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Le Sens commun/Réflexions sur l’état actuel des affaires d’Amérique

La bibliothèque libre.
Traduction par F. Lanthenas.
R. Vatar fils (p. 186-209).


Réflexions sur l’état actuel des affaires d’amérique.


Je ne donnerai dans les pages suivantes que de simples faits, des raisonnemens naturels & du bon sens, & je n’ai d’autres préliminaires à régler avec le lecteur, sinon qu’il se dépouille de tout préjugé & de toute prévention, & qu’il laisse sa raison & sa sensibilité juger par elles-mêmes, qu’il adopte, ou pour mieux dire, qu’il n’abjure point le vrai caractère de l’homme, & que ses idées s’étendent généreusement au-delà du siècle où nous vivons.

On a écrit des volumes sur la querelle de la grande-bretagne & de l’amérique. Des personnes de tout rang se sont embarquées dans cette dispute, excitées par divers motifs & par des vues différentes ; mais tous leurs efforts ont été vains, & le tems de la controverse est passé. La guerre, cette ressource extrême, est chargée de décider ce grand procès : il a plu au monarque de jeter le gant de bataille, & l’amérique n’a pas craint de le relever.

M. pelham, dit-on, qui, malgré ses talens pour le ministère, n’étoit pas exempt de fautes, ayant été inculpé dans la chambre des communes, sur ce que ses mesures n’étoient jamais que pour un tems, répondit qu’elles dureroient autant qu’il seroit en place. Si, dans l’affaire des colonies, leurs démarches étoient dirigées par un sentiment aussi funeste & aussi inhumain, les générations futures ne se rappelleroient qu’avec horreur les noms de leurs ancêtres.

Jamais le soleil n’éclaira une cause plus importante. Ce n’est pas l’affaire d’une ville, d’un comté, d’une province ou d’un royaume ; c’est celle d’un continent, d’un huitième, pour le moins, de la terre habitable. Ce n’est pas l’intérêt d’un jour, d’une année ou d’un siècle ; la postérité est virtuellement impliquée dans ce débat, & sentira plus ou moins le contre-coup des opinions actuelles jusqu’à la fin des âges. Nous sommes au moment où l’union, la bonne foi, l’honneur des peuples du continent de l’Amérique doivent jeter leurs éternelles semences. La moindre atteinte qui leur sera portée ressemblera aux traits indélébiles que laisse un nom gravé sur l’écorce d’un jeune chêne avec la pointe d’une épingle : l’incision croîtra avec l’arbre, & la postérité lira en caractères d’une grosseur frappante, le nom qu’il fut chargé de lui transmettre.

En mettant la guerre à la place du raisonnement, on a ouvert une nouvelle arène à la politique, on a donné naissance à une nouvelle façon de penser. Tous les plans, toutes les propositions, etc., antérieurs au dix-neuf avril, c’est-à-dire, au commencement des hostilités, sont comme les almanachs de l’an passé, qui, bons dans leur tems, sont inutiles aujourd’hui.

Tous les argumens employés par les avocats de l’un & de l’autre parti n’avoient pour terme qu’un seul & même point, savoir, l’union de l’Amérique avec la mère-patrie. Ils ne différoient que dans la manière d’effectuer cette union, les uns proposant d’y envoyer la force, & les autres d’avoir recours aux voies amicales ; mais il est arrivé que la première n’a pas eu de succès, & que les autres ont cessé d’exercer leur influence.

Comme en a beaucoup parlé des avantages d’une réconciliation, dont l’espérance, telle qu’un songe agréable, s’est dissipée en nous laissant au point où nous étions, il convient d’examiner l’autre côté de la question & d’approfondir les griefs capitaux & nombreux dont les colonies ont à se plaindre & dont elles auront à se plaindre, à raison de leurs rapports avec l’angleterre, & de la dépendance où elles sont vis-à-vis d’elle ; il convient de discuter ces rapports & cette dépendance d’après les principes de la nature & du sens commun, de voir, à quoi nous pouvons nous fier, si nous sommes séparés de la métropole, ce que nous avons lieu d’attendre, si nous sommes dans sa dépendance.

J’ai entendu assurer par quelques, personnes, que l’amérique ayant prospéré tant qu’elle a eu des rapports intimes avec l’angleterre, ces mêmes rapports sont nécessaires pour son bonheur & produiront toujours leurs anciens effets. Rien de plus fallacieux que cette manière de raisonner. Autant vaudroit alarmer que, parce qu’un enfant a pris des forces tant qu’il a vécu de lait, il ne doit jamais vivre d’autre chose, ou que les premiers vingt ans de notre vie doivent nous servir de règle pour les vingt ans qui les suivent. Mais il y a plus : la vérité ne permet pas d’accorder l’hypothèse sur laquelle est fondée cette proposition. Je déclare franchement que l’amérique eut prospéré autant &, selon toute apparence, beaucoup plus qu’elle n’a fait, si aucune puissance de l’europe ne s’étoit mêlée de ses affaires. Le commerce qui l’a enrichi, roule sur les nécessités de la vie, & ce commerce-là sera toujours bon tant que l’on conservera en europe la coutume de manger.

Mais l’angleterre nous a protégés, disent quelques-uns de nos adversaires. Oh ! oui. Je conviens qu’elle a accaparé nos productions, & qu’elle a défendu notre territoire à nos dépens comme aux siens ; or, le même motif, savoir, l’intérêt de son commerce & l’amour de la domination, l’auroient engagée de même à protéger la turquie.

