au besoin brutale, horrible ou triviale ; mais ils ne la regardent pas avec l’observation humble et terre à terre des Hollandais, comme à la loupe : ils la voient de haut et la représentent avec leur hardiesse, leur grandeur, leur fierté naturelles. Ce réalisme, au lieu d’être bourgeois, conserve quelque chose d’héroïque et de romantique. Et si, au-dessus de la réalité, viennent planer des rêves de mysticisme, le peintre espagnol ne se contentera pas, comme l’Italien, de les incarner en des scènes du Nouveau Testament ; il ira de préférence à la légende des saints, pour pouvoir représenter des scènes familières et des tableaux de vie réelle.

Rêveur et tendre, comme par une sorte d’exception rare, Murillo a la sympathie irrésistible pour le peuple, dans le sein duquel il est né, et il le représente avec ses haillons en une glorieuse lumière. L’insouciance dans la misère est un de ses thèmes favoris. Son idéalisme, inspiré par une foi ardente et simple, servi par une merveilleuse souplesse de pinceau, se fond avec le réalisme traditionnel de l’art espagnol.

Autant est grande la place de l’Espagne dans l’histoire des lettres et des arts, comme dans l’histoire politique des temps modernes, autant est petite sa place dans l’histoire de la philosophie. Suarez n’y représente que le dernier effort de la scolastique mourante. Dans l’Espagne isolée et fermée, sous la haute surveillance de la police inquisitoriale, comment la philosophie aurait-elle été cultivée, sinon par de rares adeptes, moitié savans, moitié théologiens ? Ils naquirent surtout dans le royaume d’Aragon. On rencontre parmi eux quelques beaux types d’Espagnols. Ramon Lull, d’une famille noble de Palma, et dont le nom trahit l’origine gothique, passe sa vie dans le désordre jusqu’à trente ans, se fait franciscain et conçoit le projet de former une milice de théologiens qui iraient convertir les musulmans par la dialectique. Ce Don Quichotte de l’école, inventeur du Grand Art qui permet de raisonner mécaniquement, argumente à Tunis, à Bône et à Alger avec les philosophes averroïstes, jusqu’à ce qu’il se fasse lapider. On reconnaît en lui un digne compatriote d’Ignace et de sainte Thérèse. Si Arnaud de Villeneuve n’est pas né près de Montpellier, il est né près de Barcelone ; il fut d’ailleurs plus alchimiste que philosophe. Raymond de Sébonde, lui, est sûrement né à Barcelone, mais c’est à Toulouse qu’il professe la médecine, la théologie et la philosophie scolastique. Michel Servet, de l’Aragon, vient très jeune en France, étudie le droit à Toulouse, la médecine à Lyon et à Paris, s’enthousiasme pour la Réforme, lutte contre Calvin et se fait brûler à Genève ; mort digne d’un Espagnol, mais commune à beaucoup d’autres. En dehors de ces noms, la philosophie théologique et la science même n’ont presque rien à citer. De nos jours encore, malgré quelques heureux essais, la philosophie n’a guère de représentans en Espagne[5].


IV

Un des problèmes les plus dignes d’intérêt, non pas seulement pour l’historien, mais encore pour le psychologue, c’est la décadence si rapide de ce peuple dont on avait pu dire un siècle environ auparavant : « Quand l’Espagne se remue, le monde tremble. » La dégénérescence du caractère national en Espagne eut des causes multiples, à la fois physiques et morales. Physiques, parce que la race fut atteinte jusque dans son sang, dont elle avait follement dépensé la partie la plus pure et la plus vitale. Elle s’était, par plusieurs voies, vidée elle-même de ses élémens supérieurs. D’abord elle avait brûlé de ses propres mains, comme en un immense autodafé, presque tout ce qui avait foi profonde et intérieure, pensée indépendante, volonté dévouée à tous les sacrifices, conscience inflexible. M. Galton a calculé le nombre considérable de familles que l’Inquisition fit disparaître, familles d’élite et fécondes en talens (ou eugéniques), dont l’extinction contribua à paralyser l’industrie, les arts, la littérature. En même temps que l’Espagne exerçait à rebours la « sélection religieuse, » en éliminant par le fer et le feu les consciences les plus ardentes et les volontés les plus fortes, elle l’exerçait encore à ses dépens on multipliant outre mesure les ordres monastiques voués au célibat. Les parties de la nation les plus capables de foi profonde et de haute moralité se trouvaient ainsi triées en quelque sorte, vouées à l’infécondité, incapables de faire souche. Peu à peu, par l’élimination directe des croyans hétérodoxes et l’élimination indirecte des croyans orthodoxes, la foi devait aller en perdant son intériorité pour se paganiser et se réduire, comme nous l’avons vu, aux pratiques populaires.

Malgré cela, il est difficile d’admettre que l’Inquisition et le monachisme, à eux seuls, eussent pu ainsi anémier la race même. Il y faut ajouter les guerres folles de Charles-Quint et surtout les conquêtes en Amérique, qui déversèrent au-delà de l’Océan tout ce que l’Espagne contenait de caractères entreprenans et énergiques. Ces causes réunies produisirent une sorte de saignée à blanc par laquelle s’écoulèrent les élémens les plus généreux de la vie nationale. Ce furent surtout les descendans des Goths et Germains, les dolicho-blonds, ainsi que les meilleurs représentans de la race méditerranéo-sémitique dolicho-brune, qui furent victimes ou de leur humeur aventureuse et batailleuse, ou de leur indépendance d’esprit et de l’ardeur de leur foi. Le gros des races sans résistance et sans ressort demeura intact ; mais presque toute l’aristocratie naturelle disparut. Telles sont les raisons physiologiques qui produisirent la dégénérescence espagnole. A elles seules, elles n’expliquent pas tout : les causes morales et sociales vinrent s’y joindre.

