Le Roman et les réformes religieuses en Allemagne

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Le Roman et les réformes religieuses en Allemagne
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 1285-1316).

LE ROMAN


ET


LES RÉFORMES RELIGIEUSES


EN ALLEMAGNE




I. Die insere Mission der deutschen evangelischen Kirche, Eine DeuHischrift an die Deutsche Nation, von Wichern, Hambourg, 1849. — II. Eritis sicut Deus, ein anonymer Roman, 3 volumes, Hambourg, 1855. — III. Die Diakonissin. Ein Lebansbild, von Karl Gutskow, 1 vol., Francfort 1855.





On signalait ici récemment un des épisodes les plus singuliers de l’histoire religieuse de notre âge : l’église anglicane a institué une mission pour évangéliser les habitans de la Cité de Londres[1]. Que de tristes pensées dans ce peu de mots ! que de reproches à notre siècle ! et comme cette seule annonce suffit pour mettre à nu les misères d’une civilisation enivrée d’elle-même ! Un fait analogue, et plus grave encore peut-être, s’est produit en Allemagne. Certes, quand nous voyons de savans ecclésiastiques, quand nous voyons M. Vanderkiste et ses graves auxiliaires se mettre solennellement en campagne, non pour convertir les Indiens de l’Amérique ou les naturels de l’Océanie, mais pour apprendre, les plus simples notions du catéchisme aux sauvages de Saint-Giles, il y a comme un abîme de hontes et de misères qui s’entr’ouvre à nos yeux : que sera-ce s’il s’agit d’enseigner ces premières vérités à des hommes qui les ont perdues, à des savans, à des lettrés, à des pasteurs, aux gardiens de la doctrine et du culte ? Tel est le spectacle que l’Allemagne nous donne en ce moment même. Une mission a été organisée aussi pour annoncer le christianisme, le christianisme exact, positif, au peuple innombrable des lettrés. Et ne croyez pas que ce soit une de ces entreprises bruyantes comme on en a vu chez nous après 1815, une entreprise encore plus politique que religieuse et destinée surtout à frapper les yeux des populations ; non, point de bruit, point de fracas ; on veut toucher les cœurs, on veut éclairer les esprits, on veut enfin jeter les semences du christianisme dans une terre où ces semences ont fructifié jadis et qu’un vent de mort a desséchée.

Eh quoi ! dira-t-on, est-il vrai que les choses en soient venues à ce point ? La réponse est facile. Rappelez-vous toutes les révolutions d’idées qui ont agité l’Allemagne depuis vingt ans et toutes les ruines qu’elles y ont faites. J’ai signalé souvent dans la littérature et les écoles philosophiques de nos voisins cette ardeur de haine, cette frénésie de destruction qui me semble un des événemens les plus considérables de l’histoire intellectuelle de ce temps-ci, et quelques personnes ont paru croire que j’attachais trop d’importance à une émeute ; les faits parlaient cependant assez haut. Avec leurs subtilités à outrance, des esprits impatiens avaient fini par réduire la philosophie en poussière, tandis qu’une exégèse raffinée, marchant sur les traces des penseurs illustres, était arrivée aussi à mettre le vide et le néant à la place, des traditions chrétiennes. Il y a plus d’un demi-siècle que ce travail de décomposition a commencé ; nous l’avons vu produire ses conséquences dernières, et l’on sait trop quelle fut alors la situation de cette grande Allemagne considérée comme le foyer des contemplations spiritualistes. Nus, dépouillés, déshérités du trésor des traditions, les représentans de la philosophie étaient allés rejoindre ces hommes primitifs à qui manquent les élémens de toute religion et de toute morale. La civilisation matérielle était splendide et s’embellissait de jour en jour ; si l’on regardait au fond des choses, on n’apercevait que le néant. Ce mot même, le néant, le rien, das Nichts, était devenu comme le symbole du siècle. Jamais on ne l’avait employé de cette façon. Jamais formule n’avait été ainsi répétée, invoquée, adorée. On en faisait une sorte d’affirmation, c’était une puissance mystérieuse, c’était le dieu des esprits qui ne voulaient plus s’incliner devant les idoles. — Je ne me suis attaché à rien, disait Goethe dans l’une de ses plus charmantes chansons, je n’ai fondé ma fortune sur rien, et depuis ce jour-là le monde entier est à moi. — Il n’y avait là, je le sais, qu’une strophe vive et joyeuse, un commentaire humoristique du vanitas vanitatum ; ce fut bientôt le principe d’une science nouvelle. Les travaux de l’exégèse avaient rendu le christianisme impossible, la philosophie s’était détruite elle-même, les jeunes hégéliens se glorifiaient d’avoir dissous à jamais la doctrine de Hegel, et l’homme, affranchi désormais de toutes ces choses extérieures, philosophie, théologie, lois morales, respect du devoir, respect des droits de l’humanité, se croyait enfin en possession de toutes ses forces. Qui l’avait délivré ? Cette formule victorieuse, das Nichts, qui venait de mettre en fuite tous les fantômes.. En dehors de l’homme, il n’y avait p’us rien. Le genre humain lui-même n’était qu’une abstraction scolastique dont les hypocrites pouvaient tirer parti contre la liberté de l’individu. Plus de lois, plus de devoirs, plus de genre humain, plus de patrie, à plus forte raison plus de philosophie ni de religion ; l’homme, l’homme individuel, rétabli dans la plénitude de son être, était aussi libre que le sauvage au sein de la forêt vierge, et il entonnait triomphalement la strophe de Goethe :

Nun hab’ich mein ! Sach’ auf Nichts gestellt,
Juchhe !
Und mein gehoert die ganze Welt ;
Juchhe !

Cette strophe, interprétée dans un sens que le poète n’avait pas prévu, est inscrite à la première et à la dernière page du livre le plus logique qu’ait produit la jeune école hégélienne. L’auteur de ce manifeste, M. le docteur Max Stirner, était-il un bizarre énergumène dont la folie ne méritait que le dédain ? Il est difficile de le croire lorsqu’on voit d’excellens esprits se réunir pour combattre ouvertement la contagion de ses doctrines. Non, ce n’était pas un système original que produisait M. Stirner ; la faiblesse d’intelligence, la stérilité d’invention dont il a fait preuve dans ses récens écrits, prouvent assez qu’il ne parlait pas en son nom. Le jour où M. Stirner a célébré avec une joie hideuse les avantages de l’athéisme, il exprimait tout haut la secrète pensée de ses confrères. On n’était peut-être pas encore décidé à montrer tant de franchise. Rejeter même la croyance à l’humanité, renvoyer aux capucins de l’ancienne école le Dieu de M. Bruno Bauer et de M. Feuerbach, qui donc l’aurait osé dans le camp des novateurs ? M. Stirner l’a fait, et ce but auquel on marchait sans vouloir en convenir s’est trouvé subitement démasqué. L’auteur de cette formule, homo sibi deux, n’est donc pas l’auteur des désordres qui ont affligé l’Allemagne ; le mal existait depuis longtemps, et l’écrivain qui l’a si brutalement mis à nu, n’a peut-être servi qu’à ouvrir les yeux aux aveugles. Les révolutions de 1848, arrivant presque aussitôt après, montrèrent plus manifestement encore combien il était urgent de réveiller les forces morales du pays. Au milieu des chimères généreuses et des espérances permises, n’avait-on pas vu les théories du docteur hégélien descendre dans la rue et commencer leurs saturnales ? C’est précisément au plus fort de la mêlée qu’une phalange d’hommes d’élite, esprits graves, cœurs intrépides, conçut la pensée de livrer bataille à l’ennemi sur son propre terrain et d’organiser une mission intérieure.

Au mois de septembre 1848, cinq cents serviteurs dévoues de l’église évangélique, pasteurs, théologiens, magistrats, notables de toute profession et de tout rang, se réunissaient à Wittenberg et décidaient que la première tâche de cette église était d’accomplir une mission au sein de l’Allemagne. On comprend assez dans quel sentiment ils avaient fait choix de la ville de Wittenberg. C’est là qu’un audacieux esprit avait commencé, trois siècles plus tôt, ce que leur foi appelle encore une restauration de l’église chrétienne ; c’est de là, et ce souvenir s’évoquait de lui-même à la veille d’une telle lutte, c’est de là qu’un grand signal avait été jeté au monde par un des héros de la vie religieuse. On autre motif encore, mais on se gardait bien d’en convenir, avait inspiré les chefs. On allait faire d’importans emprunts au catholicisme, on s’apprêtait à imiter nos grandes institutions apostoliques, on voulait stimuler le zèle de la charité, créer des foyers de bonnes œuvres, enrichir la religion de Luther de tout ce qu’avaient proscrit les passions d’un autre âge, et lui donner, s’il est possible, des sœurs de Saint-Vincent de Paul : que de précautions à prendre avant de tenter des innovations si hardies ! C’était déjà un sacrifice méritoire, pour les esprits sérieux, d’avouer publiquement la détresse du protestantisme et la stérilité de ses ressources ; ne fallait-il pas prendre garde d’alarmer les consciences, d’irriter les rancunes, de fournir des armes à l’ennemi ? C’est ainsi que ce mouvement de réforme intérieure, afin qu’on ne l’accusât pas d’être un retour aux traditions catholiques, devait être proclamé sur la place même où le fougueux moine augustin harangua les hommes du XVIe siècle. Qu’importe cette tactique de parti ? Tous les esprits, déjà nombreux je crois, qui rejettent les passions de sectaire et qui appellent en dehors et au-dessus des intérêts d’église le réveil du sentiment évangélique, salueront cette réunion de Wittenberg comme un heureux symptôme de concorde spirituelle et de féconde émulation dans le bien.

On se mit résolument à l’œuvre, et la Mission intérieure fut constituée. Le président de l’assemblée, le promoteur et le véritable chef de la réforme, M. le docteur Wichern, résuma les actes et les vœux de ses collaborateurs dans une éloquente Adresse à la nation allemande. Ce que M. Wichern appelait la Mission intérieure, c’était l’ensemble des institutions établies dans l’église protestante pour favoriser le développement de la vie religieuse. Ne croyez pas que ce fût seulement une œuvre de charité et de secours matériels ; non. La nouvelle Mission intérieure (il y en a eu d’autres à des époques différentes, dit très bien M. Wichern, et l’histoire d’une église digne de ce nom n’est qu’une continuelle mission intérieure), la nouvelle mission, la mission qui s’est formée sous le coup des révolutions de 1848 se propose une tâche plus précise, et le domaine qu’elle s’attribue est bien autrement vaste. Elle a sans doute à s’occuper des pauvres, elle embrasse maintes œuvres de bienfaisance, mais ce ne sont pas seulement les misères du corps qu’elle veut essayer de guérir ; les riches, les heureux, les puissans du monde sont aussi l’objet de sa vigilance attentive et de son action infatigable. — Ainsi parlait M. Wichern en son éloquent manifeste. Peut-être un jour raconterai-je cette croisade, quand nous aurons des documens plus nombreux entre les mains, et qu’il sera possible d’en apprécier l’ensemble ; aujourd’hui c’est un épisode particulier que j’ai en vue, un brillant épisode littéraire qui se rattache à l’histoire générale des mœurs et des agitations de l’esprit au sein de l’Allemagne philosophique. Le vaillant apôtre avait dit hardiment : — La Mission intérieure aura ses représentans chez toutes les classes de la société allemande. — Le premier représentant de la Mission intérieure dans le monde des universités est un romancier anonyme, et le manifeste ou le programme du missionnaire est un tableau de mœurs très vif, très hardi, très risqué, plus que cela, une satire, une satire à la fois chrétienne et mondaine, publiée sous le patronage et par les soins de M. le docteur Wichern.

