Le Tour de France d’un petit Parisien/2/10

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Librairie illustrée (p. 374-383).

X

À travers les Flandres

Confiné dans sa modeste boutique, aux planches mal jointes, où il vivait dans la crainte d’être découvert par Risler ou par la dame à la couronne ; douloureusement affecté de voir si près de celle qu’il aimait le plus au monde, l’homme qu’il avait le plus le droit de haïr — avec une mégère pour trait d’union entre l’être chéri et l’être abhorré ; tourmenté par sa conscience alarmée, lui représentant comme coupable sa conduite à l’égard de la famille du Vergier, — Jean dépérissait visiblement.

C’est en vain que l’ami Quentin Werchave s’efforçait de lui remonter le moral, l’engageait à se résigner, à accepter cette monstrueuse association, due au hasard peut-être, et dont s’offusquait si fort le jeune garçon. Il fallait, disait le flegmatique Flamand, savoir accepter son rôle, sa part, en toutes circonstances, enclume souffrir comme une enclume, marteau frapper comme un marteau ; ce qui était devait être : du reste, il est trop tard pour combler le puits quand le veau s’y est noyé. À quoi cela servait-il de regarder autour de soi, la tête inclinée, comme si l’on cherchait des épingles à terre ? ou de se courber comme si l’on portait sur son dos la bêche qui doit creuser votre fosse ?

Mais tous ces aphorismes de la sagesse flamande produisaient peu d’effet sur le jeune garçon. Loin de chercher à secouer sa peine, il s’en nourrissait pour ainsi dire, allant au-devant des occasions de l’augmenter.

Le soir, quand l’endroit de la foire où s’épanouissaient ses petits livres de toutes couleurs était devenu désert, Jean s’esquivait du côté des saltimbanques, plein de mouvement de lumière et de bruit ; il se hasardait à regarder de loin la petite danseuse, et il lui semblait que ce ne serait jamais autrement — de loin — qu’il pourrait la suivre dans la vie. S’il faisait imprudemment un pas vers elle, n’était-il pas sûr de la perdre aussitôt ?

Alors le pauvre garçon se désolait. Tous ses chagrins se renouvelaient, âpres et cuisants comme à la première heure ; et maintenant il s’abandonnait à croire qu’une fatalité s’attachait à lui. Où un autre aurait réussi aisément, — dans cette entreprise de réhabilitation, — lui n’était parvenu à rien, si ce n’est d’attirer une mauvaise affaire à Bordelais la Rose à Salers, d’occasionner la mort du sauveteur du Havre, de faire assommer par Hans Meister son ami Barbillon. Il s’était intéressé à une petite danseuse, et aussitôt la persécution avait atteint l’enfant. Et qui sait quelle influence ses revendications obstinées auprès de Jacob avaient pu exercer sur le malheureux sort de sa sœur Pauline ?

Tandis que Jean indifférent aux séductions de la fête foraine s’abandonnait à ces fâcheuses réflexions, celle que tout le monde appelait Cydalise se mettait en coquetterie réglée avec la foule ; mais de ces baisers envoyés au bon public Lillois pour le remercier de ses applaudissements à la fin des entrechats et des pirouettes, Jean ne pouvait même prendre sa part, car il n’applaudissait pas. À la distance où il se tenait, il demeurait un inconnu. Quel supplice pour ce gentil garçon si expansif, si cordial ! Ah ! mieux vaudrait, croyait-il, se faire une raison, comme le voulait Quentin, ne plus jamais songer à cette petite fille… Mais comme ce serait difficile ! Autant s’imposer l’obligation d’oublier Risler. Toutes les fois qu’il penserait à ce parent dont il avait tant à se plaindre, le souvenir de la chère baladine ne s’imposerait-il pas ?

Renoncer à Emmeline… alors, la rendre à sa mère ? Oh ! non ! oh ! non ! Là, sur ces tréteaux, à côté de l’oncle Risler — Jacob Risler redevenait l’oncle ! — tout indigne qu’il fût, la petite faisait en quelque sorte partie de sa famille à lui, humble et déconsidérée, tandis que dans la maison de la rue Saint-Jean, à Caen, Emmeline ou plutôt Sylvia retrouvée par les siens, grandissait comme une demoiselle riche et noble, perdue pour lui, perdue, perdue… Que fallait-il faire ? quel parti prendre ? À quoi se résoudre ?

Ce qu’il fallait faire ? Il fallait agir honnêtement sans se préoccuper du reste. « Fais ce que dois, advienne que pourra ! » Cette simple morale échappait à Jean, si bon, si loyal jusque-là ! si accessible à tous les sentiments honorables ! Un grand trouble devait s’être emparé de son esprit.

