Le Tour de France d’un petit Parisien/2/13

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Librairie illustrée (p. 408-419).

XIII

Jean vaincu

Jean, un peu calmé par le mouvement qu’il s’était donné en Flandre grâce à l’insistance de l’ami Quentin, avait repris le chemin de Paris, ne rapportant de la foire de Lille que bien peu de livres non vendus. Aussi le libraire qui l’employait, content de ses services, lui promit-il de confier à ses soins une opération du même genre, mais plus importante, lors des fêtes de l’année suivante.

Cette promesse fut accueillie par le petit Parisien avec une gratitude limitée. On parlait d’une année ? qui sait ce qui arriverait dans le cours de cette année ? Ah ! qu’il serait loin sans doute de la librairie du quai des Grands-Augustins ! C’en était fait ; il ne pouvait plus vivre ainsi. Il sentait de semaine en semaine son découragement lui revenir.

L’hiver parisien, pluvieux cette année-là, le trouvait bien triste, bien abattu… Quels itinéraires lugubres, ces retours de chaque soir à la maison de l’oncle Blaisot, dans le faubourg Saint-Antoine, en prenant par des quais et des ponts noyés dans la brume froide ! Toujours l’ouvrier ébéniste avait oublié de s’occuper du dîner, et c’est Jean qui en réunissait les éléments chez les petits restaurateurs du voisinage. À la dernière bouchée l’oncle Blaisot s’endormait, et Jean préférait encore se trouver en tête-à-tête avec ce ronfleur émérite que de jouir de sa conversation idiote d’alcoolisé.

Il semblait au pauvre garçon que toute l’animation, toute la vie fussent réfugiées en un seul endroit du monde : la région du Nord qu’il venait de quitter, emportant dans ses oreilles les cris de joie, les chansons, les détonations, les fanfares de la fête ; et ses yeux demeuraient éblouis par la profusion
Un homme sortit en culbutant le petit Parisien (voir texte).
des lumières, les costumes voyants, galonnés d’or et d’argent des funambules, les torses à pleins maillots des hercules, les pitres enfarinés, les somnambules, les géants et les nains, les bêtes fauves hurlant et secouant les barreaux de leurs cages, toutes les bizarreries, toutes les étrangetés, toutes les monstruosités, et dominant cela comme en une apothéose, l’image radieuse et pure d’Emmeline…

D’après les indications fournies à Quentin Werchave par le géant tyrolien, Jean comptait que la troupe où Risler et madame Cydalise tenaient une si grande place avait dû aller passer à Valenciennes les trois semaines qu’y dure la fête. D’ordinaire après Valenciennes, les grandes troupes se divisent ; les unes passent en Belgique, les autres se donnent rendez-vous à Dunkerque pour le premier janvier. Risler et son patron, le bonhomme Sartorius, avaient opté d’avance pour cette ville. Jean se promit d’aller les y rejoindre. Pourquoi faire ? Il verrait…

Il se garda de parler de ses projets à M. Pascalet, qu’il allait voir quelquefois. Il n’en dit rien non plus à l’oncle Blaisot. Mais il fit des confidences à son ami Bordelais la Rose, toujours retenu à Mérignac. Dans ses lettres, il lui avoua que sachant maintenant où trouver Jacob Risler, il se sentait pris d’une grande envie de faire la paix avec son parent. Peut-être l’amènerait-il par la douceur à reconnaître que son père, injustement accusé, ne méritait nullement cette réprobation qui s’attachait à son souvenir dans le lieu où il avait vécu. Peut-être Jacob Risler, veuf d’une méchante femme, séparé du compère Hans qui avait exercé sur lui une si funeste influence, voyant son petit-cousin grandir, devenir un homme, se départirait-il enfin de son système de dénigrement. Il n’était pas jusqu’à ce ruban rouge, fort avantageux à exhiber lorsqu’il s’agissait de capter la confiance des commerçants du Cantal, qui ne devenait inutile au milieu d’un monde vivant un peu en marge de la société…