Hélas ! nous fûmes long-temps égarés par d’anciens préjugés ; nous avons fait d’amples sacrifices à la superstition. Nous nous sommes vantés de la protection de la grande-bretagne, sans prendre garde que l’intérêt & non l’attachement dirigeoit sa conduite ; que, si elle nous protégeoit contre des ennemis, ce n’étoit ni contre les nôtres, ni à cause de nous, mais contre ses propres ennemis, & à cause d’elle-même, contre ceux qui n’étoient en querelle avec nous que par rapport à elle, & qui seront toujours nos ennemis sous le même point-de-vue. Que l’angleterre renonce à ses prétentions sur le continent, ou que celui-ci s’affranchisse de sa dépendance, nous serons en paix avec la france & l’espagne, lors même que ces puissances seront en guerre avec elle. Les malheurs de la dernière guerre de hanovre, doivent nous mettre en garde contre le danger des liaisons.

Quelqu’un s’est permis naguère d’assurer, en plein parlement, que les colonies n’ont entr’elles de relation que par l’entremise de la métropole, c’est-à-dire, que la pensylvanie & les jerseys, & ainsi des autres, ne se tiennent que parce qu’elles sont également des colonies anglaises. Voilà à coup sûr une manière fort détournée de prouver une connexion aussi prochaine ; mais c’est au moins la manière la plus simple & la seule incontestable de prouver à quels ennemis on doit s’attendre. La france & l’espagne n’ont jamais été, & peut-être ne seront jamais nos ennemis, en tant que nous sommes américains, mais en tant que nous sommes sujets de la grande-bretagne.

Mais on insiste, on dit que la grande-bretagne est notre mère-patrie ; eh bien ! sa conduite n’en est que plus infâme ; les brutes elles-mêmes ne poussent point l’attrocité jusqu’à dévorer leurs petits ; les sauvages ne font point la guerre à leurs tribus. Cette affection, en la supposant vraie, devient donc pour elle un sujet de reproche ; mais elle n’est point conforme à la vérité, ou du moins elle n’est vraie qu’en partie, & ce mot de mère-patrie a été jésuitiquement adopté par le ministre & ses parasites, dans l’intention perfide & méprisable de faire illusion à notre foiblesse & à notre crédulité. C’est l’Europe, & non l’Angleterre, qui est la mère-patrie de l’Amérique ; ce nouveau monde a été l’asyle de tous les européens, persécutés pour avoir chéri la liberté civile & religieuse. En s’y réfugiant, ce n’est point des tendres embrassemens d’une mère qu’ils se sont échappés ; c’est un monstre dont ils ont fui la rage, & cela est si vrai de l’Angleterre, que la même tyrannie qui chassa de son sein les premiers émigrans, poursuit encore leur postérité.

Dans cette immense portion du globe, nous oublions les étroites limites d’un territoire de trois cents soixante mille, (l’Angleterre n’a pas d’avantage d’étendue) & nous donnons à notre attachement une échelle plus vaste ; nous appelons à la fraternité tous les européens qui professent la religion chrétienne,[1] & nous tirons vanité de ce sentiment généreux.

Il est satisfaisant d’observer par quelles gradations régulières nous surmontons l’empire des préjugés locaux, à mesure que nos relations s’étendent. Un particulier, né dans une ville d’Angleterre qui est divisée par paroisses, s’associe naturellement davantage avec ses co-paroissiens, vu que leurs intérêts sont, le plus souvent, communs, & les traite de voisins ; vient-il à les rencontrer à quelques mille du lieu qu’il habite, il abandonne ces idées rétrécies de rue & de paroisse, & les aborde, en leur donnant le titre de concitoyens ; s’il quitte sa province & les rencontre dans une aube, il oublie les divisions subordonnées, & les appelle compatriotes, par où toutefois il n’entend encore qu’habitans du même comté, mais si, transplantés chez l’étranger, ils se voient en france ou dans quelqu’autre pays de l’europe, toutes ses distinctions locales sont absorbées entr’eux dans celles que comporte le nom d’anglais, & par une juste analogie de raisonnement, tous les européens qui viennent à se rencontrer en amérique ou dans quelqu’autre partie du globe, sont compatriotes : car l’angleterre, la hollande, l’allemagne, ou la suède, lorsqu’on les compare à l’europe entière, offrent des divisions proportionnellement semblables à celles de rue, de ville & de province, & elles échappent à des âmes qui n’embrassent plus que de grands espaces, tels que ceux des continens. Il n’y a pas un tiers des habitans de la province que j’habite qui soit d’origine anglaise ; je réprouve donc le titre de mère-patrie, appliqué à l’angleterre, comme faux, inventé par son intérêt, propre à rétrécir les idées, & contraire à la générosité que tout homme doit avoir dans le cœur.

Mais je suppose que nous soyons tous d’origine anglaise, qu’en faut-il conclure ? Absolument rien : la grande-bretagne s’étant déclarée notre ennemie, cet acte abroge tous les titres, tous les noms antérieurs, & c’est vraiment une folie que de prétendre qu’il soit de notre devoir de nous réconcilier avec elle. Le premier roi d’angleterre de la dynastie actuelle, (guillaume-le-conquérant.) étoit français, & la moitié des pairs d’angleterre sont originaires de france. Il s’ensuivroit donc, dans cette manière de raisonner, que la france devroit gouverner l’angleterre.