Il s’en faut bien que ce roman soit un chef-d’œuvre ; mais il est animé d’une inspiration sincère, véhémente, et il renferme d’incontestables beautés. Au milieu du silence des lettres germaniques, ce livre amer et passionné a produit une impression profonde. On l’a lu, on l’a relu, on l’a discuté avec colère ; il y a bien longtemps, en un mot, qu’une œuvre d’imagination n’a obtenu pareil succès. L’appel de M. Wichern à la nation allemande contenait une phrase qui semblait une menace. « Notre Mission, disait-il, n’est pas l’œuvre de telle ou telle classe ; elle établit son foyer d’action au sein même du peuple, c’est-à-dire de la grande communauté. Dans chaque monde elle aura ses agens, dans chaque monde ses problèmes particuliers à résoudre. Plus elle sera libre en ce sens, plus elle sera résolue à châtier le péché sans acception de personne, à attaquer l’impiété, à poursuivre l’immoralité, à briser l’orgueil des superbes, à faire triompher partout la justice ; plus aussi elle fera battre, en bas comme en haut, le cœur de ceux qui savent ce que c’est que le peuple, et elle pénétrera facilement dans les masures et les palais. » Cet avertissement avait passé inaperçu au milieu des religieuses effusions du missionnaire. Le voilà maintenant mis en action, le voilà devenu un livre, un livre ardent, un tableau accusateur et tout rempli de la colère vengeresse qui grondait sourdement chez l’apôtre irrité. Parcourons ces pages satiriques et suivons l’auteur au milieu de cette société de philosophes, de lettrés et d’artistes dont il prétend nous dévoiler les mystères. C’est le panthéisme hégélien qu’il attaque, et son titre nous révèle d’avance l’inspiration qui le guide. Le titre, c’est cette phrase du serpent de la Bible que le Mephistophélès de Faust écrivait sur l’album de l’étudiant : » Vous serez semblables à Dieu, ayant la science du bien et du mal. » Eritis sicut Deus.

Nous sommes dans une petite ville d’Allemagne. Deux jeunes filles sont assises à la fenêtre d’une chambre toute fraîche et virginale éclairée par le soleil couchant. Elles ne brodent ni ne travaillent ; elles causent, et leur causerie semble se prolonger sans fin, tant elles ont de confidences à se faire et de rêveries à échanger. Le dialogue est charmant, et déjà le caractère des deux jeunes filles s’y dessine en traits expressifs. Elisabeth, avec ses beaux yeux bleus si profonds, est une nature douce et expansive, une âme pleine de tendresse et d’enthousiasme. Léonore est plus calme, plus réservée, plus timide ; mais c’est Elisabeth surtout qui nous intéresse, c’est elle qui sera l’héroïne de cette histoire. En la peignant avec tant de charme dès les premières scènes du tableau, l’auteur nous avertit qu’elle sera l’objet de l’étude impitoyable qu’il prépare. J’ai dit qu’elle était enthousiaste, mais avec quelle grâce, avec quelle douceur toute féminine ! Elle aime les poètes, elle lit Shakspeare et Goethe avec passion ; ne croyez pas pour cela qu’elle appartienne à la race insipide des pédantes. Elisabeth tiendrait fort mal sa place dans les cercles prétentieux inaugurés à Berlin par Frédéric Schlegel, et auxquels Mme Fanny Lewald consacre de si complaisantes peintures. Le père d’Elisabeth était un digne professeur de philologie, grave, savant, exact, un de ces érudits de la vieille roche qui savaient associer le culte naïf de l’antiquité grecque avec toutes les vertus d’un christianisme pratique et les traditions, un peu compromises aujourd’hui, de la loyauté allemande. Sa mère était pieuse, simple, et nourrie de la lecture de la Bible ; encore une figure d’autrefois, ou du moins qui ne reparaît guère dans les tableaux de la société présente. Le père avait cultivé avec soin l’esprit de sa fille ; mais tout dévoué qu’il fût à ses chers poètes de l’Attique, il n’avait jamais permis à Elisabeth de confondre dans une même admiration les merveilles de l’art profane et la sainteté des traditions chrétiennes ; au-dessus d’Homère et de Sophocle, au-dessus de l’aimable simplicité du monde naissant, qu’il prenait plaisir à dérouler aux yeux de sa fille, il lui montrait toujours dans une lumière céleste l’incomparable splendeur de l’Évangile. C’était la mère surtout qui avait la charge de cette jeune âme ; or, plus candide et plus dévouée que savante, elle avait développé dans l’aine de l’enfant un très vif sentiment des choses pieuses plutôt que le goût des vérités positives. Le christianisme d’Elisabeth n’avait donc rien de très précis, et le pasteur à qui fut confiée son éducation religieuse avait contribué encore par une sévérité méthodiste à provoquer chez elle l’instinct d’une liberté naïve. Qu’importe ? le sentiment religieux était au fond de son cœur, et bien que non esprit ne fût pas façonné à des croyances nettement définies, il y avait un principe qui ne l’abandonnait en aucune, occasion ; elle avait la foi la plus vive dans la Providence, et elle se sentait vivre sous le regard de Dieu.

Quelle source d’émotions et d’enseignemens de toute sorte dans les souvenirs de la première enfance ! Poètes ou romanciers, tous les peintres de la nature humaine ont dit le charme merveilleux de ces impressions naïves, tous le diront encore, et le sujet ne s’épuisera pas. Elisabeth avait perdu sa mère à onze ans, et, quelques années après, son père mourait aussi, la laissant seule dans le monde, oui, seule dans le monde de la pensée et de l’âme, bien qu’il l’eût confiée à un oncle et à une tante qui la recueillirent sous leur toit. L’oncle était un homme vulgaire et la tante une prétentieuse coquette. Qu’y avait-il de commun entre cette délicate nature et les nouveaux mentors qui devaient diriger sa jeunesse ? Elisabeth s’enfermait pieusement dans ses souvenirs ; elle continuait seule l’éducation interrompue de sa pensée, elle se rappelait avec amour les saintes histoires bibliques que lui contait sa mère et ces conversations où son père l’initiait aux beautés de l’antique poésie. Les poètes allemands qu’elle associait naturellement aux anciens maîtres, Goethe, Schiller, Shakspeare aussi, — car Shakspeare est revendiqué par cette Allemagne qui l’a si bien glorifié, et la traduction de Wilhelm Schlegel et de Louis Tieck semble lui avoir marqué sa place parmi les écrivains nationaux, — Shakspeare donc, et Schiller, et Goethe, sans oublier les chanteurs plus récens, Rückert, Uhland, Justinus Kerner, étaient pour elle des précepteurs aimés auxquels elle confiait sans scrupule le développement de son Intelligence et de son cœur. Il n’y avait là, encore une fois, aucune prétention littéraire, aucune recherche de bel esprit ; c’était sa manière de rester fidèle aux impressions de son enfance, et quand une amie de ces jours regrettés venait la voir dans sa petite chambre, Elisabeth mêlait gracieusement aux souvenirs de son père et de sa mère les mille réflexions que lui suggéraient ses lectures.

C’est ainsi que nous la montre la première scène du récit. Quand elle a exposé à Léonore les tristesses de l’abandon moral où elle vit, elle lui parle de ses consolateurs ; elle ouvre un volume de Goethe, et lui fit ces strophes si pures, si expressives, véritables épanchemens d’une âme isolée demandant à la brise qui souffle, au nuage qui passe, aux étoiles qui scintillent, à toutes les harmonies d’une nuit d’été, l’apaisement de ses douleurs secrètes. Avec quelle sympathie elle lui récite le Chant de nuit du Voyageur, les vers intitulés Consolation dans les larmes, aspiration, et surtout les belles strophes à la lune, dont le dernier cri répond si bien à l’état de sa pensée : « Heureux, dit le poète, heureux celui qui, jouissant des biens que le monde ignore, des biens que le monde ne sait pas apprécier, chemine pendant le silence de la nuit à travers le labyrinthe de son âme ! » Cet amour ardent de la solitude inquiète l’esprit plus pratique de Léonore. Elle croit, avec les livres saints, que la solitude est mauvaise à qui n’y vit pas avec Dieu. Elisabeth n’a pas cessé de vivre avec Dieu ; mais quoi ! se nourrir toujours de sa propre pensée, errer sans guide dans ce que le poète appelle si bien un labyrinthe, ne pouvoir échanger ses réflexions, ne pouvoir rectifier, s’il y a lieu, les erreurs ou les tendances funestes ! Léonore n’habite pas la même ville qu’Elisabeth ; elle ne serait pas si alarmée, s’il lui était donné de voir souvent son amie et de lui fournir les entretiens spirituels qui lui manquent. Elle obtient du moins que la belle rêveuse abandonnée tracera dorénavant pour son amie le journal fidèle de ses pensées. Elisabeth peut s’aventurer encore dans son labyrinthe ; elle n’y sera plus seule, et chaque semaine, après ses mystérieuses promenades, elle racontera ce qu’elle aura vu.

Cette peinture de l’âme d’Elisabeth, ce mélange de religion et de poésie, cette association d’un christianisme indécis et des leçons plus indécises encore que peut donner l’imagination des poètes, toutes ces choses, si vraies partout et singulièrement en Allemagne, sont étudiées et décrites par l’auteur avec une très habile délicatesse. Est-ce une condamnation de la poésie ? Non, certes ; bien que l’auteur ne dévoile pas encore toute sa pensée, on voit bien qu’il n’appartient pas à ce méthodisme ténébreux qui éloigne les âmes au lieu de les attirer. Au reste, afin de mieux séparer sa cause de celle des modernes iconoclastes, l’auteur introduit tout d’abord un personnage qu’il va sacrifier résolument. À peine les deux jeunes filles ont-elles fini leur discussion sur les poètes, qu’on les prie de descendre au salon. Il y a là un étranger qui est venu visiter les parens d’Elisabeth. C’est un pasteur, un esprit grave, et Léonore n’a rien de plus pressé que de lui remettre la décision du débat. En vérité elle s’adresse mal, et la question ne sera pas résolue. Ce pasteur est le piétiste le plus intolérant qui soit jamais sorti des officines du fanatisme. L’art n’est pour lui qu’une école de perdition, et la poésie un maléfice de l’enfer. Incapable de comprendre le spiritualisme de l’art, il souffle de ses jugemens cyniques les plus belles œuvres du génie de l’homme. Elisabeth veut en vain défendre ses poètes bien-aimés, cet odieux personnage l’épouvante ; elle est blessée au cœur, elle a froid, la tristesse et le dégoût lui ferment la bouche. Malgré l’antipathie qu’il éprouve pour ce sermonneur stupide, l’auteur le traite encore avec trop d’indulgence. C’était, dit-il, une âme sincèrement chrétienne, mais une intelligence vulgaire et basse. Je n’aime pas ce beau titre de chrétien sur une si laide figure. Appelons-le de son vrai nom : c’est un cuistre qui déshonore sa foi, et quand l’oncle d’Elisabeth, impatienté à la fin de tant d’impertinences, lui donne vertement son congé, on sait gré à l’auteur d’avoir châtié comme il convient les énergumènes de son propre parti.

