Le Raisin vert/Prologue

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Librairie Plon (Isabelle Comtat, 2p. i-vi).

PROLOGUE




Dans le cours des rivières, il est des anses tranquilles qui retiennent les débris charriés par le courant, écume de savon des lavoirs, fragments de bois mort, rongés des guêpes.

Ainsi, les pensions de famille dans les grandes villes. On y trouve en toute saison des vieillards occupés à se conserver, sous une taie d’oubli. Quand un voyageur passe, il crée un remous dangereux, il est mal vu.

M. et Mme Durras, leurs deux enfants, leur petite nièce, abrités pour quelques jours dans l’une de ces anses entre cour et jardin, au fond d’une rue proche de l’Étoile, on les a tout de suite surnommés « les bohémiens ».

Bohémien, Amédée Durras ? « Absurde ! » dirait-il en levant les épaules. Il aurait raison. Personne n’a plus que lui l’air fixé. Son long buste étroit et raide, comme celui des Jésus de bois primitifs, ses joues larges, pâles, cernées d’un ourlet de barbe, bien posées sur son faux col, lui confèrent le prestige anti-bohémien par excellence, le prestige assis.

Les occupants de la pension de famille n’en tiennent pas compte. Ce n’est pas de lui qu’ils se défendent. Ils ont mis, d’instinct, l’accent sur Isabelle, sa femme. C’est elle qui crée le remous, le danger. C’est elle qui a la démarche des romanichelles, le genou qui repousse impatiemment la jupe, le menton levé, l’aplomb du dos qui rejette au néant ce qu’il laisse derrière lui. Et ses mains trop vives, toujours en mouvement, n’ont-elles jamais tordu le cou à des poulets, escamoté des montres ?

Les enfants, parbleu, sont de sa tribu. Elle les appelle « mes Carabis des bois » sans se gêner, devant tout le monde. Même sa petite nièce, Anne-Marie Comtat, lui ressemble. Elle a son genre, un genre à tresser des paniers au bord des routes. Ou bien à danser sur la corde raide. Une petite funambule de dix ans, brune, déliée, taciturne, qui s’avance sur la corde tendue, son corps maigre tremblant un peu sous ses oripeaux, et ses prunelles trop larges regardent fixement le public, sans le voir. Corbiau Gentil… encore un nom qui sent la roulotte.

Pourtant c’est la petite blonde, Lise, la Zagourette, qui danse le soir au salon par pure joie naturelle, marque le rythme avec ses coudes et lance les jambes au plafond en chantant à pleine gorge :

C’est la danse nouvelle,
Made-moi-selle,
La danse qui nous aguiche,
C’est la mat-chiche…

Après quoi, elle salue, sourit et s’avance à petits pas de pie vers l’aréopage, l’œil brillant, moqueur, sociable, quêtant les sympathies. Celle-là pactiserait volontiers, mais son frère, un janissaire de onze ans, accoté à la porte du salon, la surveille, poil brun, regard sombre. Et lorsqu’elle croit tenir, déjà, la faveur des vieux messieurs troublés, l’indulgence des vieilles dames amusées, il tranche le pacte d’un ordre bref : « Ici ! » Alors, la transfuge pirouette sur ses talons et rejoint la tribu. Demain, s’il tombe une averse, on les verra tous les trois prendre une douche de pluie sous les chéneaux. Ça, des enfants civilisés ?

Des bohémiens ! Leur groupe n’a qu’une figure. Si d’aventure M. Durras oubliait de paraître à table (mais il n’a garde), une voix usée, gourmande, un peu tremblante de délices anticipées, demanderait le soir, lorsqu’on se retrouve « entre soi » :

— Pourriez-vous me dire, mesdames, ce que la bohémienne a fait de son mari ?

Et une autre vieille voix, suspendue au fil de sa vieille vie, répondrait :

— Elle l’a tué, madame. Cela devait finir ainsi.

Une soirée de septembre 1910. Tous les pensionnaires sont en train de dîner dans la salle à manger du rez-de-chaussée, face au jardin. Le chant du jet d’arrosage change de ton, selon qu’il tombe sur le lierre du mur, sur la pelouse ou sur le gravier. La clarté de la fin du jour entre par la fenêtre. C’est un crépuscule de ville, couleur de sable et de trottoir, qui éveille les glaces, pâlit le linge et jaunit les visages. M. Durras, avec ses grandes joues, ressemble à Holopherne mourant. La lèvre inférieure, vermeille et d’une mobilité caprine, vit encore et proteste en un monologue sans voix, soutenu par la fixité de l’œil bleu minéral, un peu saillant sous le trait charbonneux des sourcils, cependant que ses longs doigts pétrissent machinalement des boulettes de mie de pain dont il jonche la nappe autour de son assiette.

Amédée est irrité. Il vient encore de se quereller avec sa femme à propos d’appartements.

— Vous voulez des choses qui n’existent pas. Vous voulez de l’air, de la lumière et des placards. À Paris, l’air et la lumière, c’est mille francs le mètre cube. Et les placards, ça n’existe pas.

