Le Tour de France d’un petit Parisien/2/7

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Librairie illustrée (p. 342-352).

VII

Une page d’histoire

Si les Normands ont conquis l’Angleterre…

Ce lambeau de couplet, intercalé pour Thérésa dans la Chatte Blanche de Clairville, hantait la mémoire du petit Parisien, — paroles et air entendus au tournant d’une rue et devenus ineffaçables.

À cette heure, Jean les fredonnait irrévérencieusement, et bien malgré lui, devant la dalle noire qui recouvre les restes de Guillaume le Conquérant, dans l’église Saint-Étienne de Caen.

Comment ce puissant roi Guillaume se trouve-t-il là ? Qui était donc ce Normand si hardi, si belliqueux, capable de mener si rondement une telle entreprise que la conquête de l’Angleterre ? Jean ne regrettait pas d’être venu à Caen pour en avoir la révélation. La sépulture du grand politique, il la connaissait ; Maurice lui apprit la surprenante histoire du fameux duc de Normandie.

Au sud de Caen, à trente kilomètres de cette ville, Falaise située sur une espèce de promontoire entre deux éminences, « semblable à un vaisseau amarré au milieu des rochers et des bois », a dû vraisemblablement son nom aux accidents du sol sur lequel elle s’élève. On ne saurait imaginer un pays d’un aspect plus inattendu dans sa variété, pêle-mêle pittoresque de pâturages, de jardins et de vergers, de bruyères, de futaies et de taillis, d’étangs et de manoirs. Au pied de la ville coule la rivière d’Ante, affluent de la Dive. Des ruines féodales s’élèvent à la pointe la plus escarpée de la vieille ville — noires murailles, tourelles, voûtes de pierres, souterrains. — C’est en ce vieux donjon aux épaisses murailles disposées en un carré long, où les remparts de l’ouest et du midi sont flanqués de hautes tours, que naquit le Normand qui devait mener avec succès ses vassaux à la conquête de la Grande-Bretagne. Tout est étrange dans la vie du Conquérant. Il eut pour père Robert, duc de Normandie, assez mystérieux personnage pour devenir légendaire de son vivant, et mériter son surnom de « Diable» ; et sa mère était Ariette, la blonde fille d’un pelletier, la plus fraîche et la plus jolie parmi les jeunes citadines de Falaise.

À sept ans, par la mort de Robert le Diable, Guillaume devenait duc de Normandie.

« Ce fut, a-t-on dit, au milieu de gens de guerre, en parcourant ces rochers escarpés d’une nature si abrupte et si sauvage qui environnaient son berceau, que grandit l’enfant, qu’il apprit à braver les dangers et acquit ce caractère audacieux et entreprenant qui fit sa gloire, le rendit le premier homme de son siècle et immortalisa son nom… »

» Depuis tantôt un grand siècle, les Normands s’étaient établis dans l’ancien royaume de Neustrie ; sous le règne de ces habiles ducs de Normandie, la riche province était devenue la rivale heureuse du royaume de France. Affermis sur ce trône par leur prudence, heureux et fiers de commander aux plus braves soldats du monde, les ducs de Normandie avaient agrandi, au delà de toute mesure, cette autorité si bien commencée. Du dixième au onzième siècle, vous retrouvez en tout lieu et en toute occasion nouvelle ; l’influence normande : l’Italie leur appartient pour une bonne part, l’Allemagne et la Flandre sont intéressées, par des alliances, au règne de ces conquérants ; le Bas Empire a tremblé devant ces guerriers redoutables ; bientôt quand l’Angleterre sera conquise, vous verrez le Danemarck et la Suède, la Norwège et l’Espagne, l’Écosse et l’Irlande, dominés par l’autorité de ce vassal roi, devant qui la France s’incline avec crainte.