On a beaucoup exalté la force qui résulte pour l’angleterre & les colonies de leur union ; l’on a répété mille fois qu’ensemble elles pourroient braver l’univers ; mais ce ne sont là que des présomptions. Le sort des combats est incertain ; d’ailleurs ces propos ne portent sur rien de solide : car jamais l’amérique ne se laisseroit dépouiller de tous ses habitans, pour soutenir les armes britanniques en asie, en afrique ou en europe.

Outre cela que nous importe de pouvoir braver l’univers ? Notre objet est le commerce, & pourvu que nous ne le perdions pas de vue, nous nous assurerons la paix avec l’europe, & l’amitié de ses peuples, parce qu’il est de l’intérêt de toutes les nations européennes de trafiquer librement en amérique. Le commerce sera toujours le génie tutélaire des américains, & leurs terres, ne produisant pas les métaux que recherche la cupidité, ils sont à l’abri des invasions.

Je défie le plus grand partisan du projet de réconciliation, de montrer un seul avantage qui puisse résulter pour ce continent, de son union avec la grande-bretagne ; oui, je répète ce défi, il n’en doit espérer aucun. Nos bleds se vendront dans quelque marché que ce soit de l’europe ; & de quelque part qu’il nous plaise de tirer nos importations, il faudra toujours les payer.

Mais les inconvéniens & les dommages auxquels cette union nous expose, sont innombrables, & ce que nous devons, tant au genre humain qu’à nous-mêmes, nous ont fait une loi de renoncer à cette alliance ; toute sujestion, toute dépendance à l’égard de la grande-bretagne, conduit directement à envelopper l’amérique dans la guerre & les querelles dont l’europe est le théâtre, & nous met en mésintelligence avec des nations qui, sans cela, rechercheroient notre amitié, & contre lesquelles nous n’avons aucun sujet de ressentiment ou de plainte. L’Europe étant le siége de notre commerce, nous ne devons former de liaison particulière avec aucun de ses peuples. Le véritable intérêt de l’Amérique est de n’entrer dans aucune des contestations européennes ; & jamais elle n’en pourra venir à bout, tant que sa dépendance à l’égard de la Grande-Bretagne, la fera intervenir dans tous les mouvemens de la politique anglaise.

L’Europe compte trop de royaumes pour être long-temps en paix, & toutes les fois que la guerre a lieu entre la Grande-Bretagne & quelques autres puissances, c’en est fait du commerce de l’Amérique, à raison de ses liaisons avec l’Angleterre. Il peut arriver que la guerre prochaine n’ait pas la même issue que la dernière ; & dans ce cas, les personnes qui plaident aujourd’hui en faveur de notre réconciliation, changeront de langage, & desireront que nous soyons séparés de la cause de la Grande-Bretagne, parce qu’alors il sera plus avantageux d’être neutre que d’avoir des escortes. La justice & la nature invoquent cette scission. Le sang des victimes de la guerre, la voix de la nature en pleurs crient qu’il est temps de nous séparer. Il n’y a pas jusqu’à la distance que le ciel a mise entre l’Angleterre & l’Amérique, qui ne démontre que jamais il n’eut dessein de soumettre l’une de ces régions à l’autre. Le temps où ce continent fut découvert ajoute au poids de cet argument, & la manière dont il fut peuplé en augmente la force. La découverte de l’Amérique précéda la réforme, comme si la bonté de l’être suprême avoit eu dessein d’ouvrir un sanctuaire aux objets des persécutions futures, lorsque leur patrie ne leur offriroit plus ni amitié ni sûreté.

L’autorité que la grande-bretagne exerce sur les colonies, constitue un mode de gouvernement qui doit cesser tôt ou tard ; & quelque convaincu que puisse être un homme réfléchi, que ce qu’il nomme la constitution actuelle est purement temporaire, cette conviction sert à l’affliger, & il ne sauroit trouver aucune satisfaction à porter ses regards dans l’avenir : Nous ressemblons à des parens déchus de tout plaisir, dans la triste certitude que le gouvernement sous lequel ils vivent n’est point assez durable pour garantir les propriétés qu’ils laisseront à leurs descendans ; & par un raisonnement très-simple, comme nous prenons des engagemens au nom de la génération qui nous remplacera, nous devons travailler pour elle, autrement nous agirions d’une manière aussi déplorable que honteuse. Afin d’acquérir une idée juste de nos devoirs, élevons nos enfans à notre hauteur, & plaçons-nous quelques années plus avant dans la carrière de la vie. Sous ce point de vue, nous aurons une perspective que nous dérobe maintenant un petit nombre de préjugés & de craintes.