Le cœur de la jeune fille retrouve bientôt cependant le calme que les violences du pasteur méthodiste ont un moment troublé. Écoutez-la, le surlendemain, quand elle confie à son journal la joie qui déborde de son cœur ! « O Léonore, la lumière s’est faite, oui, la lumière ! la lumière ! je viens d’entendre des choses toutes nouvelles pour moi. O les belles choses et si noblement dites ! Je puis aimer Goethe et Shakspeare, je puis m’enthousiasmer pour Mozart ; toi aussi, tu peux admirer sans scrupule ce Schiller que tu préfères à tout. Mon instinct ne m’avait pas trompée ! Je sais maintenant, je sais que Dieu ne condamne pas mon enthousiasme, je sais qu’il ne me livrera pas à Satan pour me punir d’avoir aimé les merveilles de l’art. » Celui qui a l’assuré et charmé ainsi l’âme inquiète de la belle rêveuse est un jeune et brillant philosophe, un des maîtres les plus applaudis de l’université voisine. Robert Schartel, — c’est le nom du philosophe, — a fait autrefois ses études philologiques sous la direction du père d’Elisabeth ; il a appris que son vieux maître a laissé en mourant de précieux manuscrits sur l’art et la poésie antiques, et il vient demander à sa famille l’autorisation de les publier. C’est là qu’il a rencontré le pasteur méthodiste ; or, la discussion sur les poètes ayant recommencé de plus belle, Robert n’a pas eu de peine à confondre le barbare. Tout ce qu’Elisabeth avait dans le cœur, Robert l’a exprimé, et avec quelle précision de formules ! avec quelle noblesse de pensées ! Robert était inspiré en défendant les élus de l’inspiration ; il était inspiré sans doute aussi par cette belle jeune fille, par cette physionomie angélique, par les remerciemens naïfs qu’il lisait dans ses regards, par cette attention avide d’une âme suspendue à ses paroles. Quelques jours après, Robert écrivait à un de ses camarades de l’université : « Tu te rappelles, ami, notre vieux professeur Spermann, cet excellent homme que nous aimions tant, et qui fut si souvent l’objet de nos innocentes plaisanteries. Tu sais aussi que j’étais allé prier sa famille de me donner communication de ses derniers travaux littéraires. Ce n’est pas seulement son héritage intellectuel que j’ai trouvé, mais son héritage vivant, une belle jeune fille dans tout l’éclat de sa grâce virginale. Le double héritage, la double fortune de mon vieux maître, ses manuscrits sur l’art hellénique et sa fille rayonnante de beauté, j’ai tout demandé, j’ai tout obtenu, je vais tout emporter avec moi. »

C’est ici, à vrai dire, que commence le roman ; tout ce qui précède n’en est que le gracieux prélude. Ce Robert Schartel dont les théories sur le spiritualisme de l’art et la divinité de la poésie ont si vite gagné le cœur d’Elisabeth, est-il bien le guide qui convenait à cette nature délicate ? J’ai bien peur, hêlas ! que tous deux ne se soient trompés. Elisabeth, si passionnée qu’elle soit pour la poésie, ne pense pas que les créations de l’art puissent suffire à son âme et remplacer la foi positive ; au-dessus de ces figures immortelles qui peuplent les domaines de l’imagination, elle aperçoit les deux, dont les chefs-d’œuvre des maîtres reflètent plus ou moins la pure lumière, et l’art n’est pour elle qu’une forme visible, une forme charmante, mais imparfaite de cette beauté incommunicable qu’elle adore dans le christianisme. Hubert est un athée ingénieux et brillant, non pas un de ces athées d’autrefois qui se crèvent volontairement les yeux pour s’obstiner dans une négation impossible ; c’est un de ces athées ou plutôt un de ces panthéistes de l’Allemagne nouvelle qui ont détrôné Dieu dans le ciel pour le placer dans l’esprit de l’homme. Dieu est partout sous maintes formes différentes ; il est dans les mondes infinis qui roulent au-dessus de nos têtes, il est dans tout ce qui existe et dans tout ce qui vit, il est dans la pierre, dans la plante, dans l’animal, il est surtout dans l’humanité ; c’est là qu’il se retrouve enfin, et que, dépouillant sa première forme, la forme et la nature d’une substance indéterminée, il acquiert la conscience de lui-même et jouit de sa divinité laborieusement conquise. On connaît ces théories ; résumé du système de Hegel, elles ont fait leur chemin en Allemagne et sont presque devenues la foi commune de l’innombrable légion des lettrés. Chaque esprit y trouve ce qui lui plaît ; grossières chez les uns, subtiles chez les autres, elles se prêtent à la diversité des caractères et des dispositions natives. Ceux-ci y voient avec bonheur l’anéantissement des lois de la morale ; ceux-là croient y trouver le secret d’une moralité plus haute. Grâce à la culture raffinée de son intelligence, Robert appartient encore à ce dernier groupe, jusqu’à ce que la pratique de son système vienne donner à son orgueil d’humilians démentis. Quel lien est donc possible entre cette âme si naïvement religieuse et le panthéiste infatué ?

Robert nous explique tout d’abord ce qu’il veut faire d’Elisabeth. Quand il annonce son mariage à ses amis, il leur en parle avec ce mélange de grâce poétique, de curiosité philosophique et de profonde frivolité morale qui est le trait distinctif de son esprit. Il aime, et il exprime son amour en termes sentis ; cela ne l’empêche pas de disserter sur la place que devra occuper Elisabeth dans le giron de la philosophie nouvelle. Ce qu’il veut faire d’Elisabeth ? Une expérience de psychologie !

« O mon ami, quel sentiment, quelle émotion, quel plaisir de la conscience goûté par les hommes d’autrefois serait comparable à cette conscience de notre divinité telle que nous la possédons enfin ! Quelle joie surtout, lorsque, bien assurés de cette possession, dégagés des ténèbres qui nous dérobaient à nous-mêmes, nous plaçons en face de nous une âme étrangère encore à notre foi, une âme arrêtée sur les degrés inférieurs de la science, et que là, du sein de la lumière qui mais éclaire, nous étudions cette âme, ce précieux produit de la force universelle, cette image de ce que fut naguère notre ignorante humanité, nous voyons fonctionner son mécanisme spirituel, nous suivons une à une ses transformations successives au milieu du développement de la vie et des conflits du monde ! Elisabeth est complètement femme. Toute sa nature est si vraie, son cœur si simple, si droit, sa voix si mélodieuse, que le roi Lear la prendrait pour sa fille Cordélia. Ah ! je ne regrette pas les facultés plus grandioses qui ne se trouveront jamais chez une telle créature. Elisabeth ne fera jamais de grandes actions, aussi longtemps du moins que les circonstances et le travail intérieur de son être moral n’auront pas accompli chez elle une révolution terrible ; mais elle sera ferme dans le malheur, elle aimera toujours mieux souffrir l’injustice que de la commettre. et ne sont-ce pas là pour le bonheur du mariage des qualités plus sûres que l’activité presque virile de ces femmes dont je faisais jadis mon idéal ? Quelle curiosité elles excitaient en moi, ces robustes filles bourgeoises, avec leurs formes vigoureuses et leurs regards altiers ! J’en ai assez désormais, j’ai terminé mon étude ; il n’y a point de mystère en elles, car là où la nature n’est pas transfigurée par l’esprit, le mystère des choses est bien vite pénétré. Dans Elisabeth, je le vois, il y a un mystère, un mystère profond ; l’étude de ce mystère sera la plus douce lâche de ma vie… »

Voilà quelles pensons occupent le cœur de Robert au moment où il semble s’ouvrir aux enchantemens de l’amour, voilà le rôle qu’il destine à celle qui va unir son existence à la sienne. Quel contraste entre les préoccupations philosophiques de Robert et l’heureuse sérénité d’Elisabeth ! Comme elle est pure et confiante ! Comme elle est fière de la supériorité intellectuelle de celui qu’elle aime ! Elle sait bien que Robert a une certaine façon qui lui est propre d’interpréter le sens des traditions chrétiennes, mais elle ne soupçonne seulement pas vers quel abîme on la conduit. Nous aussi, nous le devinons à peine ; cette longue série d’épreuves, de dangers, de misères sans nombre, c’est précisément le sujet de ce douloureux tableau.

Ne pensez-vous pas que c’est là une histoire bien allemande ? File est directement empruntée aux mœurs, aux agitations, à la destinée intellectuelle et religieuse de ce pays. Nous sommes bien loin cette fois, et Dieu en soit loué ! de l’imitation de nos récits à la toise, et de la reproduction artificielle et fausse du faux Paris de nos romanciers. Il n’y a rien tel qui ne soit profondément empreint de l’esprit de la moderne Allemagne. J’ai vu dans les petites villes de la Prusse, de la Bavière, du Wurtemberg, au milieu du calme public et des loisirs studieux, j’ai vu cette vie morale si subtilement développée, j’ai connu ces âmes ardentes et téméraires, j’ai deviné les drames qui s’accomplissaient sous le voile des discussions philosophiques, et je sens déjà frémir dans le tableau de l’écrivain anonyme les douleurs de cette société où tout ce qui intéresse l’âme occupe la première place. Bien des lecteurs souriront peut-être en lisant le récit de ces événemens bizarres ; ceux qui aiment l’étude de la vie intérieure ne refuseront pas à l’auteur l’attention qu’il réclame. Les crises que le romancier va peindre sont les crises d’une génération tout entière. Elisabeth et Robert, c’est l’Allemagne elle-même personnifiée dans deux types également expressifs, c’est du moins l’Allemagne de nos jours, l’Allemagne de la sophistique et de l’exégèse, l’Allemagne qui réduit toutes les idées en vapeur dans l’alambic de Faust, l’Allemagne qui s’exalte, qui délire, qui proclame ses triomphes impies, et qui nous prouve encore, alors même qu’elle se croit établie à jamais dans l’athéisme, combien sont enracinées au fond de son âme les religieuses inspirations dont elle s’efforce en vain de se défaire.

Robert est marié ; Elisabeth a quitté le lieu paisible où s’est écoulée son enfance, et la voilà installée dans la ville, plus animée et plus brillante, qui est le théâtre des triomphes de son mari. C’est une petite ville encore, mais une ville d’université. Des professeurs, des lettrés, des artistes, des journalistes, sans compter le peuple des étudians, voilà le monde au milieu duquel nous transporte le récit. N’oubliez pas que dans ces petites villes où l’université seule est tout, le travail des intelligences atteint souvent le paroxysme de la fièvre ; c’est le sujet même que l’auteur a voulu peindre. Dans les grands centres comme Berlin, quelle que soit l’ardeur des esprits et le mouvement de la vie philosophique, le professeur n’est pas enfermé dans la sphère périlleuse des abstractions qu’il évêque. Supposez l’homme le plus dévoué à la science, le bruit des choses publiques ira le chercher au fond de son cabinet. Il se mêlera au monde, il sera homme, il aura enfin maintes occasions d’entretenir en lui le sentiment de la réalité. Ici, au contraire, tout est séduction et danger pour l’esprit du penseur. Deux choses qui semblent se contredire, une solitude malsaine et une fiévreuse émulation, concourent à lui tendre des pièges. Il est solitaire, car le spectacle de la vie réelle ne lui est pas donné, et cependant, tout isolé qu’il est au milieu des fantômes de sa pensée, quel désir de dépasser un collègue, d’étonner la jeunesse par l’audace de ses vues, d’ajouter une nouvelle construction philosophique à toutes celles dont les ruines jonchent le sol ! L’auteur a très finement indiqué cet aspect de la vie universitaire en Allemagne. Robert Schartel est à la tête du mouvement, il enseigne l’athéisme des hégéliens, et nul n’en a développé la pratique avec un tel mélange d’audace révolutionnaire et d’ingénieuse élégance. Si ces désolantes doctrines peuvent se revêtir d’un lumineux éclat et séduire même des esprits d’élite, ce sera l’éloquence de Robert qui fera ce prodige. Il en est encore aux heures d’enthousiasme ; il est le hiérophante inspiré de cette religion qui met le ciel sur la terre et Dieu dans le cœur de l’homme. Les étudians l’applaudissent et le soutiennent contre le mauvais vouloir de ses ennemis ; autour de lui se réunit l’élite de l’université, professeurs, docteurs, étudians, et les journalistes, et les philosophes libres, et tous ceux qui veulent recueillir de la bouche du maître les vérités plus hardies dont la chaire publique aurait peur.