Au bout d’une quinzaine, Quentin Werchave voyant Jean de plus en plus sombre et maladif, l’engagea vivement à profiter d’une occasion superbe de se distraire de tous ses ennuis, fondés ou chimériques : il était attendu chez divers parents à l’occasion des « ducasses » : il emmènerait Jean avec lui.

Les ducasses flamandes, identiques aux kermesses belges, sont des réunions populaires dont une franche et extraordinaire gaieté fait tous les frais. On y danse beaucoup, on y boit davantage, on y rit énormément. Ces fêtes durent au moins trois jours, parfois plus d’une semaine. Or, il allait y avoir plusieurs ducasses dans les arrondissements de la Flandre française d’Hazebrouck et de Dunkerque. Quentin choisissait chaque année ce moment de l’automne pour renouveler connaissance avec sa nombreuse parenté des villes et des campagnes. Voilà ce que Jean apprit de lui en l’entendant développer son offre avec une chaleur vraiment amicale. Jean ne demandait pas mieux que de s’étourdir, de s’arracher à lui-même et surtout de laisser les choses suivre leur cours… Il ne résista pas beaucoup :

— Mais la boutique ? la foire ne finissait qu’à la fin de la première semaine d’octobre ?

Quentin avait tout prévu ; il se trouvait en mesure de répondre victorieusement à toutes les objections que Jean pourrait faire. La boutique ? Jean allait écrire à son patron tout de suite, qu’étant souffrant, il avait besoin d’un peu de campagne avant de rentrer à Paris. Cette lettre serait portée par un ami de Quentin qui partait le même jour pour la grande ville ; il exposerait les faits et gagnerait la cause.

— Mais il faudra alors fermer la boutique avant les derniers jours de la foire ? dit encore Jean.

— Pas du tout ! Le petit Stoven viendra la tenir. C’est lui qui s’amusera ! Jean céda, écrivit, fit tout ce que Quentin voulut, et même mit d’avance le jeune Stoven au courant de ce qu’il devait savoir pour le remplacer pendant une dizaine de jours. Le surlendemain la réponse arriva de Paris telle que Jean et Quentin la pouvaient désirer, et quelques heures après les deux jeunes gens étaient sur les voies rapides… Emmeline, les du Vergier, Risler, l’ogresse, bonsoir à tout le monde ! Il n’en pouvait plus !…

Dans le département du Nord où la population est beaucoup plus nombreuse, plus dense, que dans toutes les autres parties de la France, si ce n’est Paris, les villes sont reliées entre elles par des faubourgs industriels, des usines qui s’échelonnent le long des anciennes routes ; mais les chemins de fer, grâce à leurs courbes, ouvrent des perspectives sur les campagnes.
Jean se trouva introduit auprès de l’oncle Sockeel (voir texte).
Ces campagnes de Lille dont le sol glaiseux, humide, froid ne donnerait à de médiocres cultivateurs que de médiocres produits sont les mieux cultivées qu’il se puisse voir, les mieux percées de routes et de canaux. Un accroissement excessif de la population a amené la transformation des champs en de véritables jardins. Les anciennes libertés dont jouissait le pays dans un temps où la glèbe était partout opprimée, ont pu contribuer aussi dans une large mesure à produire cet état florissant de la culture des terres.

Jean et Quentin passèrent en vue d’Armentières, ville de 12,000 habitants située sur la Lys qui y forme un petit port intérieur, utilisé pour les industries locales : fabrique de grosses toiles écrues, principalement pour chemises et guêtres de soldats, tissage important de toiles de toute espèce, impression sur étoffes, et encore fabrique de tulle, teinturerie, sucrerie…

La Lys fut franchie.

À son tour fut laissé en arrière, Hazebrouck, petite sous-préfecture, ville de filatures, bien bâtie, proprette, mais triste, — triste quand la ducasse ne l’allume pas. Jean ne vit guère que l’élégante flèche de son église, qui mesure quatre-vingt mètres de hauteur.

Maintenant ils couraient sur Cassel à travers des pâturages où les fermes apparaissaient entourées de grands ormes. Ces arbres, à qui le sol flamand convient à merveille, y acquièrent un superbe développement. Plantés souvent en larges avenues au milieu des prairies, ils semblent appartenir à un parc séculaire et conduire à un château. Le château n’est qu’une ferme cachée dans la verdure, parce que les châteaux et même les grandes habitations sont rares dans cette partie de la Flandre.