Bordelais encouragea assez cette manière de voir de son jeune ami. Certainement, selon lui, ce coquin d’Allemand n’oserait plus se montrer, pas plus que la Grédel ne reviendrait de l’autre monde. Sac et giberne ! il ne fallait peut-être pas regretter la disparition de ce voleur, pas trop payée par la perte d’une montre d’or et de quelques billets de banque. L’ex-zouave se déclara prêt à mettre à la disposition de Jean une centaine de francs et même davantage, si au prix d’une nouvelle tentative il devait réussir à ce qu’il avait tant à cœur : le bon renom de son père ! Jean accepta les subsides offerts, et après avoir pris congé de son patron, — très convenablement, — il se trouva le 31 décembre, vers le soir, dans les rues bruyantes et animées de Dunkerque, où le carnaval allait donner la main à la ducasse.

Du haut des airs, ô surprise ! descendait sur la ville un concert d’harmonie : le fameux carillon du vieux beffroi, par la sonnerie de ses cloches et de ses clochettes annonçait la fête. C’était un pot pourri de tous les airs à la mode, des chansons populaires, et des réminiscences d’opérettes, sur un ton aigu, brodés sur un fond large et grave. Ce carillon, orgueil de la ville, un temps délaissé, rétabli en 1853, charme d’heure en heure les oreilles des bons Dunkerquois. Le samedi et le dimanche de véritables artistes prennent possession de son clavier.

Le gaz s’allumait partout ; les rues s’animaient ; et comme on est loin à Dunkerque, d’avoir renoncé au carnaval et que déguisements et mascarades y semblent une utile protestation contre le dédain des vieux us, des groupes en costumes bariolés, taillés par le caprice et assemblés par la fantaisie, se croisaient en sens divers, se dirigeant vers les endroits où l’on devait, par la danse, finir joyeusement l’année. Ceux qui ne dansaient plus, — le goût de la danse est très vif, très répandu dans la ville maritime — ceux-là se grisaient et exhalaient par les rues en sons gutturaux d’anciens refrains flamands. Des marins de toutes les nations se montraient disposés, comme toujours à suivre le branle.

Dans le lointain, la ducasse qui commençait le lendemain et devait durer trois ou quatre semaines, donnait aussi par anticipation ses premiers coups de cymbale et de grosse caisse.

Jean respira plus librement. Il retrouvait enfin l’atmosphère qui convenait à ses poumons. Une dernière fois, il pensa encore à la baronne du Vergier — que son imagination lui représentait assise, triste et songeuse, au coin de sa cheminée — et il se promit bien de n’y plus penser.

Il chercha le beffroi d’où s’égrenaient dans le brouillard de gais fredons, et il se trouva au pied d’une très grosse tour carrée vieille de plusieurs siècles, séparée par la largeur d’une rue de la colonnade qui sert de portail à l’église gothique de Saint-Éloi, — colonnade, disons-le en passant, bizarrement rapportée à cet édifice, et qui est une reproduction de la colonnade et du fronton du Panthéon de Rome : un auvent en bois élevé par une municipalité vigilante garantit les gens contre les fragments qui se détachent incessamment des pierres par trop friables qui, au siècle dernier, ont servi à l’édification de cette façade.

Le beffroi trouvé et toisé du regard, Jean courut du côté où s’établissait la fête. Il passa par des rues Jean-Bart, des places Jean-Bart, longea des canaux Jean-Bart, avisa un hôtel Jean-Bart où il se promit de venir demander une chambre, un restaurant Jean-Bart, un café Jean-Bart. Le proverbe : Nul n’est prophète en son pays, ment à Dunkerque. Il est impossible d’ignorer que le petit marin qui fit ses premières armes et son apprentissage sous le Hollandais Ruyter, — cet excellent maître qu’il devait battre un jour, — est le fils de la cité maritime, glorieusement revendiqué par elle. Jean se heurta contre une statue : Jean Bart, bien sûr ! Jean Bart sauva plusieurs fois Dunkerque ; sa ville natale lui devait bien une statue. C’est en 1845 que fut élevée sur la grande place, l’œuvre — passablement critiquée — de David d’Angers.

