Le Roman de Renart/Aventure 55

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 291-299).

CINQUANTE-CINQUIÈME AVENTURE.

Comment Renart fut, par jugement des Pairs, condamné à être pendu. Comment il ne le fut pas, et comment il rentra dans Maupertuis.



Après avoir gravement exposé quelles étoient les clameurs d’Ysengrin, de Brun, de Tybert, de Tiecelin, de Frobert, de Drouineau, de Chantecler et des dames Pinte, Corneille et Mésange, le Roi s’adressant aux barons assemblés : « C’est maintenant à vous, » dit-il, « de prononcer l’arrêt de ce grand malfaiteur, ou plutôt de décider de quel supplice il devra mourir. » La réponse de la Cour fut que Renart étoit atteint et convaincu de trahison, et que rien ne pouvoit le défendre des fourches qu’il avoit méritées.

« Vous avez bien dit, » fait le Roi. « Qu’on dresse le gibet ! nous tenons le coupable, il ne faut pas qu’il nous échappe. »

Les fourches furent dressées sur une roche élevée. On se saisit de Renart, on l’oblige à gravir la montée. Cointereau le singe lui fait la moue et de sa patte lui souflette le museau ; les autres, à qui mieux mieux, le tiraillent et le poussent. Couart le lièvre lui jette une pierre, mais de loin et quand il est déjà passé. Malheureusement pour lui, Renart, venant alors à tourner la tête, le vit, fronça le chef et Couart eut tellement peur qu’il se cacha sous une haie et ne reparut plus. Il vouloit, dit-il, regarder de là l’exécution plus à son aise. Pour Renart, au moment d’atteindre les fourches, il eut recours à l’expédient qu’il tenoit en réserve, il annonça qu’il avoit à faire d’importantes révélations. Le Roi ne put se dispenser de l’entendre.

« Sire, » dit-il, « vous m’avez fait saisir et charger de chaînes ; vous avez décidé que je serois pendu. Je suis, je l’avoue, un grand pêcheur, mais vous ne voudrez pas m’ôter les moyens de me reconcilier avec Dieu. Permettez-moi de prendre la croix ; je quitterai le pays, j’irai visiter le Saint sépulcre. Si je meurs en Syrie, je serai sauvé et Dieu vous récompensera de m’avoir fait rentrer en grace avec lui. » Disant cela, il lui va tomber aux pieds, et le Roi ne peut s’empêcher d’être grandement touché.

Grimbert venant en aide à son cher cousin : « Sire, je me porte garant de Renart auprès de vous ; défendez-le du supplice, et jamais il ne fera de tort à vous ni à d’autres. Recevez, pour Dieu, votre baron à merci ! S’il est pendu, quel deshonneur pour toute sa lignée ! et vous le savez, elle est de haut parage : combien de services ne pouvez-vous encore en attendre ! Vous aurez, avant six mois, besoin d’un vaillant homme d’armes : laissez Renart passer outremer ; à votre premier appel il reviendra.

— Non pas, » répondit Noble ; « car la coutume des croisés est de retourner pires qu’ils ne sont partis. Ceux mêmes qui étoient des meilleurs à l’aller, sont mauvais au revenir. — Eh bien ! sire, il ne reviendra pas ; mais, au nom du ciel, qu’il parte ! »

Noble se tournant alors vers Renart : « Ah ! méchante créature, toujours éloignée du droit chemin ; n’as-tu pas cent fois mérité la hart qu’on t’avoit préparée ? — Merci, gentil roi, » cria Renart. « Recevez ma foi : jamais je ne serai l’occasion de clameur. — Je ne devrois pas te croire ; mais j’atteste tous les saints de Bethléem que si j’entends encore mal parler de toi, rien ne te garantira du supplice. »

Renart voit bien que le Roi lui accorde la vie ; mais Noble fait plus encore ; il lui tend les mains et le relève. On apporte la croix ; c’est Brun qui, tout en blâmant la foiblesse du Roi, la lui attache sur l’épaule. D’autres barons, non moins mécontens, lui présentent l’écharpe et le bourdon.

Voilà donc Renart un bourdon ou bâton de frêne à la main, l’écharpe au cou, la croix sur l’épaule. Le Roi lui fait déclarer à ceux qui l’ont condamné qu’il ne conserve contre eux aucun mauvais vouloir ; il est (au moins le dit-il) résolu de renoncer à la vie de mauvais garçon ; avant tout, il tient au salut de son ame. Tout ce qu’on lui demande, Renart l’accorde sans hésiter ; il rompt le fêtu avec chacun des barons et leur pardonne. L’heure de Nones arrivoit quand il prit congé de la Cour.

Mais dès qu’il se sentit libre et qu’il eut mis les murs et le plessis entre les barons et lui, son premier soin fut de défier ceux qu’il venoit d’appaiser par son repentir ; il n’excepta que messire Noble. Ici, je ne dois pas omettre qu’avant de prendre congé, il avoit trouvé dans le courtil du palais, Madame Fiere la Reine, dont grande étoit la beauté, la courtoisie. « Damp Renart, » lui avoit-elle dit, « priez pour nous outremer, nous prierons ici pour votre retour. — Dame, » fit Renart en s’inclinant, « la prière venue de haut est la chose la plus précieuse du monde ; heureux celui pour qui vous prierez ! il aura grand sujet de démener joie. Oh ! que j’accomplirois heureusement mon pélerinage, si j’emportois en Syrie un gage de votre amitié ! »

