Le Vote des femmes/1/1

La bibliothèque libre.

LE VOTE DES FEMMES


PREMIÈRE PARTIE

I

Le masque de la lune, oublié par la nuit, flottait encore l’après-midi dans un ciel froid uniformément tendu au-dessus de cette Bourgogne, de cette vallée du Rhône que parcourait le train bleu. Tantôt à droite, tantôt à gauche, un soleil blême et déréglé pénétrait dans les voitures. Belle journée de janvier dans toute sa pâleur.

Hubert de Pancé, incommodé par le parfum des mandarines qu’une jeune dame ne cessait d’éplucher et qui, mélangé à la fumée de la locomotive, composait une odeur classique de voyage, se leva et vint allumer une cigarette dans le couloir.

Il s’alourdissait depuis son malheur, bien que ses trentre-quatre ans ne fussent pas encore achevés. Ses épaules épaisses et rondes, une lenteur des réflexes, un empâtement de sa figure, de son menton parfait, des ailes de son nez bourbonien marquaient la fin prématurée de sa jeunesse et accusaient ses origines bretonnes. Il n’était plus dessiné mais sculpté ; essentiellement Celte avec ses cheveux abondants et frisés. Mais il gardait du jeune homme qu’on avait connu, — et sans doute aimé, — le sourire irrésistible des yeux mi-clos, dont le regard se dirigeait sur ce voyageur cheminant instable depuis l’extrémité du couloir et qui s’avançait vers lui en manifestant de l’hésitation, puis de la surprise. Un homme haut et sec, aux lunettes d’écaille, l’air plus jeune qu’Hubert de Pancé, allumé par les cocktails qu’il avait dû s’attarder à absorber jusqu’à cette heure au wagon-restaurant en fumant des cigares. Quand il atteignit Hubert, il lui posa la main sur l’épaule. Le cercle de ses lunettes agrandissait son étonnement. Hubert abaissa l’épaule pour se défaire de ce fardeau, de cette patte d’homme heureux dont il n’avait pas besoin, sentant bien d’ailleurs que ce geste, à l’égard d’un camarade qu’on n’a pas revu depuis quinze ans, représentait toujours chez Marc Dauxerre l’irrémédiable contentement de soi connu jadis. Ils firent les calculs habituels pour supputer les années écoulées depuis leurs études chez les Pères, à Rennes ; ils échangèrent des cigares.

— Tu es à Paris aussi maintenant ?

Hubert dit :

— Non, je suis fixé dans la Campine belge où j’arrache la bruyère.

— Mais, la Campine, c’est le désert !…

Hubert fit signe que cela lui était égal.

— Marié ? demanda Marc Dauxerre.

Hubert étendit la main comme pour repousser un présent offert.

— Au fond, tu as raison, dit Marc. La Campine doit avoir ses plaisirs sauvages. Tu es toujours d’ailleurs le bel Hubert.

Hubert eut ce sourire entre les cils qui même ironique enchantait l’interlocuteur, le mettait en verve.

Marc reprit :

— Moi, mon vieux, divorcé, annulé en Cour de Rome et en route pour le Caire où je dois rejoindre ma fiancée nouvelle, une jeune veuve que j’épouse au printemps.

Hubert le vit ôter ses lunettes, les essuyer en souriant comme qui meurt d’envie de se raconter. Il s’aperçut à cet instant que Max Dauxerre avait un œil éteint et une cicatrice à l’arcade sourcilière. Ni Marc n’avait parlé de cet accident de guerre, ni Hubert de ses sept mois d’hôpital et de son dos déchiqueté par un éclat d’obus. Mais Marc ayant remis ses lunettes :

— Le mariage, une sale affaire, mon cher, si l’on ne s’entoure pas d’une garde prétorienne de précautions. On m’a uni de force à trente ans à une petite bigote qui en avait vingt. Des robes au-dessous du genou, des talons plats, des bas opaques, un chignon comme mes deux poings, des lèvres anémiques, des joues marbrées par tous les coups de vent. Une fille à qui sa mère avait fait apprendre la valse et la mazurka et qui, pour tout sport, nageait l’été à je ne sais quel Saint-Trou sur mer près de Dieppe, dans un costume de bain à falbalas qui ne plaquait pas, non sans s’assurer en sortant de l’onde qu’aucun galopin du petit port ne pouvait apercevoir ses mollets nus. Avec cela photogénique, un ovale de primitif, un de ces profils style Giotto dépourvus de santé humaine.