Arrivé au champ de foire, Jean se glissa derrière les loges des saltimbanques, essayant de reconnaître celle qu’occupait la troupe dont faisait partie mademoiselle Cydalise. Ce n’était pas chose facile, surtout dans la demi-obscurité produite par les loges, et il allait y renoncer, essayant de se dégager d’un enchevêtrement de ces voitures dans lesquelles les saltimbanques passent une partie de leur vie nomade, lorsqu’il aperçut assis sur la plate-forme à balustrade ménagée à l’avant d’une de ces voitures, un grand corps plié en deux, les genoux venant très haut atteindre le menton.

— Si c’était le géant tyrolien ? se dit-il. Ce doit être lui ; mais oui, c’est lui !

Le géant tyrolien fumait une courte pipe, comme un simple mortel.

— Si je reprenais l’entretien commencé à Lille entre Sa Grandeur et l’ami Quentin ? se dit encore Jean. Il doit y avoir une suite intéressante à connaître…

Jean approcha avec précaution de l’homme énorme.

— M’sieu, fit-il, en retrouvant les subtiles intonations du gamin de Paris, c’est bien vrai que vous êtes un géant ?

Saperlipopette ! ce n’est que trop vrai !

— Ça vous incommode, alors ?

— Oui, pour m’étendre à mon aise dans un lit… en travers de cette voiture. C’est à la lettre !

— Je comprends ça, fit le petit Parisien, d’un ton compatissant, excellent pour entrer en matière.

— Ça me gêne aussi pour le manger et le boire.

— Est-ce que les bras sont trop courts… pour arriver à la bouche ?

— Ce n’est point cela, l’ami bêta ! C’est que j’ai toujours faim, et toujours soif… avec un si grand corps à sustenter, saperlipopette !

— Soif ? Eh bien, et les brasseries donc ? et les cafés qui sont en face ?

— Un géant ne peut pas se montrer dans tous les lieux publics sans compromettre la recette…

— Ça c’est vrai ; je l’oubliais ; autrement je vous aurais invité à venir rafraîchir votre grande personne à la brasserie voisine.

— De plus, à Dunkerque, je suis plus gêné que n’importe où ?

— Vous vous sentiriez plus à l’aise si vous étiez dans les montagnes du Tyrol ?

— Assurément, car je suis né à Dunkerque, — impasse Jean-Bart. C’est à la lettre. On me reconnaîtrait donc bien vite, et le truc serait débiné.

— Ah ! je commence à comprendre, dit Jean qui cherchait diplomatiquement un moyen de pénétrer dans la familiarité du pseudo-tyrolien. Dans tous les cas, ne soyez pas gêné vis-à-vis de moi, qui viens de Paris. Mais, insinua-t-il en paraissant se raviser, si je faisais apporter ici — sur là plate-forme de cette voiture — une canette et deux verres ?

— J’y consens volontiers, malgré la fraîcheur de la soirée ; même je préférerais un verre et deux canettes, — et même des doubles canettes : Je suis de force à tout boire…

— Je veux me donner le plaisir de vérifier la chose, dit Jean affectant l’incrédulité. Attendez-moi un moment…

— Sous l’orme ? cria le géant, au jeune garçon qui s’éloignait.

— Avec ça ! fit Jean réellement alarmé du peu de confiance qu’on lui montrait. Pas de bêtise, au moins ! attendez-moi…

Le géant tyrolien passablement intrigué sur les suites de cette invitation si prompte, fut agréablement surpris en entendant bientôt le tintement des canettes et des verres, et en voyant déboucher au milieu de l’encombrement des voitures cet aimable Parisien, si poli, escorté d’un garçon de brasserie qui s’avançait chargé d’une bière mousseuse. Il aspira fortement sa pipe pour les éclairer dans leur marche, et recommanda de prendre garde aux nombreux piquets plantés en terre.

— Attention au liquide ! ajouta-t-il.

Les doubles canettes — les moos — furent posées sur la plate-forme et le géant emplit les verres sans répandre une goutte : il avait l’œil fait à l’obscurité.