Plusieurs ont l’avantage de vivre loin du théâtre des calamités. Le mal ne se fait pas assez sentir dans leurs habitations pour qu’ils sentent le peu de certitude attachée aux propriétés américaines. Mais supposons-nous pour un moment à boston. Ce séjour de détresse dessillera les yeux ; nous y apprendrons à rejeter sans retour une domination à laquelle nous ne pouvons nous fier. Les habitans de cette ville infortunée, qui, peu de mois auparavant, jouissoient du bien-être & de l’abondance, n’ont aujourd’hui d’autre alternative que d’y rester pour mourir de faim, ou de l’abandonner pour aller demander leur subsistance. Exposés au feu de leurs compatriotes, s’ils ne veulent pas s’éloigner de leurs murs, ils courent risque d’être pillés par la soldatesque s’ils entreprennent d’en sortir. Dans leur situation présente, ils se trouvent prisonniers sans avoir l’espérance de recouvrer leur liberté, & si l’on faisoit une attaque générale pour venir à leur secours, ils seroient en butte à la fureur des deux armées.

Des hommes d’un caractère passif traitent légèrement les offenses de l’angleterre, & se flattant toujours que les choses iront pour le mieux, ils s’écrioient volontiers : venez, venez, nous serons amis malgré vos torts. Mais étudiez les passions & les sentimens du cœur humain, interrogez la nature sur cette réconciliation si prônée, & dites moi si vous pourrez aimer, honorer, servir fidèlement un maître qui a porté chez vous le fer & le feu. Si vous en êtes incapable, vous vous faites donc illusion à vous-même, & vos délais sont mortels à votre postérité. Votre union future avec l’angleterre, que vous ne pouvez ni chérir ni honorer, sera forcée & contraire à la nature, & comme elle n’aura été formée que d’après les circonstances actuelles, un peu de temps amènera une rechute pire que vos premiers griefs. Mais si vous me dites que vous vous sentez la force de les oublier, je vous adresserai les questions suivantes : A-t-on incendié votre maison & détruit votre propriété sous vos yeux ? Votre femme & vos enfans n’ont-ils plus de lit pour reposer, plus de pain pour se nourrir ? Les soldats anglais vous ont-ils privé d’un père ou d’un fils, en vous laissant l’horrible malheur de survivre à leur perte ? Si vous n’avez pas éprouvé ces désastres, vous ne sauriez juger ceux qui en gémissent ; mais si vous les avez éprouvés & que vous puissiez encore serrer la main de ces brigands, vous êtes indignes du nom de père, d’époux, d’amant ou d’ami, & quel que soit votre rang dans la société, de quelque titre honorable que vous soyiez revêtu, votre cœur est celui d’un lâche, & votre énergie, celle d’un sycophante.

Ce n’est pas envenimer les choses, ou les exagérer, que de les soumettre à l’épreuve des affections que la nature justifie, & sans lesquelles nous serions incapables de remplir les obligations sociales, ou de goûter les douceurs de la vie. Mon intention n’est pas d’exciter l’horreur afin de provoquer la vengeance, mais d’interrompre le sommeil honteux & funeste où nous sommes plongés, pour que nous suivions constamment un plan fixe. Il n’est au pouvoir ni de l’angleterre, ni de toute l’europe, de conquérir l’amerique, si elle n’est pas d’intelligence contre elle-même avec ses conquérans, par ses délais & sa timidité. L’hiver dans lequel nous entrons vaut un siècle, si nous savons en profiter ; si notre imprudence le néglige, tout le continent partagera notre infortune, & quels châtimens ne mérite pas un homme, quel qu’il soit, en quelque lieu qu’il réside, qui empêche que l’on ne profite d’une saison si précieuse ?

Il répugne à la raison, à l’ordre universel, à tous les exemples que fournit l’antiquité, de supposer que l’amérique puisse être long-temps sujette d’une domination étrangère. Les esprits les plus audacieux de l’angleterre ne le pensent pas. À moins de prononcer la séparation, les derniers efforts de l’humaine sagesse ne sauroient à l’heure qu’il est combiner un plan, qui nous promette même un an de sécurité. Toute idée de réconciliation n’est plus qu’un rêve trompeur. La nature s’est retirée de cette liaison ; l’art ne peut la remplacer, car pour me servir d’une excellente remarque de milton, jamais il ne peut se former de raccommodemens véritables, où la haîne a fait de si profondes blessures.

Toutes les mesures tranquilles pour amener la paix ont été sans effet. On a rejeté nos prières avec dédain ; elles n’ont servi qu’à nous convaincre que rien ne flatte la vanité des rois, on ne les confirme dans leur obstination, comme des supplications répétées ; en effet, n’est-ce pas là ce qui a le plus contribué à rendre les souverains de l’europe absolus ? Le dannemark & la suède en sont des exemples frappans. Ainsi, puisqu’il n’y a rien à espérer que des armes, pour dieu ! embrassons le parti d’une séparation décisive, ne laissons point à nos enfans le triste emploi de tuer, avec l’insignifiant héritage d’une alliance naturelle, que leurs pères auront violée.

Il faut être visionnaire pour dire que la grande-bretagne ne renouvellera point ses injures. Nous le crûmes lorsqu’elle retira l’acte du timbre ; mais un an ou deux suffirent pour nous désabuser. J’aimerois autant supposer que des nations, pour avoir été vaincues une fois, ne reprendront jamais les armes.

