Le Roman de Renart/Aventure 17

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 101-108).

DIX-SEPTIÈME AVENTURE.

Comment Renart et Tybert, redevenus bons amis, font la découverte d’une andouille que Tybert emporta et que Renart ne mangea pas.



Vous avez vu comment Renart avoit à grand peine tiré sa jambe du terrible piège. Quand il eut un peu dormi d’un sommeil agité, il se remit tristement en chemin, clochant du pied et pressé d’une faim cruelle. Tybert le croyoit bien mort, quand il le vit arriver à lui, la queue basse, l’œil doux et bienveillant. Ce n’est pas qu’à la vue de celui qui l’avoit si bien joué, le sang ne lui frémît violemment ; mais, pour assurer sa vengeance, il sentit qu’il falloit se contraindre.

« Eh ! Tybert, quel vent vous mène, » lui dit-il en le voyant fuir ; « là ! là ! ne courez pas si vite. Laissez-moi vous dire quelques mots : avez-vous oublié la foi jurée ? Si vous pouviez me supposer la moindre rancune, vous seriez dans une grande erreur. À Dieu ne plaise ! j’ai repris ce chemin, uniquement dans l’espoir de vous rejoindre, comme mon féal chevalier. » À ces paroles doucement prononcées, Tybert ralentit le pas ; il s’arrête même, en prenant soin toutefois de bien préparer ses ongles. Pour Renart, épuisé de faim et de fatigue, il étoit encore moins disposé que la veille à engager une lutte ouverte. « En vérité, mon cher Tybert, » dit-il, « le monde est bien méchant : on n’y connoît plus de charité ; on ne songe qu’à tromper les autres, comme si la mauvaise foi n’étoit pas toujours punie. Je vous dis cela pour ce grand sermonneur, le compère Isengrin, qui tout nouvellement est entré dans les Ordres : j’apprends qu’il vient d’être surpris par celui qu’il vouloit prendre, et son exemple m’a fait ouvrir les yeux. Je ne veux pas être traité comme lui ; jamais les méchans n’ont fait une bonne fin, et je sais trop bien, d’ailleurs, ce qu’il en coûte de ne pas avoir de véritable ami. Vous, par exemple, Tybert, pour qui j’ai toujours ressenti une affection particulière, quand vous m’avez cru mort, vous avez décampé. Non que vous ayez ri de mon malheur ; je ferois mauvais parti à qui vous en accuseroit, puisqu’il y avoit entre nous foi jurée ; mais, dites-moi bien la vérité, cher Tybert : vous avez eu, n’est-ce pas, un grand chagrin de cœur en me voyant arrêté dans le piége, quand les chiens s’attachoient à mes flancs et que le vilain levoit sur moi sa coignée ? Il croyoit me tuer du coup, et du coup il me délivra, si bien que j’ai, grâce à Dieu, conservé ma peau. — J’en ai vraiment de la joie, » dit Tybert. — N’est-ce pas ? J’en étois sûr : bien que vous ayiez peut-être un peu aidé à me pousser dans ce vilain piége, ce que je vous pardonne et de grand cœur. Seulement je dis, non pour vous en faire un reproche, que vous auriez pu agir un peu plus charitablement. N’en parlons plus ! »

Tybert, à ces douces paroles, répondoit mollement, en protestant de ses bonnes intentions ; et comme on sembloit disposé à l’en croire, il offrit de renouveler son hommage, tandis que Renart s’engageroit à le défendre envers et contre tous. Voilà la paix de nouveau signée, paix que l’un et l’autre entendent tenir comme à l’ordinaire.

Ils suivoient, sans trop discourir, le sentier frayé, tourmentés d’une faim à peu près égale, quand ils font rencontre d’une grande andouille abandonnée près du chemin, à l’entrée d’une terre labourée. Renart s’en saisit le premier. « J’y ai part ! » crie Tybert aussitôt. — « Assurément, reprend Renart ; si je vous en privois, que deviendroit la foi jurée ? — Eh bien, partageons et mangeons. — Non, doux ami, le lieu n’est pas assez écarté ; nous y serions mal à l’aise. Il faut l’emporter ailleurs. — J’y consens, puisque vous le voulez. »

Renart prend l’andouille par le milieu, de façon à laisser pendre les deux bouts. Tybert le suivoit, inquiet de ce qu’il avoit en pensée. Ah ! s’il tenoit lui-même la bienheureuse pièce, il seroit plus assuré d’en avoir au moins sa part. « Eh, mon Dieu ! » dit-il, « compain, comment tenez-vous donc cette andouille ! vous en laissez traîner les bouts dans la poussière et vous mouillez le milieu de votre salive ; c’est à soulever le cœur. Si vous continuez, je vous en cède ma part. Oh ! que je la porterois autrement ! — Comment la porteriez-vous ? — Vous allez voir : aussi bien dois-je avoir tout le mal, puisque vous l’aviez vue le premier. » Renart, tout bien considéré, le laissa faire. Car, pensoit-il, la charge l’embarrassera et j’aurai plus aisement raison de lui.