Il y a un tableau que nous ont souvent montré les peintres de la société parisienne. Des jeunes gens sont à table, et là, au milieu du choc des verres, mille propos audacieux et frivoles s’élancent, bondissent, se croisent, étincellent, plus pétillons que la mousse dans le cristal, plus vains et plus vite dissipés que le nuage capricieux du cigare. Qu’il y a loin pourtant des frivoles hardiesses de nos viveurs à l’audace de ces soupers philosophiques dont le romancier allemand nous trace la peinture ! C’est là que l’ivresse des idées amène des bacchanales inouies. On n’attaque pas la religion, on n’argumente pas contre Dieu ; il y a longtemps que les fantômes des pouvoirs usurpés se sont enfuis devant la raison. L’ancienne lutte est finie, et c’est maintenant le triomphe qui commence. Quel triomphe ! quels cris de joie ! Chez les esprits d’élite, c’est l’orgueil de sentir vivre en soi l’âme vivante du grand Tout, cette âme arrivée enfin à la conscience d’elle-même et délivrée de ses longues ténèbres ; chez les natures brutales, c’est un hymne à la matière, seul temple où l’âme divine se puisse manifester. Tous les grades de l’illustre confrérie du panthéisme sont représentés aux réunions de Robert. Celui-ci qui se nomme Siegwart est le matérialiste le plus effronté qui fut jamais. Je ne sais pourquoi ses amis l’ont baptisé du nom de Falstaff ; le compagnon du prince Henri n’est qu’un Panurge amoureux de la dive bouteille ; Siegwart est un forcené, et s’il aperçoit chez Robert quelque ascétique tableau des vieux peintres italiens ou allemands, quelque Christ de fra Angelico, du Pérugin ou de Wohlgemuth, il tombe en des convulsions de haine. Celui-là, Schwaeberlein, est un homme d’action, un esprit ardent, résolu, qui appelle avec impatience l’heure où la déification de l’espèce humaine sera un dogme admiré de tous et consacré dans la pratique de la vie. Ici, voyez le professeur Fischmann, un des grands prêtres de la religion de l’humanisme, un émule de Bruno Bauer et de Feuerbach ; il a perdu la chaire qu’il occupait dans une des universités de la Suisse pour je ne sais quelles incartades démagogiques, et il s’apprête à divorcer avec Mme Fischmann, parce que l’excellente femme est incapable de suivre son glorieux époux dans la querelle de la transcendance et de l’immanence. Le plus original de tous ces personnages est un certain Eberhard, musicien habile et enthousiaste, mais d’une singulière indifférence philosophique, indifférence tour à tour ironique ou bourrue qui réjouit fort ses amis chaque fois qu’elle ne les déconcerte pas. On l’a surnommé la substance, d’après la formule hégélienne. La substance, dans la Logique de Hegel, c’est Dieu sous sa forme première, c’est le Dieu indéterminé d’où sortiront, les innombrables manifestations de la vie, et qui ne se connaîtra lui-même qu’à la fin de cette longue évolution cosmogonique. Tel est le rôle d’Eberhard, — esprit indéterminé, puissance qui n’est pas encore en acte. Prenez garde : sous ce rôle et ce nom bizarrement pédantesques, Eberhard cache peut-être l’intention de pousser à leurs derniers excès les doctrines de ses amis. Cette indifférence lui est un moyen commode de conserver sa liberté et de distribuer à droite et à gauche des sarcasmes amers ou de sages avertissemens. Or, en attendant que la substance brise son enveloppe, Eberhard n’est pas le moins sinistre discoureur de la bande, et la pauvre Elisabeth éprouvera autant d’aversion pour lui que pour l’impur Falstaff ou le violent Schwaeberlein.

Elle est là en effet, la douce et charmante femme ! Au milieu de ce club d’athées, au milieu de ces conversations malsaines, elle passe et repasse, pure, noble, élégante, ne se doutant d’abord de rien et comme éblouie par l’amour qu’elle a voué à Robert. L’entretien cynique, la dissertation impie se taisent à son approche. Tout cela est indiqué avec beaucoup de force et de poésie. Vous le voyez, il ne s’agit encore que d’idées et de systèmes ; c’est un roman abstrait, c’est une peinture philosophique, et déjà nous sommes émus comme si le drame eût éclaté. Quand je vois Elisabeth toute dévouée à son amour, tout heureuse de l’existence nouvelle qui lui est faite, et que j’entends les amis de Hubert discuter avec lui l’éducation de sa compagne, je tremble, je souffre… L’oserai je dire ? elle me rappelle, cette calme et sereine apparition, elle me rappelle Clarisse Harlowe dans l’infâme maison où Lovelace l’a conduite.

Oui, c’est une question qui s’agite dans le club des hégéliens : Robert doit-il révéler à Elisabeth le secret de la vérité nouvelle ? Doit-il lui révéler qu’il n’y a pas de Dieu supérieur à l’homme, que Dieu est en nous, dans notre esprit, dans nos cœurs, dans nos passions, dans nos instincts, et non plus dans ce paradis étoile que rêvait le moyen âge ? Doit-il lui révéler que la science a détruit l’idée du paradis, comme l’hégélianisme a détruit l’idée d’un Dieu personnel ? Faut-il qu’il lui explique le Γνώτι σεαυόν des hégéliens : sache enfin que tu es Dieu ? Tel est l’avis de Schwacberlein et de Fischmann ; mais l’amour a enseigné à Robert une délicatesse de sentimens que ses amis ne lui connaissaient pas. Il lui répugne d’arracher si brusquement du cœur de la jeune femme les pieuses croyances qui l’ont nourrie. Il admet en principe qu’Elisabeth, un jour ou l’autre, devra être introduite dans le sanctuaire de l’humanisme, et que la science alors la délivrera de cette foi puérile à un Dieu personnel. Qu’on veuille bien seulement ne pas brusquer les choses ; un libre commentaire des enseignemens de l’église peut la mener tout doucement au cœur des vérités hégéliennes. C’est ainsi qu’on discute les destinées religieuses et morales d’EIisabeth. O chaste et confiante créature ! ton mari veut bien te défendre encore ; tu ne seras initiée que par degrés à la doctrine qui doit l’enlever ton Dieu ! — Tout cela est faux, dira le lecteur français ; dans quel monde vit-on jamais des scènes pareilles ? Dans quel monde un galant homme, un mari jeune et amoureux de sa femme a-t-il jamais permis les insolences d’une telle discussion ? Celui-ci ne les permet pas ; il les provoque et s’y complaît. Ne sont-ce pas là les inventions d’un cerveau malade ? Je réponds que nous sommes en Allemagne, et dans cette partie de l’Allemagne où tous les délires de l’esprit sont possibles. N’oubliez pas que Hubert et ses amis nous représentent une société à part, une société subtile, fantasque, extravagante, et aussi réelle cependant que le monde des avocats et des banquiers. On n’invente pas des scènes comme celle que je viens d’indiquer. L’Allemagne s’est reconnue dans ce tableau ; on m’assure même que ces personnages ne sont pas des types, mais des portraits fidèles. Je reviendrai tout à l’heure sur ce point. Ce qui est bien certain, c’est qu’il y a là une étude attentive de la réalité, une enquête scrupuleuse et pénétrante sur un des plus singuliers épisodes de l’histoire intellectuelle de ce temps-ci.

Robert a donc promis d’initier progressivement sa femme à la pratique du panthéisme. Un des premiers degrés de l’initiation, ce sera le culte de l’art. Qu’on se garde bien de croire que le culte de l’art soit tel une expression métaphorique ; il faut prendre ces mots à la lettre. Ce Dieu qui se manifeste dans le genre humain, au dire des apôtres de l’hégélianisme, y est trop souvent obscurci, lui attendant que les progrès de l’avenir le mettent en pleine lumière, admirons les chefs-d’œuvre où resplendit la face de l’homme ; c’est là que s’accomplit le vrai miracle de la transfiguration, dont l’épisode du Thabor n’est qu’un magnifique symbole ; c’est là que nous jouissons de nous-mêmes et de notre divinité. Ces théories des brillans fantaisistes de l’athéisme ont joué récemment un grand rôle dans la philosophie allemande. Il y a toute une école de critiques littéraires qui les développe encore avec enthousiasme, et l’auteur fait preuve d’une rare finesse en nous montrant à l’œuvre cette religion de la poésie. Les athées n’osent pas toujours se démasquer ; l’interprétation des monumens de l’art est un moyen commode d’insinuer peu à peu leurs idées et d’accoutumer l’esprit de l’homme aux destinées qu’on lui prépare.

Ainsi fera Robert avec Elisabeth. Elle aime passionnément les arts ; elle a le goût le plus vif pour les merveilles de la poésie, pour les enchantemens de la musique, pour la statuaire antique et les tableaux du XVIe siècle. Laissez Robert lui expliquer le sens de ces chefs-d’œuvre, et bientôt Homère, Sophocle, Raphaël, Shakspeare, Mozart, vont, devenir, par une métamorphose inattendue, les précurseurs du panthéisme hégélien. N’est-ce pas là une vive et ressemblante image de cette philosophie qui s’empare insolemment de tout le passé, et n’y voit qu’une préparation de sa propre gloire ? Mais l’auteur ne s’en tiendra pas là. Quelle que soit la vérité des peintures, cette histoire nous lasserait bientôt, si elle n’était qu’une série de dissertations abstraites. L’action commence enfin. Voyez autour de Robert et d’Elisabeth tous les beaux esprits et tous les artistes de l’école. À côté des docteurs athées que nous signalions tout à l’heure, Robert a rassemblé les virtuoses du panthéisme, peintres, musiciens, chanteurs, et il trône comme un chef d’orchestre au milieu de la bande inspirée. C’est lui qui tient l’archet, c’est lui qui déchiffre les partitions. Je ne parle pas par figures ; nos philosophes ont organisé un théâtre, et, pour mettre leurs idées en pratique, ils veulent entrer de plain-pied dans ce monde de l’imagination et de l’idéal où ils croient apercevoir plus distinctement la divinité de la race humaine. Drame, tragédie, opéra, tableaux mythologiques empruntés à Homère, scènes de Sophocle et de Shakspeare, on jouera tout. Ce ne sont pas, comme les Flaminio et les Adriani de George Sand, des fats enivrés de bravos ; ce ne sont pas, comme les personnages du Château des Desertes, des artistes amoureux de leur art, qui l’étudient à leur manière, qui le pratiquent librement, au hasard, à l’aventure, se fiant pour toute science à la capricieuse muse de l’inspiration, et pleins de mépris pour les principes et les règles. Que ces inventions semblent timides ou plutôt raisonnables auprès du tableau de nos hégéliens ! Ici l’art est une religion, l’art est un rite sacré, et ces acteurs qui représentent Hémon ou Antigone, Roméo ou Juliette, ce sont des croyans qui pratiquent leur foi, ce sont des dieux qui se contemplent eux-mêmes !

Vous nommerai-je les acteurs de la troupe de Robert ? Il y a là une brillante chanteuse applaudie sur les théâtres de Vienne et de Berlin et mariée depuis peu à un théologien célèbre, — à l’un de ces théologiens novateurs qui ont résumé intrépidement le long travail de l’exégèse allemande et substitué le Christ hégélien au Christ des traditions saintes. Il y a une certaine Madeleine, nièce du vieux magistrat qui préside le sénat de l’université, femme d’esprit, caractère audacieux, la Corinne du panthéisme, belle, ardente, inspirée, déclamatoire, ce qui ne l’empêche pas d’être rompue à tous les manèges de l’intrigue. Il y a surtout un jeune peintre qui se fait appeler Bertram, mais qui se cache évidemment sous un nom supposé ; tout annonce en lui l’héritier d’une race aristocratique. On saura plus tard que Bertram est un riche baron des environs de Munich, un spirituel et brillant gentilhomme à qui la nature a prodigué les dons les plus charmans de l’esprit. Elisabeth, elle aussi, est une des actrices de la troupe. Quelle que soit l’antipathie de la jeune femme pour Madeleine et la fastueuse cantatrice, son mari l’oblige à jouer son rôle dans l’Antigone de Sophocle, dans le Don Juan de Mozart, dans le Roméo et Juliette de Shakspeare. N’est-ce pas pour lui une occasion de développer dans l’intelligence d’Elisabeth les germes d’une religion plus haute ? N’espère-t-il pas l’accoutumer ainsi à avoir plus de confiance en elle-même, à soupçonner peu à peu ce qu’il y a de divin dans la nature humaine, à aimer et à respecter ses passions ? Un autre motif le pousse aussi : sa vanité est flattée des succès d’Elisabeth. Belle, charmante, empruntant à son émotion, à sa timidité, à ses répugnances même, une grâce incomparable, Elisabeth est bien supérieure, non par l’intelligence, mais par le cœur, à ces altières rivales qui dédaignaient ses débuts. Anna, — c’est la chanteuse, — possède une maestria éclatante, Madeleine est admirable dans certaines situations passionnées ; Elisabeth est toujours belle, ce qu’elle exprime est toujours vrai, et elle produit par cette vérité si bien sentie une irrésistible impression. C’est pour elle que sont tous les suffrages, pour elle les bravos et les couronnes. Émerveillé des succès de sa femme, Robert appelle avec impatience les résultats de ses leçons philosophiques. Le mystère de cette âme pieuse le lasse et l’ennuie ; la douceur chrétienne d’Elisabeth, sa fidélité obstinée à l’esprit des livres saints, le jettent en de subites fureurs. Le René de Chateaubriand invoquait les tempêtes qui devaient mettre un terme à l’inaction de son âme. Robert s’écrierait volontiers aussi : « Levez-vous, orages désirés ! Éclatez, émotions souveraines ! mûrissez le cœur de l’enfant, fortifiez son âme et brisez les derniers liens qui l’attachent à ses puériles croyances ! »