» Cette idée de la Grande-Bretagne à conquérir, avait fait battre le cœur de tous les ducs de Normandie, à commencer par Rollon lui-même. C’était là, pour nous servir d’une admirable expression de M. de Lamartine. « La dot que chacun d’eux apportait à la fortune de son duché… »

» Déjà à seize ans, le fils d’Arlette annonçait le grand politique et l’habile capitaine qui devait réaliser les rêves de sa maison. Sa taille haute et fière, son noble visage, son esprit pénétrant et vif, sa colère subite et terrible, ses longues rancunes, sa prévoyance, son courage, sa patience dans les temps difficiles, n’avaient pas échappé aux moins clairvoyants. Qui lui résistait, était brisé ; qui lui était ami, pouvait se fier à ses promesses. Entouré de vassaux trop puissants pour rester obéissants à leur seigneur, il châtia les plus fiers, il bannit les moins dociles, enseignant aux uns et aux autres l’obéissance et le respect. C’était sa maxime favorite que « les Normands veulent être gouvernés ; donnez-leur un maître habile, ils sont invincibles ; lâchez le frein, ils se perdent les uns les autres dans mille séditions…[1] »

Une occasion se présenta de réunir à sa couronne ducale la couronne royale d’Angleterre.

« Depuis de longues années Guillaume se préparait à cette expédition glorieuse. Les bourgeois, qui l’aimaient, ouvrirent leurs bourses à leur prince. Les gentilshommes avaient foi en la fortune de leur seigneur, ils l’aidèrent de leur épée et de leur fortune. — Les mères elles-mêmes se hâtaient de donner leurs enfants, car, leur disait-on, il s’agissait d’une guerre catholique ! tant déjà les Anglais avaient contre eux le pape et les foudres du Vatican ! Guillaume se conduit à la façon d’un homme qui veut être roi à tout prix : le comte du Maine lui résiste ; il donne à dîner au comte, le lendemain le comte était mort, et le Maine appartenait à Guillaume. La Flandre qui fut si longtemps l’ennemie naturelle de la Normandie, Guillaume l’apaise par son mariage avec Mathilde, sa cousine, la fille du comte de Flandre. Les Angevins et les Bretons pouvaient et devaient lui faire obstacle, Guillaume entretient la guerre civile dans l’Anjou et dans la Bretagne. En même temps, il faisait publier à son de trompe, que tout homme sachant tenir une épée ou une lance, sera le bienvenu autour de sa bannière.

» À cet appel, répondent tous les aventuriers de l’Europe occidentale ; ils arrivaient en foule, du Maine et de l’Anjou, du Poitou et de la Bretagne, de la France, de l’Aquitaine et de la Bourgogne. Chacun avant le départ pose ses conditions, et Guillaume les accepte. — À toi de la terre, à toi de l’argent : toi tu seras gentilhomme, toi tu épouseras quelque riche héritière saxonne : plus d’un soldat de fortune demandait à être évêque et Guillaume répondait de l’évêché.

» Les hommes, les navires, les armes, les vivres arrivèrent en six mois. Ceci fait, le duc Guillaume s’en fut prendre congé du roi de France son seigneur suzerain, le priant de l’aider à conquérir l’Angleterre : « Après quoi, sire, je vous promets de vous en faire hommage comme si je la tenais de vous ! »

» Mais le roi de France et les barons ses conseillers, trouvaient que le duc
— Tout, murmura le pauvre garçon, tout m’accable (voir texte).
de Normandie était déjà un vassal plus puissant que son seigneur, sans qu’on l’aidât à prendre l’Angleterre, et ce fut aussi l’opinion du comte de Flandre, son beau-père ; mais tant pis pour la couronne de France, qui va perdre un illustre vasselage ! Guillaume peut se passer maintenant de tout secours. Si son armée n’était pas redoutable par le nombre, elle était vaillante et bien choisie. Soldats robustes et prêts à tout, âmes énergiques, corps de fer, l’esprit aussi vigoureux que le bras.

» Avant son départ, Guillaume avait tout prévu ; il avait appelé à son aide tous les hommes du Vexin, du Roumois, du Lieuvain ; il avait battu Guy de Bourgogne, il avait battu l’armée française au Val-des-Dunes, et peu s’en fallut que le roi de France ne fût tué par un chevalier cottentinois nommé Guillesen ; il avait mis à la raison le jeune Geoffroy Martel, duc d’Anjou, et Guillaume, comte d’Eu… La Bourgogne, l’Anjou, le Poitou, l’Auvergne, la Bretagne et l’Aquitaine s’étaient ligués, mais en vain, contre le Normand ; Guillaume avait jeté contre cette coalition ses meilleurs capitaines : Raoul, comte d’Eu, Pierre de Gournay, Gautier Giffort, Roger de Mortemer. L’habile Normand avait poussé le soin jusqu’à placer sur le siège épiscopal de Rouen, un homme à sa dévotion, l’évêque Maurille ; enfin, dans un dernier effort des Angevins et des Français, contre Guillaume, Angevins et Français sont brisés sur les bords de la Dives. Et maintenant Guillaume peut partir[2]. »

De son château de Falaise, il assigna Dives comme rendez-vous à ces capitaines, à ces barons, dont les noms ont été conservés, et sont inscrits en lettres d’or dans l’église même de Dives.

