Le Tour de France d’un petit Parisien/1/21

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Librairie illustrée (p. 235-243).

XXI

Nantes

En pénétrant dans la Loire, le Richard Wallace trouva tout d’abord à sa gauche Saint-Nazaire, simple station de pilotes et de pêcheurs il n’y a guère plus de vingt-cinq ans, devenue un grand port commercial destiné aux navires au long cours.

Cette transformation complète a été rendue possible par la construction de deux très grands bassins à flot pour les navires du commerce, et le prolongement du chemin de fer d’Orléans jusqu’à l’embouchure de la Loire. Ce n’est que dans les dernières années de la Restauration qu’on a commencé la construction d’un môle à Saint-Nazaire. Avant cela, les embarcations du pilotage, les bateaux de pêche, les navires du petit cabotage venaient s’échouer sur un fond vaseux aux bords d’une anse trop ouverte pour être un bon abri. Saint-Nazaire est une ville étrange, formée d’un petit village breton et de nouveaux quartiers régulièrement tracés où se dressent de hautes maisons de style moderne.

Les gros navires qui entraient dans l’estuaire de la Loire en même temps que le Richard Wallace venaient de Cardiff chargés de houilles ou apportaient de Norwège des bois de construction. Ceux-là s’arrêtaient à Saint-Nazaire. Les caboteurs remontaient le cours du fleuve, avec le yacht, allant jusqu’à Paimbœuf ou Nantes.

Paimbœuf est le nom francisé de la fameuse Pen-Bo, ou « Tête de bœuf » des Bretons. Ce port a beaucoup perdu de son importance depuis la création de Saint-Nazaire. À Paimbœuf, la Loire a encore près d’une lieue de large, avec l’aspect d’un bras de mer.

Le yacht laissa à sa droite, le Pellerin, qui servait jadis d’avant-port à Nantes, et à sa gauche Couéron, qui possède des fonderies de plomb argentifère. Bientôt après, apparut, à droite, surmontée d’un ciel estompé de noir, l’île d’Indret et son ancien château, réunis à la rive gauche du fleuve par une chaussée. L’île entière semblait n’être qu’une vaste usine d’où s’échappaient par maintes hautes cheminées des tourbillons de fumée. De cette forge cyclopéenne se dégageaient mille bruits confondus et assourdissants, produits par un puissant outillage en pleine activité.

Jean se renseigna auprès de Mahurec, qui avait travaillé à Indret, et apprit que cet établissement métallurgique pour la fabrication des machines à vapeur de la marine militaire appartient à l’État. Il occupe de 1,200 à 1,500 ouvriers. Les ateliers livrent des machines d’une grande perfection de travail ; on les transporte par eau à Rochefort, à Lorient, à Brest.

Après les hautes cheminées d’Indret, ce furent de l’autre côté du fleuve, les hautes cheminées du village industriel de la Basse-Indre, où se trouve une très importante usine à laminer le fer.

De nombreuses îles et des bancs de sable obstruaient le cours de la Loire : ces îles et ces bancs changent constamment de forme ; mais le père Vent-Debout n’était pas embarrassé pour si peu.

À la gauche du yacht se déroulait la commune industrielle de Chatenay et ses usines métallurgiques ; le yacht passa devant les chantiers de construction de la Prairie du Duc, l’une de ces îles qui avec la Prairie de Biesse, l’île Sainte-Anne, la Haute-île, forment en face de Nantes un véritable archipel.

Enfin la métropole de la Loire maritime apparut. Nantes est largement assise sur la rive droite de la Loire, au confluent de l’Erdre et de la Sèvre-Nantaise. Les immenses prairies à l’extrémité desquelles la ville est située, les coteaux couverts de vignes qui les entourent, le vaste fleuve et ses nombreux ponts, les quais ombragés d’arbres, bordés de maisons d’une riche architecture se développant le long de la Loire, en amont de la partie centrale de la ville l’ancien château bâti au dixième siècle par Alain Barbe-Torte, masse de bâtiments irréguliers flanqués de trois grosses tours (il y en a eu quatre, mais l’une d’elles transformée en poudrière a sauté en 1800), la batellerie sur le fleuve, les navires d’un faible tirant d’eau, tout cet ensemble formait un tableau qui séduisit fort sir William et toute sa famille montée sur le pont du yacht pour jouir du coup d’œil de l’arrivée.

Jean, impressionné par ce mouvement commercial dont il n’avait jamais eu idée, saisi d’une bouffée d’orgueil, entreprit d’établir que Nantes est la première ville de France après Paris.

Le père Vent-Debout s’efforça de le ramener au sentiment plus exact des choses.