La Reine alors détacha l’anneau de son doigt et le lui tendit. Renart prit à peine soin de l’en remercier, mais il dit entre ses dents : « Cet anneau, je ne le rendrois pour rien au monde ; » et l’ayant passé à son doigt, il avoit reçu, comme on a vu, congé de toute la Cour et piqué des éperons. Il fut bientôt près de la haie où la crainte retenoit encore damp Couart le lièvre ; Couart se voyant découvert et n’osant essayer de fuir lui dit d’une voix tremblante : « Damp Renart, Dieu vous donne bon jour ! Je suis bien content de vous revoir en bon point : c’étoit un grand deuil pour moi que les ennuis dont on vous accabloit tout à l’heure. — Vraiment, Couart, notre ennui vous affligeoit ! Ah ! mon Dieu, la bonne âme ! Eh bien, si vous avez eu pitié de notre corps, je suis heureux de pouvoir me régaler du vôtre. » Couart entend ces terribles paroles ; il veut s’échapper, il étoit trop tard : Renart le saisit aux oreilles : « Par le corbieu, sire Couart, vous n’irez pas plus loin seul ; vous viendrez avec moi, de bon ou mauvais gré ; je veux vous présenter ce soir à mes enfans qui vous feront bonne fête. » Et disant cela, il l’étourdit d’un coup de son bourdon.

Puis il se remit en marche avec son prisonnier ; il gravit une montagne d’où l’on planoit sur le vallon dont la Cour du Roi remplissoit l’étendue. Il contemple de là ceux qui venoient de le condamner et qui murmuroient de la foiblesse de Noble ; il fait un grand cri pour attirer l’attention générale, et décousant aussitôt la croix qu’on lui avoit attachée. « Sire Roi, » dit-il, « reprenez votre lambeau, et Dieu maudisse qui m’encombra de ce bourdon, de cette écharpe et de toute cette friperie. » Il leur jette bourdon, écharpe et croix, leur tend le derrière et reprend : « Écoutez, sire Roi : je suis revenu de Syrie où j’étois allé par vos ordres. Le sultan Noradin[1], me voyant si bon pénitent, vous mande salut de par moi. Les païens ont tellement peur de vous qu’ils se mettent à la fuite dès qu’on prononce votre nom. » Pendant qu’il se plait à les gaber ainsi, damp Couart prend ses mesures, s’échappe, et mettant une bonne distance entre Renart et lui, retourne aux lieux où siégeoit la Cour. Il arrive les flancs brisés, la peau déchiquetée ; il se jette aux pieds du Roi, il raconte en haletant le nouveau méfait dont peu s’en est fallu qu’il ne demeurât victime. « Grand Dieu ! » s’écrie Noble, « malheur à moi d’avoir compté sur le repentir de ce larron infâme. Sus, barons ! courez à lui ; et s’il échappe, je ne le vous pardonnerai de ma vie : j’accorde franchise et noblesse à tous les enfans de ceux qui me l’ameneront. »

Il falloit voir alors monter à cheval et piquer des deux éperons, pèle-mèle, sire Ysengrin, Brun l’ours, Tybert le chat, Belin le mouton, Pelé le rat, Chantecler le coq, Pinte la geline et ses sœurs, Ferrant le roncin, Rooniaus le mâtin, Blanchart le chevreuil, Tiecelin le corbeau, Frobert le grillon, Petitpourchas le furet, Baucent le sanglier, Bruyant le taureau, Brichemer le cerf, et Tardif le limaçon, chargé de porter l’oriflamme et de leur montrer à tous la route. Renart les voit accourir et reconnoit aisément l’enseigne développée. Sans perdre un moment, il se précipite dans une grotte ; les bataillons ennemis l’y suivent de près : il entend déjà les cris de victoire autour de lui. « Maudit roux ! tes jambes ne te sauveront pas : il n’y a plessis, murs, fossés, fourré, barrière, château, donjon ou forteresse qui te garantisse. » Accablé d’une extrême lassitude, l’écume lui couvre la bouche, et sa pelisse n’est plus à l’abri de la morsure des plus ardens. C’en est fait ; on va lui fermer la retraite et le retenir prisonnier. Mais en ce moment, il découvre le sommet de Maupertuis et cette vue ranime ses espérances : il fait un dernier effort, il gagne enfin cet asyle, impénétrable à tout autre. Maintenant, que Noble en forme le siége ; il y passera plusieurs années avant d’en briser les portes. Renart a des vivres pour longtemps ; il attendra tout à son aise ceux qui le poursuivent. Sa femme qui l’honore et le vénère, avertie par les trompes de l’armée royale, vint recevoir son noble époux à la première entrée, dans la compagnie de ses trois fils, Percehaie, Malebranche et Rovel (aucuns nomment ce dernier Renardel). Il est alors entouré, caressé, embrassé. On visite ses plaies ouvertes, on les lave de vin blanc ; puis on l’asseoit sur un coussin moelleux. Le diner est servi, Couart manquoit seul à la fête ; mais damp Renart étoit si las qu’il ne put guères manger que le filet et le croupion d’une geline. Le lendemain, il fut saigné et ventousé ; et quelques jours suffirent pour lui rendre ses anciennes forces et la meilleure santé.

Le Translateur. Nous ne suivrons pas l’ancien poëte au siège de Maupertuis, entrepris par l’armée du Roi : cette partie de l’histoire n’offre aucun incident digne de mémoire. Le roi Noble fut contraint de donner congé à tous ses barons et de se retirer, après avoir été plus d’une fois surpris par les assiégés ; comme l’empereur Charlemagne, quand il va délivrer les douze pairs, dans la geste de Jean de Lanson. Nous aimons mieux reprendre l’autre relation, qui donne pour conclusion du Jugement la bataille en champ clos de Renart et d’Ysengrin.


  1. Nourreddin, sultan d’Alep en 1145, puis de Damas et d’Égypte. Le fameux Saladin, un de ses émirs, lui succéda vers 1174.