L’expulsion des juifs en 1492, celle de tous les habitans d’origine maure en 1609-1610, privent l’Espagne d’une population particulièrement active et laborieuse ; l’indolence méridionale, le préjugé contre les travaux manuels, le fléau de la mendicité toujours croissante prennent bientôt le dessus. Que de petits faits nous font comprendre dans quelle atmosphère de soupçon et de crainte on vivait alors ! Les bains ressemblant aux ablutions, on les proscrivit en même temps que la race infidèle : prendre un bain ou le prescrire aux malades, c’était chose périlleuse. Dans la Vieille Castille particulièrement, où les nouveaux chrétiens étaient en petit nombre, leurs démarches pouvaient éveiller les soupçons : « Un médecin convers, dit M. Guardia, qui eût ordonné un bain eût fait scandale. » De là une malpropreté générale et les maladies de peau devenues endémiques. Voilà l’image matérielle des effets du despotisme et de leurs répercussions lointaines. Les expéditions de Charles-Quint avaient si bien soutiré hommes et argent que les maisons se fermaient, les campagnes devenaient désertes, une partie de l’Espagne retombait en friche. Mais, ici encore, c’est la découverte de l’Amérique qui avait été la principale origine des calamités morales et sociales de l’Espagne. C’est une cause puissante de déséquilibration, pour le caractère d’un peuple, que le bouleversement plus ou moins soudain de toutes les conditions sociales, qui enrichit les uns, ruine les autres, fait monter ceux-ci, descendre ceux-là, entraîne tout dans des courans contradictoires. On s’habitue à compter sur le hasard plutôt que sur la volonté ; et, si on fait acte de volonté même, c’est sur un effort passager, non sur un travail soutenu et persévérant que l’on fonde ses espérances. Or, quoi de plus démoralisateur que le hasard ? Un peuple ne vit pas d’aventures, mais du travail quotidien qui assure le pain quotidien. Le romanesque, pour une nation, n’est jamais une inoffensive maladie. « Les grandes et glorieuses aventures nationales, dit un Espagnol, firent de nous un peuple d’aventuriers. »

La cupidité confiante dans la chance engendre nécessairement la paresse, qui, quand elle devient elle-même un objet d’orgueil, constitue un péché deux fois capital. Ce fut celui de l’Espagne. La soif de l’or obtenu sans travail régulier, l’honneur placé dans la vie d’expédiens, toutes les ambitions allumées par les récits merveilleux du Nouveau Monde, les têtes en fièvre, les imaginations exaltées, des fortunes insolentes par leur soudaineté, des ruines et des catastrophes encore plus grandes, la violence et l’intrigue remplaçant à la fin le devoir patiemment accompli et les tâches modestes, mais sûres, un vent de folie soufflant sur tout un peuple, qui, au moment même où il perdait sa moralité profonde, se posait en héros d’épopée, — voilà l’incroyable spectacle que nous offre l’Espagne de Charles-Quint et de Philippe II. Le résultat intérieur fut l’universel affaissement des volontés.

Les romans de chevalerie, on les vivait en Amérique, s’il faut appeler chevaleresques les aventures fabuleuses et les exploits barbares des Cortez et des Pizarre. C’est ce qui donnait vraisemblance et vogue aux romans d’alors. L’épidémie morale fut telle que Charles-Quint fit des lois contre ces romans, ce qui ne l’empêchait pas de lire lui-même en cachette Don Belianis de Grèce. Sous Philippe II, les Cortès demandèrent au roi de brûler en masse tous les romans de chevalerie ; on promit tout, on ne fit rien.

— Le drainage produit par les colonies d’Amérique ne saurait, dit-on, expliquer la déchéance espagnole d’alors ; car des colonies plus pauvres et qui n’étaient guère plus sagement administrées ont fait la grandeur de l’Angleterre. — Sans doute, mais le drainage de l’Angleterre peut-il entrer en comparaison avec celui des conquistadores de l’Amérique ? Les colonies anglaises n’ont pas fait se reposer les Anglais dans leur propre pays sous le prétexte que l’or leur viendrait tout seul de là-bas. Aux métaux précieux de l’Amérique l’Espagne accorda la préférence sur les trésors bien plus réels et plus durables du sol et de l’industrie ; on autorisait, de chaque côté des routes, les ravages des troupeaux voyageurs de la Mesta ; les nombreuses terres du clergé et de la noblesse étaient mal cultivées par les colons, dont l’intérêt était de ne pas augmenter les revenus pour ne pas augmenter leur fermage. Enrichis par les mines du Nouveau Monde, les Espagnols prirent l’habitude de demander aux autres pays ce que le leur aurait pu produire. Une sorte de « régression psychologique » raviva en Espagne les idées et sentimens correspondant aux modes primitifs d’acquisition des richesses. Dans l’ordre moral et dans l’ordre économique, la partie la plus noble de la nation s’habitua à recevoir passivement les élémens de sa vie. La fière paresse, que la découverte de l’autre hémisphère rendit universelle et classique, devint bientôt, comme on l’a dit, « une sorte de religion sans dissidens. » L’esclavage, qui existait en Espagne et que l’horrible traite des noirs transportait en Amérique, contribuait encore à faire mépriser le travail manuel. Le métier des armes engendrait le même dédain des métiers serviles. Despotisme et intolérance, goût de l’extraordinaire et mépris de l’effort ordinaire apparaissent déjà sous Ferdinand et Isabelle. De nombreux oisifs, préférant la misère au travail, prétendaient descendre des anciennes familles chrétiennes et faisaient remonter leurs titres de noblesse jusqu’à la lutte contre les Maures. Deux types résument, comme on sait, l’Espagne de la fin du XVIe siècle : le cavalier et le picaro. Le preux manqué devient un gueux ; le chevalier épique se change en chevalier d’industrie. Le roman picaresque n’a bientôt plus à peindre que la foule des oisifs qui auraient cru déchoir en faisant œuvre de leurs dix doigts, des hidalgos faméliques, des aventuriers et des intrigans à la recherche de la fortune, gens sans aveu et sans scrupule ; des soldats fanfarons, des valets menteurs et fripons, des entremetteuses, des sorciers, des bohémiens, des détrousseurs de grand chemin et des spadassins. Par une étrange aberration, le point d’honneur, au lieu d’être placé dans ce qui est honorable, s’attache à ce qui ne l’est pas. On connaît l’histoire de ce spadassin qui avait reçu de l’argent pour un assassinat et qui, après la réconciliation des deux ennemis, ne voulut ni rendre l’argent, ni le garder sans l’avoir gagné, si bien qu’il tua fièrement son homme, par honneur.