— Mais non… Mais non. Mais si. Mais si… répondait Isabelle d’une voix lasse en achevant de boutonner sous son menton les quatre-vingt-dix-huit boutons de sa robe de drap champagne.

Son mari s’enflammait :

— Je vous dis que vous demandez l’impossible. Finissons-en. Le premier qui remplit les conditions théoriques, je l’arrête. Cinq à six pièces et un loyer qui ne dépasse pas trois mille. Un point, c’est tout.

— Les conditions théoriques ! répétait Isabelle en levant les épaules de pitié. Et les chambres à coucher ressembleront à des hernies le long d’un boyau noir et la cuisine sentira l’évier ! De quoi se pendre à trois torchons noués bout à bout… Laissez-moi chercher, Amédée. Je sais qu’il existe, l’appartement qu’il nous faut, mais laissez-moi le temps de le trouver…

— Assez cherché. Le premier qui me convient, je l’arrête. Qu’est-ce que vous faites là, vous autres ? Voulez-vous vous en aller !

Et les trois figures consternées d’inquiétude qu’il venait d’apercevoir dans la glace avaient disparu aussitôt.

N’aurait-on pas dit que chaque fois qu’il parlait de prendre une décision à lui seul, ces trois figures d’enfants voyaient se former dans l’air une catastrophe ?

« Absurde ! »

Amédée haussa les épaules, souffla, se tamponna les lèvres avec sa serviette. Isabelle lui jeta un coup d’œil rapide et morne et abaissa de nouveau ses grandes paupières sur ses petites prunelles, en étouffant un soupir.

Les difficultés ne faisaient que commencer, pensait-elle. Amédée serait toujours l’homme qui refuse d’admettre la nature des choses. Les douze ans qu’ils avaient passés, isolés sur un plateau de la haute Auvergne avaient singulièrement favorisé sa tendance à l’abstraction. En ce moment encore, elle voyait bien qu’il poursuivait une sorte de rêve négatif, écartant de sa pensée les soucis de l’installation, les dépenses à engager pour l’instruction des enfants et d’une manière générale tout ce qui concernait sa famille. Était-ce pour favoriser sa concentration intellectuelle qu’il s’isolait ainsi ? On aurait pu le croire, mais au contraire, plus il fuyait la réalité, plus il s’enfonçait dans l’inaction. Ses travaux de géologue, les livres, les articles qui lui avaient valu une certaine notoriété dans les milieux savants, peut-être cela même, auquel il semblait tenir uniquement, lui était-il moins cher que cette paresse totale de la conscience. Et Isabelle pliait les épaules en songeant que, quotidiennement, leur vie durant, il lui faudrait arracher cet homme à l’enlisement du vouloir-vivre, lui disputer pied à pied le sort des enfants et quotidiennement supporter le poids de sa rancune.

La clarté du crépuscule se dorait. Elle alluma la chevalière d’Amédée au petit doigt de sa main longue et blanche, agitée d’un léger tremblement nerveux, renforça de jaune la robe champagne d’Isabelle, étendit de fugitifs glacis roux, là où sa chevelure couleur de truffe avait consenti à se laisser ordonner en coques lisses. Des regards acérés accusaient d’imposture l’apparence de respectabilité sociale de la bohémienne, sa robe sagement boutonnée jusqu’au menton, son alliance d’or.

Le tuyau d’arrosage, abandonné à lui-même, fuse horizontalement sur la pelouse. Lise essaie de séduire le célibataire ami des chiens qui déteste les enfants. Elle y parviendrait peut-être s’il n’y avait que le célibataire, mais le fox-terrier du célibataire est irréductible. La Zagourette renonce, gare ses mollets sur le plus haut barreau de sa chaise et se retourne vers le Corbiau, qui allonge ses deux avant-bras sur la nappe comme pour empêcher qu’on ne lise ses pensées au fond de son assiette. Laurent manie sa cuiller à potage comme une pioche dans de la terre molle. Amédée le fait remarquer tout haut d’une voix forte et nasale et Laurent s’immobilise, le poing crispé autour du manche de sa cuiller, l’œil fou. S’il s’appelait Tarquin, il couperait toutes ces têtes d’imbéciles qui le regardent. Isabelle fait signe à Marthe, la femme de chambre fine et douce, qui enlève l’assiette à potage et délivre adroitement la cuiller. Le Corbiau a rougi à petit feu. Cette marée brûlante se retire avec lenteur, comme elle est venue, laissant les oreilles toutes blanches.

Le baron obèse appuie son poing sur la nappe et, calé sur ce pivot, oriente vers Mme Durras sa panse et ses trois mentons. Amédée reporte sur lui le feu dur de ses yeux bleus qui tout à l’heure foudroyait Laurent. Et la baronne septuagénaire, squelettique et rousse rassemble d’un effort les pièces de son vieux corps fatigué et dédie tendrement à l’époux — cet enfant ! — un sourire de cheval mort.

Tout à l’heure on allumera les lampes, le chant du jet d’arrosage se taira et chacun rentrera dans sa nuit particulière.