Le Tour de France d’un petit Parisien/2/2

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Librairie illustrée (p. 286-296).

II

La petite Emmeline

La grandine, comme disaient les voisins, mère Didi, ainsi que Jean se plaisait à appeler la vieille nourrice, ne se trouva pas en état de quitter le lit, le lendemain matin. La bonne femme était cruellement éprouvée et plus qu’elle ne voulait le dire, par la perte de son Jean, à elle.

Mais rendre responsable de sa souffrance le pauvre mort lui semblait une injustice ; elle préférait en rejeter toute la faute sur ces deux mauvais hommes qui s’étaient introduits dans la maison et avaient, malgré elle, fouillé partout… Elle répétait au petit Parisien qu’ils lui avaient « tourné les sens » ; et l’enfant, sans trop y croire, abondait dans les idées de la vieille Normande de la sorte il entretenait sa sourde rage contre Jacob et Hans.

— Qu’ils m’ont fait de mal ! qu’ils m’ont fait de mal ! gémissait la bonne femme. J’ai les jambes quasi froides comme la corde du puits de Saint-Éloi !

— Oh ! lui répondait Jean, je leur prépare un bon tour !… Et quand j’aurai entre les mains la preuve qu’ils sont venus ici pour vous voler des papiers importants, ils ne pourront plus nier devant M. le commissaire.

— Mais que feras-tu ?

— Ce que je ferai ? Je m’emparerai du carnet !

— Moi, mon fisset, je voudrais plaider encore une fois… avant de mourir. Je gagnerais bien sûr !

— Laissez-moi faire, ma bonne Didi ; nous gagnerons bien sans plaider !

— Ça n’est pas le même plaisir, observa la Normande.

Arriva l’heure où, au Champ de foire, commençaient les représentations de l’après-midi. En écoutant un peu, on pouvait entendre les coups de grosse caisse et de cymbales, et les notes rapides du cornet à piston. Le moment choisi par Jean était venu. Il s’assura que la montre d’or garnissait son gousset, et il vint prendre congé de la vieille paysanne.

— Tu ne devrais pas emporter ta belle montre, lui dit-elle. Tu rentres toujours si tard, que je suis quasiment épeurée à ton sujet.

— Je vais revenir tantôt, ma bonne Didi ; mais aujourd’hui plus que jamais j’ai besoin de ma montre. Dans une heure je serai là.

Il descendit d’Ingounville, évitant de traverser le Champ de foire, qu’il laissa sur sa gauche, et il suivit la rue du Débarcadère. Arrivé à l’hôtel où demeuraient son parent et l’Allemand, il détacha sa chaîne de montre de la boutonnière où elle était fixée et la fit glisser dans le gousset où se trouvait la montre. Le cœur lui battait bien fort ; il allait jouer une si grosse partie !

Il entra et aperçut l’hôtelier, maître Cadet Paincuit — un gros homme à face apoplectique, le bonnet de coton sur l’oreille, le tablier blanc sur la hanche.

— Je viens, lui dit-il, de la part de M. Jacob Risler, pour prendre sa vieille montre d’argent… qui a besoin d’un raccommodage, d’un rhabillage…

Maître Paincuit jeta sur le jeune garçon un regard soupçonneux ; mais il lui trouva un air si honnête qu’il se contenta de dire : — C’est bon, mon gars ! suis-moi !

Il monta ; Jean le suivait de près.

Au premier, l’hôtelier se retourna :

— As-tu un papier ?… quelque chose ?… une lettre ?…

— M’sieu, je n’ai rien du tout, dit Jean.

On gravit l’escalier du second.

— Pourtant, observa le gros homme, tout essoufflé, il serait bon… Je ne te connais pas, moi… Tu n’es pas même du pays ?

— Allez toujours, répliqua Jean avec assurance. Vous verrez qui je suis.

— Bon ! fit l’hôtelier. Et en quelques marches il se trouva, mais non sans peine, au troisième étage. Tu comprends bien, n’est-ce pas ? que je ne peux pas remettre une montre d’argent, tant vieille soit-elle…

— Une tocante !…

— Va pour une tocante !… sans être sûr que tu ne… te trompes pas de maison.

En disant cela, maître Paincuit ouvrit la chambre occupée par son locataire. Alors Jean tira de sa poche la montre d’or ornée de sa magnifique chaîne ; et, la mettant dans la main de l’hôtelier :

— En voilà une qui a son prix ! fit-il. Je vous la recommande.

— Pourquoi faire ?

— Pour la remettre à M. Jacob Risler… et pas à un autre. Elle lui appartient, et ça vaut bien quatre ou cinq cents francs.