La guerre dite des Communes, sous Charles-Quint, avait préparé la ruine des libertés publiques ; la répression sanglante du protestantisme, sous Philippe II, acheva de ruiner la liberté de conscience. L’unité, voilà le rêve espagnol, et l’Espagne réalisa son rêve. Pendant des siècles, l’unité y a régné, de par la politique. Mais la politique acheva d’y cultiver les élémens les plus dangereux du caractère de la race : l’indolence méridionale et l’aversion des choses nouvelles, d’une part ; d’autre part, la réduction de l’activité spirituelle à « l’empire des formes et à la vie imaginative. » Tout régime tendant à établir, par l’oppression, l’uniformité d’idées va contre la nature des choses et n’engendre que dégénérescence et misère[6]. Au milieu d’une nation chevaleresque, Philippe II avait pris pour devise : « Dissimuler ; » cette devise devint celle de tout le monde. Le fanatisme des uns engendre nécessairement l’hypocrisie des autres, et le proverbe espagnol a raison, qui prétend que le diable a coutume de se masquer derrière la croix. La compression des esprits produisit en Espagne, comme partout, la sophistique et la rhétorique. Ne pouvant s’exercer sur le fond même des choses, l’intelligence s’exerça sur les formes et substitua les raisonnemens aux raisons. On déguisa la pensée sous les métaphores et les figures de diction. On écrivit moins pour être compris que pour laisser deviner sa pensée ; « ceux-là furent le plus admirés que l’on comprenait le moins. » La subtilité et le brillant du style, sans les idées, ne pouvait manquer d’aboutir au gongorisme et au cultisme. Enfin, rien ne pouvant se publier sans préalable autorisation, comment la science aurait-elle fait le moindre progrès ? Après la Chine, l’Espagne est le pays qui eut le plus, non de savans, mais de mandarins : docteurs, licenciés et bacheliers dans les quatre facultés. Les petites universités vendaient leurs diplômes et s’en faisaient des rentes. On prenait des grades pour se soustraire au travail. Le parasitisme « empruntait le masque de la religion et de la science, » et les bras manquaient pour cultiver le sol. Tout se donnait au concours, et les historiens espagnols nous apprennent que, pour obtenir une prébende, un bénéfice, un emploi, une charge, une chaire, une position sociale, il fallait argumenter victorieusement. C’était une véritable épidémie scolaire : la logique, la rhétorique et le beau style, seuls exercices permis à l’intelligence, servaient de déversoirs au trop-plein des esprits inoccupés. Chacun s’enorgueillissait de ses titres universitaires, et, à défaut d’hommes sérieux, l’Espagne avait des hommes graves[7].

Un peuple vit surtout par la conscience, source profonde de toute moralité. Le despotisme politique et le fanatisme intolérant ont toujours pour résultat de supprimer la dignité personnelle, pour la remplacer par le ploiement de la machine à des règles toutes formelles. Le véritable esprit politique et le véritable esprit religieux furent du même coup étouffés en Espagne. Une unité extérieure et factice remplaça cette unité intime et vivante que donne à une nation la libre communauté des idées ou des sentimens ; et, quand le pouvoir absolu faiblit, l’unité artificielle fit place à l’anarchie réelle. Les conditions de climat et de configuration géographique reprirent le dessus : les montagnes se retrouvèrent de nouveau dressées entre les provinces, visible image de la séparation des esprits. L’essor de l’industrie et du commerce s’arrêtant avec celui des intelligences, tout recommença à végéter ; la population, qu’on assure avoir été de 40 millions d’âmes sous les Romains, tomba à un chiffre misérable : en 1700, elle n’était que de 6 millions. On ne vécut plus que des souvenirs de la grandeur passée, avec l’orgueil chevaleresque sans ce qui le justifie, avec le dégoût du travail effectif, avec l’étroitesse de conscience et l’absence de toute haute inspiration morale. Le résultat intérieur fut l’universel effondrement des caractères ; le résultat extérieur et matériel fut une sorte de famine généralisée, car jamais la poursuite de l’or ne ruina plus rapidement une nation au point culminant de sa puissance et de sa gloire.

