Le Tour de France d’un petit Parisien/2/4

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Librairie illustrée (p. 309-319).

IV

Sur les grands chemins

Les deux jeunes garçons, tantôt marchant, tantôt courant arrivèrent en moins d’une heure à Petit-Couronne, échevelés, couverts de poussière.

— N’avez-vous pas vu un fou ? demanda Jean à un charron à jambe de bois qui se reposait de sa journée devant sa porte, à l’enseigne de Saint-Eloi.

— Un fou ! dit celui-ci. J’en vois bien deux ! Où courez-vous donc, comme ça, les gars ?

— C’est un Allemand.

— Ah ! c’est un Allemand que vous cherchez ? Un Prussien peut-être ? Dame ! J’ai bien couru après les Prussiens, moi, — avant d’avoir une jambe de bois, s’entend. — C’était le matin du 4 janvier 71. Ils avaient passé par ici en colonnes, venant de Rouen. Ah ! bien plus de vingt mille et même de vingt-cinq mille, avec trois douzaines de canons au moins, marchant serrés, tassés comme les saints de Caillouville, où l’on comptait plus de six cents statues de saints rien que dans la chapelle… Au matin, dans le brouillard, épais ce jour-là comme la vapeur des tenailles rougies plongées dans l’eau, j’avais rejoint, à Château-Robert, les mobiles de l’Ardèche et des Landes : des gaillards qui n’ont pas froid aux yeux, les mobiles de l’Ardèche, tous chasseurs, et qui vous tirent un Prussien mieux qu’un lièvre ! Aussi, du haut de la plateforme du vieux donjon, nous leur en avons administré du canon à ces gueux d’Allemands ! Le donjon était comme le moyeu d’une roue en feu ; les jantes de la roue, également en feu, c’étaient les Prussiens, qui nous bombardaient. Mais plus on en tuait, plus il y en avait. « Il en ressource », que je disais à un camarade, lorsqu’au même moment je reçois au genou un éclat d’obus. Il fallut abandonner le plateau, pas seulement moi, mais les autres. À dix heures les Français manœuvraient au-dessus de la Bouille ; à deux heures et demie tout était fini. Compte fait, nous avions perdu six cents hommes et les Prussiens trois mille.

Jean écoutait, charmé comme toujours, quand on lui rappelait un succès de nos armes, si modeste fût-il ! Il en oubliait presque Hans Meister. Le charron parut ravi de l’effet produit et ajouta gaiement : — Donc, je comprends, mon gars, que tu coures après un Allemand. Si c’est un Prussien, tu lui réclameras ma jambe. Je suis comme une roue à laquelle il manque la moitié de ses raies : il n’y a pas de solidité.

— Oui, je vois… vous avez perdu une jambe… dit Jean. Moi, j’ai bien autre chose à réclamer ! Enfin vous n’avez pas vu l’individu en question ?

— C’est un fou ?

— Échappé de Quatre-Mares.

— Il a pris un bon chemin : il peut suivre la lisière de la forêt, jusqu’à Grand-Couronne, jusqu’à Elbeuf.

— Mais il faudra bien qu’il mange quelque part ? observa Barbillon.

— Dame ! oui, malgré qu’il soit fou !

— Nous sommes ici, adossés à la forêt de Rouvray ? dit Jean. Et sur la rive droite de la Seine ?…

— Sur la rive droite de la Seine se trouve la forêt de Roumare, répondit le charron.

— Y a-t-il quelque pont ?

— Pas un. Mais je te l’ai dit, mon gars, ton Prussien file sur la route de Rouen à Elbeuf, tout le long du chemin de fer. Il aura bientôt, après avoir dépassé Grand-Couronne, la forêt de Rouvray à sa gauche et la forêt de la Londe à sa droite, à son choix, pour cacher sa marche.

Jean réfléchissait. Il sembla prendre un parti.

— C’est bien, dit-il, s’il se laisse voir une seule fois, je le suivrai de loin jusqu’à Elbeuf. Et Jean fit signe à Barbillon de l’accompagner.

— Il y est allé, sans doute, se faire habiller de neuf, cria l’homme à la jambe de bois, qui n’avait pas perdu sa gaieté avec sa jambe.

