Le Tour de France d’un petit Parisien/1/9

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Librairie illustrée (p. 117-127).

IX

Au puy de Sancy

Voilà donc nos deux hardis compagnons se rendant au puy de Sancy, et par le chemin le moins sûr.

En quittant le Capucin, ils laissèrent derrière eux les arbres, abordant une région où les sapins mêmes ne croissent plus. C’est à peine si on voyait, éparpillés, quelques genévriers rabougris ; en revanche, la pelouse se montrait superbe. Son herbe épaisse et haute semblait sans cesse rafraîchie par d’abondantes eaux. Cette pelouse était piquée de pensées d’un beau violet et d’œillets rouges ; de vigoureuses ombellifères y prodiguaient leurs bouquets de fleurs ; par places, la grande gentiane, poussant drue et serrée, balançait au vent sa tige desséchée ; dans les endroits moins humides, des myrtilles aux baies noires se multipliaient en touffes impénétrables.

Sur leur chemin se trouvait l’une des curiosités locales, le vallon de la Cour. C’est une enceinte qui mesure douze cents mètres de longueur sur six cents de large. Deux rochers énormes en gardent l’entrée. En se penchant, Jean et le fils du baron virent les blocs de lave qui représentent les juges — inamovibles ceux-là — de ce tribunal en plein air.

Il y avait là plusieurs jeunes filles pâles et souffrantes, conduites par leurs mères en ce lieu bien abrité pour y respirer les émanations balsamiques.

Le soleil qui faisait la journée si belle, calcinait les parois rocheuses situées au midi de la vallée du Mont-Dore. La fatigue commençait pour nos deux ascensionnistes, et aussi les dangers.

La crête des montagnes leur parut si aiguë, qu’ils commencèrent à renoncer à l’idée d’aborder par là les hauteurs du puy. Ils s’engagèrent dans un sentier peu frayé, qui les conduisit à mi-côte du pic de l’Aiguiller, à peu près à quatre cents mètres et de son sommet et de sa base, vers une masse rocheuse sur laquelle repose le pic de Sancy.

Mais tout à coup, le terrain manqua devant eux. Un précipice à parois verticales s’ouvrait, laissant apercevoir, bien bas, des blocs de basalte et de lave plantés dans tous les sens et s’enchevêtrant dans un désordre extrême : cela s’appelle le Jardin-du-Diable… Au delà, en face, se dressait une muraille droite et nue, montrant aux regards surpris, dans le roc fendillé, un immense soleil d’artifice, dont tous les rayons, un peu courbés, partaient du centre, avec une longueur de huit à dix mètres. C’est le produit d’un refroidissement de la lave…

Au-dessous d’eux, plusieurs petits pâtres gardaient quelques vaches, moins grosses, vues de si haut, que des moutons. N’osant se hasarder à descendre la pente rapide qui devait permettre de tourner le pied du massif du Sancy, les deux camarades hélèrent à qui mieux mieux les jeunes pâtres. Ceux-ci répondirent à leur appel. Ces voix d’enfants, attristées par les échos, avaient quelque chose des cris de détresse de naufragés perdus sur un rocher au milieu de l’Océan.

Trois petits paysans vinrent rejoindre assez lestement les ascensionnistes, et offrirent de leur servir de guides. Il fallait non pas descendre, mais gravir presque en ligne droite une hauteur de près de quatre cents mètres, sous un soleil ardent frappant perpendiculairement le versant de la montagne. Parfois le pied glissait ; alors pour ne pas rouler à sept ou huit cents mètres, il ne restait que la ressource de s’accrocher aux hautes herbes.

Enfin on atteignit la crête. Jean commit alors l’imprudence de plonger un regard dans la vallée du Mont-Dore, et il éprouva l’horrible sensation d’une griffe s’enfonçant dans sa poitrine comme pour l’attirer dans l’abîme ; tout son sang reflua au cœur, et il n’eut que le temps de se rejeter en arrière pour ne pas tomber, entraîné vers ce vide immense tout hérissé sur son pourtour de sommets dénudés.

Quant à Maurice du Vergier, familier déjà avec les excursions dans les montagnes, il n’avait eu garde de céder à la tentation de regarder derrière lui.

Les jeunes garçons congédièrent leurs guides, et Jean se montra tout aussi généreux que le fils du baron, en gratifiant, comme lui, les petits pâtres d’une belle pièce de cent sous économisée sur le louis d’or de l’excellent Pierre Villamus.

Maurice et Jean pensaient pouvoir se passer de tout secours, et cependant le sentier n’était guère marqué çà et là que par une pierre légèrement polie par le frottement, une motte de gazon un peu affaissée… Pour ne pas perdre l’équilibre, ils étaient forcés de saisir de la main gauche les herbes que la pente du terrain mettait à leur portée.