L’Espagne, en son temps de grandeur, possédait le Portugal, Naples, Milan, la Franche-Comté, les Flandres en Europe, la plus grande partie de ce qu’on nomme aujourd’hui l’Amérique espagnole, une ligne d’importans établissemens en Afrique, dans l’Inde, en Malaisie ; de Bornéo à la Californie, le grand Océan n’était qu’un lac espagnol. Contarini estime les revenus américains de Philippe II pour l’année 1593 à deux millions d’écus ; Motley estime le revenu provenant du Mexique à 3 millions de dollars. Un siècle après la mort de Philippe II, les cabinets d’Europe discutaient sur la manière dont on démembrerait l’Espagne. A Séville, en 1515, on comptait 16000 métiers à soieries, occupant 130 000 ouvriers ; en 1673, il n’y avait plus que 400 métiers. Dans les manufactures de Ségovie, 34 000 ouvriers confectionnaient jadis 25500 pièces par an ; en 1788, on ne produisait plus que 400 pièces. Ayant perdu par sa faute ses possessions d’Amérique, l’Espagne perdit les principaux débouchés de son commerce, qui bientôt tomba presque entièrement, grâce à la position isolée de l’Espagne et à la difficulté de ses voies de communication[8].

Dans tous ces maux, un partisan de Marx ne verra-t-il encore que des phénomènes purement économiques, ou, sans méconnaître l’importance des modes de production de la richesse, n’y faut-il pas reconnaître avant tout l’action des grandes causes intellectuelles et morales ?


V

Suivant la tradition populaire, à l’origine du monde, l’Espagne demanda au Créateur un beau ciel, et l’obtint ; une belle mer, de beaux fruits, de belles femmes, et l’obtint encore ; — un bon gouvernement ? — « Non, ce serait trop, et l’Espagne serait alors un paradis terrestre. » Mais ce ne fut pas seulement de bons gouvernans qui furent refusés à l’Espagne ; ce furent aussi, trop souvent, des hommes gouvernables. Ferdinand le Catholique s’en plaignait à Guichardin, ambassadeur auprès de lui : « Nation très propre aux armes, disait-il, mais désordonnée, où les soldats sont meilleurs que les capitaines et où l’on s’entend mieux à combattre qu’à commander et à gouverner. » Et Guichardin ajoute, dans sa Relazione di Spagna : « C’est peut-être parce que la discorde est dans le sang des Espagnols, nation d’esprits inquiets, pauvres et tournés aux violences. » Ce portrait, de nos jours, n’a pas encore perdu toute sa vérité. Comme électeur, l’Espagnol ignore à peu près la résistance au gouvernement, qui, par un moyen ou par l’autre, a toujours la majorité. La ressource de l’Espagnol, sa manière de montrer de l’indépendance, c’est donc la rébellion. Et la ressource du gouvernement pour éviter la rébellion, c’est de donner spontanément et alternativement le pouvoir aux conservateurs et aux libéraux, quelles que soient les élections, de manière à satisfaire tantôt une catégorie, tantôt l’autre. Par malheur, cette sorte de pulsation qui devrait venir du peuple même, c’est le gouvernement qui la produit et qui, par des moyens artificiels, semble imprimer au cœur de la nation tantôt l’élan de diastole, tantôt celui de systole.

La justice ayant été, en Espagne, toujours mêlée à l’administration, toujours entachée de quelque arbitraire, jamais représentée par des chanceliers comme ceux d’Angleterre et de France, par des l’Hôpital, des Lamoignon ou des d’Aguesseau, le peuple ne put jamais croire beaucoup à la justice. Il manqua ainsi à l’Espagne une des idées vitales de la conscience d’une nation. Et puisqu’elle n’avait guère, d’autre part, le sentiment profond de l’humanité, que lui restait-il, sinon l’orgueil dans le vide chez les uns, la soumission chez les autres ?

L’Espagne, sur 19 millions d’habitans, a aujourd’hui 6 millions de personnes sachant lire, 5 millions sachant écrire, 13 millions d’illettrés. Le fonctionnarisme y est une plaie ; 150 000 personnes, non compris l’armée, émargent au budget ; les impôts qui grèvent les classes populaires sont considérables. Tandis que, à Londres, une famille d’ouvriers qui, par la réunion de divers salaires, se fait un revenu de 2 000 francs, paye à peine 90 francs d’impôts, à Madrid, une famille qui gagnerait autant paierait déjà, du seul fait des droits de consommation, 400 francs d’impôts[9]. On comprend que, dans de telles conditions, l’épargne soit très difficile, puisqu’elle exigerait, outre des circonstances particulièrement favorables, des qualités morales de premier ordre. Sous ce dernier rapport, l’Espagnol se montre inférieur à l’Italien, grevé d’impôts, lui aussi, et qui trouve pourtant moyen d’épargner !