— Eh bien ! en guise de drap d’Elbeuf, je lui ferai mettre une camisole de force, répliqua le petit Parisien, sans cesser de hâter, le pas.

À Grand-Couronne, Jean et Barbillon firent quelques provisions chez le boulanger, — toujours en demandant des nouvelles d’un personnage étranger au pays. Là, rien comme renseignement. Ils se remirent en route.

— S’il était retourné du côté de Rouen ? suggéra Barbillon.

— Pour se faire reprendre ? Il s’en garderait bien !

Tout à coup Jean, suspendant sa marche, étendit la main pour arrêter son camarade : à cinq ou six cents pas, un homme s’éloignait, faisant de grandes enjambées, balançant les bras ; il venait de quitter le bord de la route où il s’était assis. Jean crut reconnaître le compère de Jacob Risler. Le chemin s’avançait tout droit, à perte de vue, longeant de très près la voie ferrée.

— Ce doit être notre homme, dit Jean. Il faut nous jeter dans la forêt, et marcher à couvert…

C’est ce qu’ils firent, en se tenant aussi près que possible de la route. Bientôt elle s’engagea entre les forêts de Rouvray et de la Londe ; elle faisait des courbes qui ne permettaient plus de voir au loin — ni d’être vu. Les deux jeunes garçons sortirent de la forêt et suivirent de nouveau la route. Un voiturier en bourgeron, le bonnet de coton bleu flottant sur l’oreille, conduisait une charrette de bois à brûler à Rouen. Il vint à passer près d’eux.

— Mon brave homme, lui dit Jean, n’avez-vous pas rencontré un étranger à quelque cent pas en avant ? Et il dépeignit assez exactement la physionomie et la tournure de Hans Meister.

— Si fait ! Je l’ai vu comme je te vois ; mais avec moins de plaisir, répondit le voiturier. Il me rappelait quelque chose de désagréable, je ne sais pas quoi, ajouta-t-il en éloignant sa pipe de la bouche.

— Je vais vous dire ce qu’il vous rappelait : les Prussiens dans le pays ! fit le petit Parisien.

— Peut-être bien ! Ah ! peut-être bien ! C’est donc un Prussien ?

Le voiturier allait arrêter sa charrette ; mais Jean satisfait du renseignement obtenu fit mine de s’éloigner et rompit l’entretien.

— Hâtons le pas ! dit-il à l’ami Barbillon.

Celui-ci, tout en marchant, faisait le procès de la tante Pelloquet ; mais Jean ne l’écoutait guère. Toutefois le petit mousse qui ne voulait pas subir de nouveau les sévérités de sa tante, et ne tenait plus à naviguer, depuis le naufrage du Richard Wallace, ne s’éloignait de Rouen qu’à contre-cœur. Il fallut que Jean lui promît de le ramener en chemin de fer.

Ils parlaient un peu haut, lorsqu’à un détour de la route, ils se trouvèrent soudain à cinquante pas de l’Allemand. Celui-ci se retourna brusquement, les vit, et entra dans la forêt de la Londe.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Barbillon.

Le cas devenait embarrassant. Pénétrer dans la forêt à la suite d’un homme méchant, et de plus, fou, n’était nullement prudent : le petit Parisien se rappelait les menaces réitérées de Hans Meister, et ne tenait pas à lui fournir l’occasion de les mettre à exécution ; il ne voulait pas davantage attirer à son camarade une mauvaise affaire. Attendre l’Allemand sur la route, à l’endroit où il avait disparu, semblait plus que naïf. Néanmoins, Jean tenta d’utiliser cette apparence de naïveté.

— Arrêtons-nous ici, et attendons un bon moment, dit-il. L’Allemand doit nous guetter. Nous ferons semblant après de retourner sur nos pas, découragés, et nous le devancerons du côté d’Elbeuf, pour l’y voir arriver. Hein ? Ce n’est pas mal concerté ?

Barbillon était toujours de l’avis de Jean, dont il subissait l’ascendant. — Ils s’arrêtèrent bien en vue ; et Barbillon reprit la suite de ses griefs contre la tante Pelloquet.