— Non, non, petit, dit-il, Nantes est après Bordeaux la plus importante des villes de commerce maritime ouvertes sur l’Océan, voilà tout ; il ne faut pas exagérer. Nous n’avons guère ici qu’une population de cent mille âmes.

Jean ne se tint pas pour battu : il avait aperçu sur une tablette, dans la salle commune, un guide de la Loire-Inférieure. Il alla le chercher, l’ouvrit et se mit à lire d’une voix qui força l’attention de tous :

« Nantes est le grand entrepôt des denrées coloniales pour tout le bassin de la Loire ; elle entretient des relations suivies avec l’Inde, l’Afrique, l’Amé rique, la Chine. La houille y entre en franchise d’octroi ; elle a de grandes usines métallurgiques, des fonderies de plomb, de fer et de cuivre, des huileries et des savonneries, des ateliers de construction pour les machines agricoles et industrielles, des fabriques d’engrais et nombre de manufactures, des conserves alimentaires — viandes, poissons et légumes. Elle expédie annuellement un million de kilogrammes de petits pois en boîtes. La ville est célèbre par l’édit de tolérance de Henri IV révoqué par Louis XIV. C’est l’une des plus belles villes de France ». Ah ! vous voyez, père Vent-Debout !

— Quand je devrais tomber raide comme une barre de cabestan, je n’en démordrai pas ! s’écria le vieux marin.

— Nous allons vérifier la chose, dit la jolie miss Kate, pour tout concilier. Papa, conduisez-nous partout, partout, s’il vous plaît… ne serait-ce que pour oublier l’odeur de suie et de peinture du Richard Wallace.

Avec moins de vivacité dans l’expression, mais autant d’insistance, lady Tavistock et miss Julia se montrèrent désireuses de quitter le yacht pendant quelques heures.

— Et qui nous servira de guide ? demanda le baronnet en cédant de bonne grâce.

— Avec cet Indicateur, dit Jean, je me fais fort de vous montrer tout… ce qui vaut la peine d’être vu.

Sir William sourit d’un air d’incrédulité, faisant voir longtemps une double rangée d’énormes dents blanches.

On partit. Alfred Tavistock et Henry Esmond, dans une tenue fantaisiste de marins, ne prirent pas le temps de se passer au savon ; mais ils se tinrent un peu en arrière pour ne pas choquer les dames par le négligé de leur toilette.

Jean, au contraire, s’élançait en avant, parcourant fébrilement son Indicateur.

Ils allèrent ainsi en bande, à travers la ville, en constatant tout de suite que Nantes est généralement bien bâtie, qu’elle est remarquable par la régularité de ses places publiques. Le quai de la Fosse, ombragé de beaux arbres, bordé d’hôtels et de vastes magasins, couvert de navires et de bateaux y offre un agréable coup d’œil.

Ils virent les quais de Chezine et leurs chantiers de construction ; ils traversèrent quelqus-uns des dix-huit ponts de la Loire et de l’Erdre, sans oublier le pont de Pirmil, jeté au-dessus du plus large bras de la Loire et comptant seize arches, avec une longueur de plus de deux cent cinquante mètres, ni le pont de la Poissonnerie formé d’une seule arche de soixante pieds d’ouverture, ni les ponts d’Erdre et du Gué-aux-Chèvres qui datent du seizième siècle ; ils passèrent dans les îles et les prairies pour revenir sur le cours Saint-Pierre, où se trouvent les statues d’Arthur III et d’Anne de Bretagne, sur le cours Saint-André, orné des statues de Duguesclin et d’Olivier de Clisson, sur les cours ou promenades de Henri IV et du Peuple ; ils admirèrent l’île Feydeau et ses maisons monumentales, le quartier Graslin ; ils allèrent flâner dans le célèbre passage Pommeraye.

Enfin ils visitèrent la cathédrale, édifice du quinzième siècle, demeurée inachevée.

Dans le transept à la droite du chœur, ils s’arrêtèrent longuement devant une œuvre admirable de la Renaissance ; c’est le tombeau élevé par Anne de Bretagne à son père le duc François II, et qui fut exécuté par Michel Columb, artiste de Tours. Il est en marbre blanc avec des assortiments de marbres de diverses couleurs. Sur une table de marbre noir sont couchées deux statues un peu plus grandes que nature, celle du duc et celle de Marguerite de Foix, sa seconde femme. Des carreaux, soutenus par trois anges, supportent leur tête, et à leurs pieds, un lion et un lévrier, symbole du courage et de la fidélité, tiennent entre leurs pattes les armes de Bretagne et de Foix. À chaque angle, se trouvent en grandeur naturelle, les représentations figurées de la Justice, la Sagesse, la Prudence et la Force.

Depuis 1879 ce mausolée a pour pendant le tombeau du général Lamoricière, décoré de quatre belles statues allégoriques, œuvre de Paul Dubois.