Dans son essai sur l’Histoire de la propriété en Espagne, M. F. de Cardenas a excellemment montré les relations qui lient la richesse aux qualités de culture et de gouvernement des classes supérieures, — encore un point négligé par Karl Marx. Mais il y faut ajouter aussi les qualités des classes inférieures. Comme leurs voisins d’Afrique, les Espagnols de nos jours vivent pauvrement de l’élevage des moutons et des produits d’une culture arriérée. Non seulement ils n’ont pas de capitaux, mais nous avons vu qu’il manque à leur caractère même le grand capital moral de l’initiative, le besoin de progrès. Consommant peu, d’ailleurs, ils travaillent peu. S’ils échappent à l’extrême misère, c’est à force de tempérance et de sobriété. Outre que le climat porte à ces qualités, en Espagne comme en Italie, il y a peu d’occasions de dissipation et de dépense en dehors des courses de taureaux, que l’Italie ne connaît pas, et de la loterie, qu’elle connaît comme l’Espagne. Aux ouvriers espagnols on reproche d’être souvent aussi ignorans qu’intelligens, — ce qui n’est pas peu dire, — d’être fréquemment enclins à la paresse dès que l’absolue nécessité ne les aiguillonne plus, d’avoir un caractère irritable ut trop prompt, en même temps qu’orgueilleux, indépendant et indiscipliné. On nous montre le gros des ouvriers espagnols habitués à l’indolence et à une existence misérable, sans effort énergique pour améliorer leur sort, sans espoir d’y parvenir, sans grands besoins, sans vifs désirs, sans assiduité, ni ardeur ambitieuse ; plus remarquables comme hommes que comme travailleurs, industrieux, mais inégaux, insoucians, prenant peu d’intérêt à la besogne et ayant besoin d’une constante surveillance ; tantôt, après des heures d’activité fiévreuse, passant des journées entières dans l’oisiveté, — ce que feraient aussi des Arabes ; — tantôt accomplissant leur tâche avec lenteur, inattention ou mollesse, plus occupés de fumer ou de causer entre eux que de bien faire. Il y a d’ailleurs exception pour les Catalans et les Valenciens, plus actifs et qui, dans certaines branches d’industrie, fabriquent des produits suffisamment perfectionnés[10]. Au reste, comment l’ouvrier espagnol vivrait-il bien et travaillerait-il bien, avec un aussi misérable salaire ? Sa paie, dit un agent anglais, « est d’ordinaire trop faible, sa nourriture insuffisante, son vêtement des plus communs et des plus grossiers[11]. » Il se nourrit presque exclusivement de pain, de légumes, de fruits, d’huile et de poissons, jamais de viande. La soupe froide de l’Andalou, « mélange indigeste de pain et de tranches de concombre, » ne saurait être fortifiante. Mal logé, mal vêtu, ne renouvelant guère ses vêtemens, l’ouvrier reste étranger à tout souci de l’hygiène. Malgré sa frugalité, il n’arrive finalement qu’avec peine à équilibrer recettes et dépenses.

L’enquête ouverte par le gouvernement espagnol sur les causes du mouvement d’émigration, qui va croissant, a montré que, si l’on excepte les provinces basques avec leurs populations aventureuses, c’est une misère profonde et insurmontable qui pousse les Espagnols au-delà des frontières. « Mauvaises récoltes, sécheresses, dénudation des montagnes, absence d’eau et ravages des torrens, mauvais état et insécurité des routes, détestable administration municipale, excès des charges, » tels sont les faits que signalent de toutes parts les autorités espagnoles. Les habitans cherchent ailleurs des pays plus riches et de meilleures lois.

M. Lucas Mallada, en étudiant les maux de la patrie, los Males de la patria, nous révèle qu’aujourd’hui même, il y a en Espagne quatre cent quatorze mille propriétés mises en séquestre, autant dire improductives, parce qu’elles ne peuvent payer l’impôt foncier, qui ruine la terre. Il y a plusieurs millions de personnes sans profession et ne rentrant dans aucune classe, et près de 100 000 mendians. Les Espagnols ont trop pris au pied de la lettre le mot de saint Ignace, recommandant à l’un de ses religieux dénué de ressources « la sainte mendicité. » A Madrid, on exploite la charité plus profitablement que partout ailleurs, par manque de toute organisation de la bienfaisance privée. Plus d’une fois, M. Sanz y Escartin, impressionné par le ton lamentable d’un de ces mendians aptes au travail qui content au passant leurs misères, lui donna l’adresse de son domicile, promit de lui fournir des secours et de le recommander à une association de bienfaisance : jamais le mendiant ne se rendit à l’invitation. Une pauvresse houleuse, le visage couvert d’une voilette noire, implorait d’un ton mélodramatique du pain pour ses enfans. Après avoir reçu quelque argent des uns et des autres, elle dînait largement au café et passait le reste du jour dans ce farniente encore plus doux à l’Espagnol qu’à l’Italien. Misère morale, misère intellectuelle et misère matérielle vont toujours ensemble.


VI

On a maintes fois insisté sur l’importance de la race dans les États de l’Amérique et sur l’infériorité des races dites latines par rapport aux races anglo-saxonne, germanique et Scandinave. Selon M. Le Bon, les causes de la décadence des républiques hispano-américaines seraient tout entières « dans la constitution mentale d’une race n’ayant ni énergie, ni volonté, ni moralité. » Ici encore, il faut d’abord protester contre l’abus de cette appellation : races latines. Les Français, encore une fois, ne sont pas vraiment latins ; toujours est-il qu’au Canada, ils ont réussi aussi bien que les Anglo-Saxons. L’élément celtique peut, en Amérique comme ailleurs, montrer moins d’âpre énergie et de volonté aventureuse que l’élément anglo-saxon ; mais c’est à peu près tout ce qu’il est permis de dire. Quant à la race ibérique, est-ce que l’esprit de hardiesse et l’énergie lui manquent ? Malgré les théories sur les races latines, l’Espagne romantique nous a paru bien éloignée de la positive et souple Italie. Au-delà de l’Océan, il en est de même. Les noms d’Amérique espagnole, d’Amérique latine ne sont d’ailleurs pas exacts. Il reste bien peu d’Espagnols et de Portugais de sang pur, ou même de sang mêlé. Africains et Indiens sont en majorité. De plus, les Français, les Anglais et les Allemands se mêlent aux Espagnols. Le Brésil est en grande partie nègre. Il y a au moins 12 millions de noirs et de mulâtres, un million d’Indiens purs ; les Portugais, les Allemands et les Indiens métis ou civilisés forment le reste. Il y a très peu de familles portugaises pur sang, et le climat, excepté sur les hauteurs, ne permet pas la propagation de la race européenne dans sa pleine vigueur physique et mentale. Selon M. Curtis[12], même dans les provinces du Sud américain, la plupart des colonisateurs ont succombé aux influences du climat. Est-ce la faute de l’Espagne ?