Le fanatisme d’un système peut très bien se concilier avec les prétentions et la vanité de l’homme du monde. Si Robert veut émanciper le cœur d’Elisabeth et donner l’essor à ses passions, l’idée de son imprudence ne l’arrête pas ; il a trop d’orgueil pour être défiant. Non, certes, la jeune femme ne profitera pas de ses leçons contre lui ; cette pensée n’effleure même pas l’âme du docteur. Elisabeth peut-elle aimer un autre homme que Robert ? N’est-ce pas Robert qui est son maître et son dieu ? Vainement Eberhard, avec sa franchise hardie cachée sous l’insouciance du fou, lui jette-t-il en riant les avertissemens les plus expressifs ; Robert est infatué, Robert ne voit rien et ne comprend rien. Les choses sont pourtant assez claires. Parmi les virtuoses de la troupe philosophique, le plus brillant est le jeune peintre dont je parlais tout à l’heure. Il est beau, spirituel, enthousiaste, et il a un merveilleux sentiment des arts. Robert, qui l’avait rencontré a Rome, a été tout heureux de le retrouver en Allemagne et de l’enrôler dans sa bande, C’est lui-même qui a présenté Bertram à Elisabeth, et Bertram, frappé de la ressemblance de la jeune femme avec une madone du Pérugin qui était l’objet de son culte, a été tout d’abord ébloui par cette apparition charmante. Cette ardeur ne déplaît pas à Hubert ; il aime Bertram comme son disciple, il le façonne à ses idées, il lui enseigne la philosophie nouvelle, il lui explique le secret de ses naïves émotions. Bertram ne faisait que passer en touriste ; Robert n’a pas de peine à le retenir, et le brillant peintre devient le héros des soirées dramatiques du philosophe. Il est tour à tour Hémon dans l’Antigone de Sophocle, Roméo dans le drame de Shakspeare, Ottavio dans le Don Juan de Mozart. Quel feu ! quelle grâce ! quelle noblesse ! Les femmes se disputent l’honneur de jouer avec lui Antigone, ou Juliette, ou Anna. La belle cantatrice mariée au théologien panthéiste oublie bien vite son docte mari pour l’élégant virtuose. Madeleine elle-même, tout occupée qu’elle est de pousser le professeur Fischmann au divorce pour se faire épouser par lui, Madeleine semble n’ambitionner que les suffrages de Bertram. Au milieu de toutes ces intrigues qui amènent tour à tour d’ingénieux et dramatiques épisodes, l’amour de Bertram pour Elisabeth va grandissant toujours.

Que devient cependant Elisabeth ? Hélas ! les leçons de Robert ont déjà porté de tristes fruits. Obligée de défendre sans cesse ses croyances contre les argumens du philosophe, Elisabeth a senti diminuer d’heure en heure cette confiance mêlée d’admiration et d’amour que Robert lui inspirait jadis. Le temps est loin où elle exprimait si chaleureusement dans son journal à Léonore la plénitude de son bonheur ! Elle était forte, disait-elle ; elle s’avançait avec sûreté dans la vie ; elle se sentait soutenue par un cœur dévoué et par une intelligence d’élite. Tout cela s’est évanoui pour toujours. Le rude pasteur avait-il donc raison de proscrire si brutalement l’amour de la poésie ? Non, Bertram est passionné pour les arts, et jamais Bertram n’a offensé les croyances d’Elisabeth. Bertram pense comme elle, Bertram partage ses goûts poétiques et ses espérances religieuses : les douces paroles de Bertram sont pour elle une consolation dont elle ne saurait se passer ; mais quel péril en même temps ! Elisabeth ne l’ignore pas. Si elle avait adopté les principes de son mari, elle n’appartiendrait plus à Robert. Ces croyances chrétiennes auxquelles le philosophe fait une guerre de tous les instans, ce sont elles qui le protègent encore et défendent l’honneur de son foyer. Que sera-ce donc si Robert s’efforce de détruire les derniers scrupules de sa femme ? La scène est à la fois comique et douloureuse. Robert, préoccupé toujours de son système d’éducation philosophique à l’usage d’Elisabeth, entreprend de lire avec elle Tristan et Yseult de Gottfried de Strasbourg. Les poèmes chevaleresques de ce moyen âge où tant d’historiens ne veulent voir que des extases mystiques sont de merveilleux philtres d’amour. Vous vous rappelez le tableau de Dante, la scène de Françoise de Rimini et de son beau-frère Paul, et cette lecture de Lancelot du Lac, cette lecture per diletto qui maintes fois fit leurs yeux se chercher et leur visage changer de couleur[2].

Per più fiate gli occhi et sospinse
Quella letura, e scolorocci ’l viso.

Les peintures de Tristan et Yseult ne sont pas moins enivrantes que celles de Lancelot du lac, et ici, — voyez ce qui rend la situation si douloureuse et si comique ! — tel le rôle de Tristan est expliqué, commenté, justifié philosophiquement par celui qui dans la Divine Comédie arrive tout à coup l’épée au poing, et perce le cœur des deux amans. Tristan est le héros de Robert ; Tristan, selon le docteur hégélien, a sur l’épouse du roi Marc le droit que donne l’amour partagé ; c’est le roi qui est le vrai coupable. Assurément, dit-il, le roi n’a pas tout à fait tort d’être jaloux et altéré de vengeance. Il obéit à ses idées, il veille à sa manière sur l’honneur de sa race. Et c’est précisément là ce qui rend la situation si tragique : il a raison à son point de vue ; mais Yseult aussi est dans son droit, et ni l’un ni l’autre ne peuvent agir autrement qu’ils ne font.


« Elisabeth sentait son cœur battre avec violence, mais Robert était dans un accès de fièvre philosophique ; il venait d’attaquer sa note favorite, et il poursuivit de plus belle, oubliant tous les parallèles possibles.

« — Il est clair que ces deux êtres avaient été créés l’un pour l’autre. Ils brillaient d’une lumière éclatante au milieu de tous ceux qui les entouraient. C’est Tristan qui était le véritable roi ; son bras était le soutien du royaume, il avait conquis l’amour d’Yseult, elle lui appartenait par la volonté de Dieu et selon l’ordre du droit. Mais que Tristan fût forcé de se barrer à lui-même le chemin qui devait le conduire à la possession du trône et à la possession d’Yseult, oui, qu’il fût forcé d’agir ainsi pour déjouer la jalousie des courtisans et du souverain, cette tragique péripétie vient du désordre social qui place si souvent un être nul, absurde, méchant même, au faite de la puissance, tandis que l’esprit sublime reste en bas, sans droit, sans pouvoir, condamné à gémir, à se tourmenter toute sa vie, et forcé de lutter contre l’indigne dépositaire de l’autorité, lequel, appuyé sur des serviteurs aussi vulgaires que lui-même, poursuit ce rival moralement si supérieur à eux tous, et l’écraserait avec joie dans la poussière.

« — Mais, Robert, dit Elisabeth, si c’est là une vérité terrible, c’est une vérité cependant, et qui subsistera toujours.

« — Oui, elle subsistera, cette vérité odieuse, jusqu’à ce que le règne de Dieu soit établi sur la terre, jusqu’à ce que le jour de la liberté ait lui ; alors celui-là seulement sera le maître qui aura mérité d’être le maître.

« — Et tu crois que ce jour-là viendra" ?

« — Oui, il viendra, au moins dans le domaine de la pensée ; alors le prolétaire idéal, aujourd’hui sans droit et sans possession, l’homme d’esprit, l’homme de cœur, Tristan, pour tout dire, Tristan ne sera plus au dernier rang, mais au premier. Il jouira de son droit, il possédera le royaume et la femme qui lui appartiennent, et la paix sera établie.

« — La paix ! dit Elisabeth, et son regard vague et rêveur attestait le trouble de son Ame. La paix !… N’y aurait-il donc plus de droits opposés, plus de prétentions rivales sur un même terrain ?

« — Oh ! certes il y en aura encore, dit Robert en souriant, et la paix absolue dont je parlais tout à l’heure n’appartient qu’au domaine de la transcendance, au domaine purement idéal où notre esprit aperçoit la fin de toutes les oppositions et l’harmonie de tous les contraires. Dans ce monde où nous sommes, il y aura toujours des contrastes, toujours des luttes, et pourquoi s’en plaindre ? C’est précisément là ce qui fait le prix de la destinée humaine. Sans ces luttes, il n’y aurait pas de poésie, et la vie même n’existerait pas.

« — Ainsi l’amour de Tristan et d’Yseult reste bon, et juste, et légitime, jusqu’au dernier instant" ? demanda Elisabeth, le regard toujours plongé dans une vague rêverie.

« — Oui, sans doute, considéré en lui-même, cet amour est juste et légitime, bien que les circonstances extérieures en fassent un amour coupable. Pour qui était créée Yseult, si ce n’est pour Tristan ? et pour qui Tristan, si ce n’est pour Yseult ? Ce qu’il y a de beau dans le poème de Gottfried, c’est que cet amour s’empare d’eux si complètement qu’il devienne leur unique pensée, qu’ils n’aient là-dessus aucun doute, aucun scrupule, qu’ils obéissent enfin avec cette incomparable naïveté à la toute-puissance du sentiment qui les domine. Assurément ils ne peuvent agir de la sorte sans commettre une faute, mais la faute est dans les circonstances encore plus qu’en eux-mêmes. Si l’on veut leur faire un reproche, qu’on fasse donc reproche à Dieu, qui avait organisé leurs natures et disposé leur vie de telle manière qu’ils devaient nécessairement faillir. Concluons donc, c’est notre seule ressource, que le péché est dans les desseins éternels de Dieu. Les bornes que Dieu assigne maintenant aux droits et aux forces opposées amènent les conflits de ces forces, et de ces conflits naît la vérité idéale, qui est l’identité des contraires. La passion des deux amans était noble et pure ; nobles et pures aussi sont les lois du mariage : comment réconcilier ces deux vérités ? Au sein d’une vérité plus haute qui se formule ainsi : il n’y a de vrai mariage que dans l’union de deux êtres qui s’aiment et qui lurent créés l’un pour l’autre.

« Elisabeth n’avait rien à répondre à cela, Elle restait là, perdue dans ses réflexions. — « N’es-tu pas de mon avis ? lui dit Robert. — Oui, oui, cela est ainsi, dit-elle impétueusement ; oui, cela est vrai, et cependant n’auraient-ils pu résister à leur amour ?