C’est aussi dans le port de Dives qu’eut lieu l’embarquement de l’armée de Guillaume, nombreuse et aguerrie, pourvue de machines de guerre et d’engins terribles ; armée forte de soixante-sept mille hommes d’armes et de deux cent mille valets, ouvriers et pourvoyeurs.

Aujourd’hui, il y a des siècles que la dynastie normande a cessé de régner en Angleterre. De tels changements se sont opérés à l’embouchure de la Dives, que la mer s’est retirée à près de deux kilomètres et que de vastes prairies occupent l’emplacement de l’ancien port, où trouvèrent place les six ou huit cents vaisseaux de Guillaume, présents des prélats normands et des grands vassaux de Normandie.

Et que sont devenus les restes du Conquérant ? Il y a en Angleterre des lieux célèbres consacrés aux sépultures royales. Pourquoi n’y voit-on pas au premier rang le tombeau de Guillaume ? C’est qu’une fois mort, il fut bien plutôt traité comme le fils d’Arlette et le petit-fils du pelletier de Falaise que comme le rejeton d’une suite de ducs de Normandie. Et cependant son fils régnait en Angleterre. Les restes de Guillaume le Conquérant plusieurs fois profanées au cours des guerres civiles, gisent au milieu du sanctuaire de l’église Saint-Étienne, de Caen sous une dalle de marbre noir, — nous l’avons dit.

« Les funérailles du Conquérant furent signalées par de tristes incidents. Déjà à Rouen, ses gens l’avaient volé, après sa mort, et s’étaient enfuis laissant le cadavre à nu sur le plancher. La pitié d’un vieux serviteur l’avait recueilli et transporté à Caen. Là, au moment où le clergé se préparait à le déposer dans le caveau funéraire de Saint-Étienne, une voix s’éleva de la foule et poussa le cri de Haro ! « Ce terrain est à moi, s’écria Asselin, fils d’Arthur ; c’était l’emplacement de la maison de mon père ; l’homme pour lequel vous priez me l’a pris de force pour y bâtir son église. (Guillaume avait fait bâtir l’église Saint-Étienne ou de l’abbaye aux Hommes, la destinant à recevoir sa dépouille mortelle.) Je n’ai point vendu ma terre, je ne l’ai point engagée ; je ne l’ai point forfaite ; je ne l’ai point donnée ; elle est de mon droit, je la réclame. Au nom de Dieu, je défends que le corps du ravisseur y soit placé, et qu’on le couvre de ma glèbe. » La protestation de cet homme suspendit la cérémonie : une enquête faite immédiatement, constata la vérité de ses paroles ; les évêques et les barons présents achetèrent soixante sous les quelques pieds de terre où allait reposer le conquérant de l’Angleterre. Le corps du roi était dans un cercueil, revêtu de ses habits royaux. Lorsqu’on voulut le placer dans la fosse, qui avait été enduite de maçonnerie, elle se trouva trop étroite ; il fallut forcer le cadavre et il creva. On brûla des parfums et de l’encens en abondance, mais ce fut inutile ; le peuple se dispersa avec dégoût, et les prêtres, eux-mêmes, précipitant la cérémonie désertèrent bientôt l’église (1087)[3]. »

Voilà les choses inconnues que le petit Parisien apprenait dans la conversation instructive de Maurice et dans les livres que son ami plaçait ouverts sous ses yeux ; — le tout entremêlé de ses lamentations sur l’entêtement de sir Tavistock à ne vouloir admettre aucun Français, fût-il Normand et apparenté aux familles de la Conquête — à l’honneur d’être son gendre.