Au bout d’un quart d’heure, les deux jeunes garçons faisaient mine de retourner à Rouen. Ils marchèrent un bout de temps sur la route, puis ils entrèrent une fois encore dans la forêt de Rouvray : ils faisaient, cachés par les arbres de cette forêt, le chemin que faisait l’Allemand dans la forêt située de l’autre côté de la route. Mais en approchant d’Orival, Jean et Barbillon durent entrer eux aussi dans la forêt de la Londe : la route d’Elbeuf se rapprochait tout d’un coup de la Seine, qu’ils retrouvaient à cet endroit : on sait qu’elle replie et arrondit ses méandres avec une parfaite régularité depuis les Andelys, et même si l’on veut depuis Paris, jusqu’à son embouchure, elle enveloppait d’une de ses boucles la forêt de Rouvray tout entière.

Jean et son ami déconcertés dans leur plan, — ils ne connaissaient pas le pays — se trouvèrent au bout d’une heure près du village de la Londe ; peu après, la route de Bourgtheroulde à Elbeuf leur barra le passage ; s’engager sur cette route c’est tout ce qu’il leur restait à faire ; mais ce fut avec la presque certitude d’avoir été dépassés par l’Allemand.

Hans Meister, en effet, était arrivé à Elbeuf depuis un bon moment, que Jean et Barbillon, apostés aux environs de cette ville, l’attendaient encore. Ils se décidèrent enfin à abandonner la place : il ne leur restait plus que la ressource de retrouver l’Allemand dans cette ville. L’Allemand, en entrant dans Elbeuf en manches de chemise, avait eu hâte de se couvrir plus décemment et, décrochant le premier paletot de drap — d’Elbeuf ou autre — qu’il vit suspendu à la devanture d’un fripier, il s’en revêtit, paya sans marchander
Un vieux homme fumait sa pipe (voir texte).
et roula sous son bras la souquenille gris de fer de l’Asile, avec l’intention de s’en débarrasser le plus tôt possible.

Jean et Barbillon en se renseignant adroitement parvinrent à suivre sa trace, jusqu’à la sortie du fripier. Où était passé ensuite l’Allemand, c’est ce qu’il leur fut impossible de découvrir. Ils arpentèrent la ville dans tous les sens, — la vieille ville mal pavée et mal bâtie, et les rues nouvelles, monotones dans leur régularité. Elbeuf, vaste groupe d’usines où vivent près de quarante mille personnes — en comptant les habitants des faubourgs — offrait peu d’attraits au point de vue artistique, ou même à la simple curiosité des deux jeunes garçons. On sait que les principales fabriques de cette ville sont des manufactures de drap d’où la matière, entrée à l’état brut, sort en étoffes fort estimées, prêtes à être livrées au commerce. Elbeuf reçoit en moyenne, chaque année, des laines de toute provenance pour une valeur de cinquante millions de francs, et les réexpédie sous la forme de beaux et bons draps, avec une plus-value du double. Les fabriques de drap, ne possédant pas toutes un outillage complet, ont donné naissance dans leur voisinage à de vastes établissements où une partie du travail se fait à façon : teintureries, filatures de laine, ateliers de retordage de fils de laine et de manipulations de déchets, sècheries avec ou sans vapeur, maisons d’apprêt, etc.

Au milieu de ce mouvement industriel, Jean se montrait absolument désorienté, incapable de trouver une invention qui le mît sur la piste de l’Allemand. Barbillon ne venait guère à son secours : le petit mousse ne pensait qu’aux admonestations de la tante Pelloquet et voulait s’en retourner à Rouen.

— Je vais lui écrire à ta tante, finit par dire Jean impatienté. D’abord, j’ai besoin de toi… et je te garde.

— Mais de l’argent, pour manger ?

— Je changerai un nouveau billet de banque…

Jean était tout entier à sa recherche. Les promenades manquent dans l’intérieur de la ville ; elles se bornent aux avenues d’un champ de foire et à la chaussée qui prolonge le pont suspendu d’Elbeuf à Saint-Aubin. Les bords de la Seine et les coteaux voisins pouvaient, il est vrai, fournir aux deux camarades d’agréables buts d’excursions ; mais Jean eût considéré cela comme un gaspillage de temps. Lui et Barbillon tournaient autour des usines et des manufactures en pleine activité, ou, aux heures de sortie, se mêlaient aux ouvriers répandus dans les rues, regagnant les faubourgs. De Hans Meister par la moindre trace.