— À rappeler mes souvenirs, dit Hubert, ce n’était guère ton genre.

— Effectivement, mon vieux, à l’époque de notre philo, je n’avais rien d’un puritain comme toi qui te représentais l’être humain pareil à une jungle dont le grand orgueil consiste à se rendre maître. Des serpents bien insidieux circulaient dans la mienne, dont les discours m’étaient chers et m’obligeaient d’obéir. À vrai dire, toutes ces expériences finissent par constituer un danger. On devient un homme de laboratoire. Quand arrive le moment d’industrialiser sa sensibilité dans une union durable, on en est aux petites doses, au microscope, à la balance de précision. Bref, je n’ai jamais pu aimer Odile, quoique, de bonne foi, j’aie désiré de m’attacher à elle. Elle n’est demeurée pour moi qu’une expérience mémorable. Odile m’a fait souffrir, d’accord. Mais, près d’elle l’homme de laboratoire n’a pas échoué. J’ai étudié à fond cette âme intraitable, entière, aussi vaine de ses robes démodées qu’une autre de ses costumes lamés et indécents. J’étais allé à elle invité par cette mollesse, cette blancheur, cette inconsistance. Je me suis heurté à une innocence coriace et à une vertu hautaine. Dès le lendemain des noces je l’ai senti, lorsque je suis allé la nipper rue de la Paix pour remplacer la garde-robe de sécuralisée préparée par ma belle-mère. Au lieu d’une petite fille gênée d’être mal mise, souffrant devant chaque glace, devant chaque femme élégante, j’ai découvert un être sans timidité, sans ignorance, qui ne démordait pas des étoffes de laine et ricanait devant les plus adorables mannequins. J’ai exigé du crêpe de Chine, des blouses molles, des manteaux brodés de motifs égyptiens, tu sais, comme les femmes en portaient en 1924. Mais la poudre, mon cher, je ne l’ai pas obtenue, ni le rouge aux joues, ni le rouge aux lèvres, ni aucun de ces chers artifices qui avivent ineffablement un joli visage, et, mon Dieu, n’ont rien de contraire aux enseignements de l’Église dont je suis toujours le fils dévoyé mais repentant. Ainsi ne crois pas que j’aie persécuté chez Odile sa foi intime. Les grand’messes, le confesseur, les retraites de dames, les médailles en faisceau dont un mari est flagellé dès qu’il s’approche d’une épouse dévote, rien de tout cela ne m’a déplu chez elle. Je ne déteste pas dans l’âme des femmes un certain mysticisme annexe de leur sensibilité qui les agrandit et, en même temps, les limite. Ce n’est pas monsieur Homais qui parle ici. Mais l’expérience d’Odile m’a appris qu’il est des femmes en apparence inexistantes et qui se manifestent monuments granitiques de personnalité, d’entêtement et d’orgueil. Pendant un an j’ai eu la honte de traîner derrière moi une compagne fagotée, une parente de la campagne, un portrait de l’autre génération qui massacrait les plus jolis modèles des bons couturiers en les allongeant, en leur rajoutant des manches ; posée, au surplus, sur talons plats, exhaussée d’une coiffure ridicule, et dont on n’apercevait même pas qu’elle était jolie. C’était sa manière de protester contre les modes nouvelles qu’elle trouvait inconvenantes. Il y avait une arrogance, une hostilité secrète, une virulence cachée, une méchanceté sourde dans ces manifestations, — l’esprit Suffragette, Armée du salut. Une année durant, je l’ai suppliée. Je n’ai jamais rien vu de plus inexorable, de plus sourd, de plus dur. Ce n’est pas qu’elle me marchandât les témoignages d’amour. En paroles, j’étais l’homme le plus adulé. Les mots ne lui coûtaient pas. Ni les baisers. Mais enfin, elle n’aurait pas ajouté un centimètre à ses talons.