Jean recueillait les plaintes du jeune homme, — mais toujours il retournait à cette dalle noire de l’église Saint-Étienne qui l’avait impressionné par son humilité… Il finissait par la bien connaître cette église Saint-Étienne, dont la nef du onzième et du douzième siècle le frappait d’admiration, grâce à son caractère de grandiose simplicité. Le portail est d’un style sévère. En revanche, il trouvait les tours fort belles. Une grosse tour décapitée qui avait jadis 124 mètres de hauteur, s’élève au point d’intersection de la nef et des transepts. Quatre clochetons en forme de pyramide accompagnent l’abside.

Trois autres grandes églises de Caen sont classées parmi les monuments historiques : l’église de la Trinité, — avec trois tours carrées, l’une au centre, les deux autres, de chaque côté d’un portail roman, — l’église Saint-Pierre, située au milieu de la ville, et dont la tour est terminée par une flèche, belle entre les plus belles flèches, l’église Saint-Jean, spécimen de style ogival de la dernière époque ; en outre, la petite église de Notre-Dame ou Saint-Sauveur, monument du style ogival flamboyant qui est un modèle d’ornementation. Jean guidé par Maurice les visita l’une après l’autre.

Le château fondé par Guillaume le Conquérant au nord de la ville, ou plutôt l’enceinte du château est aussi une des curiosités de Caen.

Maurice du Vergier voulait montrer à son ami le musée de peinture, la bibliothèque, qui ont leur importance, l’hôtel d’Ecoville, magnifique édifice occupé par la Bourse et le tribunal de Commerce ; les bâtiments de l’Université dont la façade principale est décorée des statues en bronze de Malherbe, par Dantan aîné, et de Laplace, par Barre, — le poète Malherbe est né à Caen et le grand géomètre Laplace, à Beaumont-en-Auge ; — mais Jean avait besoin de mouvement. Dans la situation d’esprit où il se trouvait depuis qu’il se voyait contraint de renoncer à ses plus chères espérances, il préférait arpenter d’un pas fébrile les promenades de la ville, fort belles, du reste, les Cours, qui de trois côtés encadrent de grands arbres — ormes ou platanes — une magnifique prairie qui sert de champ de courses ; les boulevards, les quais, la place de la préfecture, ombragée de peupliers et de tilleuls, celle du collège bordée de marronniers d’Inde ; les promenades parallèles qui longent l’Orne, plantées d’ormes sur quatre rangs.

Quand il pouvait s’échapper un moment, c’était pour parcourir les vieilles rues de la ville, si étroites, si remplies de mouvement et de vie entre leurs maisons mal alignées rangées dans un désordre pittoresque, plein d’imprévu. Ces rues capricieusement montent ou descendent, se courbent à droite ou à gauche ; les constructions qui les bordent sont festonnées de toits aigus où grincent des girouettes armoriées, historiées de pignons saillants, creusées de petites niches dévotes dans les murs, avec des balcons et d’élégantes tourelles en surplomb ; et arborent dans leurs combles des haillons multicolores, c’est le passé vieilli, mais encore vivace. Le passé parle, le présent vit et s’affirme dans les arcades massives, les frontons sculptés, les encadrements de pierres aux croisées gothiques, les vieilles ferrures reluisant aux grandes portes de chêne, les clochers finement travaillés qui se découpent sur le ciel, les tours croulantes rongées de lierre, peut-être même quelque antique muraille romaine. Au-dessus de tout cela les pigeons développent leurs vols circulaires, et viennent s’abattre en troupes le long des gouttières.

Aux générations anciennes ont succédé un peuple nouveau : de curieuses têtes de jeunes filles oisives, se penchent au-dessus des balcons, ou au milieu de la verdure et des fleurs des fenêtres ; sur le seuil des maisons où l’on travaille, le plus léger vent soulève les longs fils blancs flottant sur les genoux des dentellières, et secouent les barbes de leurs bonnets.

Il préférait par-dessus tout grimper sur les hautes collines qui enclosent la ville et la plaine pour juger de là de l’aspect général de Caen.