Dans les contrées plus tempérées, c’est par l’énergie indomptable, par l’esprit d’initiative et le sentiment d’indépendance, autant que par l’intelligence même, qu’on peut se flatter de réussir. Les Yankees, — Anglo-Saxons mélangés de sang allemand, français, etc., et modifiés par le climat américain, — sont bien connus pour leur activité fiévreuse, leur hardiesse poussée jusqu’à la témérité, leur admiration de la force et du succès, leur absolue indépendance personnelle. Les Etats-Unis sont un pays de lutte et de conquêtes industrielles, où les qualités des esprits courageux et conquérans retrouvent, sous une forme pacifique, tout leur emploi et tous leurs succès ; quiconque ne possède pas les conditions requises de caractère et d’esprit a bientôt disparu et ne peut faire souche. De là une sélection. Tandis que l’Anglo-Saxon prospère, l’Irlandais trop souvent végète, hormis comme politicien, l’Italien meurt de faim. Quant à l’Espagnol, il n’a pas le génie industriel ni l’ambition insatiable de l’Anglo-Saxon. Dans les républiques qu’il a fondées, il n’a pas développé cette passion d’affaires et d’industrie qui se trouve aux Etats-Unis. Les Espagnols ont d’ailleurs conservé en partie leurs préjugés contre le travail et leur peu de goût pour mettre personnellement la main à la besogne. De plus, ils se sont mêlés à la population indienne et africaine, l’ont laissée se développer à leurs dépens dans des proportions énormes. Enfin, l’absence de lutte industrielle très intense et la prédominance des intérêts agricoles sur tous les autres a laissé le champ libre aux politiciens. Ces derniers ont été en outre favorisés par l’erreur, — fréquente chez les peuples d’éducation latine, — qui consiste à croire que le gouvernement et les lois peuvent tout, créent tout dans un pays. La politique est ainsi devenue l’occupation dominante et, au lieu d’une concurrence féconde dans l’industrie ou le commerce, on n’a eu que la lutte stérile des partis politiques, avec les révolutions perpétuelles qui en sont la conséquence. On en est venu à chercher dans une nouvelle révolution la sanction et le remède des abus de pouvoir. « Cette moralité, dit M. Gil Fortoul, dans une intéressante étude sur le Venezuela[13], en vaut une autre. » Nous nous permettrons d’en douter. Aux États-Unis, les habitudes d’empire sur soi, de respect du devoir et de moralité avaient subsisté chez les meilleurs, depuis les Puritains, qui exercèrent jadis tant d’influence. Et autre était l’éducation puritaine que celle des jésuites espagnols. Mais, même aux États-Unis, que les temps et les mœurs sont changés !

La conquête et même l’immigration pure et simple entraînent toujours ce que les psychologues appellent une régression morale. On l’observe dans l’Amérique anglo-saxonne comme dans l’Amérique espagnole. L’immigré, en effet, a brisé les liens de famille et ceux de la tradition nationale : il est ramené à un état d’individualisme qui peut ressembler à l’absence de règle. Son but, c’est le gain, dont sa situation même lui fait une nécessité. M. Bosco a montré, dans ses études sur l’Homicide aux États-Unis, que la régression morale entraîne à son tour une régression juridique, dont le lynchage est la conséquence la plus visible et la plus frappante. Toujours est-il que le taux des homicides atteint, dans la totalité des États-Unis, le chiffre de 12 par 100 000 habitans, dépassant ainsi de beaucoup l’Italie même, l’Espagne et la Hongrie. Il faut d’ailleurs distinguer ici, avec M. Bosco, les diverses parties de l’Union. Les États atlantiques du Nord n’offrent que six homicides pour 100 000 habitans, deux de plus qu’en Espagne ; dans les États du Sud, où les noirs abondent, où les facteurs économiques viennent se joindre à la race même, la situation des nègres ayant constamment empiré depuis l’émancipation, le chiffre d’homicides est doublé. Enfin, dans les États de l’Ouest, où se trouve une société en formation, composée d’émigrans européens et chinois, avec une autorité politique et judiciaire très faiblement constituée, l’homicide atteint le chiffre énorme de 28 pour 100 000 habitans. Les statistiques sérieuses manquent pour l’Amérique dite latine, mais il est facile de concevoir que les conditions de race et celles de milieu y sont encore plus défavorables, ce qui doit entraîner un accroissement de criminalité. Ce serait une injustice pure et simple que d’en rendre les Espagnols responsables, alors que les Anglo-Saxons eux-mêmes subissent des fatalités analogues.


VII

Rien ne serait plus faux que de juger l’Espagne même sur ses colonies ou sur les destinées de la prétendue Amérique latine, où se trouvent réunies, comme on l’a vu, tant de conditions fâcheuses étrangères à l’Espagne.