— À votre santé, mon ami ! dit-il en vidant d’un trait la première chope. Cela me donnera du velouté pour chanter tantôt ma tyrolienne… la-la-itou ! la-la-itou ! C’est notre première… salle comble… cela fera bien !

— Vous allez donc me quitter tout de suite ? dit Jean alarmé.

— Pas avant d’avoir vidé les canettes, répondit le géant, sans souci aucun des convenances.

Jean se préparait à questionner, mais le géant ne lui en laissa pas le loisir.

— Je suis sûr, dit-il, mon petit ami, que vous êtes venu à la ducasse de Dunkerque pour vous dégourdir un peu ?

— Hum ! fit Jean qui eut été embarrassé pour protester.

— Eh bien, c’est une fameuse idée ! réprit le géant. Il n’y a pas comme ici pour s’amuser ! Par ses ducasses, Dunkerque prime toutes les villes de la Flandre. C’est à qui inventera les décorations les plus riches pour parer les rues ; il s’établit même des luttes de rues à rues, et leurs habitants rivalisent pour arriver à des effets d’originalité surprenants. La municipalité délivre une médaille à la rue la mieux ornée : c’est à la lettre !

Tout en parlant le géant vidait chope sur chope. Il se dépêchait. Jean voulut ramener la conversation sur le sujet qui l’intéressait.

— Je bois vite, dit le géant, parce que j’entends madame Cydalise qui fait son boniment sur le devant de la loge. On y va ! fit-il un peu effrayé.

Et saisissant la seconde canette, demeurée entière, il la porta à sa bouche et la vida d’un trait.

Il poussa un ouf ! énergique et de véritable soulagement ; puis tout en secouant les cendres de sa pipe, il fit observer à Jean que, fort heureusement, il n’avait, pour être en état de paraître dans son emploi, qu’à échanger sa casquette à visière contre le chapeau tyrolien. Jean remarqua alors que, sous son paletot, le géant était costumé. Il le vit pénétrer en deux enjambées dans la voiture et en ressortir portant à la main son chapeau pointu orné d’une plume d’aigle. Le géant n’avait pas mauvais air. Sa physionomie était caractérisée par un très grand nez extrêmement mince, la mâchoire inférieure proéminente, un front étroit, haut, des cheveux rares et une barbe à peu près absente,

— Alors c’est mademoiselle Cydalise qui vous fait peur ? lui demanda Jean, qui tenait à faire ses frais.

— Mademoiselle Cydalise ? un agneau !… C’est la mère dont on entend la voix : écoutez :

— … « Le célèbre géant tyrolien, » vociférait une voix criarde.

— C’est moi…

— … « telle qu’il l’a chantée devant plusieurs têtes couronnées… »

— C’est ma chanson. Adieu, et merci pour votre politesse.

— Au revoir ! lui dit Jean, trop payé maintenant par ces seuls mots : « mademoiselle Cydalise… un agneau ! »

— Si vous voulez que je vous fasse entrer… à l’œil ? fit le buveur reconnaissant.

À cette proposition Jean recula de surprise et d’effarement.

— À l’œil ? c’est tentant tout de même ! dit-il. Mais pas aujourd’hui, demain.

— Au revoir, alors !

— Et puis qui rapporterait les canettes ?

— C’est juste ! Eh bien, à demain ! Un bon conseil, en attendant : vous devriez rester à Dunkerque jusqu’aux jours gras, mon garçon ; vous verriez comme les mascarades sont bien ordonnées. Ah ! il y a de quoi rire, allez !… c’est une folie, un délire universel. La ville entière marche sur les mains. Et s’il y a un instant de répit, c’est pour voir défiler de brillants cortèges, des cavalcades, des chars, des bandes de musiciens, des monstres, des groupes bouffons et grotesques avec bannières déployées, des bateaux tout enguirlandés et qui semblent marcher à l’aviron au-dessus de l’océan des têtes que forme la foule. Jean Bart est au gouvernail, naturellement, avec son chapeau à grandes plumes de chef d’escadre. C’est à la lettre ! Et puis, dans ces défilés, tout entre en danse, le ciel et la terre, les quatre parties du monde, le paradis, l’enfer, les géants populaires, les « Pirlala, » et le « Grand Reuse. » Tant que cela dure, le carillon du beffroi secoue ses clochettes, devenues, ma foi ! les grelots de la folie. Ah ! que de bruit ! que de joie !…

— Est-ce que vous y serez encore aux jours gras ? demanda Jean feignant d’ignorer l’itinéraire adopté par la troupe ambulante.