— Fallait donc le dire, mon garçon !

— Quoi donc ?

— Que tu avais une montre en or à échanger contre la vieille montre d’argent, contre la tocante, s’écria l’hôtelier tout à fait rassuré.

— Je n’y pensais plus ! répondit Jean d’un ton délibéré. Et il s’orienta dans la chambre. Voyons ! fit-il, en jetant un coup d’œil circulaire sur les meubles, une malle et une valise placées dans un coin ; M. Jacob m’a dit, je crois, dans le tiroir de la table…

Jean s’assit devant la table et amena à lui le tiroir.

— Regardez-moi ça comme c’est guilloché, dit-il à l’hôtelier qui soupesait et examinait la belle montre d’or.

— Il y a sur la boîte de grandes lettres gravées, observa celui-ci, mais c’est comme des pattes d’araignée ; on n’y comprend rien.

Jean passait en revue le contenu du tiroir : le carnet ne s’y trouvait pas.

— La montre n’est pas là, dit-il. Voyons dans l’armoire !

L’armoire ouverte ne contenait qu’un peu de linge et des vieilles hardes…

— Ah ! fit le jeune garçon, en paraissant se raviser, où ai-je la tête ? c’est de la valise que m’aura parlé M. Jacob… ou de la caisse en bois…

— Alors ça se trouve mal, répondit l’hôtelier suffoqué par l’aveu qu’il lui fallait faire : cette valise et cette caisse appartiennent à l’Allemand qui demeure avec lui… ou plutôt qui demeurait avec lui ; car il vient de quitter l’hôtel il n’y a pas un quart d’heure !!!

— L’Allemand… s’écria Jean en pâlissant… de chez Marseille ? Hans Meister ?

— Oui. Il ne voulait plus être appelé Choucroute. C’était son idée à cet Allemand ! Mais il a emporté la valise de M. Jacob, — la montre alors, puisque montre il y a ! et je ne me suis aperçu de tout ce micmac que lorsque Choucroute était hors de vue.

— Quel chemin a-t-il pris ? demanda Jean. Parlez vite !

— Si tu étais venu une heure plus tôt, il aurait, pour sûr, aussi bien emporté la montre d’or, poursuivit l’hôtelier.
— Ah ! qu’ils m’ont fait de mal, gémissait la bonne femme (voir texte).

— Dites-moi quel chemin, il a pris, mon brave homme.

— Et la chaîne avec… Je me serais trouvé dans de beaux draps ! Quel chemin mon garçon ? Oh ! sans doute le chemin de fer… en face : c’est si commode ! Je ne dis pas que ce soit un coquin ; mais j’aime mieux que la montre d’or soit de ce côté-ci du Cours, que de l’autre côté, avec lui.

— Rendez-la-moi ! fit Jean avec autorité. Je vais raconter toute la chose à M. Jacob, et lui rapporter moi-même sa montre : on entre trop facilement dans votre auberge !

— À commencer par toi, tout le premier, mon jeune coq, riposta maître Paincuit, qui rendit la montre sans se faire prier davantage. Ne va pas, au moins, grossir les choses à M. Jacob… puisque cet Allemand est son ami… Ça s’arrangera.

— Pas pour moi, lui cria Jean en dégringolant au plus vite l’escalier.

Mais l’hôtelier, s’il entendit, ne pouvait comprendre.

D’un bond, Jean traversa le Cours et entra dans la gare du chemin de fer.

— Il vient de partir un train ? demanda-t-il au premier facteur qu’il rencontra.

— Où vas-tu ?

— Je ne vais nulle part… je vais partout. Ce train qui est parti tantôt, pour où ?

Le facteur sourit. Jean se démenait comme un diable dans un bénitier.

— Le train omnibus de 2 heures 33 ? Il s’arrête à Harfleur, à Beuzeville, à Bolbec, à Yvetot, à Motteville, à Barentin, à Malaunay, à Rouen…

— À Rouen ?

— Oui, à Rouen ; es-tu renseigné suffisamment ?

— Non, dites encore.

— Oisel, Pont-de-l’Arche, Saint Pierre-du-Vouvray, Vernon…

— Pour aboutir où ? demanda Jean impatienté.

— Mais à Paris ! dit le facteur, non sans quelque solennité.

— Je m’en doutais ! s’écria le jeune garçon. Je suis perdu !

— Perdu ?