Quant aux opérations du gouvernement, il n’est pas au pouvoir de l’angleterre de traiter l’amérique comme nos intérêts l’exigent. Avant peu nos affaires seront trop importantes & trop compliquées, pour qu’une autorité placée si loin de nous, & qui nous connoît si peu, les régisse convenablement. Il est aussi impossible à l’angleterre de nous gouverner que de nous conquérir. Avoir toujours deux ou trois mille lieues à faire pour un rapport ou une pétition, attendre quatre ou cinq mois la réponse, avoir besoin, quand on l’a reçue, de cinq ou six autres mois pour l’expliquer, ce sont des choses que, sous très-peu d’années, on regardera comme un enfantillage & une folie. Cela peut avoir été bon autrefois ; mais le temps est venu où il est à propos que cela finisse.

Il est tout simple que des royaumes prennent sous leur protection des îles de peu d’étendue, incapables de se protéger elles-mêmes ; mais il y a de l’absurdité à supposer un continent toujours gouverné par une île. La nature n’a point fait de satellites plus gros que leur planète ; & puisque l’une à l’égard de l’autre, l’angleterre & l’amérique renversent l’ordre commun des choses, il est évident qu’elles appartiennent à des systêmes différens ; la première à l’europe, l’amérique à elle-même.

Ce n’est point l’orgueil, la rage des partis ou le ressentiment qui me font embrasser la doctrine de la scission & de l’indépendance. Je suis clairement & positivement persuadé, je le suis dans mon for intérieur, que le véritable intérêt de l’amérique consiste à ne plus dépendre de la grande-bretagne ; que tout arrangement où celui-là n’entre pas est un pur assemblage de pièces de rapport, qu’il ne sauroit produire une félicité durable, que par-là nous laisserions la guerre à nos enfans, que ce seroit reculer au moment où soit un peu plus, soit un peu moins de hardiesse, auroit fait de ce continent l’orgueil du monde.

L’angleterre n’ayant point fait d’avances pour une réconciliation, nous pouvons être certains de n’en pas obtenir des conditions dignes d’être acceptées, ou qui nous dédommagent, de quelque manière que ce soit, du sang & des trésors que nous avons déjà prodigués.

L’objet d’une demande doit toujours être proportionné aux dépenses que l’on a faites pour l’obtenir. La disgrâce de north ou de toute sa ligue infernale n’est pas un succès assez glorieux pour nous consoler des millions dont nous nous sommes appauvris. Une suspension momentanée dans notre commerce étoit un malheur qui auroit suffisamment balancé l’avantage de voir abroger tous les actes dont se plaignoit l’amérique, dans le cas où elle auroit obtenu l’abrogation de quelques-uns. Mais si le continent tout entier doit prendre les armes, si chacun doit devenir soldat, c’est perdre notre tems que de lutter seulement contre un ministère méprisable. Ah ! nous payons bien cher l’abrogation des actes qui nous révoltent, si nous ne combattons pas pour autre chose ; car, à parler vrai, il est tout aussi extravagant d’essuyer un désastre tel que celui de bunker-hill, pour des loix dont on ne veut pas, que pour un territoire auquel on prétend. J’avois toujours regardé l’indépendance de l’amérique comme un événement qui devoit avoir lieu tôt ou tard ; & d’après la rapidité avec laquelle j’ai vu se mûrir dans ce dernier période le caractère de ses habitans, j’ai pressenti que cet événement ne pouvoit être fort éloigné. Ainsi, lors des premières hostilités, ce n’étoit pas la peine, à moins que nous n’eussions pris la chose au sérieux, de discuter des griefs auxquels le temps auroit apporté un remède définitif s’amuse-t-on à charger son bien d’un procès, pour mettre ordre aux envahissemens d’un tenancier dont le contrat est sur le point d’expirer ? Personne ne desira plus ardemment que moi notre réconciliation avec l’angleterre, avant la fatale bataille de lexington, (donnée le dix-neuf avril 1775) mais à l’instant où l’on rendit public l’événement de cette journée…

Mais supposé que tout fut maintenant arrangé, qu’en arriveroit-il ? Je réponds : la ruine de l’amérique, & cela pour plusieurs raisons.

1o. L’autorité demeurant entre les mains du roi, il aura le veto sur toute la législation de ce continent. Or, est-il ou n’est-il pas l’homme fait pour dire aux colonies : « Vous n’établirez de loix que celles qu’il me plaira. » Y a-t-il un seul américain assez ignorant pour ne pas savoir que, suivant ce qu’on nomme la constitution actuelle, ce continent ne peut faire de loix sans la permission du monarque ; & y a-t-il un seul homme assez dépourvu de sens pour ne pas voir qu’à raison de ce qui s’est passé, il ne nous laissera faire d’autres loix que celles qui répondront au but qu’il se propose ? Nous pouvons aussi bien devenir esclaves faute de loix établies chez nous, qu’en nous soumettant à des loix faites pour nous en europe. Les choses une fois arrangées, comme on dit, y a-t-il le moindre doute que tout le pouvoir de la couronne ne soit mis en usage pour tenir l’amérique dans l’état le plus humble ? au lieu d’aller en avant, il faudra reculer, ou n’avoir d’autre affaire que de débats continuels & des pétitions ridicules.

Réduisons la question à ses derniers termes. Un pouvoir jaloux de notre prospérité est-il propre à nous gouverner ? Quiconque soutient la négative est un indépendant ; car ce mot d’indépendance implique seulement l’alternative de faire nous-mêmes nos loix, ou de ne plus tenir à l’angleterre.