Pour l’intelligence et pour la volonté, l’Espagne a toujours d’immenses ressources ; et, d’autre part, même dans les temps modernes, la nécessité est toujours la grande maîtresse de l’industrie. Comment rester en dehors du courant économique qui entraîne les autres nations et qui, sans « commander » le courant intellectuel et moral, comme le prétendent les marxistes, finit cependant par le susciter et par l’aider ? La montée même de la population rend nécessaires des changemens que sa stagnation n’aurait point provoqués. Sans doute l’Espagne n’a pas encore 20 millions d’habitans, et elle n’a que 35 habitans par kilomètre carré ; mais, comme le Portugal et comme l’Italie, elle a une natalité qui se rapproche de celle de l’Allemagne. A peu près constante depuis vingt ans en son taux d’augmentation, cette natalité est de 35 à 36 pour 1 000 ; le Portugal en a une de 34 à 35. L’Espagne aura bientôt retrouvé ses 40 millions d’habitans. Il y a là un grand élément de prospérité pour l’avenir, car la surabondance de la population permet les sélections sociales, oblige au travail, assure le succès final à l’intelligence.

Pour ses coutumes propres, l’attachement de l’Espagnol est opiniâtre : du dehors, il ne veut rien apprendre et n’a encore presque rien appris. Il traite l’étranger avec une grande courtoisie, qui recouvre une grande indifférence. Il est trop fier de lui-même pour être curieux à l’égard des autres : c’est « un grand seigneur ruiné qui maintient ses prétentions et reste fixé dans son attitude[14]. » Mais cette attitude ne durera pas : on peut de moins en moins vivre en dehors du mouvement intellectuel qui entraîne toutes les nations modernes : que l’Espagne s’instruise, et elle sera changée.

Le peuple espagnol a toujours l’âme guerrière et vaillante : c’est un des traits les plus permanens de son caractère. S’il en faut croire ceux qui l’ont étudiée, l’armée espagnole, malgré ses revers, est douée de vertus militaires qui ne s’acquièrent point du jour au lendemain. Moins brillante que certaines autres, elle a peut-être plus de fond ; elle possède, en tout cas, le vrai soldat, celui qu’on a défini l’homme sobre, robuste, endurant, brave, enthousiaste et pourtant tenace, rempli d’orgueil patriotique et exalté par le sentiment de sa supériorité, sentiment si utile à la guerre. Il est malheureux que l’armée espagnole compte tant de généraux : elle en avait récemment 540 contre 300 dans l’armée française, dont l’effectif numérique est presque triple. Durant plus de trois ans, avec une énergie que toute l’Europe a admirée, l’Espagne n’a pas reculé devant les plus grands efforts et les plus lourds sacrifices pour étouffer l’insurrection de Cuba. Si elle n’y est pas parvenue, les hommes du métier font observer que les insurgés, quoique sensiblement moins nombreux, ont profité du pays et du climat pour mettre les colonnes espagnoles sur les dents, laisser faire la fièvre jaune, se rendre eux-mêmes insaisissables : ils ont retourné ainsi contre l’Espagne la tactique dont celle-ci s’était servie pour user les armées de Napoléon. Enfin, divisés sur les questions intérieures, les Espagnols retrouvent leur unité devant l’étranger : leur population étant, comme nous l’avons vu, la plus homogène au point de vue de la race, avec celle de l’Angleterre, l’esprit national est intense et invincible.

L’industrie espagnole, jadis si florissante, aujourd’hui dégénérée, se relève, quoique péniblement ; sur les quinze provinces du royaume, il en est deux ou trois où le travail industriel a pris du développement : avant tout, la Catalogne, la Biscaye, puis Valence et Alicante. Les chemins de fer finiront par faire sentir leur influence sur la richesse publique : difficiles à construire, à cause de la nature du sol, ils ne représentent encore que dix mille kilomètres, avec de mauvaises routes pour affluens, des tarifs trop élevés, une exploitation trop lente et trente kilomètres à l’heure. Malgré ces désavantages, les effets d’une meilleure circulation des produits se font déjà sentir : pour ne parler que des vins, l’Espagne s’est mise en état d’en exporter par an 5 ou 6 millions d’hectolitres en France[15]. On a fait aussi de grands travaux pour l’amélioration des ports.

L’Espagne redeviendra un jour ce qu’elle fut dans l’antiquité, un grand pays métallurgique. Les Carthaginois et les Romains exploitaient déjà ses mines, comme le prouvent les amas de scories, les profondes excavations, les monnaies, statuettes et outils qu’on a découverts. Elle a d’importantes richesses non seulement en fer et en cuivre, mais aussi en houille, et l’on sait ce que de telles ressources peuvent donner entre des mains industrieuses. Ce sont surtout les moyens de transport qui manquent et c’est de leur développement, selon les économistes, que dépend l’avenir industriel de cette nation si intelligente. Dans nul pays, leur défaut n’a produit plus de mauvais résultats ; dans aucun autre, peut-être, leur extension n’aurait des effets plus favorables et plus variés. Car il ne s’agit pas seulement ici des faits économiques ; il s’agit encore des conséquences politiques, intellectuelles, morales. Quand l’Espagne aura réussi à établir des communications aisées entre ses parties, elle aura triomphé de ce qu’on a appelé sa grande fatalité géographique[16], qui est devenue une fatalité psychologique. Et si elle s’ouvre aux idées du dehors, c’est alors vraiment qu’il n’y aura plus de Pyrénées.