Elbeuf est traversé par un petit cours d’eau qui alimente un certain nombre de teintureries. C’est surtout vers ces teintureries que se portait l’attention de Jean : il y avait vu entrer plusieurs ouvriers alsaciens ou allemands parfaitement reconnaissables au milieu des ouvriers normands. Il se décida à aller tout seul interroger un à un les portiers de ces établissements industriels. Il apprit enfin qu’un Allemand était venu deux jours auparavant se recommander à plusieurs de ses compatriotes, qui, en se cotisant, n’avaient pu réunir la somme qu’il demandait pour s’en retourner à Strasbourg. Muni par eux de quelques pièces blanches, il s’était dirigé sur leur indication vers Louviers, comptant y trouver des ouvriers plus aisés qui lui viendraient en aide…

Sur cette vague indication, Jean alla retrouver Barbillon et lui annonça qu’on se remettait en route.

— Nous partons pour Rouen ? lui dit le neveu de la tante Pelloquet.

— Non pas ! nous allons à Louviers. Mais je louerai une voiture ; cet affreux coquin de Hans Meister a deux jours d’avance sur nous.

Une heure après, une carriole roulait sur le chemin d’Elbeuf à Louviers, conduite par un gars de la campagne, au regard fixe et perçant, aux cheveux jaunes, coiffé d’un bonnet de coton blanc, vêtu d’un gilet à manches, et chaussé de sabots. Cette carriole contenait, abrités sous sa bâche de toile, Jean et Barbillon. Le temps avait changé depuis le matin. Un vent humide secouait les grands pommiers chargés de fruits rouges qui bordaient la route balayée par des rafales auxquelles la pluie se mêlait par moments. De sa vie, affirmait le jeune paysan, il n’avait vu tomber « l’iau si dru ».

Bientôt le chemin s’engagea dans la forêt de Bond, dite aussi du Pont-de-l’Arche, du nom de la petite ville du Pont-de-l’Arche, qui se trouve à un kilomètre au nord de cette forêt, et au bord de la Seine.

Le vent secouait les arbres d’essences résineuses croissant sur ses limites ; il ployait les branches, arrachait et balayait les feuilles. Les beaux massifs de chênes et de hêtres, qui se forment plus au sud, semblaient résister mieux.

La carriole traversait des vallons allant aboutir sur la gauche dans la vallée de l’Eure. Bientôt les champs reparurent au débouché de la forêt.

Le gars — il se nommait Dardouillet — avec qui Jean avait fait prix pour Louviers, soucieux sur l’issue du marché, épiait les deux chétifs voyageurs, son nez busqué constamment tourné vers eux, au risque de laisser faire un faux pas à sa jument. Pour se donner une contenance et cacher ses craintes au sujet du paiement, il parlait des lutins, — des huars — d’un goubelin qui habitait l’écurie et pansait le cheval, d’un veau blanc fantastique qu’il assurait avoir vu un soir ; puis ce fut une histoire de serpent sorti d’un œuf de coq ; enfin les étoiles filantes portaient malheur… Et ce n’étaient pas là des « potins », ni pour les « lurer » parce qu’il n’avait jamais été « laudonnier »[1], ni de ceux qui se « démentent »[2] des affaires des autres.

Jean ne prêtait qu’une attention distraite à tout ce bavardage. Il ne pouvait se défendre de regarder partout s’il ne verrait pas son Allemand, sachant pourtant bien qu’il prenait là une peine inutile. Ce n’est qu’à Louviers qu’il pouvait espérer de le rejoindre… Aussi son cœur battit bien fort lorsqu’il aperçut enfin Louviers, que les hautes cheminées cylindriques de ses usines décelaient de loin. La jolie ville, admirablement située dans une belle et riche plaine, entourée de bois et arrosée par l’Eure, s’étendait à ses yeux ravis sur les bords de cette rivière, dont les eaux alimentent un grand nombre d’importantes usines.