Il était facile à Jean de croire aux affirmations de son ami, assurant qu’il y a en France peu de campagnes aussi bien cultivées que celles de l’arrondissement d’Hazebrouck.

Les cultures variaient peu ; les champs labourables et les prés se partageaient la presque totalité du sol donnant en abondance les céréales, la betterave à sucre, les graines oléagineuses, le lin, le tabac qui couvre des espaces étendus et le houblon. Ces houblonnières, hérissées de longues perches de sapin autour desquelles grimpe et s’enroule la précieuse plante, à des hauteurs de quatre ou cinq mètres, sont d’un effet pittoresque. Leur verdure assez épaisse forme parfois des bosquets ou des pyramides de feuillage. Le houblon est d’un rapport avantageux. Une houblonnière donne de bonnes récoltes pendant sept ou huit ans, et peut durer jusqu’à douze ans, établie dans une terre qu’on a laissé reposer ; la seconde et la troisième année sont les plus productives. Quentin apprit à Jean qu’un hectare d’une houblonnière en plein rapport peut rendre jusqu’à huit mille francs par an. C’est très beau, ajouta-t-il, mais il faut compter aussi par hectare, cinq mille francs de frais de culture et d’entretien.

— Pour les céréales, les cultures industrielles, les légumes, les racines, aussi bien que pour l’élève des chevaux et du bétail et les produits de la basse-cour, les Flamands — ainsi que leurs voisins les Picards — ont une incontestable supériorité. Non seulement les récoltes du pays suffisent à la consommation locale, mais elles contribuent à l’approvisionnement de Londres. Des ports de Gravelines, de Calais et de Boulogne, sont expédiés, et parfois directement par les paysans eux-mêmes devenus armateurs, des cargaisons d’œufs, de poulets, de fromages.

L’attention des deux amis se portait sur toutes ces choses, lorsque Cassel apparut juché sur sa haute colline, — on pourrait dire sur sa montagne. Et c’était un riant tableau au milieu de tous ces pays plats que Jean avait vus en allant à Lille et en venant de cette ville — plaines de Picardie, plaines d’Artois, plaines de Flandre, monotones malgré leur somptuosité agricole. La station de Cassel est à quatre kilomètres de la ville. Jean et Quentin, qui n’avaient à eux deux qu’une légère valise, mirent une demi-heure pour gravir à pied les rampes qui conduisent à la ville. Les voitures qui s’élèvent sur les flancs de la montagne doivent suivre une route plus longue parce qu’elle décrit plusieurs lacets.

Cassel est célèbre dans l’histoire par trois batailles livrées sous ses murs par trois Philippe de France. — En 1070, Philippe Ier y fut battu ; en 1318, Philippe de Valois, victorieux, saccagea la ville ; en 1677, sous Louis XIV, Philippe d’Orléans y remporta une victoire sur le prince d’Orange. On voit au musée de Versailles un grand tableau de Van der Meulen, représentation de cette dernière bataille. Les Hollandais couvrent la plaine, de riches seigneurs à cheval de la suite du duc d’Orléans occupent le premier plan ; dans le lointain se dessine la montagne de Cassel — avec ses moulins, devenus historiques.

Quentin conduisait Jean chez un oncle où ils devaient prendre le fils aîné de la maison, un garçon de leur âge, pour se rendre tous les trois à la ducasse de Bambecque près de Wormhoudt, pays perdu sur la frontière belge.

— Attention ! fit-il lorsqu’ils eurent atteint le plateau. L’oncle Sockeel est un excellent homme, mais la tante n’est pas aussi facile à vivre ! Une fois chez eux, c’en est fait de notre liberté ; si nous voulons voir quelque chose, mon oncle ne dira rien, mais comme dans un vaudeville très gai du Palais-Royal, ma tante, ne sera pas contente ! Allons d’abord jouir du point de vue.

— Hé, hé ! fit Jean, nous allons donc mentir un peu ?

— Qui dit la vérité, riposta le Flamand, nulle part n’est hébergé.

Le point de vue se trouvait sur la haute terrasse, emplacement de l’ancien Castellum romain qui a donné son nom à Cassel ; au Castellum succéda une forteresse féodale. Quentin, muni d’une courte mais excellente lunette, conduisit tout de suite Jean de ce côté.