L’admirable flèche de Saint-Pierre avec ses dentelures et ses trèfles à jour, la tour de Saint-Sauveur et de Saint-Nicolas ; les deux flèches de Saint-Étienne ; la tour de Saint-Jean, la masse du vieux château, privé de son donjon et de ses créneaux, le chemin de fer, le canal de Caen à la mer, le cours de l’Orne où les voiles des navires apparaissaient dans la campagne au milieu de la verdure des arbres ; la forêt de Cinglais, dans le lointain, et les horizons bleus du Bocage normand, tel est le tableau et les perspectives de la cité principale du Calvados et de la Basse-Normandie.

Ce fut d’une oreille distraite que le petit Parisien entendit aussi tout ce que Maurice et le baron, pendant les repas, lui apprirent sur leur département. À les en croire le Calvados était le département où il y a le plus d’aveugles, le plus de fous, le plus de vieillards, le plus de vieilles filles, le plus de veuves qui ne se remarient pas. Le Calvados occupait aussi le premier rang pour la longévité relative en France, la durée moyenne de la vie y étant de près de quarante-six ans.

Par contre, nul accroissement dans la population, bien que ce soit un pays de culture et un de ceux où l’industrie agricole s’est le plus rapidement perfectionnée.

L’industrie proprement dite ne chômait pas non plus, comme en témoignaient les filatures et tissages de coton de Condé-sur-Noireau, de Clécy et d’Orbec ; les filatures de lin, dont la plus importante est celle d’Orival, à Lisieux ; la fabrication des draps fins de Lisieux, des molletons, des flanelles, des couvertures dites « thibaudes » ; les blondes et dentelles de Bayeux et de Caen ; les diverses papeteries, bonneteries, huileries, tanneries répandues un peu partout. Enfin d’importantes stations de pêche étaient établies sur le littoral à Grand-Camp, à Arromanches, à Asnelles, à Bernières, à Saint-Aubin, à Langrune, à Luc, à Villerville-Trouville ; Courseulles à l’embouchure de la Seulles, et Ouistreham à l’embouchure de l’Orne, possédaient de riches parcs d’huîtres.

Un fromage faisait-il son apparition au dessert ? C’était un camembert ou un livarot, ou un mignot, présenté avec orgueil comme un produit du terroir. Puis, venait le tour du cidre. On vantait celui du pays d’Auge et celui du Bessin. Jean pensait à son enthousiaste instituteur primaire rencontré en wagon, et donnait à entendre qu’il savait… qu’il savait un peu… Et même il plaçait un mot montrant qu’en effet la Normandie commençait à lui être passablement connue.

Selon sa promesse, madame du Vergier était partie pour le Bec-Hellouin, le lendemain de l’arrivée de Jean, et elle était revenue dans la même journée, rapportant de bonnes nouvelles du blessé ; il devait dans deux jours partir pour Rouen, et la baronne l’avait généreusement mis en état de faire le voyage dans de bonnes conditions. Femme active, remuante même, c’est-à dire redoutant le repos, la baronne avait hâte maintenant de voir Jean prendre le chemin de Paris, — non pas que le jeune garçon fût de trop dans sa maison : elle l’aimait beaucoup ; mais elle le voulait auprès de son oncle et non par monts et par vaux.

Un autre motif intéressé, mais des plus honorables, activait encore cette vivacité naturelle de la baronne, qu’elle encourageait et excitait chez les autres : on parlait beaucoup de l’Exposition universelle de Paris, qui allait s’ouvrir dans quelques mois ; elle avait l’espoir qu’à ce rendez-vous de tant de gens, la petite Emmeline serait conduite par l’odieuse femme qui exploitait son inexpérience, et que Jean, dans ses flâneries la découvrirait peut-être, comme au Havre, sur des tréteaux de funambules. Elle entretenait Jean de ses idées, se recommandait à lui, et lui faisait prendre l’engagement de ne pas oublier un moment cette douleur de mère éplorée qui remplissait sa vie tout entière.

Jean promit — et partit, bien affligé de rentrer à Paris sans avoir réussi à rien. Toute la famille le conduisit au chemin de fer. La baronne l’assura qu’après son fils — et sa fille ! — il était l’enfant qu’elle aimait le plus au monde. Le baron promit de poursuivre les démarches relatives au vol commis par Hans Meister, démarches restées sans résultat. Maurice s’engagea à tenir son jeune ami au courant de ses tentatives auprès du barbare père de miss Kate, et le baiser d’adieu fut donné.