— Non, nous avons à visiter Calais et à nous trouver pour la mi-carême à Saint-Omer. Ce sera la fin de notre tournée d’hiver.

— Ça me plairait, cette vie-là ! hasarda Jean.

— Tiens ! pourquoi pas ?… quand on aime la bière comme nous deux, on peut bien devenir camarades. Voulez-vous que je vous présente à M. Jacob ou à madame Cydalise : c’est tout comme, vu qu’ils vont se marier avant de quitter Dunkerque.

— Se marier ? Jacob Risler et la mère de Cydalise ?

— C’est à la lettre — de faire part, ajouta en riant le géant heureux de saisir ce calembour à la volée. Gare la casse !… les canettes…

Jean eut quelque peine à revenir de son étonnement. Puis il ramassa les canettes et les verres et, oubliant Jacob et sa grosse future, il répétait : « Un agneau ! Mademoiselle Cydalise, un agneau ! »

Puis il se sentit pris d’une envie irrésistible d’aller regarder à travers les planches et la toile, à l’endroit où le géant avait disparu à ses yeux, par une petite porte très adroitement dissimulée. Il colla son oreille aux parois, et pour ne pas avoir l’air d’un malfaiteur, il heurtait l’une contre l’autre avec bruit les deux grandes canettes et faisait danser les chopes. Tout à coup cette petite porte s’ouvrit, énergiquement poussée, et un homme de forte carrure sortit en culbutant le petit Parisien. Sous le choc et la surprise Jean lâcha toute sa cristallerie qui alla se briser par terre avec un grand bruit.

Jean avait reconnu Jacob Risler.

— Ah ! fit celui-ci quelque peu étonné. Pleines ou vides les canettes ?

— Vides, murmura Jean.

Mais la voix du Parisien, si voilée qu’elle fût avait frappé l’oreille de Jacob. Il revint sur ses pas pour questionner.

— Qui donc, dit-il a bu tout ça ! Mon géant pour sûr ? Mais c’est bien toi, Jean ? Garçon de café à cette heure ?

— Oui, c’est bien moi, « mon oncle », balbutia Jean. Je ne suis pas garçon de café ; j’avais offert une politesse à votre géant tyrolien… pour avoir de vos nouvelles.

— Avec de bonnes intentions, fit Jacob Risler en élevant la voix d’une façon menaçante, ou avec de mauvaises intentions ?

Dans cette demi-obscurité, en cet endroit presque désert, Jean eut l’impression d’effroi ressentie déjà par lui dans la forêt du Falgoux. Mais il pensa au « petit agneau » et se fit doux tant qu’il put.

— Oh ! mon oncle, fit-il hypocritement, avec de bonnes intentions !… Je ne voudrais pas vous faire de peine, maintenant… Voyez-vous, j’ai la mémoire courte quand on me fâche…

— Ta sœur Pauline est morte, dit Risler en changeant de ton, mais avec brusquerie.

— Je le sais, dit Jean.

— Ta tante Grédel est morte.

— Je le sais…

— Et je vais me remarier.

— Je le sais.

— Bon ! tu sais tout. Avec qui es-tu à Dunkerque ?

— J’y suis seul… en promenade.

— En amateur… Ah ! très bien !… Si tu y es encore dans trois semaines, je t’inviterai à ma noce. Cela te ferait-il plaisir ?… Comme garçon d’honneur ?

Tout en parlant, Jacob Risler repoussait du pied les débris des canettes ; il entreprit de les écarter afin que personne ne se blessât, de sorte que Jean put peser la réponse qu’il allait faire.
C’était un spectacle des plus émouvants (voir texte).