Mais, dira-t-on, le roi a le veto dans la métropole ; la nation ne peut y faire des loix sans son consentement. À consulter la raison & le bon ordre, il est passablement ridicule qu’un jeune homme de vingt-un ans, comme il est arrivé plus d’une fois, dise à plusieurs millions d’hommes, plus âgés & plus sages que lui : « Je défends que tel ou tel de vos actes ait force de loi. » Mais je veux bien ne pas employer ici ce genre de réfutation, quoique résolu à ne jamais cesser de montrer l’absurdité d’un pareil usage ; & je me contenterai de répondre, qu’il résulte une très-grande différence de ce que le roi réside en angleterre, & ne réside pas en amérique. Le véto du roi est ici dix fois plus dangereux qu’il ne peut l’être en angleterre ; car il ne refuseroit guère son consentement à un bill qui auroit pour objet de mettre la grande-bretagne sur un meilleur pied de défense, puisqu’il y fait son séjour ; au lieu qu’il ne laisseroit jamais passer un tel bill relativement à l’amérique.

L’amérique ne joue qu’un rôle secondaire dans le systême de la politique anglaise : l’angleterre ne consulte l’avantage de cette contrée qu’autant qu’il se rapporte à ses vues. Son propre intérêt l’engage, par conséquent, à empêcher l’accroissement de notre prospérité, toutes les fois qu’il ne tend pas à la sienne, ou pour peu qu’il la contrarie. Le bel état que nous formerions dans peu sous un tel gouvernement, d’après ce qui est arrivé ! Le simple changement d’un nom ne suffit pas pour que d’ennemis on devienne amis, & afin de montrer qu’à présent les plans de réconciliation nous menacent des plus grands dangers, j’affirme qu’il seroit d’une excellente politique pour l’angleterre d’abroger les actes qui ont fait le principe de nos querelles, en vue de rétablir, dans son ancienne forme, le gouvernement des colonies, parce qu’elle s’assurerait de cette manière le droit & les moyens de nous tyranniser plus que jamais.

2o. Les conditions les plus favorables que nous soyons dans le cas d’espérer, devant se réduire à des expédiens momentanés, ou à une sorte de gouvernement par tutelle, qui cessera lorsque les colonies seront majeures, la situation générale des affaires durant cet intervalle, ne sera ni solide ni flatteuse. Les riches émigrans n’accourront point dans une contrée où la forme du gouvernement ne tiendra qu’à un fil, où des divisions & des troubles seront sans cesse sur le point d’éclater ; & la plupart des habitans actuels profiteront de l’interim pour disposer de leurs biens & quitter le continent.

Mais le plus fort de tous les raisonnemens, c’est que l’indépendance, ou en d’autres termes, une forme de gouvernement dont le siège soit en amérique peut seule la maintenir en paix & la préserver des guerres civiles. Je crains aujourd’hui l’issue d’une réconciliation avec l’angleterre, attendu qu’il est plus que probable qu’elle sera suivie de manière ou d’autre par une révolte dont les suites peuvent entraîner infiniment plus de désastres que toute la malice des anglais.

Leur barbarie a déjà ruiné des millions d’américains ! d’autres millions éprouveront vraisemblablement le même sort ! ceux qui n’ont rien souffert ont le cœur autrement fait que nous. Tout ce que les américains possèdent aujourd’hui se borne à la liberté ; ce dont ils jouissoient auparavant ils l’ont sacrifié pour elle, & n’ayant plus rien à perdre, ils dédaignent de se soumettre. Outre cela, la disposition générale des colonies, à l’égard d’une forme de gouvernement exercée par l’angleterre, ressemble aux idées d’un jeune homme qui touche au moment d’être affranchi de son tuteur ; elles ne s’en mettent guère en peine. Or, tout gouvernement qui n’a pas la force de maintenir la paix, n’en mérite pas le nom, & dans ce cas, nos impôts sont sans objet : car, je demande, en supposant qu’un tumulte s’élevât le lendemain de la réconciliation, ce que l’angleterre feroit pour le réprimer, elle dont l’autorité ne se manifesteroit que par écrit. J’ai oui dire à quelques personnes, dont la plupart, je crois, parloient sans réflexion, qu’elles redoutoient l’indépendance des colonies, dans l’appréhension qu’elle n’enfantât des guerres civiles ; mais la guerre civile est cent fois plus à craindre d’une liaison mal assortie que de l’indépendance. Je me mets à la place de ceux qui souffrent ; & je proteste que si j’étois chassé d’habitations en habitations, si ma propriété étoit détruite & ma ruine consommée, naturellement sensible à l’injure, je ne goûterois jamais le système d’un racommodement, & ne me croirois pas lié par l’aveu que mes compatriotes y auroient donné.

Les colonies ont fait voir des dispositions si sages & tant d’obéissance à un gouvernement pris dans leur sein, que c’en est assez pour tranquilliser, sur ce point, tout homme raisonnable. Les plus timides ne peuvent alléguer, pour motif de leurs alarmes, que des prétextes ridicules & puérils, comme lorsqu’ils supposent que telle colonie prétendra la supériorité sur tel autre.