» — Vous comprenez, me disait-elle, avec des vocatifs passionnés, ce n’est pas une raison si je vous aime follement pour renoncer à mes idées, à ma réaction contre l’esprit du Mal qui envahit la société.

» J’essayais de lui prouver que Île diable se moquait bien de la mode, qu’il s’était passablement arrangé des jupes longues en leur temps : que les chignons ne l’avaient jamais embarrassé, qu’Ève possédait une chevelure magnifique et qu’il n’y a pas de péché dans la poudre de riz, elle me répondait, opiniâtre :

» — S’il y avait seulement mille jeunes femmes comme moi à Paris, on reviendrait à des mœurs plus pures.

» Ou bien :

» — Qu’est-ce que cela peut vous faire, puisque je vous aime ?

» Mais, pour un homme, il ne s’agit pas seulement d’être aimé. Odile n’a jamais compris que le premier désir que j’ai près d’une femme c’est de m’épanouir en public auprès de sa beauté, de son élégance. J’adore habiller leurs formes ravissantes ; le mariage de la soie et de leur peau m’éblouit ; puis après, je suis comme un artiste, il faut que je produise mon œuvre, ma création. Avoir une femme sur le passage de qui on se retourne ! Un jeune corps dans sa robe parfaite, la grande gravité d’une toilette de marque, l’éclat d’un visage bien peint, la lumière que reflète une belle coupe de cheveux noirs, l’accent de leur pli sur une tempe nacrée, un collier d’un orient assez rose pour avoir l’air éclos naturellement sur une chair bien poudrée, posséder tout cela à ses côtés et pénétrer dans la violente illumination d’un salon, ah ! mon vieux Pancé, quelle montée dans l’enivrement, et comme j’aurais pu aimer cette petite Odile si elle s’était laissé faire !… Mais elle avait des armes pour lutter contre moi. Ne crois pas qu’avec son brevet simple, son éducation bâclée dans une petite boîte d’anciennes nonnettes habillées à peu près comme elle, où l’on réagissait contre le latin et le bachot des jeunes filles, Odile fût une ignorante et un esprit en friche. Ma digne belle-mère, n’étant pas à un non-sens près, l’envoyait à l’Institut catholique pour des cours de philosophie et des gloses sur saint Thomas. Elle l’avait ainsi formée à discuter, des heures durant, contre un mari fantaisiste comme moi. Odile était pleine d’arguments, juridique, exaspérante. J’étais à bout ; j’avais perdu le sommeil, les nerfs tendus à cran. Pendant mes insomnies je m’irritais de la voir dormir à mon côté, béate, la conscience satisfaite, avec ses chemises de nuit montantes et sa grosse tresse noire sur le drap, comme une bonne…

— Valence ! interrompit Hubert de Pancé.

On apercevait du côté vitre le château de Crussol découpé à plat comme un décor d’Opéra, violet sur un couchant jaune. Ils jetèrent leurs cigares et revinrent s’asseoir malgré l’atmosphère de tunnel et de mandarines qui s’épaississait dans le compartiment. Sous leurs pieds, la symphonie plutonesque se calmait. Le leitmotiv à cinq temps n’en eut plus que trois, puis deux. Enfin l’on s’immobilisa dans la gare ténébreuse.

— En somme, prononça Hubert à mi-voix, ce que tu lui reproches, c’est d’avoir été quelqu’un. Car, si je comprends bien, cette jeune femme n’avait rien de la première venue.

— Il y a des singularités, des étrangetés attrayantes. Les siennes, au contraire.

— Nous ne pouvons pourtant pas leur refuser une conscience différente de la nôtre, dit Hubert, assailli et blessé par ses propres souvenirs.

— Mais un homme ne peut pas non plus aimer l’obstination et l’esprit de contradiction. C’était tout l’opposé que j’attendais d’Odile lorsque obsédé, manœuvré par une vieille amie de mes parents que tu as dû connaître à Rennes, madame Legrand-Maillard, j’ai consenti.

Hubert eut un tel sursaut à ce nom qu’il se mit debout devant Marc. Il répéta :

— Madame Legrand-Maillard !