L’Indicateur que Jean élevait triomphalement au-dessus de sa tête servait à tout expliquer.

Après la cathédrale, ce fut la Bourse. Elle vaut la peine d’être vue. Sa façade principale — du côté du square — est ornée d’un péristyle de dix colonnes supportant un entablement couronné de figures emblématiques ; la façade donnant sur le Port-au-Vin est plus intéressante peut-être par ses statues de célébrités maritimes : Jean-Bart, Duquesne, Duguay-Trouin, Jacques Cassart, hardi marin que Duguay-Trouin qui se connaissait en bravoure présenta à Louis XIV.

Parmi d’autres célébrités notées par miss Kate pour figurer dans le journal qu’elle continuerait d’envoyer à Maurice du Vergier, Cambronne avait sa statue et le général Bréa un monument élevé à sa mémoire.

Les musées ne furent pas oubliés, ni le jardin botanique.

Dans les rues, sur les places, sur les quais circulaient dans des costumes pittoresques les habitants des campagnes du département, venus à Nantes pour leur plaisir ou pour essayer de réveiller la troque, ce commerce d’échanges tombé presque en désuétude.

Il y avait là des pêcheurs du Croisic, des paludiers de Guérande, des marchands sauniers de Batz, des tourbiers de la Grande-Brière (des Briérons), des paysans des environs de Clisson, du Pallet, de Saint-Fiacre, de Châteaubriand, d’Ancenis, des riverains du lac de Grand-Lieu, l’un des plus grands lacs de la France, ou des bords charmants de l’Eldre qui est à la fois un cours d’eau et une succession de lacs rappelant les fjords de la Scandinavie.

C’étaient des coiffes de femme à bandelettes plissées tombant de chaque côté du visage, des coiffes plates sur le dessus de la tête, avec un fond bouffant et des ailes, de véritables serre-tête de linge avec un fond pointu un peu relevé, tuyautés, des collerettes de linon garnies de dentelle, raides et empesées, des corsages de velours lacés par devant, des tabliers de soie, avec le fichu croisé dans la bavette du tablier, des bas rouges à coins de couleur, des croix d’or et d’argent fixées au cou par un ruban de velours enjolivé d’éclatantes broderies de soie ; et du côté des hommes, des culottes larges et plissées, des gilets ou camisoles doubles ou triples, de couleurs différentes, débordant l’un sur l’autre, des chemises à col rabattu, des chapeaux ronds à larges bords.

Ces paysans de la Loire-Inférieure échangeaient de rares paroles en français avec une prononciation traînante, ou en bas-breton.

— Et ceux-là d’où sont-ils ? dit miss Julia au petit Parisien en lui désignant un jeune homme et une jeune femme très coquettement parés.

— Consultez l’Indicateur, Jean, ajouta le baronnet ironique.

Jean ne parut pas déconcerté pour si peu dans son rôle de cicerone. Il alla tout simplement, avec l’aplomb d’un gamin de Paris, demander à ces jeunes gens le nom de leur village, et revint en courant dire qu’ils arrivaient du Bourg de Batz.

C’étaient deux nouveaux mariés revêtant, à l’occasion de leur noce, ces costumes que l’on ménage ensuite soigneusement de manière à les faire durer toute la vie. Le marié portait une chemisette de drap brun, une collerette de mousseline, une culotte courte bouffante et deux camisoles, l’une blanche, l’autre bleue. Un grand manteau noir recouvrait le tout ; mais coquettement et de manière à laisser voir les diverses parties du vêtement. Il était coiffé d’un chapeau à trois cornes avec ganse de velours ; enfin sa parure était complétée par des bas blancs brodés et des souliers de daim blanc.

La jeune mariée avait une coiffe brodée et un fichu blanc bordé de dentelle, un corsage et une ceinture en fils d’or, un jupon violet, une robe blanche, un tablier de soie rouge, des bas rouges brodés et des sandales violettes.

Lady Tavistock et ses filles reprirent le chemin du quai où était amarré le yacht, très satisfaites de leur promenade, et rangées à l’avis du petit Parisien, touchant la beauté de la ville. Sir William disait comme elles.

Jean se promettait de triompher de l’entêtement du père Vent-Debout. Mais le pilote bas-breton, que rien n’arrêtait jamais, avait imaginé de prendre le chemin de fer, pour aller visiter des amis qu’il avait entre le Pallet et Clisson. C’était si près de Nantes !… L’occasion, du reste, ne se renouvellerait pas de sitôt ; tremblement de Brest ! il ne fallait pas la laisser échapper !

Donc, lorsque sir William demanda le pilote, Mahurec et le petit mousse firent semblant de le chercher des yeux sur les quais : il ne devait pas être loin…

— Avec ça que j’irai trahir mon chef de file, pour ce milord Roastbeef ! murmura le chauffeur.