Le plus difficile du trajet n’était pas fait. La pente cessait, il est vrai, le terrain devenait uni ; mais le passage se présentait étroit au point d’en être effrayant : il n’avait pas un mètre de large. C’était comme un pont sans parapet.

D’un côté, la chute menaçait d’être verticale ; de l’autre, un talus rapide dégringolait vers des rochers reposant par assises les uns sur les autres, comme un gigantesque escalier écroulé. Dans lequel des deux gouffres valait-il mieux tomber ? La pensée effrayée flottait entre ces deux hésitations, entre ces deux craintes.

Maurice, courageusement voulut passer le premier. Il le fit en se baissant un peu pour éviter le vertige.

— Le sentier n’est pas d’une solidité parfaite, observa-t-il, en sentant trembler sous ses pieds le basalte miné par les eaux des pluies.

Il revint sur ses pas et offrit la main à son camarade ; mais Jean, tout à fait rassuré, suivit le chemin sur lequel Maurice s’était hasardé.

Le périlleux passage franchi, la montagne se relevait ; c’était une sorte d’échelle qu’il fallait gravir en s’aidant des pieds et des mains. Enfin un étroit plateau, couvert d’une herbe touffue, se présenta et leur permit de se reposer à l’abri du piton qui forme la tête du Sancy. La vue y planait au loin ; mais le regard s’attachait avec persistance sur les points où des dangers avaient été courus.

Comme les deux jeunes garçons se réjouissaient du résultat atteint, et que Jean très satisfait et très fier battait des mains, deux jeunes filles de quinze à dix-huit ans, pleines de joie et d’animation, passèrent près d’eux en courant : elles descendaient du sommet du puy avec beaucoup trop d’élan.

— Prenez garde, mesdemoiselles, leur cria Maurice, la pente est rapide, et elle conduit à des précipices…

Entendirent-elles ? Ces jeunes filles devaient être Anglaises et sœurs. L’aînée fit un mouvement de la main qui pouvait signifier : Merci ! ou encore : Nous savons !

Et elles poursuivirent leur course.

Mais Jean s’était levé. Il vit la plus jeune poser sur le terrain un pied
Il y avait là un homme d’un étrange aspect (voir texte).
hésitant, le retirer aussitôt ; puis, tout d’un coup, disparaître en poussant un cri de terreur.

Maurice accourait aussi. Mais Jean, plus leste, s’était laissé dévaler. Quand il eut dépassé la pauvre enfant que le vertige et le trouble entraînaient vers le vide, il s’agenouilla et s’assujettit solidement en posant un pied sur une sallie de rocher. Il présentait ainsi un obstacle, que la jeune fille vint frôler, heureuse de rencontrer un point de résistance si faible qu’il fût. Jean étendit les bras et la retint.

Déjà Maurice offrait la main à l’imprudente, et en quelques secondes elle fut hors de tout danger. La sœur aînée jetait de grands cris. À cet appel, son père, son frère et un guide arrivaient en toute hâte…

Alors Jean s’effraya de ce qu’il avait osé faire : il se trouvait à un mètre d’un abîme insondable ; il en pâlit, et se servant des pieds et des mains, se cramponnant aux touffes d’herbe avec une énergie où se mêlait une véritable terreur, il se hissa jusqu’à la plate-forme.

Maurice grondait doucement la jeune fille sauvée d’une mort affreuse.

— Vous avez raison, répondit-elle ; mais c’est beaucoup la faute de cet homme… là-haut… que nous avons eu le tort de consulter.

Maurice et Jean levèrent les yeux vers le sommet du puy.

Il y avait là, assis sur le bloc de granit d’un mètre cube qui couronne le Sancy, un homme d’un bien étrange aspect. Ses jambes pendantes se croisaient avançant deux pieds énormes ; ses coudes osseux serrés le long de son corps, une main soutenant le menton, il souriait ; ou plutôt il riait sans bruit et sa bouche se fendait largement sous un nez pointu ; ses yeux regardaient vaguement du côté où tout le monde se portait ; sa tête était enveloppée d’un mouchoir rouge à carreaux, noué sur le front. Les deux cornes de ce mouchoir, mis sans doute pour les passages exposés au vent, achevaient de donner au personnage un air diabolique et grotesque tout à la fois.

Jean crut reconnaître en lui l’Allemand, le compère de Jacob Risler. Il ne se trompait pas ; Hans, forcément oisif par l’incarcération de son associé à Mauriac, craignant aussi d’être ressaisi comme ayant glissé entre les mains des gendarmes à Salers, se donnait le plaisir de faire quelques promenades en touriste désœuvré. Venu à Clermont-Ferrand, il avait suivi de loin une famille anglaise qui s’en allait vers les hauteurs du Mont-Dore, et il avait pu faire de la sorte l’ascension du puy de Sancy en se passant de guide, c’est-à dire sans bourse délier, mais non sans se rendre importun aux gens à qui il s’imposait.

