Aller au contenu

Le Roman de Renart/Aventure 1

La bibliothèque libre.
Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 9-12).

AVENTURE PREMIÈRE

Comment Renart emporta de nuit les bacons d’Ysengrin.



Renart, un matin, entra chez son oncle, les yeux troubles, la pelisse hérissée. « Qu’est-ce, beau neveu ? Tu parois en mauvais point, » dit le maître du logis ; « serois-tu malade ? — Oui ; je ne me sens pas bien. — Tu n’as pas déjeûné ? — Non, et même je n’en ai pas envie. — Allons donc ! Çà, dame Hersent, levez-vous tout de suite, préparez à ce cher neveu une brochette de rognons et de rate ; il ne la refusera pas. »

Hersent quitte le lit et se dispose à obéir. Mais Renart attendoit mieux de son oncle ; il voyoit trois beaux bacons suspendus au faîte de la salle, et c’est leur fumet qui l’avoit attiré. « Voilà, » dit-il, « des bacons bien aventurés ! savez-vous, bel oncle, que si l’un de vos voisins (n’importe lequel, ils se valent tous) les apercevoit, il en voudroit sa part ? À votre place, je ne perdrois pas un moment pour les détacher, et je dirois bien haut qu’on me les a volés. — Bah ! » fit Ysengrin, « je n’en suis pas inquiet ; et tel peut les voir qui n’en saura jamais le goût. — Comment ! si l’on vous en demandoit ? — Il n’y a demande qui tienne ; je n’en donnerois pas à mon neveu, à mon frère, à qui que ce soit au monde. »

Renart n’insista pas ; il mangea ses rognons et prit congé. Mais, le surlendemain, il revint à la nuit fermée devant la maison d’Ysengrin. Tout le monde y dormoit. Il monte sur le faîte, creuse et ménage une ouverture, passe, arrive aux bacons, les emporte, revient chez lui, les coupe en morceaux et les cache dans la paille de son lit.

Cependant le jour arrive ; Ysengrin ouvre les yeux : Qu’est cela ? le toit ouvert, les bacons, ses chers bacons enlevés ! « Au secours ! au voleur ! Hersent ! Hersent ! nous sommes perdus ! » Hersent, réveillée en sursaut, se lève échevelée : « Qu’y a-t-il ? Oh ! quelle aventure ! Nous, dépouillés par les voleurs ! À qui nous plaindre ! » Ils crient à qui mieux mieux, mais ils ne savent qui accuser ; ils se perdent en vains efforts pour deviner l’auteur d’un pareil attentat.

Renart cependant arrive : il avoit bien mangé, il avoit le visage reposé, satisfait. « Eh ! bel oncle, qu’avez-vous ? vous me paroissez en mauvais point ; seriez-vous malade ? — Je n’en aurois que trop sujet ; nos trois beaux bacons, tu sais ? on me les a pris ! — Ah ! » répond en riant Renart, « c’est bien cela ! Oui, voilà comme il faut dire : on vous les a pris. Bien, très-bien ! mais, oncle, ce n’est pas tout, il faut le crier dans la rue, que vos voisins n’en puissent douter. — Eh ! je te dis la vérité ; on m’a volé mes bacons, mes beaux bacons. — Allons ! » reprend Renart, « ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela : tel se plaint, je le sais, qui n’a pas le moindre mal. Vos bacons, vous les avez mis à l’abri des allans et venans ; vous avez bien fait, je vous approuve fort. — Comment ! mauvais plaisant, tu ne veux pas m’entendre ? je te dis qu’on m’a volé mes bacons. — Dites, dites toujours. — Cela n’est pas bien, » fait alors dame Hersent, « de ne pas nous croire. Si nous les avions, ce seroit pour nous un plaisir de les partager, vous le savez bien. — Je sais que vous connaissez les bons tours. Pourtant ici tout n’est pas profit : voilà votre maison trouée ; il le falloit, j’en suis d’accord, mais cela demandera de grandes réparations. C’est par là que les voleurs sont entrés, n’est-ce pas ? c’est par là qu’ils se sont enfuis ? — Oui, c’est la vérité. — Vous ne sauriez dire autre chose. — Malheur en tout cas, » dit Ysengrin, roulant des yeux, « à qui m’a pris mes bacons, si je viens à le découvrir ! » Renart ne répondit plus ; il fit une belle moue, et s’éloigna en ricanant sous cape. Telle fut la première aventure, les Enfances de Renart. Plus tard il fit mieux, pour le malheur de tous, et surtout de son cher compère Ysengrin.