Où il n’existe point de distinctions, il ne peut y avoir de supériorité ; l’égalité parfaite ne donne point d’accès aux tentations. Toutes les républiques de l’europe sont dans une paix continuelle ; la hollande & la suisse n’ont ni guerres étrangères ni guerres intestines. Au contraire, le repos des monarchies n’est jamais durable. Au dedans, la couronne séduit toujours quelques scélérats entreprenans, & l’orgueil, l’insolence, compagnes inséparables de l’autorité des rois, amènent de fréquentes ruptures avec les puissances étrangères, pour des griefs, ou pour de simples méprises qu’un gouvernement républicain, fondé sur des principes plus naturels, arrangeroit par la voie des négociations.

Si l’indépendance des colonies est de nature à inspirer quelques craintes, c’est parce qu’on n’a pas encore arrêté de plan à cet égard. Les américains ne voient pas encore la marche qu’ils doivent suivre. Je vais donc, pour faciliter le travail, présenter mes idées particulières, tout en assurant, avec la modestie qui conviendra dans un pareil sujet, que je les envisage uniquement comme pouvant servir à en suggérer de meilleures. S’il étoit possible de réunir les opinions éparses des individus, elles fourniroient souvent aux hommes sages & habiles des matériaux dont ils sauroient tirer un parti avantageux.

Que les assemblées de chaque colonie soient annuelles, & sans autres officiers qu’un président ; que la représentation y soit plus égale ; que leurs délibérations n’aient pour objet que leurs propres affaires, & qu’elles soient soumises à l’autorité d’un congrès-général.

Que chaque colonie soit divisée en six, huit ou dix districts d’une étendue convenable, dont chacun enverra un certain nombre de députés au congrès, de manière que chaque colonie en envoie au moins trente. Le nombre des membres du congrès sera au moins de trois cents quatre-vingt-dix. Le congrès se formera & choisira son président de la manière suivante. Tous les députés rendus au lieu de ses séances, qu’on tire au sort une des treize colonies, & que, parmi les députés de celle que le sort aura désignée, tout le congrès choisisse son président au scrutin ; que dans le congrès suivant, on ne tire au sort qu’une colonie sur douze, en mettant de côté celle qui a fourni le président du dernier congrès, & que l’on continue ainsi jusqu’à ce que les trente colonies aient subi cette épreuve ; & pour que le congrès ne décrète rien que de juste, les trois cinquièmes des voix formeront seuls la majorité. Celui qui excitera la discorde sous un gouvernement dont les bases seront si conformes à l’égalité, auroit été dans le ciel un des complices de la révolte de lucifer.

Mais comme le choix des personnes qui établiront cet ordre, ou la manière dont on s’y prendra pour l’établir, sont des objets d’une nature extrêmement délicate, & comme ce soin paroît regarder plus particulièrement un corps intermédiaire, placé entre le gouvernement & le peuple, que l’on ouvre une conférence continentale sur le plan & pour l’objet que je vais indiquer.

Un comité de vingt-six membres du congrès, savoir, deux députés de chaque colonie, deux membres de chaque assemblée provinciale, & cinq représentans de toute la masse du peuple, qui seront choisis dans la capitale de chaque province, au nom & pour les intérêts de la province entière, par autant d’électeurs que l’on jugera convenable d’en appeler de toutes les parties de la province ; on pourroit aussi, pour plus de commodité, choisir les représentans dans deux ou trois districts, les plus peuplés de la colonie. La conférence ainsi formée, rassemblera les deux grands pivots des affaires, le savoir & l’autorité. Les membres du congrès & des assemblées provinciales, ayant acquis de l’expérience en discutant les intérêts nationaux, ouvriront d’utiles avis, & leur ensemble, revêtu des pouvoirs du peuple, aura véritablement une autorité légale.

Les membres de la conférence une fois assemblés, s’occuperont de rédiger une chartre continentale, ou chartre des états-unis, qui réponde à ce qu’on nomme la grande-chartre de l’angleterre ; ils y fixeront le nombre & le mode d’élection des membres du congrès, & de ceux des assemblées provinciales, la durée de leurs sessions, & la limite précise de leurs travaux & de leur juridiction ; ils ne perdront jamais de vue que notre force aura pour base l’union des diverses colonies en un seul état, & non la puissance particulière de chacune d’elles ; ils assureront à chaque individu liberté & propriété, & sur-tout le libre exercice de la religion, suivant leur conscience. Enfin ils inséreront dans leur chartre tout ce que doit contenir un ouvrage de ce genre. Dès qu’elle seroit terminée, la conférence sera dissoute, & les corps choisis, conformément à la chartre, prendront l’autorité législative & administrative de l’amérique pour le tems qui leur aura été prescrit.

Si jamais on confie des fonctions de cette importance à une assemblée quelconque, qu’il me soit permis d’offrir aux réflexions de ses membres l’extrait suivant de dragonetti, l’un des plus sages observateurs qui ait existé en matière de gouvernement : « La science de l’homme d’état, consiste à fixer le vrai point du bonheur & de la liberté. Ce seroit acquérir des droits à la reconnoissance de tous les siècles, que de découvrir un mode de gouvernement qui, en surchargeant le moins possible le trésor national, offrirait la plus grande somme de félicité individuelle. »

Dragonetti, sur la vertu & les récompenses.

Mais où est le roi de l’amérique, demanderont quelques personnes ? Mais amis, je vais vous le dire ; il est au ciel, & ne s’amuse point à faire entre-tuer les hommes.