C’était, autour de la jeune fille arrachée au gouffre grâce au courage et à la vivacité de Jean et de Maurice, un concert de malédictions à l’adresse de l’individu à la figure ingrate qui semblait soudé au cube de granit. La mère des jeunes Anglaises et le fiancé de l’une d’elles, ainsi que deux autres guides, étaient venus se joindre au groupe des gens reconnaissants qui prodiguaient aux deux jeunes garçons des félicitations et de chauds remerciements. Les guides se montraient furieux que l’accident eût eu lieu par suite des fausses indications du malencontreux donneur d’avis.

— De quoi se mêle-t-il, ce paltoquet ? dit l’un d’eux qui flairait une concurrence déloyale.

— Mais c’est aux guides qui vous conduisent, mesdemoiselles, qu’on demande des renseignements, observa avec franchise le deuxième guide.

— À moins qu’on ne soit pas content d’eux, ajouta le troisième.

Le premier reprit :

— Rien ne me tient de lui donner une leçon, à ce particulier, dont il se souviendra !

Jean réfléchissait depuis un moment. Un vaste projet trottait dans sa petite tête.

— N’en faites rien, dit-il enfin avec vivacité ; cet homme est fou.

— Et c’est d’un fou que vous prenez conseil, mesdemoiselles ! s’écria le frère des deux jeunes filles, grand garçon blond, leur aîné, et qui parlait notre langue sans accent étranger. Passe encore pour Julia, qui est un peu folle elle-même…

— Vraiment ! fit une douce voix fâchée.

— Mais ma Kate ! — c’était la jeune fille sauvée, — ma Kate, qui est la sagesse même, s’adresser si mal !

— C’est peut-être qu’il a l’air avenant le bel oiseau, dit d’une voix moqueuse le premier guide.

— Taisez-vô, à la fin ! fit le père de famille, — un remarquable échantillon d’Anglais en voyage, avec petit chapeau et voile de gaze verte, favoris roux en broussailles, veston quadrillé, lorgnon pendu au côté dans sa gaine.

Sir William Tavistock, baronnet, ne payait pas les guides pour qu’ils élevassent la voix avec tant de liberté.

— Si cet homme est fou, reprit-il, il faut le laisser tranquille. Chacun regardait Hans Meister, qui ne se gênait plus pour ricaner.

— Il n’est pas si laid ! observa lady Tavistock, gracieuse femme d’une quarantaine d’années, au regard indulgent et doux, et dont le visage s’encadrait de boucles soyeuses de cheveux châtains. Elle ajouta en se tournant vers le fiancé de Julia : Henry, ma fils, donnez-moi votre bras et montons.

Henry, bronzé par les soleils équatoriaux, avait la démarche et les allures vives d’un marin.

Toute la famille fit de nouveau l’ascension du sommet ; les guides aidaient les deux sœurs. Le frère de miss Julia et de miss Kate s’entretenait avec Maurice du Vergier et appuyait sur l’épaule de Jean une main affectueuse. Pour suppléer au défaut de présentation, des cartes furent échangées. Sur la sienne, Maurice écrivit au-dessus de son nom celui de Jean Risler.

Cette famille anglaise, au dire du jeune Tavistock (Alfred), pour se reposer de son excursion dans les Monts-Dores, comptait s’arrêter pendant quelques jours au village des Bains, où les bagages avaient été envoyés de Clermont-Ferrand.

— Comment savez-vous que cet homme est fou, mon petit ami ? Vous le connaissez donc ? demanda le fils du baronnet.

Jean avait préparé sa réponse. La puissante distraction qu’il se donnait au Sancy ne l’empêchait pas de songer sans cesse à la réparation d’honneur qu’il s’était fait un devoir filial d’obtenir pleine et entière. Il allait sans doute recevoir une prompte réponse du charpentier ; et sur la moindre indication, il se promettait d’agir sans perdre un jour. Une seule chose pouvait l’arrêter : la dépense d’un voyage, même d’un voyage peu long : en s’y prenant bien, il pouvait forcer l’Allemand dont il avait tant à se plaindre, à l’aider dans la poursuite de son entreprise. Voilà dans sa simplicité le plan formé par le petit Parisien.

Il répondit donc au jeune Anglais que ce fou, jusqu’à présent inoffensif, avait été confié à un de ses parents. Il lui avait faussé compagnie à Salers. Le jeune garçon ajouta que si l’on voulait faire quelque chose pour lui, on s’assurerait de cet homme jusqu’au village, et qu’il aviserait ensuite au moyen de le replacer sous la protection et la garde de son parent. Il se faisait fort, assurait-il, en lui parlant, d’obtenir une complète soumission.