— Oui perdu… parce que je suis volé ! Avez-vous pas vu une espèce d’Allemand, grand et sec ?…

— Je l’ai vu tantôt… Maintenant, attrape à courir ! dit le facteur sur qui déteignait le langage goudronné des marins du Havre. Et puis il y a bien d’autres petites gares que je n’ai pas nommées ! Il y a aussi des embranchements, ajouta-t-il ; c’est à n’en plus finir. On va à Fécamp, on va à Saint-Valéry-en Caux, on va à Dieppe, on va à Amiens…

— Assez ! assez ! cria Jean à qui cette énumération créait un véritable supplice.

— Il est considérable le vol ? demanda le facteur.

— Un carnet de deux sous… Vous me regardez tout surpris ? Eh bien ! pour rentrer en possession de ce carnet, je donnerais la montre d’or que voilà !

Jean s’en revint bien tristement à la maison de Reculot. Il raconta à la vieille Normande sa tentative et son échec imprévu. Le pauvre petit parlait avec des larmes dans la voix :

— Ah ! mère Didi, mère Didi, ça a raté !

— Que vas-tu faire mon fisset ? lui répétait la paysanne, cherchant sincèrement à venir en aide au jeune garçon. Que vas-tu faire ? Vas-tu courir après ce brigand ? Faudrait au moins savoir par où il est passé !

— Oh ! il n’y a rien à faire ! répondit le petit Parisien ; il n’y a rien à faire ! mon dernier espoir s’en va à vau-l’eau.

— Et l’autre ?… l’autre homme, celui dont l’Allemand a pris les malles ?… Qu’est-ce qu’il va dire de ça, lui ?

— Au fait, il faut que j’aille voir !… s’écria Jean.

— Et la soupe qui est cuite ?

— Au retour.

Jean s’échappa et courut au Champ de foire. Autour de la baraque de Marseille junior la foule se pressait, comme d’habitude, et au premier rang, Jacob Risler. Mais Jean devina à son air préoccupé que son parent était renseigné sur la fugue de l’Allemand. Maître Paincuit avait dû aussi lui parler de cette montre en or qu’on était venu apporter pour lui, en réclamant une montre en argent : toutes choses faites pour dérouter et intriguer vivement le compère de Hans Meister et lui donner de la tablature.

La scène du gant publiquement relevé fut jouée de la part de Jacob Risler d’une façon assez maussade. Jean demeura fermement convaincu que son parent n’aurait jamais montré autant de mauvaise humeur si l’Allemand ne lui eût enlevé que des hardes de minime valeur. Il n’en fallait plus douter : le hardi compère s’était emparé du carnet de Louis, et cela seul pouvait rendre ainsi Jacob Risler soucieux.

Jacob monta dans la loge de Marseille ; les luttes allaient commencer ; Jean aperçut alors sur le devant de la baraque voisine la jeune Emmeline, un peu délaissée par lui. Il alla vers la petite fille.

Celle-ci venait de le découvrir et lui faisait signe d’approcher.

— Pourquoi viens-tu si tard ? Hier tu n’es pas venu du tout ; je croyais que tu étais malade ou parti.

— Non, j’étais occupé…

— Et chagrin ? ça se voit…

— C’est une mauvaise journée pour moi.

— Mais puisque la journée est finie ! dit Emmeline avec un charmant sourire. Pourquoi ne montes-tu pas pour me voir danser ? La loge est pleine, les exercices sont commencés ; mais on te fera une place…

Une grosse dame bien coiffée, et enveloppée d’un cachemire passé de couleur, s’avança derrière Emmeline pour écouter ce qu’elle disait : c’était la dame assise d’ordinaire à la petite table où, entre deux chandelles, l’on acquittait en gros sous le droit d’entrer. Jean la connaissait de vue, et il la salua. À ce mouvement, Emmeline se retourna un peu effrayée de ce qui allait arriver.

— C’est à ce petit que tu parles ? lui demanda la buraliste.

— Oui, répondit-elle, embarrassée et craignant d’être grondée ; il est chagrin, et il ne veut pas venir ce soir, — comme les autres soirs.

— C’est vrai, il vient souvent, observa la grosse dame, tout étonnée de n’en pas avoir fait plutôt la remarque.

— Tous les jours, répéta la gentille danseuse.

— Monte donc, mon ami, dit la buraliste, d’une voix mielleuse.

Jean ne se fit pas prier plus longtemps ; il monta. Il sortait son porte-monnaie et allait se faufiler sous le rideau qui fermait l’issue de la salle, lorsque la buraliste se rasseyant à sa place, grâce à une savante pirouette, le retint par son vêtement.

— Tu les aimes donc bien les exercices de la corde raide ? lui dit-elle.

— Je les aime, quand c’est Emmeline qui danse, répondit Jean très ingénument.

Ce que voyant, la grosse dame pleinement rassurée soulevait déjà un pan du rideau d’indienne pour que Jean pût passer.