« — S’ils eussent résisté, répondit Robert en riant, nous n’aurions pas Tristan et Yseult, le beau poème de Gottfried nous manquerait tout entier, Eh bien ! il en est de même dans toutes les choses de ce monde. S’il n’y avait ni conflits, ni péripéties, ni péchés, il n’y aurait pas de poésie non plus, pas de monumens de l’art pour satisfaire notre sentiment esthétique. Et la vie aussi, quoique les lois qui la gouvernent différent très souvent de celles de l’art, c’est par la faute, par le péché, par la chute qu’elle devient tout ce qu’elle doit être, qu’elle devient une, vie d’un ordre plus élevé, une vie supérieure. L’âme troublée par le péché, purifiée par la souffrance, transfigurée enfin par sa réconciliation avec elle-même, n’est-elle pas placée, infiniment plus haut que celle, qui n’a pas traversé toutes ces phases ? C’est là, dans la vie comme dans l’art, ce qui doit nous réconcilier avec le péché, puisque le péché est inévitable d’après les lois intérieures et organiques du monde. »

« Elisabeth regarda son mari ; elle avait quelque chose d’égaré et comme un éclat humide dans les yeux. Robert l’attira vers lui et la baisa au front. Etourdie par le bruit toujours plus sonore de cette philosophie ; Elisabeth ne voyait, ne sentait plus le doigt levé et menaçant de Dieu. »

Ainsi c’est Robert lui-même qui détruit les scrupules et apaise les troubles d’Elisabeth. On voit quel chemin il a fait depuis le jour où il refusait de lui enseigner brusquement les derniers résultats de la science nouvelle. Il a beau parler encore de Dieu, on comprend de quel Dieu il s’agit, et vraiment ce n’est plus là qu’une précaution de style. À travers les voiles de cette argumentation, à travers les subtilités du langage et de la forme, la pensée est suffisamment claire. C’est la morale de la jeune école hégélienne dans toute son effronterie, c’est-à-dire la déification de tous nos instincts et la glorification du péché. L’initiation a commencé ; Elisabeth est attirée et repoussée tout ensemble. Tantôt elle prête l’oreille aux conseils de sa passion, tantôt elle s’attache à l’Évangile avec le désespoir du naufragé, et le journal qu’elle trace pour son amie est tout rempli de ses incertitudes et de ses angoisses. Toute cette partie du roman est une étude psychologique traitée avec une rare finesse. Que de combats ! que de victoires intérieures suivies d’un profond abattement ! Elle se relève pourtant, elle puise dans la noblesse naturelle de son cœur la force que sa foi religieuse ne lui donne plus ; mais l’orgueilleux Robert est toujours là, rallumant le feu criminel qu’elle vient d’éteindre, et semblant se faire un plaisir de suspendre l’infortunée sur le penchant de l’abîme. On dirait une perversité vulgaire ; c’est simplement affaire de pédantisme.

J’ai signalé ce qu’il y avait à la fois de douloureux et de burlesque dans la situation du commentateur de Tristan et Yseult ; l’auteur s’en aperçoit et se met à bafouer son héros. « C’était, dit-il spirituellement, c’était le destin de notre Robert qu’il donnait toujours le ton pendant que les autres jouaient la musique, et nous serions presque tenté de l’appeler le maître de chapelle sans le savoir. » Que vous dirai-je enfin ? Les choses en viennent à ce point, que Bertram, enivré de son amour, enivré aussi des leçons du philosophe, va les retourner contre lui avec nue logique effrontée. Un jour il a vu couler les pleurs d’Elisabeth, à la suite d’une discussion passionnée entre elle et Robert. C’est à Robert qu’il s’adresse, c’est à lui qu’il demande compte du trouble de la jeune femme. La scène, ce me semble, est originale.

« — Dis-moi ce qui fait pleurer cette Femme, s’écria soudain Bertram avec une fureur qu’il ne contenait qu’à peine.

« — C’est un point sur lequel je n’aurais pas de comptes à te rendre, répondit Robert avec hauteur, si je n’avais un avertissement à le donner à ce sujet.

« — Tu n’aurais pas de comptes à me rendre au sujet des pleurs d’Elisabeth ! s’écria Bertram, saisissant avec fougue la première partie de sa réponse et ne faisant pas attention aux derniers mots. En vérité, le crois-tu bien ?

« — Elisabeth est ma femme, et un léger différend qui fait couler quelques larmes des yeux d’une femme ne donne pas le droit à un tiers d’intervenir entre les deux époux.

« — Ne donne pas de droit à un tiers ! un léger différend ! quelques larmes des yeux d’une femme ! » Le peintre répétait ces mots comme s’il n’avait pu en pénétrer le sens. » Ah ! sais-tu bien ce que pèsent les larmes d’Elisabeth ? Elles pèsent plus qu’un monde,… plus que ta propre vie, ajouta-t-il à voix basse. » Et en disant cela, il prenait le philosophe au collet et lui serrait violemment la gorge.

« — Lâche-moi ! » cria Robert. Et se débattant avec Bertram, il échappa à son étreinte. — Tu es une nature violente, ajoute-t-il, il y a longtemps qu’un le sait.

« — Oui, rien de plus logique ! répliqua Bertram avec un sauvage éclat de rire. Je dois te sembler violent, à toi qui ne saurais t’élever à l’amour véritable.

« — L’amour que je ne connais pas, c’est l’amour aveugle ; le mien est clairvoyant.

« — c’est pour cela qu’il ne voit que lui-même et son intérêt propre. Dis-moi, philosophe, de quelle école ou de quelle époque tiens-tu le droit d’arracher à cette créature charmante des larmes dont personne ne doit se soucier ? Est-ce du temps de l’esclavage antique ou du monde féodal ?

« — Cette créature charmante est ma femme, et, comme telle, elle a ses droits et ses devoirs.

« — Parfait ! parfait ! répliqua Bertram amèrement. Et pourquoi est-elle ta femme ? Parce que le personnage que voilà a comparu avec elle devant un autel, et que là, en présence, d’un Dieu qui n’est nulle part, ou bien en invoquant ces puissances morales que l’on peut tourner et retourner comme l’on veut, il lui a fait prêter serment de fidélité ! C’est pour cela qu’elle a le droit de le servir et le devoir de se laisser tyranniser par lui !

« — Tu te trompes, dit Robert, — il était pâle, mais froid et hautain, — tu te trompes ; j’ai conclu cette alliance avec une foi profonde dans la beauté et la nécessité de l’institution du mariage, je l’ai conclue avec le plus tendre amour pour mon Elisabeth, et pleinement convaincu aussi de l’amour qu’elle me porte. C’est dans ces sentimens que je lui ai juré fidélité et que je veux tenir mon serment. Elle est ma femme, et aussi longtemps qu’elle le sera, j’ai le droit de jeter à la porte quiconque s’ingère sans mission dans les affaires de mon ménage.

« — Oui, certes, les larmes d’Elisabeth témoignent assez clairement de ton amour pour elle et du bonheur que tu lui donnes ! répliqua impétueusement Bertram. Dès qu’il y a contrainte, où est l’amour ? Dès qu’on exige et qu’on ordonne, où est la liberté ? Et s’il n’y a plus ni liberté ni amour, si la sympathie est détruite, le mariage n’est plus qu’une immoralité ; c’est dans cette phrase-là que tu es entré, ce me semble.

« Robert était ébranlé. N’y avait-il pas quelque chose de vrai dans les accusations de son rival ? n’avait-il pas souvent proclamé lui-même que le mariage, avec ses droits et ses devoirs, n’était pas un lien absolument impérieux, que le libre accord des âmes lui donnait seul sa consécration, et que cet accord une fois rompu, la contrainte une fois substituée à la sympathie réciproque, le mariage continué était une violation des lois morales ? C’était là sa propre théorie. Et de plus n’était-il pas incertain en ce moment même des sentimens de sa femme à son égard ? Savait-il si ses droits d’époux reposaient encore sur une base vraie, ou seulement sur une formalité extérieure et par conséquent tyrannique ? Son adversaire ne lui avait-il pas enlevé déjà le cœur d’Elisabeth ? Ces doutes venaient de traverser son âme comme un coup de foudre, et il resta là un instant si abattu, si altéré, que Bertram le mesurait déjà d’un regard triomphant. Enfin, d’une voix profondément émue et les lèvres tremblantes : « Bertram, dit-il, J’aime ma Femme du fond de mon cœur ; elle m’est chère… oh ! plus chère que tu ne penses, » ajouta-t-il en élevant la voix, comme pour répondre au sourire ironique de Bertram.

« — Qu’importe ? s’écria le jeune homme ; c’est l’amour de la femme qui fait le droit de celui qui l’aime. Nous voici donc sur le même terrain. Tu n’as pas de droits, je n’ai pas de droits non plus, sans l’amour d’Elisabeth. Du côté où sera son amour, de ce côté-là sera le droit. Viens, allons trouver Elisabeth ; c’est elle qui décidera entre nous. »

« … Le philosophe se leva, il voulait gagner la porte et se précipiter dans la chambre de sa femme ; mais le peintre, plus agile que lui, lui barra le chemin : « Tu ne verras plus Elisabeth, si ce n’est en ma présence. Veux-tu que ce soit tout de suite ? Allons. » Robert revint sur ses pas le désespoir dans le cœur ; il n’acceptait pas ce défi, il s’avouait, en frémissant de colère, que son rival pourrait bien remporter la victoire. Ce qu’il y avait de plus cruel, c’est qu’il était forcé de reconnaître la loyauté de Bertram ; il ne pouvait voir en lui un misérable, un ténébreux suborneur ; il savait fort bien que Bertram n’avait pas eu de secrètes intrigues avec Elisabeth. — Oui, cependant, oui, tu es un misérable ! s’écria-t-il en continuant sa pensée, oui, un misérable ! tu as marché vers ton but en suivant un plan tracé d’avance, tu avais résolu et combiné ma perte, la perte d’un homme qui ne se défiait de rien.

« — Ah ! ah ! ah ! la perte d’un homme qui ne se défiait de rien ! s’écria le peintre éclatant de rire ; voyez l’innocent et naïf personnage ! il oublie qu’il m’a enseigné, le verre en main, la vérité de ce principe, que tout est indifférent ici-bas.

« — Excepté la fidélité, répliqua Robert, le cœur serré d’angoisses.

« — Oui, je l’espère bien. Quand Elisabeth sera ma femme, j’ai l’intention de lui être fidèle… »

« Altéré par tant d’audace, épouvanté de cette obstination indomptable, le philosophe sentait presque ses forces l’abandonner. Les yeux fixés à terre, il lui semblait que le sol tremblait et s’enfonçait sous ses pas. Enfin, se remettant de son trouble et se levant subitement : « Mon droit est plus ancien que le tien, cria-t-il d’une voix brusque, et je suis sûr qu’Elisabeth n’a pas encore rejeté la foi de son cœur. Je suis le maître chez moi ; allons, qu’on sorte d’ici. »

«… Ils se prirent au collet. Le peintre, en boxeur habile, fit tourner le philosophe comme une balle, puis il le jeta sur le coin du canapé. Robert avait le vertige ; il tomba là, à moitié évanoui, et ne sachant où il était. Alors le peintre s’assit sur un tabouret placé devant le canapé, et posa doucement la tête sur la poitrine de son ancien ami, le visage tourné vers son visage. « Robert ! lui disait-il d’une voix caressante, ah ! Robert, sommes-nous assez insensés de nous haïr ainsi, nous qui nous aimons tant ! » Le philosophe rouvrit les yeux, et oubliant la critique situation du moment pour se plonger dans ses pensées, il se mit à caresser les boucles de cheveux sur le front du jeune homme. D’étranges émotions agitaient son cœur. Ce mélange de violences soudaines et de gracieuses défaillances, d’énergie sauvage et de douceur virginale qui formait le caractère particulier de Bertram, avait toujours exercé une singulière fascination sur le sentiment esthétique de Robert… »

Cette lutte philosophique dont une femme est l’enjeu, cette revendication adressée au mari par l’amant, ces cris, ces fureurs, cette scène de pugilat enfin terminée par des tendresses inattendues et par la fascination du sentiment esthétique chez Robert, c’est là, on peut le dire, le point culminant de cette étrange histoire. On a vu quel mélange douloureux et comique dans le rôle de ce philosophe hégélien qui fait sur une épouse aimée de si singulières expériences, désormais ce sont les violences grotesques qui vont prendre le dessus. Il y a encore de belles scènes assurément, lorsqu’Elisabeth, attirée dans un piège par Bertram, résiste à la passion insensée du jeune gentilhomme et triomphe elle-même de son amour, lorsqu’elle s’efforce de ranimer sa foi, de recommencer une nouvelle vie, de reprendre goût aux choses qu’elle aimait, de relever de ses mains l’édifice détruit de son amour légitime et de son tranquille bonheur. Toutes ces peintures sont excellentes ; mais que dire de Robert et de son incurable manie ? Ce n’est plus le brillant esthéticien qui substituait l’art à la morale et se faisait illusion à lui-même par ses prétentieuses subtilités. Il est fou, et, dépouillée peu à peu de son prestige, sa folie devient plate et vulgaire. À peine délivré des craintes que lui inspirait l’exaltation amoureuse de Bertram, il est tenté de trouver sa femme trop pieuse, trop résignée ; il regrette ces luttes morales qui mettaient en jeu toutes les puissances de l’âme, il regrette ces représentations de Don Juan et de Roméo où tant de passions s’agitaient sous le voile de la poésie ; il regrette ces émotions, ces tourmens, ces périls ; il regrette, non pas la chute peut-être, mais tout ce qui précède la chute. Décidément le fanatisme de l’art a étouffé le sentiment moral au fond de cette âme, et il est temps que Robert subisse sa peine. Sa peine, ce sera de quitter le théâtre de ses succès philosophiques et de ses fantaisies d’artiste. Il vient de scandaliser l’université par un discours d’ouverture où l’athéisme de l’extrême gauche hégélienne étalait ses hideuses violences. Le sénat de l’université se rassemble, le professeur athée est suspendu, et Robert, qui a déjà dépensé en caprices philosophiques la meilleure part du patrimoine de sa femme, est obligé d’accepter pour vivre un très modeste emploi dans le gymnase d’une petite ville.