Bien que la terrasse de Cassel ne soit qu’à cent cinquante-sept mètres au-dessus du niveau de la mer, grâce au pays plat qui s’étend à de grandes distances autour de la ville, nos deux jeunes touristes promenèrent leur lunette sur des horizons sans limites. Le temps était clair, et Quentin put compter et désigner à son ami une trentaine de villes et une centaine de villages, soit en France soit en Belgique, sans compter les phares, la tour de Dunkerque, etc. Les dunes du littoral laissaient voir çà et là, à travers leurs brèches, les eaux bleues de la mer du Nord. Quentin jura par saint Bavon qu’à certains jours on apercevait, du point où ils se trouvaient, la rade de Douvres et les clochers de Bruges.

Au milieu de la plaine immense, Cassel et sa colline formaient une véritable oasis, un coin de terre privilégié. Non seulement le panorama se déroulait splendide, mais un air vivifiant et embaumé montait des nids de verdure des alentours, et des frais pâturages bordés de grands arbres. Dans cette plaine, des fermes riantes et de jolis villages aux maisonnettes de brique se détachaient nettement sur le fond sombre de la verdure ; on eut dit un immense jardin anglais tracé avec une confusion volontaire. Mais dans ce dédale sillonné de chemins et d’allées, se détachaient quatre longues avenues droites, se perdant à l’horizon. C’étaient des voies romaines devenues successivement routes royales, impériales, nationales, aboutissant à Saint-Omer, à Dunkerque ; se dirigeant vers Lille ou vers la Belgique.

Quand ils eurent amplement tout regardé, Quentin avoua qu’il n’était que temps de se rendre chez les Sockeel.

Il y songeait maintenant : on comparerait leur arrivée avec le passage des trains… Holà ! mon oncle ne dira rien, mais c’est ma tante qui ne sera pas contente !

Alors ils tournèrent leurs regards vers la ville. Cassel, petite ville de 4,300 habitants est la cité flamande dans tout son éclat, — un éclat relevé par une propreté extrême. Les rues larges sont garnies de maisons à un étage.

Quentin entraînait son camarade vers la grande place, où logeaient ses parents, tout en face de l’auberge renommé du « Sauvage ». Là se trouvait l’ancien hôtel de ville, aujourd’hui prétoire du juge de paix, dépôt d’archives. C’est un édifice de la Renaissance, percé au rez-de-chausséede longues baies en ogive et au premier étage de croisées plus petites. Il est classé parmi les monuments historiques. Au-dessus de la porte, Quentin montra à Jean une sorte de tribune armoriée, et le petit balcon d’où les arrêts se lisaient aux bourgeois de la bonne ville. Plus loin, la mairie actuelle est installée dans l’hôtel de la Noble Cour, jadis siège de la cour féodale de Cassel, du magistrat de la châtellenie et des États de la Flandre maritime. Ces édifices et encore quelques vieilles maisons, vestiges de l’occupation espagnole, portant la marque de l’architecture des conquérants, — des pignons historiés et de larges fenêtres aux balcons saillants, — ont assurément beaucoup de caractère.

Le jeune Martial Sockeel se montra sur le seuil de l’habitation paternelle, et fit un geste calme, mais très amical, en apercevant Quentin et l’ami annoncé par lettre. Martial était un grand et gros garçon approchant de la vingtième année.

— Tu sais ? Je vous préviens, dit Quentin à Jean tandis que Martial s’avançait vers eux, les mains ouvertes, je vous préviens qu’il est un peu sauvage. Ils sont tous comme ça à Cassel, et casaniers, attachés à leur sol, à leur ville. Des montagnards, quoi ! Mais le régiment le dégourdira… Et en attendant, la ducasse de Bambecque va le réveiller d’une année de sommeil.

Il y eut des poignées de main échangées, et Jean se trouva introduit auprès de l’oncle Sockeel, grand aussi, et gros, et pesant même, indolent peut-être, et auprès de « ma tante », qui avait dû être belle et blanche.

L’accueil fut cordial. Jean, à la suite de ses tournées en France, commençait à pouvoir établir des comparaisons ; il opposa cette famille à celle de ces Auvergnats dont il avait fait la connaissance à Aurillac, et il lui parut que les Flamands sont lents, peu communicatifs, mais simples, bons, de mœurs douces ; qu’ils se piquent aisément, mais oublient aussitôt le sujet de contrariété qu’on leur a donné ; cette lenteur dans leur démarche, dans leur langage, dans leurs mouvements était loin de lui déplaire ; elle s’alliait à un calme allant jusqu’à la sérénité ; elle ne les empêchait, certes, nullement d’être laborieux — comme on pouvait le voir rien qu’en traversant leur province. Grâce à de l’esprit naturel, et à un véritable bon sens les dispensant d’avoir l’imagination vive, ils semblaient prêts à se consoler de tout, peut-être parce qu’il pourrait leur arriver pis. Il sut bientôt à l’énoncé des qualités des dames de Cassel, fait avec complaisance par « tante » Sockeel que ces Flamandes sont patriotes, instruites, jolies, — ce qui ne gâte rien — gaies et excellentes ménagères.