Barbillon possédait déjà l’esprit de corps et soutenait son ancien, généreusement — sans se ressouvenir des oreilles arrachées et saignantes, et des rudes bourrades reçues entre les deux épaules.

Le baronnet donna l’ordre de chauffer. Quelques jets de vapeur lâchés avec force, pensait-il, ramèneraient le pilote s’il était dans un cabaret du voisinage…
— Vent-Debout entendit jaillir la vapeur et il accourut (voir texte).
Cette confiance fut trompée.

Tandis qu’un jet de vapeur s’échappait bruyamment des flancs du joli navire, faisant bouillonner l’eau du fleuve, le père Vent-Debout, tranquillement assis chez les époux Lyphard, buvait leur vin blanc et savourait les sardines frites au beurre, placées sur la table devant lui pour l’engager à avoir soif.

C’était au village de Saint-Georges que demeuraient les Lyphard — à égale distance du Pallet, rempli du souvenir d’Abélard qui y naquit, et de la petite ville de Clisson sur la Sèvre-Nantaise dominée par les ruines démantelées du château de ses anciens seigneurs, achetées au commencement de ce siècle par le sculpteur Lemot pour en faire une pittoresque « fabrique » de sa villa.

La vallée où la Sèvre coule rapide, profonde, sinueuse, présente tour à tour, sur ses flancs escarpés, des masses superbes de verdure, d’âpres accumulations de rocs, d’horribles coulées de blocs granitiques, et de jolies constructions modernes, des jardins habilement décorés… Mais de tout cela, le père Vent Debout n’avait cure. Son souci était de classer, par ordre de mérite, les vins blancs qu’il allait dégusterdans les selliers du voisinage.

Ces bonnes gens de Saint-Georges et du Pallet, après avoir ouvert la porte du sellier avec quelque solennité, remplissaient un pichet de vin blanc — c’est un pot de terre de la contenance de deux verres. Le maître de la maison y mouille d’abord ses lèvres, comme pour s’assurer que par sa qualité son vin n’est pas indigne de son visiteur, et il présente le pichet. Ce serait le désobliger que de ne pas le vider tout entier, et le vieux marin eût été désolé de faire de la peine à des gens qui le recevaient si bien. C’étaient pour la plupart des amis du ménage Lyphard, et ils ne manquaient pas de dire :

— Les amis de nos amis sont nos amis !

Profession de foi contre laquelle le père Vent-Debout se gardait bien de s’inscrire en faux.

Le pilote du Richard Wallace en était arrivé à ce moment où le vin blanc le plus sec a le goût du petit-lait. Il ne lui en coûtait plus rien de boire par politesse.

Pendant ce temps, le yacht continuait de chauffer et de lâcher sa vapeur avec le plus de bruit possible ; mais à la distance où il se trouvait de Nantes et de ses quais, il était permis au vieux marin de ne pas entendre.

Pourtant, entre deux pichets, il se rappela qu’il y avait quelque part un Richard Wallace qui réclamait ses services ; il se sauva, et courut à la poursuite d’un train qui passait. Après un léger somme, il se trouva sur le quai qui traverse Nantes dans toute sa longueur, et qui suit la voix ferrée, séparée seulement par une légère barrière à hauteur d’appui. Cette fois, le père Vent-Debout entendit jaillir la vapeur ; et il accourut, comme s’il venait de se réveiller dans le plus proche cabaret. Il pensait qu’on ne se douterait jamais qu’il y avait des lieues et des lieues dans ses jambes vacillantes.

Après quelques formules d’une politesse obséquieuse, absolument contraire à son naturel, son chapeau goudronné lui tombant des mains, il se trouva dans l’impossibilité de le ramasser et ne chercha pas davantage à persuader sir William, ni à s’excuser.

— Eh bien ! oui, dit-il, tandis que le petit Parisien lui remettait son chapeau sur la tête, eh bien, oui, ça y est ! Je suis un relicheur qui n’a pas le moindre palan de retenue sur l’article du petit vin blanc ; je tangue, c’est vrai, je roule, je talonne ; j’ai ma guigue, j’en conviens ! je suis bituré, d’accord ! Mais je gagerais ma pipe contre une queue de sardine que je suis en état de vous piloter ; il n’y a pas d’îlots qui tiennent, ni de bancs de sables ! Ce n’est pas quand je suis au vent de ma bouée, que je voudrais, mon milord, envaser votre yacht comme un vieux ponton. Suffit ! Avant que Bourguignon s’aille mettre au lit, nous serons en route et il est encore haut dans le ciel. Inutile donc de chanter : Papa ! Maman ! Commandez milord, et je pousse au large : vous verrez si je connais ma rivière…