Et il dit que c’était précisément chez elle qu’il se rendait à Cannes, dans la villa Diana où cette vieille femme tutélaire, toujours enragée d’action, d’influence, de directives, d’immixtions, de gouvernement, à Cannes comme à Paris et comme à Rennes, avait entrepris de le réunir à ses deux frères, Bernard et Ignace, qu’il n’avait pas vus depuis cinq ou six ans.

— Méfiez-vous, dit Marc, elle va vous marier tous les trois, pour peu que tes frères soient encore célibataires.

— Ignace n’est pas mariable, décréta Hubert. Voilà longtemps que notre famille l’a renié pour ses dérèglements et qu’on ne le reçoit plus à Pancé. Nousignorons tous de quel métier il vit à Dakar. Quant à Bernard, il n’agit qu’à sa guise. Un peu en dehors des lois communes, Bernard ; absorbé par Rome où il vit depuis 1925 dans les Catacombes, une sorte de monsieur de Rossi. Je pense que pour lui les femmes n’existent pas.

Mais Marc revivait les images du passé, du collège des Pères à Rennes :

— Je revois ce petit Ignace fait comme un Arlequin et si acrobatique qu’il descendait en trois pas le grand escalier de pierre du dortoir des moyens. Un joli visage ; quelque chose de pointu, de rêveur, d’aguichant. Ah ! il a mal tourné ? C’est curieux.

Il concluait « c’est curieux » comme il aurait dit : c’était couru. Et ils se turent. Le concert ferroviaire déclenché à nouveau sous leurs pieds par la marche du train les pénétrait d’un rythme assez puissant pour cadencer leur respiration. Rien que des instruments de fer. Le train coulait dans le sens du Rhône sur une voie de halage. Du couloir, on voyait filer vers le Nord des coteaux de vignobles, secs et noirs comme du Châteauneuf du Pape, remarqua Marc. Puis revenant à ses affaires personnelles :

— Tu me diras que j’aurais pu ne pas me laisser faire. Cependant, madame Legrand-Maillard me répétait, à raison de deux ou trois pneumatiques par jour, le chiffre considérable de la fortune que cette enfant angélique mettait à mes pieds ; car, il faut que tu le saches, les circonstances s’aggravaient d’un sentiment déchaîné que j’aurais provoqué chez la jeune sainte au mariage du petit-fils Legrand-Maillard où on l’avait traînée, en robe blanche et en bas blancs comme pour une prise d’habit. Et si j’ai cédé aux instances de madame Legrand-Maillard, si je l’ai autorisée à des ouvertures auprès des parents d’Odile, c’est précisément que j’espérais que cet amour si rare chez une fille si timorée, se concerterait avec sa timidité apparente pour m’abandonner la volonté précaire de cette petite mal nippée, et qu’elle ne demanderait, une fois mariée, qu’à se convertir à ces frivolités qui sont pour moi le côté le plus adorable d’une femme. Certes, aurais-je su, — à ce bal, où elle m’est apparue déguisée en vierge chrétienne, et où par une sorte de jeu et d’ironie, poussé d’ailleurs par madame Legrand-Maillard, je l’ai tirée de force par la main vers un honnête tango qu’elle se flattait de ne savoir pas danser, — aurais-je su que cette douce Odile était aussi butée dans son austérité que les autres femmes sont acharnées après la mode et les chiffons, je n’aurais pas eu cette faiblesse. Ma lettre tardive et hésitante d’adhésion au vœu de madame Legrand-Maillard en fait foi, qui a permis, l’an dernier, à celle qui défit elle-même en cour de Rome l’œuvre de ses mains, d’obtenir l’annulation par non-consentement en prouvant à quel point c’était contraint et forcé et non de mon propre gré que j’allais au mariage[1]. Mais Odile m’a trompé sur son caractère, sur sa docilité apparente, sur sa prétendue bonté, sur ce phénomène d’inhibition qui est le premier effet de l’amour chez les femmes et que la mienne n’a jamais révélé.

» — Aimez donc mon âme ! me disait-elle lorsque je lui reprochais ses allures.

Hubert sourit ; il ne put retenir un mot :

— Elles le disent toutes !