Un moment après, grâce à une accalmie, la ville se dessinait nettement ; la partie vieille, bâtie en bois sur la rive gauche de l’Eure, se présentait avec ses trois ou quatre grandes rues parallèles, communiquant entre elles par une quantité de ruelles ; les quartiers neufs, édifiées en briques et en pierres de taille, forçant l’ancienne enceinte, dont il ne reste que quelques vieilles murailles, transportaient au delà, et sur les divers bras de la rivière leurs fabriques et leurs filatures aux façades régulières et presque monumentales ; des boulevards plantés de jeunes arbres formaient autour de la ville une suite de promenades ; enfin, de plus près, Jean put voir les places entourées de grands arbres, les squares et les jardins bordant les rives de l’Eure et les petits ponts jetés sur cette rivière.

On sait que Louviers est une ville fort industrielle ; il y a bien des centaines d’années qu’elle utilise l’eau de sa rivière pour le tissage de la laine et la fabrication des draps. Au quatorzième siècle, Froissart disait déjà en parlant de Louviers que c’était « une des villes de Normandie, où l’on faisait la plus grande plantée de draperies », et aussi que c’était « une ville grosse et moult marchande ». La manufacture de draperie de Louviers fut créée en 1681, par arrêt du conseil. Les trois quarts de la population de la ville, qui compte onze mille habitants, remplissent les filatures de laine, les teintureries, les tanneries, les ateliers de construction de machines, et surtout les manufactures de drap, remarquables par le bel ensemble de machines qu’elles possèdent, et connues partout par le bon marché de leurs produits. L’arrondissement renferme un grand nombre d’usines hydrauliques et à vapeur, employées pour la plupart à la filature et au tissage de la laine.

C’est au milieu de cette population industrieuse que Jean entreprit de retrouver Hans Meister.

— Où que nous allons, maintenant, mon bourgeois ? demanda à Jean le gars qui conduisait la carriole.

— À l’Hôtel de ville, répondit Jean au hasard.

— C’est près de la place Porte-de-Rouen : nous y arrivons.

En quelques tours de roues on se trouva, en effet, sur cette place. La pluie avait cessé de tomber. Jean remit au jeune paysan le prix convenu du voyage, et ce fut pour celui-ci un véritable soulagement : sa crainte avait réellement été jusque-là de voir les deux gamins, tout à fait légers de bagages, se laisser glisser de sa carriole par derrière et s’esquiver dans les champs, ou « s’agrioter » dans les bois.

— Voulez-vous pas retourner à Elbeuf… au même prix, men p’tiot monsieur de Paris ? dit le Normand au jeune garçon. Son bonnet ôté, il se grattait le derrière de l’oreille pour s’encourager à conclure un nouveau marché avantageux.

— Oh ! que non ! lui répondit Jean. Puis se ravisant, il demanda : Quand repartez-vous ?

— Quand deux heures sonneront à la tinterelle. Sans être souliban[3] je vas tout de même mâquer un morceau… une écuellée de soupe. Dame ! je sommes levé depuis la crique du jour.

— Eh bien, il se peut que je vienne vous retrouver avant cette heure, s’il m’est possible de terminer les affaires pour lesquelles je suis venu à Louviers.

Jean entraîna Barbillon du côté des manufactures. Il comptait s’y prendre mieux qu’à Elbeuf. Les deux jeunes garçons pénétrèrent dans la cour d’un grand établissement de construction de machines. Au milieu de la cour, nombre d’ouvriers hissaient sur un chariot massif plusieurs lourdes pièces, destinées à figurer à l’Exposition universelle de Paris qui devait s’ouvrir quelques mois plus tard.

Jean questionna :

— Avez-vous des ouvriers allemands… parmi vous ?

Un ouvrier de haute stature, noirci par la forge, se retourna à demi, esquissant un sourire dédaigneux.

— Il n’y a pas de ça, ici, dit-il. Tu te trompes de porte, mon gars.

— Tant pis et tant mieux ! fit Jean.

— Quoi, tant mieux ?

— Qu’il n’y ait point d’Allemand…

— Et tant pis ?

— Que je ne trouve pas… ce que je cherche.

— Un Allemand ?

— Qui m’a volé. Je sais qu’il est venu quêter des secours à Louviers.

— Gare ! fit l’ouvrier. Et il commanda une manœuvre à ses camarades, relative aux pièces de fer que l’on chargeait.