— Il y a bien Rosa et la petite Riquiqui, ajouta Jean, mais ce n’est plus la même chose.

— Pourquoi cela ?

— Parce que ! répondit Jean d’un ton qui semblait mettre un point final à une phrase.

— Parce que ? dit la dame rouvrant l’entretien.

— Parce que… je connaissais Emmeline avant de l’avoir vue ici, avant même de savoir son nom. J’avais son portrait dans ma poche… Le sien, — ou c’est tout comme !

Vous devez vous tromper, mon ami. Jamais le portrait de la petite n’a été fait. C’est une photographie ?

Jean se vit forcé de montrer les deux portraits photographiés qu’il tenait de la baronne du Vergier. En ce moment Emmeline disparut sous la toile : son tour de danser était venu.

La grosse dame jeta sur les portraits un regard rapide, puis les examina attentivement l’un après l’autre.

— Il ya quelque chose… dit-elle enfin en prenant un air dégagé. Et elle les rendit au jeune garçon. Il y a quelque chose… oui. Mais comment avez-vous eu ces portraits, mon petit ami ?

— La mère d’Emmeline… non, je veux dire de la petite fille qui a servi de modèle, me les a confiés.

— C’est une dame… bien ?

— Oh ! oui, très bien ! Une baronne tout à fait chic !

Jean parlait quelquefois comme un faubourien…

— Elle n’habite pas le Havre ? demanda la buraliste en se levant brusquement. Pour dissimuler ce mouvement, qui trahissait une vive appréhension, la dame alla soulever le rideau d’indienne comme pour voir où en était la représentation. Elle revint s’asseoir et attendit, impatiente, la réponse à sa question.

— Est-ce qu’Emmeline danse ? fit le jeune garçon.

— Elle danse.

— Alors j’entre.

— Un moment !… Vous ne me répondez pas ?… Cette baronne ?… Elle habite la ville ?

— Non, elle demeure à Caen, dit Jean en se glissant dans l’intérieur de la loge. — Calvados, ajouta-t-il en passant la tête pour faire une gaminerie.

Il disparut ; mais s’il avait regardé la grosse dame, il aurait remarqué le singulier effet que ces quelques mots produisaient sur son visage : de rouge et bourgeonné, il était devenu livide ; ses yeux troublés accusaient une défaillance par le battement des paupières.

Lorsque le petit Parisien sortit de la loge au milieu du flot tumultueux des spectateurs, la grosse dame était remplacée au bureau par un grand vieillard, une façon de père noble, le directeur de l’illustre théâtre des Fantaisies dramatiques.

La petite Emmeline le saisit au passage :

— Est-ce que tu as été grondé ? dit-elle au jeune garçon. Je te demande ça… pour savoir ?…

— Moi, grondé ? Pas du tout ! Qui est cette grosse femme ?

— Ici, elle est comme ma mère, répondit l’enfant en rougissant, mais ce n’est pas ma mère. Tout le monde l’appelle madame Emmeline, à cause de moi. Je lui dis maman… parce qu’elle l’exige.

— Tu obéis, comme ça ?

— Il le faut bien !…

La petite fut violemment tirée en arrière, et Jean vit que c’était « madame Emmeline » qui l’entraînait. Il revint tout songeur à Ingouville, et après avoir souhaité une bonne nuit à la vieille Didi et s’être assuré qu’elle ne manquait de rien, il monta dans sa chambre et écrivit à Maurice du Vergier.

Il apprenait à son camarade qu’il avait découvert au Havre une petite danseuse de corde ayant plus d’un trait de ressemblance avec l’enfant que ses parents cherchaient partout. Il priait le jeune homme de n’en rien dire ni au baron, ni à la baronne surtout, jusqu’à ce qu’il eût eu le loisir de questionner davantage la petite fille. Après cette petite communication, Jean racontait les incidents de la journée, se lamentant sur la fuite de l’Allemand qui mettait à néant ce qu’il pouvait avoir conservé d’espérance…

Le lendemain, Jean venait de jeter cette lettre à la poste, lorsqu’il fut abordé par un employé du commissariat d’Ingouville ; le commissaire engageait Jean Risler à passer à son bureau : il paraît qu’il y avait du nouveau.

Le jeune garçon ne se le fit pas dire deux fois : c’est au pas de course qu’il se rendit à cette invitation. Il y avait du nouveau, en effet : la veille, à Rouen, sur la plainte de plusieurs voyageurs effrayés, un Allemand avait été arrêté dans son voyage comme donnant des signes d’aliénation mentale. On demandait de cette ville des éclaircissements sur ce singulier personnage, et le commissaire d’Ingouville pensait que ce pouvait bien être le batteur de caisse du Champ de foire dont la « nourrice » de Reculot et le petit Parisien prétendaient avoir à se plaindre.