Jean se voyait déjà comme « le fils de la Maison », dans cette troupe ambulante. Alors, il regarda autour de lui avec stupeur, avec effroi, ces voitures luisantes de peinture, ces baraques de planches et de toile au milieu desquelles il allait peut-être s’engager à vivre. Que Risler s’adoucît réellement, qu’il s’humanisât, et il devenait, lui, Jean si intransigeant sur les choses de l’honneur, le familier de toute cette bohème, courant le monde avec ces nomades, adoptant pour parents attitrés un fourbe et une voleuse d’enfants qui brûlaient de mettre en commun leurs fautes et leur destinée ; ayant pour compagnons les camarades de ce faux tyrolien qui se faisait goulûment offrir des chopes ; les autres, qui sait ? ne valant pas mieux sans doute. Il est vrai qu’au-dessus de tout et de tous planait la rayonnante image de Cydalise, — il ne disait plus Emmeline. S’il voulait, il verrait toujours la charmante enfant — cet « agneau » — il la suivrait partout, il respirerait l’air qu’elle respirait, il la protégerait au besoin. Quelles perspectives plus séduisantes ? Il se sentit vaincu par une force irrésistible.

— Eh bien ? fit Risler revenant vers lui.

— Je ne demande pas mieux, mon oncle, dit-il. Cependant, il me semble…

— Quoi ?

— Que je ne puis vous faire honneur, si vous ne me présentez à tous comme un garçon honnête.

— Ça va sans dire !

— Fils d’un honnête homme…

— Je te vois venir.

— Mais réfléchissez un instant, mon oncle, je vous en supplie ! Tel que vous m’avez fait par vos… paroles, vous et votre femme, je ne suis ni un neveu, ni un cousin avouable…

— Nous verrons ça… nous arrangerons ça… D’abord c’est la faute de Grédel.

— Dieu merci ! vous n’avez plus auprès de vous ce vilain Allemand. Vous devez savoir ce que valent ses conseils ?…

— Ah ! le filou !

— Je ne vous cache pas, mon oncle, que je suis venu à Dunkerque tout exprès pour faire ma paix avec vous.

— Ah bah !

— Rien n’est plus vrai ! Mais aussi avec l’espoir de vous trouver moins injuste envers moi, envers mon père…

— Tu es venu à Dunkerque pour ça ?

— Oui, mon oncle ; je savais que vous y séjourneriez après Valenciennes, et Lille. Pour faire reconnaître à mon père les mérites qu’il a eus, j’irais au bout du monde.

— Alors, tu as une tête dure ?

— Je suis obstiné, je m’en flatte ; mais pour le bien.

— Nous nous entendrons. Attends-moi là, je reviens à l’instant ; tu entreras avec moi dans la baraque…

— Je n’en ferai rien, mon oncle, du moins, ce soir. Figurez-vous que madame Cydalise a eu peur au Havre, de se voir enlever, à cause de moi, la petite Emmeline… mademoiselle Cydalise…

— Comment c’était toi ?

— Et je ne voudrais pas la mettre en fuite de nouveau.

— Ah ! mais non ! Pas de bêtise !… Et mon mariage ? Et tous mes projets ? Tu ne vas pas jaser, au moins ? Si je savais ça, vois-tu, je t’étranglerais tout de suite !

Tandis que Jacob Risler parlait sa voix s’assombrissait. Il dit les derniers mots avec une fureur concentrée qui fit frémir Jean.

— Entends-tu ? ajouta-t-il. Et il abattit une lourde main sur l’épaule du pauvre garçon et le secoua brutalement. Jean, qui décidément n’était plus le même, eut peur de nouveau.

— Ne craignez rien, s’empressa-t-il de dire. J’ai eu moi-même trop de peine de voir s’éloigner cette jeune fille pour que je recommence.

— Ah ! fit l’oncle, surpris et ironique.

— Vous voyez qu’il faut que vous prépariez madame Cydalise à me voir.