Jean et Barbillon s’en allèrent. En face, s’ouvrait largement la porte d’une grande teinturerie. Un vieux homme vêtu de droguet, chaussé de sabots, fumait sa pipe sur le seuil qu’il gardait, à côté d’un ruisseau jaune de chrome — qui fumait aussi.

— Pardon, monsieur, lui dit Jean, de ce ton poli à lui familier, des Allemands travaillent-ils dans votre usine ?

— Des Allemands ? En vérité de Dieu, c’est un brin drôle tout de même ! murmura le bonhomme en faisant passer sa pipe de droite à gauche.

— Pourquoi est-ce drôle ?

— Parce que hier sur la même heure, à cette place étou… on m’a fait même demande, mon fisset.

— Veine ! s’écria Jean. Voilà du nouveau ! dit-il à Barbillon.

Le petit mousse ne saisissait pas avec la vivacité de Jean toute l’importance de la réponse faite à son ami.

— Ne comprends-tu pas ? reprit Jean. Si quelqu’un est venu hier, ici, en quête d’Allemands, ce ne peut être que Hans Meister. Voilà la piste trouvée ! Et se tournant vers le portier : — C’est un grand, qui était à la recherche de ces Allemands ?

— Da ! oui, fit l’autre. Queuque chose quasiment comme un pétra[4], et un calleux[5].

— Bien maigre, bien laid ?

— Oh ! que ben oui ! et avec un air assatti[6].

— Un affreux louchon ?

— Allez ! marchez ! c’est son image toute récopie.

— Et pourriez-vous me dire, le chemin qu’il a pris ? s’écria Jean avec véhémence.

— Eh ! da ! je n’ai point la berlue dans l’oreille pour que vous brayiez si fort ? Il est repassé une heure après avec un air rechigné ; il n’avait pas trouvé son affaire, et il prenait son équeurce vers Évreux, même que je lui ai montré son chemin.

Jean remercia et entraîna Barbillon du côté où la carriole avait été laissée. Le jeune paysan, d’une main remontant ses chausses, qui tombaient faute de bretelles, de sa main libre, mettant un peu d’ordre dans sa carriole, s’apprêtait à partir.

— Il ne s’agit pas de ça ! lui cria Jean. Nous allons à Évreux.

— Vous savez ? C’est deux fois autant loin que d’ici à Elbeuf ? La grise a encore un bon pas à faire pour que je soyons arrivés…

— Je paierai ce qu’il faudra. En route !

— Alors montez, mon jeune bourgeois, dit Dardouillet.

Et voilà la jument trottant à plein collier vers le chef-lieu du département. La route côtoya d’abord la rive gauche de l’Eure, puis elle s’éloigna peu à peu de ce cours d’eau pour passer par une succession de côtes boisées d’ormes, de chênes, de charmes, de bouleaux, de trembles, d’aliziers, de châtaigniers… Dans les vallons se rencontraient le frêne, l’aune, le saule, le marronnier et le peuplier. Ils entrèrent enfin dans la jolie vallée de l’Iton, et remontèrent pendant un quart de lieue le bord de cette rivière, ayant en face d’eux Évreux, entourée de belles prairies et dominée par des hauteurs boisées.

L’Iton se partageait en trois bras pour baigner les différents quartiers de la ville. Au-dessus du groupe pittoresque des maisons d’un aspect clair et riant, se dressaient la cathédrale, avec ses deux tours inégales et sa flèche centrale ajourée de la lanterne au faîte, l’église de l’abbaye de Saint-Taurin, la tour octogonale du beffroi de l’ancien hôtel de ville, les bâtiments de l’archevêché et quelques autres édifices.

— Mais, observa Jean, lorsqu’on fut un peu plus près, je ne vois pas ce qui a attiré ici Hans Meister ; Évreux n’est pas ce qu’on peut appeler une ville industrielle… Comment mon Allemand a-t-il pu espérer d’y trouver des compatriotes ?


Le pauvre garçon devint tout soucieux ; les difficultés de son entreprise allaient toujours croissant, et plus rien ne l’assurait de la réussite.



  1. Babillard.
  2. Qui se mêlent.
  3. Gourmand.
  4. Homme grossier.
  5. Fainéant.
  6. Égaré.