L’heure du repas arriva, et Jean observa encore que si les Flamands sont sobres dans leur domestique, ainsi qu’on l’affirme, ils aiment la bonne chère en compagnie. Au dîner, on but une bière où l’amertume du houblon dominait, et que Jean déclara — à part lui — le plus désagréable des breuvages. Tel n’était point l’avis de la famille Sockeel, ni de l’ami Quentin : les uns et les autres le prouvèrent copieusement.

Dans la conversation Jean se risqua à traiter de patois la langue parlée dans la Flandre française. Le petit bourgeois de Cassel ne dit rien ; mais c’est « ma tante » qui ne fut pas contente ! Elle releva vertement le mot : Ça, ça ! Le flamand était une véritable langue et non un patois ! Elle ajouta que dans les arrondissements de Lille, de Douai, de Cambrai et d’Avesnes, l’idiome populaire est un français vicié par une mauvaise prononciation ; mais que les deux arrondissements d’Hazebrouck et de Dunkerque appartiennent presque en entier à la langue flamande. Les « flamingants » comme on dit, y dominent, excepté dans les villes, — à Dunkerque, à Gravelines, à Bergues, à Hazebrouck, — ici — dans ces deux arrondissements la campagne est restée vlaemsch. Là, la langue flamande, est toujours la langue usuelle. Toutefois il est interdit aux notaires d’écrire leurs actes en flamand, et comme un grand nombre de paysans ignorent absolument le français, les officiers ministériels sont souvent fort embarrassés pour se faire comprendre de leurs clients.

— Les curés, poursuivit la dame, se considèrent comme obligés de prêcher en flamand dans les villes et dans les villages. Mais combien de temps encore notre vieux langage sera-t-il en honneur ?

— Ah ! fit le père avec un léger soupir, le respect s’en va à mesure que les enfants apprennent le français à l’école ; lorsqu’ils rentrent à la maison, ils se croient autorisés à bafouer père et mère, à qui le beau langage n’est pas accessible. L’orgueil, le dédain des anciens s’en mêle ; plus tard, nos gars ne pensent plus qu’à quitter le village. Voyez-vous, tout cela n’est pas bon, certainement ! Et le magister devrait se borner à enseigner à lire le flamand comme le français, à écrire, à compter : cela nous suffirait bien !

Quentin voulut protester ; mais l’oncle Sockeel lui ferma la bouche.

— Toi, tu as le vent bon, tu flânes tant que tu veux, tu culottes des pipes, tu vides des chopes, tu avales de bons morceaux, tu peux dire que ton pain est tombé dans le miel : tais-toi !

— Eh bien donc ! protesta le Lillois ; chacun, en ce monde n’est-il pas tenu de faire du bien au fils de son père ? Ce qu’on trouve, il faut le ramasser, je vous dis.

Comme cela avait été convenu, le lendemain vit partir de Cassel Quentin Werchave, Martial Sockeel et Jean ; les deux premiers très gais, commençant la ducasse dès les premiers tours de roues du wagon, s’allongeant des tapes, se faisant des niches, — le pauvre Jean, très absorbé, pas en train de rire, humilié de s’appeler Jean tout uniment, et presque décidé à arborer comme un défi à tout le monde ce nom de Risler caché par lui pour n’être montré de nouveau que lavé de tout reproche. Cependant il n’osait pas encore, malgré le mauvais esprit qui l’envahissait. Sans nom, sans famille, sans patrimoine d’aucune sorte, sans instruction, sans métier, vide d’idées et de croyances, n’ayant plus foi en lui ni en personne, il se sentait jeté dans la vie à travers tous les hasards. Comment eût-il pu être gai ?

— Dites donc, Jean, finit par dire Quentin, ce n’est pas à rire que vous gagnerez des cors aux pieds !

Quentin et son cousin se culbutaient, se poussaient depuis une heure lorsque le train s’arrêta à la gare d’Esquelbecq, où l’on devait prendre la correspondance pour Wormhoudt. Il n’était que temps de descendre de wagon : les jeux de mains tournaient aux coups, les plaisanteries tournaient à l’aigre, Quentin était même près de se fâcher.

— Jouez avec un âne, dit-il à l’adresse de son cousin, il vous sangle le visage de sa queue.