— Mais je ne demandais qu’à aimer son âme, mon vieux ; seulement, son âme était comme sa défroque, sans attrait, sans aimantation, sans douceur, sans éclat. Au bout d’un an, je la détestais, au point d’avoir trouvé un goût de dédommagement à l’explication que j’eus avec elle, sorte d’intervention chirurgicale où je dus l’opérer de son optimisme, de son contentement stupide, de l’assurance où elle était que tout allait bien. Je vois encore, et c’est seulement aujourd’hui, apaisé, que la pitié me vient pour cet air d’effroi et d’angoisse, je vois encore son visage d’ange mal portant qui se décomposait sous l’explosion de mes griefs.

» — Alors, alors… vous ne m’aimez plus ?

» Et d’un seul coup de massue, je lui rendis ses milliers de coups d’épingle et tout ce qu’en treize mois elle m’avait fait endurer de vexations secrètes, d’humiliations publiques de refus, de contradictions.

» — J’ai essayé de vous aimer, ma pauvre petite, je ne l’ai pas pu.

» Ce fut pire encore quand vint l’aveu de l’impossibilité où j’étais de vivre davantage avec elle. Je te fais grâce de la scène, mon cher, cette femme par terre qui gémissait… Ah ! j’ai dû surseoir à mon projet de partir sur-le-champ. J’ai bientôt soupçonné la pauvre Odile d’être allée là-dessus consulter quelque prêtre de bon sens qui la conseilla, car elle changeait. Elle m’apparut un jour les joues enfarinées maladroitement : elle était allée acheter de la poudre sans apprendre à s’en servir ! Je la vis accomplir, comme une malade un douloureux traitement, son apprentissage de soins de beauté. Un soir que j’étais retenu au lit par la grippe, elle rentra d’une course avec un charmant petit chapeau et je reçus dans la figure une masse fraîche et légère qui m’aveugla. C’était sa chevelure superbe qu’elle venait de faire couper et qu’elle m’apportait en trophée. Mais, bien que le geste fût touchant venant d’elle, c’était trop tard. J’étais appelé ailleurs. Puis la rancune est chez moi trop opiniâtre pour qu’il me fût permis de revenir à celle qui, par une espèce de défi, m’avait porté au comble de l’irritation et de l’animosité. Cette lutte entre elle et moi, entre l’entêtement de son sentiment aussi opiniâtre que ses idées, et mon fol désir de libération dura encore une seconde année. Mais elle en vint finalement à comprendre l’inutilité, la vanité, la misère d’une vie commune pour nous. Ayant reçu l’assurance que notre mariage pouvait être annulé par l’Église, elle consentit au divorce. Je pense qu’à cette époque, elle ne m’aimait plus. — Enfin, mon vieux Pancé, voilà mon histoire. La vie n’est pas drôle.

— Surtout, on y commet des erreurs dit Hubert.

Marc Dauxerre reprit :

— Heureusement que cette fois-ci, ma fiancée.

Mais Hubert ne l’écoutait plus. Un crépuscule… d’un vert limpide entre les cyprès noirs annonçait déjà la Provence. Sous le masque de la lune descendu à l’horizon, un visage ardent s’avivait. Hubert reconnaissait la transparence de l’atmosphère avignonnaise. Il sentait aussi l’anxiété de voir surgir la silhouette massive et dorée du Palais des Papes. Le leitmotiv de la symphonie infernale était à deux temps. La jeune femme aux mandarines s’était endormie. Marc posa une question directe :

— Quel âge a-t-elle aujourd’hui, madame Legrand-Maillard ?

— Soixante-huit ans, répondit Hubert.

Après un silence :

— Vous ne repasserez par ici, mon cher, que la bague au doigt.

— Moi, dit Hubert, qui cadenassait toujours furieusement sa vie intérieure et eût été fâché de laisser voir à ce Marc, si éloigné de lui, l’étincelle allumée dans ses yeux à l’apparition d’Avignon, — lumière dans la nuit tombante, — moi, j’ai épousé la terre et je suis heureux en ménage.