Tybert prend l’andouille, serre un des bouts entre ses dents, la balance et la rejette sur son dos. « Voyez-vous, compain, » dit-il, « cela s’appelle porter une andouille ; elle ne prend pas de poussière et ma bouche ne touche que ce qu’on ne mange pas. Suivons le chemin ; il conduit à la croix que nous appercevons là sur cette hauteur, bon endroit pour y manger à l’aise ; on voit de tous côtés, on n’y craint pas de surprise. » Renart n’étoit pas trop de cet avis ; mais le chat, sans attendre de permission, couroit à toutes jambes et c’étoit à Renart de le suivre. « Attendez-moi donc ! compain. — Mais vous, » reprenoit Tybert « hâtez le pas, si vous voulez arriver à temps. »

Quand il fut au haut du tertre, Tybert, qui dès sa première enfance avoit appris l’art de monter et descendre, dresse les pieds, et grâce à ses ongles, grimpe aisément sur les bras de la croix. Il s’y arrête en ronronnant, pendant que Renart arrive : « Eh ! Tybert, comment l’entendez-vous ? — Comme il faut, compain. Montez, nous mangerons ensemble. — Cela me seroit difficile, c’est à vous de descendre. Vous savez à qui l’andouille appartient ; c’est d’ailleurs un objet sanctifié qu’il faut partager avant de manger. Gardez-en la moitié et jettez-m’en l’autre ; ainsi notre association sera consacrée. — Ah ! Renart, que dites-vous là ! êtes-vous ivre ? je ne le ferois pas pour cent livres. Oui, l’andouille est un symbole de foi et c’est pour cela qu’on ne peut mieux la manger que sur croix ou dans l’église. On doit y mettre une grande révérence. — Mais, » dit Renart, « il n’y a pas de place pour deux sur votre croix ; vous le savez, chevalier déloyal. Vous m’avez engagé votre foi, allez-vous déjà me fausser compagnie ? Quand deux amis sont ensemble, s’ils viennent à trouver fortune, ils sont tenus de partager ; faites donc là-haut le partage de l’andouille et jettez ma part ; j’en prends le péché sur moi. — En vérité, » répond Tybert, vous êtes pire qu’un hérétique ; vous voulez que je jette ce qu’on doit tenir avec le plus grand respect ! Il faudroit que le vin m’eût bien monté à la tête pour aller ainsi contre la foi ; car enfin, je le repète, c’est une andouille, une chose qu’il faut garder entre les doigts[1]. Écoutez-moi : si vous m’en croyez, pour cette fois vous vous en passerez ; mais la première que nous trouverons, je vous le promets, elle sera vôtre. — Au moins, Tybert, laisse tomber quelques miettes de celle-ci ! — Non, vous êtes trop glouton ; eh quoi ! ne pouvez-vous attendre qu’il en arrive une autre, meilleure peut-être ? » Il n’en dit pas davantage et se mit à manger l’andouille.

À cette vue, le cœur de Renart se gonfle, ses yeux se mouillent. « Je vois avec plaisir, » dit Tybert, « que vous pleurez vos anciens péchés ; Dieu, témoin de votre repentir, vous en donnera le pardon. — C’est trop fort, en vérité ! » s’écria Renart écumant de rage, « tu me le paieras cher ; car il faudra bien que tu descendes, ne seroit-ce que pour aller boire. — Quant à cela, Renart, Dieu y a pourvu. Il a pratiqué dans la croix un trou où s’est conservée l’eau de la dernière pluie. Il y en a plus qu’il n’en faut pour appaiser ma soif. — Il faudra pourtant que tu descendes. — Ce ne sera pas aujourd’hui. — Eh bien ! ce sera dans un mois, dans un an. — Vous resterez à m’attendre ? — Oui ! fallût-il rester sept ans. — Vous en feriez serment ? — Oui ! je jure de ne pas quitter cette croix avant que tu n’en descendes. — Vous savez que c’est se damner que d’être parjure. — Oh ! je ne le serai pas ; et pour m’engager davantage, je le jure sur la croix. — Vous m’affligez, Renart ; car enfin vous êtes à jeun, et demeurer sept ans ici sans rien trouver à mettre sous la dent, cela vous semblera bien cruel. Mais comme vous l’avez juré, — Tais-toi ! — Oh ! je le veux bien, cela me permettra d’achever mon excellent repas. »

Damp Renart ne tint pas longtemps le serment qu’il avoit prononcé. Un mâtin, qui avoit flairé ses pistes, donna des voix, puis les brachets et les veneurs. « Quel est ce bruit ? » dit-il avec émotion. — « Attendez et ne bougez pas surtout, » dit Tybert ; « c’est une agréable mélodie, présage de l’arrivée d’une charmante société qui vient ici prendre ses ébats. Ils vont chercher une messe dans le voisinage, et vous serez là bien à propos, car je crois me souvenir que vous avez été prêtre. »

Renart ne trouva pas sa présence aussi nécessaire dans l’Assemblée. Il se leva et comme il gagnoit le large : « Mon Dieu, » lui dit Tybert, « qu’allez-vous faire ! et votre serment, Renart, l’avez-vous oublié ? Songez que vous en rendrez compte au Jugement dernier. Pourquoi vous effraier ? Je suis au mieux avec les chiens ; s’il le faut, je leur donnerai pour vous mon gage. » Renart ne l’écoutoit plus, il étoit loin quand les chiens arrivèrent. Cependant, tout en courant de son mieux, il maugréoit le perfide Tybert et se promettoit de le poursuivre jusqu’à la mort.


  1. Tybert fait allusion ici à l’usage ancien de transiger, convenir et traiter per festucam, per cultellum et andelagum ; en rompant la paille, en separant l’andouille avec le couteau. Ce passage suffiroit pour lever tous les doutes sur ce qu’il faut entendre dans les anciennes chartes latines, par andenam, andelam, andelagum, andelagium.