— C’est peut-être bien Hans Meister, dit le jeune garçon ; mais comment le savoir ?

Le commissaire réfléchissait :

— Tenez ! s’écria Jean, voici mon moyen : je vais partir sur l’heure pour Rouen. Ce n’est ni bien loin ni bien cher ; je reviendrai vous dire si ce fou est l’homme dont nous avons à nous plaindre. Si c’est lui, je suis sûr que le carnet et les papiers en question seront trouvés en sa possession.

On ne pouvait rien faire de mieux. Jean partit donc après avoir prévenu la vieille nourrice, et il arriva à Rouen un peu après midi.

Le petit Parisien, avec son adresse ordinaire, sut bientôt que l’Allemand, arrêté la veille à la gare, avait été dirigé dans la soirée même à l’asile de Quatre-Mares, situé à Sotteville, près de Rouen, — à trois kilomètres au sud, en pleine campagne, à proximité de la Seine et de la forêt de Rouvray. Il reprit le chemin de fer et fut en quelques minutes à l’asile des aliénés.

On lui fit voir l’Allemand : c’était bien Hans Meister.

— Où avez-vous mis le carnet que vous avez dérobé ?

Ce fut la première parole que lui adressa Jean.

— Priant pardon, répondit le compère de Jacob, dérobé qu’est-ce ?

— Volé ! si vous aimez mieux. Oui, volé chez la vieille Normande d’Ingouville ?

— Moi ! je n’ai rien volé… J’ai l’honneur. Et d’abord je ne veux pas qu’on m’appelle M. Choucroute.

Il fut impossible de lui tirer un mot d’éclaircissement.

De ses bagages, l’Allemand n’avait conservé que la valise, — la malle de Jacob courant sur Paris. La valise ouverte par les agents de l’autorité, se trouva ne contenir aucune indication de nature à renseigner sur l’identité de cet étranger privé de raison…

Jean fit connaître à qui de droit ses griefs et on lui permit de réclamer le restant des bagages… On l’informerait… Il demeura jusqu’au lendemain à Sotteville, mais sans faire avancer les choses.

Alors, voyant son homme en lieu sûr, il s’en revint au Havre sans avoir pris de parti décisif : il s’inspirerait des circonstances.

Comme il approchait de la maisonnette d’Ingouville, une voiture stationnait devant la porte. Jean devina la visite de la baronne du Vergier. Il ne se trompait pas. La baronne arrivait de Caen par le chemin le plus direct, — avec son fils… Celui-ci n’avait pu retenir sur ses lèvres l’étonnante confidence contenue dans la lettre de Jean, et la pauvre mère accourait sur l’ombre d’un soupçon. Madame du Vergier et Maurice embrassèrent Jean avec une véritable tendresse, lui apportant toutes sortes d’amitiés du baron du Vergier. La baronne ne s’interrompait par instants que pour s’écrier :

— Conduis-moi, mon cher Jean, conduis-moi, sans retard vers cette enfant ! Qui sait ? qui sait ?… Ah ! si tu ne te trompais pas !

Ils prirent la rue conduisant au Champ de foire.

Déjà ils apercevaient la loge d’étoffe rayée des Fantaisies dramatiques, la façade principale tapissée de grandes toiles vigoureusement peintes à l’huile et représentant les premiers sujets de la troupe, au plus fort de leurs exercices. Quand ils furent plus près :

— Tenez, voyez-la en peinture, cette petite Emmeline, dit Jean en désignant une petite fille rouge et joufflue qui dansait sur la corde avec un drapeau tricolore dans chaque main.

La baronne et son fils regardaient d’un œil ardent. La mère poussa un soupir de découragement.

— Je ne la reconnais pas, murmura-t-elle.

— C’est que, voyez-vous, madame, il n’y a guère de ressemblant que la jupe de gaze rose, repartit le jeune garçon.

— Bien vrai, Jean ? bien vrai au moins ? dit la baronne qui sentait le besoin d’être réconfortée.

Elle gravit d’un pas fébrile les marches de bois ménagées sur le devant de la loge. Maurice et Jean avaient de la peine à la suivre.

Le directeur de la troupe — le père noble — apparut.

— Que demandez-vous ? dit-il, avec un peu d’humeur.

— Nous voudrions voir la petite Emmeline, dit la baronne d’une voix tremblante d’émotion.

— Ça tombe mal, fit le père noble en prenant un air très digne ; elle a quitté la troupe ce matin — avec sa mère.