Adieu à la brillante cité universitaire ! Nous voici dans une de ces villes où les passions démagogiques ne se déguisent pas sous de séduisantes formules. Accueilli comme une victime des tyrans, Robert deviendra bon gré mal gré le chef de je ne sais quelle milice grossière et ténébreuse. Toute cette fin du roman est une effrayante peinture. Il y a là des coquins de toute espèce, depuis l’avocat hautain, cupide, débauché, tartufe de démocratie, jusqu’à ce théologien de cabaret qui injurie le Christ en vidant sa bouteille, là les propos ne sont rien encore : quelles mœurs ! quels dévergondages ! Çà et là même, quels crimes cachés dans l’ombre ! l’auteur tombe ici dans des exagérations fâcheuses ; entraîné par le besoin du contraste, il charbonne au lieu de peindre, et ne s’aperçoit pas qu’il substitue des scènes de mélodrame à l’étude des passions.

Au milieu de ces tableaux grotesques ou horribles, la figure d’Elisabeth, il faut le reconnaître, est presque toujours traitée par l’auteur avec une délicatesse exquise, avec une compassion profonde, car l’heure du châtiment a sonné, et les catastrophes se précipitent. L’abîme s’est creusé de plus en plus entre l’athée et sa victime. Pour ranimer sa foi éteinte, Elisabeth a recours aux devoirs de la charité pratique. Elle visite les malades des hôpitaux, elle s’impose des privations pénibles, et va distribuer ses aumônes dans la masure du pauvre. Cette fraternité que son mari prêche avec tant de fracas dans la fumée des clubs et des tavernes, c’est elle qui sait l’exercer dans l’ombre ! Ah !! malheur à Élisabeth si Robert découvre son secret ! Quoi ! cette femme dont il avait déjà si bien transformé les croyances, c’est une sœur de charité, une sœur des pauvres, une des diaconesses de M. Wichern ! Les railleries de ses amis du club le pousseront à des fureurs bouffonnes, et il menacera Élisabeth d’une éternelle séparation. La pauvre femme est-elle assez forte pour supporter la pensée du divorce ? Ce Robert, si dégradé qu’il soit, est encore le dernier appui qui lui reste contre les entraînemens de sa propre passion. Déjà folle de douleur et d’épouvante, elle s’humilie devant Robert et promet de lui sacrifier tout ; oui, tout, sa vie nouvelle, ses œuvres de charité, ses efforts, ses dernières croyances, sa foi au Dieu personnel et vivant, qui n’est pas seulement le Dieu de l’Évangile, mais le Dieu de la conscience humaine dans tous les siècles, elle rejette tout avec une fureur insensée ! Robert a dit vrai : il n’y a pas de Dieu au-dessus de l’homme. Ainsi elle s’exalte, ainsi elle s’étourdit elle-même et répète, presque sans les comprendre, les formules du docteur hégélien. Hélas ! la punition sera terrible ; Élisabeth était folle de crainte, la vraie folie s’abattra bientôt sur ce beau front et le meurtrira de ses sanglantes épines. Un jour, en conduisant l’enfant à la promenade, la servante tombe tout à coup au milieu d’une émeute ; on se bat, les pierres volent, l’enfant d’Élisabeth en reçoit une à la tête. Avec quelle tendresse éplorée la pauvre mère passe les jours et les nuits auprès du pauvre petit blessé ! Une nuit qu’elle l’avait couché auprès d’elle, elle l’étouffé pendant son sommeil. Ebranlée par tant de coups, sa raison succombe. Il semble alors que Robert soit ému, et que tout ce qu’il y avait de meilleur en lui se réveille miraculeusement. Il se rappelle cette belle jeune fille qu’il a tant aimée, il songe à ce qu’elle est devenue entre ses mains, il s’attache à elle, il veut lui rendre sa sérénité d’autrefois, il lui parle de Dieu ; mais quel peut être dans sa bouche l’effet d’un tel langage ? Comme ce personnage de la ballade de Goethe qui a déchaîné les agens démoniaques et qui ne sait plus les conjurer, il est accablé sous le sentiment de son impuissance. Dieu, pour la pauvre malade, savez-vous où il est ? C’est Robert, tel est le délire qui la possède, et ce Dieu, elle en a peur, elle l’implore avec épouvante, elle le supplie d’avoir pitié de sa faiblesse et de lui rendre son enfant. C’est là une des scènes les plus fortes de cette navrante peinture. Qu’ajouter après cela ? Dégoûté d’une cure impossible, Robert retourne à sa propagande, et l’auteur accumule encore ici les scènes burlesques, les satires charivariques, jusqu’à l’heure où la pauvre folle, après avoir donné du poison à son mari pour s’assurer s’il est véritablement Dieu, est comme guérie ou réveillée par le sentiment de son crime. Alors elle a horreur d’elle-même, elle s’enfuit au hasard à travers les faubourgs, et là elle est recueillie par de pauvres gens qu’elle a secourus autrefois dans leur détresse. Qui donne aux pauvres prête à Dieu ; Dieu va acquitter la dette, et le pasteur du voisinage, un homme simple, dévoué, fervent, assisté de Bertram repenti et du fidèle Eberhard, ranimera la vie morale dans l’âme si cruellement éprouvée. Quant à la vie du corps, trop de souffrances ont épuisé ses forces. À peine réconciliée avec elle-même, à peine rendue à sa sérénité première, la belle âme s’est envolée vers Dieu.


« Les rayons du soleil couchant illuminaient la chambre. On entendait au dehors de sauvages refrains démagogiques ; ici, des amis désolés entouraient ce corps immobile, enviant tout bas le sort de l’âme qui venait de trouver la juste voie. Eberhard, les yeux pleins de larmes, tenait la main gauche de la morte ; le baron avait saisi sa main droite et la couvrait de ses sanglots. Il pensait à cette scène de minuit, alors qu’Elisabeth, attirée dans son piège, gisait aussi, comme il la voyait là, évanouie, à demi morte ; il remerciait Dieu de l’avoir sauvée alors, de ne pas avoir laissé peser sur lui une responsabilité si terrible. Il renouvelait aussi son vœu d’une vie nouvelle, afin d’être digne un jour de ces régions célestes où elle venait d’entrer.

« La dépouille mortelle d’Elisabeth avait conservé une beauté merveilleuse qui semblait d’heure en heure resplendir davantage ; aussi le baron, qui partageait la répugnance de Goethe contre l’usage d’ensevelir les corps sous la terre, S’opposait-il de toutes ses forces à ce que l’on creusât la fosse. Le pasteur dut intervenir pour combattre cette erreur et rectifier encore une fois les sentimens du jeune artiste. L’enterrement eut lieu ; avec quel recueillement, avec quel silence solennel on confia au sein de la terre, comme un germe périssable, ce qui doit en sortir un jour et s’épanouir à une vie immortelle !

« Le baron planta un rosier et un lys sur le sol de la fosse, Eberhard y planta un arbre de vie, et quand ils s’éloignèrent de ce lieu, pressés dans les bras l’un de l’autre, ils s’en allaient les yeux noyés de larmes, mais les regards dirigés vers le ciel, où ils savaient que se trouve la vraie patrie.

« La tombe d’Elisabeth était tout près de celle où reposait l’ouvrière qu’elle avait secourue ; le mari et la fille de la pauvre femme promirent de cultiver les fleurs avec soin. Les roses et les lys s’épanouissent chaque année dans toute leur splendeur, et l’arbre de vie a jeté de solides racines. »


Tel est ce livre, dont le succès a été si bruyant en Allemagne. J’en ai dit assez, ce me semble, pour prouver que ce succès est mérité à plus d’un titre. L’auteur, malgré son inexpérience de romancier et d’écrivain, y déploie îles qualités du premier ordre. J’avoue sans peine qu’il est diffus, qu’il manque de variété, que son invention languit en maintes rencontres ; mais quel regard perçant dans les profondeurs de l’âme ! quelle finesse et quelle vigueur d’analyse ! Celui qui a tracé ces pages connaît admirablement les maladies intellectuelles de toute une partie de la société allemande, il les a vues de près, il en a été ému et irrité, peut-être en a-t-il souffert lui-même. Deux inspirations dominent son récit, tantôt l’ardeur d’un zèle apostolique, tantôt la colore d’une satire à qui toutes les armes sont bonnes, indignation ou bouffonnerie. Sous l’une ou l’autre forme, la passion est toujours là, ardente et amère, généreuse et violente, et il semble vraiment qu’à côté des paroles enflammées du missionnaire on entende ça et là le cri d’une vengeance personnelle. Cette passion qui fait lire ce livre avec une curiosité avide, en dépit de la longueur et de la monotonie, affaiblira inévitablement l’effet moral de la peinture. N’était-ce pas assez de votre indignation d’honnête homme et de vos religieuses ferveurs ? Pourquoi ces épisodes qui ressemblent aux commérages d’une petite ville ? pourquoi ces chapitres empruntés à la chronique scandaleuse des universités ? Ce théologien marié à une chanteuse, puis bientôt abandonné par elle, tous vos lecteurs l’ont facilement reconnu, et croyez-vous qu’il vous fût permis de le livrer à ces railleries suspectes au moment même où ses récens écrits nous révèlent de si nobles luttes intérieures, de si ferventes aspirations vers le vrai ? Certes, quels que soient les disséminions profonds qui me séparent de lui, quelles que soient aussi les colères que son nom seul soulève, je n’hésite pas à dire que le biographe de Schubart et surtout l’auteur si pathétique de Christian Maerklin[3] a été plus fidèle que vous, dans ces deux livres, aux devoirs de la charité, aux prescriptions de l’esprit évangélique. Convenait-il aussi d’introduire d’une façon si irrespectueuse, quoique dans un épisode rapide, la figure douce et vénérée de Justinus Kerner ? Chacun a le droit de juger les vers du brillant poète, chacun peut donner son avis sur le mysticisme du docteur illuminé qui a écrit la Visionnaire de Prevorst ; le placer dans ce tableau avec tant d’irrévérence et de dédain, c’est plus qu’une indiscrétion de mauvais goût. L’auteur a eu beau sacrifier dès les premières pages de son livre le pasteur intolérant et fanatique avec lequel il ne veut pas qu’on puisse le confondre ; il oublie ici les promesses de son premier chapitre, et comment ne craint-il pas d’encourir la réprobation si juste qu’il lance lui-même à ce malencontreux sermonneur ?