Cependant pour que nous n’ayons pas l’air de manquer de cérémonies & de pompe terrestre, qu’il y ait un jour solemnellement réservé pour la proclamation de la chartre ; ce jour-là, qu’elle soit tirée des archives nationales, & placée sous l’auguste recueil des loix divines ; que l’on pose dessus une couronne, afin d’apprendre à l’univers que les américains sont partisans de la monarchie, en ce sens que la loi leur sert de roi. Car de même que dans les gouvernemens absolus, la loi réside dans la personne du monarque, ; dans les pays libres la loi elle-même doit être le monarque, & il ne doit pas y en avoir d’autre. Mais afin de prévenir les abus qui pourroient s’introduire par la suite, qu’à la fin de la cérémonie on défasse la couronne ; & que ses débris soient abandonnés au peuple, à qui elle appartient de droit.

Le droit naturel nous autorise à nous gouverner nous-mêmes, & lorsqu’on réfléchit sérieusement à l’incertitude des choses humaines, on n’a pas de peine à se convaincre qu’il est infiniment plus sage & plus sûr de rédiger de sang-froid & avec maturité, une constitution à notre usage, tandis que nous en avons le pouvoir, que de laisser un objet aussi important à la disposition du tems & du hasard. Si nous le négligeons maintenant, il peut s’élever après nous un masaniel[2] qui, profitant de l’inquiétude populaire, rassemble les mécontens & les gens sans ressource, &, s’emparant avec eux des rênes du gouvernement, anéantisse sans retour la liberté de l’amérique. Si l’administration retourne aux mains de la grande-bretagne, il se trouvera quelqu’avanturier qui, n’ayant rien à perdre, & tenté par la situation équivoque de nos affaires essaiera, de nous assujétir ; &, dans ce péril, quel secours attendre de l’angleterre ? Avant qu’elle en ait reçu la nouvelle, le coup fatal sera porté, & nous gémirons, comme les anglais du tems d’harold, sous la tyranie d’un conquérant. Vous ne savez ce que vous faites, vous tous qui rejetez le parti de l’indépendance ; vous favorisez l’établissement d’une éternelle oppression.

Des milliers de nos frères pensent qu’il seroit glorieux de chasser du continent cette puissance infernale & barbare, qui a suscité les sauvages & les négres pour notre destruction ; cruauté empreinte, du sceau d’un double crime, l’inhumanité, envers nous, la perfidie à l’égard de ceux qui l’ont commise.

C’est être dans le délire que de parler d’amitié entre nous & des hommes en qui notre raison nous défend d’avoir confiance, pour qui nos plus tendres affections, blessées de mille manières, ne nous inspirent que de l’horreur. Chaque jour efface entre eux & nous les foibles restes de notre parenté ; & doit-on se flatter de voir croître l’attachement, à mesure que nos liaisons naturelles s’affoiblissent, ou bien que nous vivrons en meilleure intelligence, lorsque nous aurons des sujets de querelle, plus graves & plus nombreux que jamais.

Vous qui nous parlez de bonne harmonie & de réconciliation, pourriez-vous nous rendre le tems qui s’est écoulé ? Pourriez-vous replacer dans son état d’innocence primitive, une victime de la prostitution ? Eh ! bien, vous ne pouvez pas davantage réconcilier l’Angleterre, & l’Amérique. Le dernier fil est rompu ; le peuple en Angleterre, présente des adresses contre nous. Il est des outrages que la nature ne pardonne jamais ; elle cesseroit d’être la nature, s’il lui arrivoit de les pardonner. Il n’est pas plus au pouvoir de l’Amérique d’oublier les meurtriers qui lui sont venus d’Angleterre, qu’au pouvoir d’un amant d’effacer de son souvenir le ravisseur de sa maîtresse. Ce n’est pas sans une intention bonne & sage que le tout-puissant a mis ces affections dans nos cœurs.

Son image y est sous leur garde ; elle nous distingue de la foule des brutes. Le pacte social se dissoudroit, l’équité disparoîtroît de la terre, si nous étions sourds à la voix de la sensibilité. Que de fois le vol & le meurtre demeureroient impunis, si nos passions outragées ne nous provoquoient à la justice !

Ô vous qui chérissez les hommes, vous qui ne craignez pas de lutter contre la tyrannie, de quelque part qu’elle vienne, montrez-vous. Toutes les contrées de l’ancien monde sont en butte à l’oppression. La liberté s’est vue poursuivie dans tous les points du globe. Depuis long-temps l’asie & l’afrique l’ont repoussée ; l’europe la regarde comme une étrangère & l’angleterre lui a donné le signal du départ. Ah ! recevez cette fugitive, & préparez, avant qu’il soit trop tard, un asyle au genre-humain.


  1. Pourquoi ne pas y joindre ceux qui en professent d’autres, & ceux qui n’en professent aucune ? Manent vestigia raris. Note du trad.
  2. Pêcheur de naples, qui, après avoir animé ses concitoyens, dans la place du marché, contre l’oppression des espagnols, alors maîtres de cette ville, les excita à la révolte & n’eut besoin que d’un jour pour se faire nommer roi. (Cette note de m. payne n’est pas tout-à-fait exacte. Il se passa sept jours avant que les napolitains jetassent les yeux sur masaniel, pour le mettre à leur tête ; &, pendant la courte durée de sa domination, il reconnut toujours la suprématie du roi d’espagne. Le peuple & lui n’en vouloient qu’au duc d’arcos, viceroi).