Comme ces femmes soigneuses de leur armoire à linge où sont rangées en piles les lourds draps de toile aussi bien que les pièces de linon, légères colonnes ; qui en gardent la clef, qui ne permettent à personne d’y jeter les yeux, tremblant d’en voir tomber un mouchoir de batiste, une serviette à thé, Hubert de Pancé défendait les secrets rangés en ordre dans son âme pleine. De peur d’en laisser choir une parcelle insignifiante, dans l’effroi qu’un intrus n’en ramassât une, parfois il mentait.

— Je connais là-bas une réussite insolente. L’argent sort tout seul de ce sable devenu terre pat des engrais, par des ensemencements dont on laisse le produit pourrir sur pied, parfois durant trois saisons. La satisfaction de gagner beaucoup d’argent comble l’essentiel des désirs humains.

Ainsi ne saurait rien de ses luttes, de ses embarras, ni de son malheur ce Marc Dauxerre sans nuances, sans retenue, qui publiait dans un train, ignorant à quelles oreilles il confiait ce dépôt tiède encore de lui-même, l’image la plus nue de sa nature, de sa vie intime. Hubert, chez les Pères à Rennes, autrefois, n’eût pas lié amitié avec Marc. Encore moins aujourd’hui. La grande intelligence de Marc lui semblait alourdie de vulgarité. Entre Valence et Marseille, la lumière étant venue rafraîchir d’une toilette neuve le compartiment fatigué, il fit mine d’y sommeiller.

— Tu t’es mis en société ? demanda Marc qui était avocat.

— Point ; je suis seul en nom.

Et on le laissa tranquille.

Alors il essaya de dormir, mais il voyait toujours cette engeance de dévote dépeinte par Marc, robe longue et souliers plats. Et Hubert se demandait si elle n’était pas au fond charmante comme le portrait d’Isabelle de Pancé, sa mère, en 1894, l’époque où elle s’était mariée. « Déguisée au bal en vierge chrétienne », avait dit ce libertin de Marc. Et Hubert imaginait des bras moulés dans un lainage blanc, les poignets serrés. Il se demandait comment cette jeune créature spiritualisée avait pu aimer ce butor. Entre ces deux pôles, Marc et Odile, il voyait tous les torts se précipiter comme de la limaille de fer au pôle Marc. Et, à la faveur de la somnolence où il coulait, Odile se dégageait, devenait une lumineuse et pure victime.

À l’Estaque, il interrogea :

— Qu’est-elle devenue ?

— Qui ça ? demanda Marc équipé pour le débarquement, chapeau désinvolte, pardessus de voyage, valise à la main.

— Ta femme ?

— Ah ! reprit Marc avec indifférence, je crois qu’elle s’est fixée à Rome, définitivement.

À la gare de Marseille, ils se séparèrent sans chagrin. La longue silhouette de Marc faisait tache parmi les voyageurs du quai à cause du pardessus clair destiné à l’Égypte. Hubert ne pouvait chasser le tableau pathétique d’une femme frèle et gémissante aux pieds de ce garçon sans subtilité. Par scrupule, par discrétion consciencieuse, par un respect spécial envers cette inconnue dont il n’avait déjà que trop surpris le mystère, par cette réserve de pensée et cette restriction de curiosité mentale que certains hommes pratiquent plus généralement que les femmes, Hubert s’efforça de détourner son esprit vers d’autres objets, la vieille madame Legrand-Maillard qu’il allait retrouver dans trois heures sur le quai de Cannes, ses frères qui seraient peut-être arrivés avant lui : son cher Bernard, si merveilleux ; le malheureux Ignace qu’il répudiait d’avance…

D’ailleurs par la vitre que baissa sur la nuit bleue la jeune dame aux mandarines, pénétra peu à peu une brise lente, envahissante, à quinze ou seize degrés centigrades, venue des lointaines chaudières de l’Afrique. Elle sentait ici la marjolaine, le pin, les essences brûlées au crépuscule au fond du parc des villas. Le leitmotiv du concert ferroviaire avait changé. Le. visage collé à la vitre mi-ouverte, la jeune dame et Hubert reconnurent les oliviers dramatiques, vert-de-grisés sous la lune. Pour la première fois depuis son malheur, Hubert se sentait faim de vivre son lendemain.

  1. L’auteur n’est pas théologienne et ne pose pas comme absolument authentique ce motif d’invalidation.