Il faut que les beautés de ce roman soient d’une valeur sérieuse pour racheter de pareilles fautes. Ce sont en effet de rares beautés, et partout où l’inspiration est sincèrement chrétienne, partout où la satire et le pamphlet disparaissent, l’impression que laisse le récit est aussi saine que profonde. Le caractère d’Elisabeth est tracé de main de maître ; Robert, en maintes parties, est d’une effrayante vérité. On s’est demandé si ce n’était pas une femme qui avait écrit ce livre ; une femme seule, pensait-on, avait pu lire ainsi dans le cœur de la touchante héroïne, analyser avec tant de sûreté les troubles de son âme, les peindre d’une main si délicate et si tendre. Mais quelle femme aurait décrit avec cette précision les systèmes, les fantaisies, les aberrations de la jeune école hégélienne ? Si le portrait d’Elisabeth semblait indiquer la main d’une femme, le portrait de Robert révélait un homme parfaitement initié à tous les secrets de la vie intellectuelle de l’Allemagne. Ces incertitudes de la critique sont le meilleur éloge de l’écrivain anonyme. J’ai dit qu’Elisabeth et Robert sont une personnification de la pensée allemande pendant la crise qu’elle vient de subir, et dont elle parait se débarrasser chaque jour : d’un côté, le paroxysme de l’esprit, les subtilités d’une dialectique en délire, les tentatives grotesquement impies d’une intelligence qui a perdu sa voie, et qui, justifiant le mot de Pascal, veut faire l’ange et fait la bête ; de l’autre, le souvenir des traditions élevées, puis des défaillances subites, une folie passagère, et finalement le retour à ce spiritualisme religieux qui est le fond même du génie germanique. Ce livre restera donc comme le témoignage vrai d’une période tout entière ; on y chercher à un jour, dessinée en traits expressifs, l’Allemagne des hégéliens.

Quelques personnes ont paru regretter l’espèce de patronage accordé à cette publication par le chef de la Mission intérieure. Ce philosophe, ce chrétien, cet apôtre qui a déjà transformé en d’honnêtes gens des milliers de malheureux arrachés aux conseils de la misère ou à l’atmosphère des cachots, est-ce bien à lui de jeter ainsi ses auxiliaires au milieu des batailles de la littérature ? Ne saurait-il employer d’une manière plus efficace et moins bruyante le zèle des hommes qui se pressent autour de lui ? Il m’est impossible de partager ce scrupule. Ce sont les personnalités irritantes qu’il faut blâmer, ce n’est pas l’étude et la peinture du vice. La profonde maladie morale dont l’auteur anonyme a décrit si exactement la marche et les progrès a longtemps ravagé l’Allemagne ; il ne sert de rien de vouloir la dérober aux regards. L’imagination grandit en se mesurant avec ces grands sujets ; l’art s’ennoblit et s’épure en se proposant une action bienfaisante. Que le romancier continue donc cette courageuse enquête sur ce qu’il y a de plus intime dans la vie morale de son siècle, et surtout qu’il n’oublie jamais les lois de la charité. Des critiques lui ayant reproché de n’avoir pas placé dans son œuvre quelque grande figure de chrétien : « J’ai fait mieux, répond-il fièrement, j’y ai placé l’âme du Christ ! » Je n’admets pas l’apologie, mais j’accepte la promesse ; puisse l’auteur la réaliser dans ses prochains tableaux !

Quant aux réformes religieuses dont la Mission inférieure a pris l’initiative, le temps seul montrera si le protestantisme aura la force de se compléter en rivalisant de désintéressement et de zèle avec les œuvres de la charité catholique. Ces institutions toutes nouvelles, patronées ou développées par M. Wichern, ont excité déjà bien des défiances. Établir des maisons de sœurs de charité, organiser un ordre de diaconesses, n’est-ce pas revenir à ces couvens que maudissait Luther ? Malgré les précautions des novateurs, l’objection prévue a éclaté. Sans parler de Mme Agénor de Gasparin, qui est décidément le grand théologien biblique du XIXe siècle, et qui vient de jeter un cri d’alarme, plus d’un publiciste en Allemagne a signalé avec dépit ces ferveurs indiscrètes. Dieu me garde de croire que de telles attaques arrêteront la marche de M. Wichern ! Si ces innovations doivent réussir, elles ne triompheront pas sans luttes. C’est la loi de tout progrès, et l’orgueil protestant n’accordera pas sans résister les concessions qu’on lui demande.

En outre, il faut bien le dire, les moyens même qu’a employés M. Wichern pourront bien étendre et compliquer la bataille. Il a appelé le roman à son aide ; le roman prêtera aussi aux adversaires de la Mission le secours de ses libres tableaux et de sa dramatique ironie. En voici un déjà qui, sous une forme inoffensive, contient plus d’uni’ satire amère. La Diaconesse, de M. Charles Gutzkow, est un récit fort embrouillé, quoique très court, dont le seul but et le seul intérêt sont la peinture épisodique de l’un de ces cloîtres protestans. Une jeune fille, que maintes circonstances bizarres empêchent d’épouser son fiancé, se fait recevoir diaconesse, et se consacre au service des malades dans un hospice de la Mission intérieure. Je supprime la longue préparation de cette histoire, je supprime ces détails d’intérêts qui ressemblent au dossier d’un procès de succession, je n’indique même pas certains profits de négocians, d’hommes d’affaires et de médecins assez spirituellement dessinés ; encore une fois, toute la pensée du livre est dans le curieux épisode qui le termine. M. Gutzkow n’eût pas écrit son roman, s’il n’avait eu l’intention d’y placer une trentaine de pages destinées à peindre les ennuis, les désillusions et enfin le mariage de la diaconesse. Constance (c’est le nom de la jeune fille) est donc admise à l’institut de Friedenthal, qui est à la fois un hôpital et un séminaire de sœurs de charité. Elle y apprend la théorie et la pratique de ses bienfaisantes fonctions. Sœur Hledwige, la supérieure, enseigne aux diaconesses tout ce qui se rapporte au soin des maladies ; elle leur donne des notions de pharmacie et de médecine, l’anatomie même n’est pas oubliée. Si M. Gutzkow a voulu faire une satire de l’église protestante, il n’a que trop bien réussi. Au lieu des célestes parfums de la charité, on ne respire, dès le seuil de ce séminaire, que l’insupportable odeur du pédantisme. Constance ne tarde pas à ressentir un profond ennui ; en dépit de ses efforts et de sa bonne volonté, elle ne peut s’intéresser à sa tâche. C’est là une œuvre catholique, elle le sent. — Il faut être catholique, dit-elle, pour s’y complaire et pour y réussir. Chaque fois qu’elle parvient à triompher de sa tiédeur, elle s’aperçoit que maintes pensées et maints sentimens catholiques viennent de se glisser dans son âme. Et cependant elle est protestante, elle ne saurait cesser d’être protestante. Etrange contradiction ! elle en conclut que l’église de Luther entreprend là une mission inutile et dangereuse, une mission qu’elle ne peut pas, qu’elle ne doit pas accomplir. Il parait qu’elle n’est pas seule à penser ainsi : une des compagnes de Constance, soeur Juliane, quitte le séminaire pour se marier. Le mariage de Constance est aussi le dénoûment obligé de cette histoire ; les obstacles qui s’opposaient à ses vœux ont disparu, et la jeune diaconesse s’éloigne de Friedenthal, appuyée au bras de son fiancé.

Quel est donc le dernier mot de M. Gutzkow ? L’indifférence et le scepticisme. Un romancier assurément n’est pas obligé d’avoir un système philosophique à lui et de prêcher une croyance, mais c’est une étrange idée de traiter des questions religieuses quand on n’a rien à dire. Ce livre est élégamment écrit ; il atteste, non pas un conteur très habile, mais un littérateur exercé, une plume ingénieuse et précise ; qu’importe tout cela ? Ces pages sont vides. La seule conclusion qu’on puisse tirer de ce singulier ouvrage, c’est un conseil d’immobilité. Toutes ces tentatives d’édification et de charité, excellentes sans doute, ne sont possibles, dit l’auteur, que dans le catholicisme. Si cela est, faut-il rentrer dans le sein de l’église romaine ? Non, répond-il, l’Allemagne protestante l’essaierait en vain. Que faire donc ? M. Gutzkow a oublié d’écrire le chapitre qui devait tirer le lecteur de cette incertitude, ou plutôt on voit trop bien que son but est de décourager la renaissance religieuse. Voilà, à coup sûr, une inspiration médiocre. Le livre est faible, je le sais, et ne fera pas grand mal à l’œuvre de M. Wichern ; M. Gutzkow est bien loin de l’époque où la confusion ardente de ses premiers romans révélait du moins une âme avide de vérité. Il obéit aujourd’hui aux conseils d’un scepticisme incolore, ce n’est pas le moyen de se faire écouter au milieu des préoccupations morales de l’Allemagne. Il faut prendre garde cependant de se lier trop tût à la victoire ; ce que. M. Gutzkow a fait dans des pages sans chaleur et sans vie, d’autres le feront bientôt avec violence. Romanciers et poètes relèveront plus fièrement le défi de M. Wichern, et l’auteur d’Eritis sicut Deus pourra bien provoquer de cruelles représailles.

Ces attaques n’arrêteront pas sans doute le progrès de la vie religieuse en Allemagne. Pourquoi la bienfaisance, le désintéressement, le sacrifice de soi, la charité enfin, cette charité si magnifiquement célébrée par saint Paul, pourquoi toutes ces vertus ne brilleraient-elles pas sous des formes renouvelées et vivantes au sein d’une église qui considère saint Paul comme son premier apôtre ? Certes le détachement complet des intérêts d’ici-bas prêtera toujours aux héros du catholicisme une puissance qui ne se trouve pas ailleurs ; est-ce une raison pour ne pas aspirer à ces grandes choses même en dehors du célibat obligatoire et de la discipline des ordres ? Au lieu de m’écrier avec M. Gutzkow : Vous n’avez rien à faire, vous êtes condamnés à l’immobilité ! j’oserais dire à M. Wichern et à ses vaillans auxiliaires : Vous voulez réveiller la vie de l’âme, c’est une inspiration profondément humaine et nécessaire à ce siècle-ci. Ne vous laissez ébranler ni par les railleries des sceptiques, ni par le dédain superbe de vos rivaux. Dieu a permis qu’il y eût plus d’une forme religieuse ; il n’a pas créé tant de peuples différens, tant de races inégalement douées ; il n’a pas distribué parmi les hommes tant d’aptitudes, tant de facultés, tant d’inspirations si variées et si diversement fécondes, pour que l’unique et incommunicable vérité se produisit, à l’orient et à l’occident, au sud et au septentrion, sous une apparence partout semblable. Poursuivez donc votre tâche ; attachez-vous à ce qui unit les cœurs, non pas à ce qui les divise. Qu’il y ait dans toutes les églises chrétiennes une constante émulation de bonnes œuvres. Que l’orgueil n’interdise pas les emprunts d’une communion à l’autre, partout où ces emprunts sont possibles, et là où les routes sont différentes, que chacun, sans maudire son voisin, marche au but où toutes les dissidences s’évanouissent ! Je leur dirais encore : Vous êtes en Allemagne, vous voulez agir sur un pays où la philosophie a trop souvent oublié sa mission ; donnez un grand exemple, élevez-vous au-dessus des mesquines passions qui corrompent ailleurs le sentiment religieux, honorez la philosophie et le spiritualisme. Soit que vous ne craigniez pas, comme M. Wichern, d’imiter certaines institutions catholiques, soit que vous vouliez flétrir, comme l’auteur d’Eritis sicut Deus, les violens désordres causés par l’athéisme, tenez compte du génie allemand, respectez les droits de l’esprit, honorez la sainte liberté de l’âme, et ne confondez pas la philosophie digne de ce nom avec le délire d’une école. Si vous êtes inférieurs à une autre église de ce siècle pour l’efficacité de la bienfaisance pratique, par ce respect de la pensée vous lui serez un modèle.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez, dans la livraison du 1er novembre 1854, Un Missionnaire de la Cité de Londres, par M. Émile Montégut.
  2. Dante, l’Enfer, Ve chant, traduction de M. Brizeux.
  3. Voyez, sur le Christian Maerklin de M. Strauss, la Revue du 15 août 1853.