Déjà les philosophes et sociologues d’Espagne constatent qu’une grande réaction semble s’opérer dans leur pays. Le spectacle de la prospérité et de la force que d’autres nations doivent au travail, la conscience croissante des lacunes de la moralité espagnole, la culture positive qui arrive chaque jour des régions industrielles et commerciales de la péninsule, et qui contre-balance le faux « idéalisme » aux décevans mirages, encore prédominant au centre et au midi ; le fond sain et vigoureux de la majeure partie de la nation, qui, après avoir vécu, comme en un rêve séculaire, « dans la sphère de l’action réflexe et des instincts élémentaires[17], » est prête à se réveiller et à agir ; le discrédit dont les rhéteurs deviennent l’objet dans le pays même de l’emphase héroïque, la faveur qui commence à s’attacher aux « élémens réfléchis et pratiques, » une politique enfin sage et prévoyante qui honore et défend le travail national ; la progressive élimination, par une sélection inévitable dans nos sociétés modernes, de tout élément autre que « la vertu et l’effort personnels, » le sentiment plus humain, plus efficace et plus vrai qui pénètre aujourd’hui jusque dans les convictions religieuses, en Espagne comme ailleurs, tous ces faits donnent l’espoir que, mettant fin à sa « déviation séculaire, » l’Espagne reviendra dans les grandes voies au bout desquelles l’histoire entière montre la vraie prospérité.

Tôt ou tard se rouvrira l’avenir pour cette noble nation, qui a toujours en elle des réserves de résistance et d’héroïsme. L’Italie, elle aussi, eut ses siècles de décadence profonde ; elle a aujourd’hui son risorgimento. L’Espagne n’a pas cessé de fournir des écrivains et surtout des peintres de talent ; elle nous donne en ce moment des études de sociologie et de droit très dignes d’attention. Nul ne peut se figurer combien de richesses dorment enfouies au sein des nations. Ce peuple d’une originalité si saisissante joint toujours à sa fierté virile et à son courage tenace l’amour de la patrie comme l’entend Camoëns, nâo movido de premio vil, mas alto e quasi eterno, « non pas mû par un prix vil, mais élevé et comme éternel. » Il suffit qu’un souffle philosophique, scientifique et moral vienne tout ranimer chez cette race héroïque, aventureuse et dévote, qui dut peut-être sa ruine morale aux causes mêmes de sa puissance politique. A notre époque, les changemens qui eussent demandé des siècles peuvent s’accomplir en un demi-siècle. Le mouvement vertigineux des sciences et des découvertes industrielles transforme de plus en plus rapidement les conditions de la vie sociale et du travail, ainsi que les rapports mutuels des diverses classes. Nul peuple ne peut plus se flatter d’une éternelle prééminence ; nul ne peut non plus être condamné à une déchéance irrémédiable, chacun profitant, par la solidarité universelle, des découvertes et expériences d’autrui. C’est une raison pour ne pas remettre au laissez-faire le soin de ses destinées : les peuples comme les individus ne doivent « rien abandonner au hasard de ce qui peut lui être enlevé par prudence. »


ALFRED FOUILLEE.

  1. Le théâtre espagnol, se développant en toute liberté, en dehors des règles classiques et avec la seule règle de « toujours plaire, » comme dit Lope de Vega, ne peut manquer d’offrir une représentation particulièrement fidèle de ce que le public connaît le mieux : les mœurs nationales.
  2. M. Vidal-Lablache, États et Nations de l’Europe.
  3. En Angleterre, par l’effet des circonstances, l’élément dolichocéphale brun ou ibérique joua un grand rôle au XVIIe siècle, et il s’y est manifesté aussi par un fanatisme intense. M. Galton et plusieurs autres anthropologistes ont étudié les portraits du temps de Cromwell et résumé ainsi leur opinion : prédominance des types ibériques. Voyez de Lapouge, les Sélections sociales, p. 93.
  4. Voyez Desdevises du Dézert, l’Espagne sous l’ancien régime ; Paris, 1897.
  5. « C’est, a dit M. Guardia, aux savans et aux philosophes qu’elles produisent que se reconnaît la santé mentale des nations. Certes, les corporations savantes ne manquent point en Espagne, ni les cours de philosophie. Mais où sont les savans, où sont les philosophes espagnols ? Connus dans le monde officiel dont ils font partie, ils n’ont point de notoriété en dehors de la zone administrative. Voilà brutalement la vérité, toute la vérité, sans atténuation ni excuse. » En realidad de verdad, comme dit Cervantes.
  6. Voyez le beau livre de M. Sanz y Escartin, récemment traduit en français : L’Individu et la Réforme sociale ; Paris, 1898, Alcan.
  7. Voir M. Guardia, Revue philosophique, 1890.
  8. Voir Valentin Almirall, l’Espagne telle qu’elle est ; Paris, 1887. — L. Mallada, Los males de la patria y la futura révolution española ; Madrid, 1892. — J. -M. Escuder, Plus ultra ; Madrid, 1892.
  9. Sanz y Escartin, L’Individu et la Réforme sociale.
  10. Lavollée, les Classes ouvrières en Europe, II, 506.
  11. French, Reports, t. I, 315.
  12. Capitals of Southern America, 706.
  13. Revue de Sociologie, 1894.
  14. Vidal-Lablache, États et nations de l’Europe, p. 344.
  15. Vidal-Lablache, ibid.
  16. Vidal-Lablache, ibid.
  17. Sanz y Escartin, l’Individu et la Réforme sociale.