Cette intervention réclamée sembla facile à accorder, et Alfred Tavistock promit son concours. Avant même que le sommet fût atteint, l’Anglais avait mis son père au courant de ce que désirait le jeune garçon, et sir William, en regardant Jean, répétait sous forme d’adhésion :

— Yes, yes ! yes !

Le sommet du pic formait un plan convexe de seize mètres carrés, entouré d’abîmes. Les lorgnettes de nouveau braquées ouvraient des horizons à des distances incalculables. Aucune vapeur ne flottait dans l’air ni sur les monts. Les perspectives apparaissaient distinctes et rapprochées. La vue n’était bornée qu’au sud, par les montagnes du Cantal, qu’on eût dites à portée de la main. À l’est, deux gros points blancs, rosés, semblables à deux pains de sucre énormes, se détachaient au-dessus d’un ligne vague : c’étaient deux montagnes des Alpes toutes couvertes de neige.

Chacun se récriait, donnant cours de diverses manières à son enthousiasme. Hans Meister ne bougeait pas de son cube de granit. Quand un des guides montra les Alpes, il redressa un peu sa longue taille, et voulut voir ; mais ses yeux louches, pour regarder les Alpes étaient fixés du côté des Pyrénées.

Plus près des touristes, de petits lacs miroitaient comme au pied même du puy de Sancy. Gorges, vallons, montagnes accusaient sensiblement leur relief.

Le plaisir de Jean n’était pas sans mélange ; il ne perdait pas de vue son Allemand ; et lui aussi il semblait loucher en regardant les Alpes et en même temps le compère Hans.

— N’ayez pas peur, mon petit, lui dit un des guides qui avait entendu les explications données au jeune Anglais. Ce serait un cabri qu’il ne m’échapperait pas !

Pour plus de sûreté, Jean aborda enfin l’associé de Jacob Risler.

— Vous ne vous attendiez pas à me retrouver ici, lui dit-il, après m’avoir laissé au fond de la forêt du Falgoux ?

— Priant pardon, qui est-ce ? Ah ! oui, je te vois d’un œil favorable, mon petit Risler : car c’est bien toi ?

— Oui, c’est moi, dit le petit Parisien. Je suis en mesure de vous donner des nouvelles de votre associé. Il est à Mauriac à l’hôpital de la prison, ainsi que mon pauvre ami Bordelais la Rose. C’est là votre œuvre…

— Il n’est pas pour mourir, Jacob ? dit l’Allemand.

— Je ne pense pas.

— Tant pis !

— Comment tant pis ?

— C’est tant mieux, que je voulais dire.

— Bon ! maintenant un mot : J’ai besoin de vous… J’ai recours à vous…

— Oui, parfaitement, mon petit, mais une autre fois.

— Non, pas une autre fois ; tout de suite… demain ; il me faut faire un petit voyage… je compte sur vous pour m’accompagner… vous concevez ? un enfant tout seul… et payer ma dépense… sur l’argent que Jacob Risler doit à ma famille pour la maison et le jardin du Niderhoff.

— On dirait que tu te fâches, observa Hans en roulant ses yeux louches. Il quitta sa place, et faisant mine de s’éloigner, il ajouta : J’ai l’honneur.

Mais Jean sauta sur la pierre carrée et le retint par un pan de son vêtement. Alors, debout, il lui dit à l’oreille :

— Non seulement j’ai à me plaindre de vous pour m’avoir tendu un piège à Salers, mais je peux vous faire arrêter, dès qu’il me plaira, pour l’attentat du chemin de fer de Figeac. J’ai des preuves, et pour témoin la victime même… qui est la mère du jeune homme que vous voyez là-bas.

Jean désignait Maurice. L’Allemand ne ricanait plus et son nez semblait s’allonger. Il réfléchissait au moyen d’éluder cette menace.

— Ne cherchez pas à m’échapper, lui dit Jean. J’ai déjà parlé de vous… mais comme d’un homme qui n’a plus sa raison ; cela nous met à notre aise tous les deux. Cependant si vous m’y forciez, je vous dénoncerais sans hésiter, — et nous verrions alors si vous auriez la chance de vous échapper comme à Salers.

— Mais je ne suis pas fou ! s’écria Hans Meister.

— Je n’ai rien trouvé de mieux.

— Je ne veux pas qu’on me traite de fou !

— Croyez-moi, je ne vous fais pas beaucoup de tort en disant cela.

L’Allemand se sentait dompté par le petit Parisien — comme sont domptés les taureaux en Auvergne, où un enfant sait se rendre maître d’une de ces redoutables bêtes avec une simple chiquenaude sur les naseaux.