C’était par une belle matinée de septembre. Madame du Vergier avait mis Jean en deuxième classe, dans un train direct partant de Caen à 8 heures 53. Jean repassa par Frenouville, Moult et Argences, Mézidon, Mesnil-Mauger, Lisieux, Saint-Mards-de-Fresne ; puis il se retrouva à Bernay, à Serquigny, à Beaumont-le-Roger, Romilly, Conches, la Bonneville, ces dernières localités vaguement aperçues par lui quelques jours auparavant au moment où la nuit venait. À midi, il passait à Évreux, et se rappelait comment il y était venu de Louviers dans la carriole du défiant Dardouillet.

Il jeta un dernier regard sur Évreux et la vallée de l’Iton. Un moment après, le train s’engageait dans le tunnel de Martainville, et débouchait dans le parc du château du même nom. Un peu plus loin, des deux côtés de la voie, s’ouvraient des vallons ayant la forme de vastes amphithéâtres demi-circulaires ; on touchait à Boisset-les-Prévanches et son château aux toits d’ardoise et aux tourelles pointues. Près de Mérey, où un château en ruine est entouré d’un parc dont les murs sont flanqués de tours, on franchit l’Eure. Jean vit encore plusieurs autres châteaux, celui de Lorey, celui de Neuilly ; puis ce fut, à Bueil, le tour des moulins et des usines alimentés par l’Eure ; Bueil est sur la rive droite de cette rivière.

La voie pénétrait dans le département d’Eure-et-Loir, et les châteaux se multipliaient, — châteaux du dix-huitième siècle comme celui de Primard, châteaux du seizième comme celui de Gilles. À une heure, il passait devant Mantes-la-Jolie, ville pour ainsi dire moderne, sortie des ruines accumulées par les guerres dont elle eut à souffrir. Mantes c’était pour Jean la banlieue de Paris.

Paris ! il y arrivait une heure après, sans oser relever la tête, envisageant l’avenir avec effroi. Comme il se sentait seul dans la grande ville ! enveloppé dans la réprobation qui atteignait son père ! impuissant à souffleter de leur mensonge les plus vils des calomniateurs ! réduit à cacher son nom et à dévorer un outrage immérité !

Avec l’élan d’un voyageur qui revient de Bordeaux par le Havre et Caen, après avoir fait naufrage à Barfleur, il se rendit à pied jusqu’au faubourg, chez l’oncle Blaisot.

— Te voilà enfin ! s’écria l’ébéniste. Il semble que tu as grandi. Mais tu as l’air tout… drôle : on dirait que tu sais la nouvelle…

— Quelle nouvelle ? murmura Jean en pâlissant.

— Tu ne le sais donc pas… que ta sœur est morte ?

— Morte ? Pauline ?

— Oui, morte des mauvais traitements de cette Allemande… Tu n’as donc pas vu M. Modeste Vidal ?

— Mais non, mon oncle, j’arrive…

— Il est très bien ce musicien dont tu as fait la connaissance et que tu m’as envoyé… Eh bien ! c’est lui qui est allé au Niderhoff éclaircir la chose. Il te racontera tout ça… Moi, je ne pouvais pas bouger d’ici… Tu comprends ? la commande avant tout !

Au milieu de sa douleur, Jean ne put s’empêcher de remarquer que son oncle, lui aussi, était « tout drôle ». Il se tenait très droit et parlait du nez. Jean flaira dans l’atelier une odeur d’alcool : son oncle avait toujours beaucoup bu, sans dépasser toutefois une certaine limite… Cette limite semblait franchie sans retour…

— Tout ! murmura le pauvre garçon, tout m’accable !

Mais la douleur de la perte de sa sœur prit le dessus sur ses autres chagrins.

— Vrai ! Je me faisais vieux, dit son oncle, de ne pas te voir revenir. Tu sais bien que je ne veux pas me remarier, et que tu es ma seule consolation ?

Et il essuya une larme, qui roulait dans ses yeux aux paupières rougies.

Jean trouva l’oncle Blaisot beaucoup trop expansif, beaucoup trop sensible.



  1. Jules Janin : La Normandie.
  2. Jules Janin, ouvrage cité.
  3. Chéruel : Villes de France.