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Le Zend-Avesta (trad. Darmesteter)/Volume III/Chapitre IV/Vohû Manô

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Traduction de James Darmesteter

Édition : Musée Guimet. Publication : Ernest Leroux, Paris, 1893.
Annales du Musée Guimet, Tome 24.


INTRODUCTION
CHAPITRE IV
Les éléments étrangers dans l’Avesta
Vohû Manô
la Pensée Divine, premier Amshaspand, première création d’Ahura et son agent dans la création du reste du monde. — Répond au Λόγος θεῖος (Logos theios) de Philon. — Type de l’homme idéal, comme le Logos. - Intercesseur et médiateur, comme le Logos. — La Sagesse divine chez les Juifs hellénisants. — Les six Amshaspands. — Les six Puissances correspondantes dans Philon. — Les Gâthas sont le premier monument du Gnosticisme ; d’un Gnosticisme purement moral.


Le Zoroastrisme avestéen met immédiatement au-dessous d’Ahura un Génie nommé Vohû Manô, la « Bonne Pensée », qui est sa première création spirituelle et qui est le principe moteur du monde d’Ahura 3[1]. C’est lui, disent les Gâthas, qui est le premier créé des êtres 4[2] ; c’est par lui aussi qu’au commencement Ahura a créé le monde et la religion et les êtres vivants 5[3] ; c’est lui qu’Ahura consulte avant de procéder à aucun de ses actes 6[4]. Vohu Manô n’est pas seulement la première création et le premier insiriiment de la créalion : il est le type de l’humanité et son nom même est le nom de l’homme ’. Enlîn dans l’autre monde, c’est lui qui sert d’intermédiaire et d’intercesseur entre l’homme et Ahura-. Cette épithète de Vohu, « Bon » , semble nous transporter dans les régions morales plutôt que dans les régions itilellectuelles, si bien que Plutarque a pu définir Vohu Manô Osoç ejvcû ;, » le Génie de la Bienveillance »^ Mais ce qualificatif de Vohu doit être pris dans un sens plus large et désigne la Pensée, l’Esprit, dans son essence la plus haute et la plus pure et non pas exclusivement dans sa bonté morale. Les Gàthas désignent parfois le premier Amshaspand par le seul mot de Manô*, « Pensée, Principe spirituel ». L’Avesta même met en rapport avec Vohu Manô, non pas seulement Akhshti, la Concorde, mais aussi Khratu, l’Intelligence-’. Or aussitôt que Manô se dégage de la limitation purement morale et devient la Pensée, la Raison, l’Esprit dans sa forme générale et idéale, l’identité de Vohu Manô avec le Logos des Néo-Platoniciens éclate avec une évidence complète. Ici encore, c’est Philon qui nous présente les parallèles les plus frappants. Car on peut appliquer à la lettre h Vohu Manô ce qui a été dit du Adyoç Oetoç de Philon : « Comme première manifestation des puissances divines, il est le premier-né, le premier archange de Dieu ; comme type idéal de la nature humaine, c’est l’homme parfaite » Comme le Vohu 3Ianô des Gâthas, el d’une façon plus accentuée encore, le Logos est l’instrument de la création ’. Comme Vohu Manô, le Logos est l’intercesseur parfait, car il s’adresse au père pour obtenir l’oubli des fautes el l’abondance des biens Le Logos est l’envoyé, l’ange de Dieu, celui qui i. Vd. XIX, 20 : Vohu manô, vnhâman, ans/iiUà, « valiîuiKin, l’iiomme ». 2. Aogemaidê, iOAi : cf. Vd. XIX, 31.

3. De hide et Osiride, 47.

4. YasnaXXXIlI, 6 ; appelé mainyu, ibld., 9 (cf. 14) ; XLVll, 4. Appelé vahistem manô, XXVIU, 9 ; L, 4.

5. Sirôzâ, 2 ; vol. II, 307.

6. VACUiiiiûï, Uhluire du la. philosophie d’Alexandrie, I, 147. 7. ïivaviv Sa Xi^ov QtoXt, et’ oj /.aTsaxEuiaOï ; (le y.6a[j.oç. De Cherubim, I, 162, éd. Mangey, apud Schurer, /. L, 877). Peut-être faut-il presser plus que nous n’avons fait le sens de varczyantdansla formule « ptarcm vai’iliéu.sh varezayaiHÔmananhô «,

Ahura, père de l’agissant Vohu Manô » (Yasna LV,4).

8. ScnuRKR, /. /., 878, note 194. (raiisiiii’l ses jûvï’lalioiis ’ ; cl c’est aussi à Voliu .Maiiù que Zoroasire dciiKiiide et c’est de lui cju’il reçoit sa première iiisliuclion -, Premior-n6 de l)iuu el sou picniier iiisliuuieMl, liuuiniu idéul, iiilcrcesseur, iru’îdiatcur, révélateur : tel est le Logos de IMiilon et tel est Voliu Mauù. Ainsi, lorsque la philosophie arabe fait de lialunun le nom de la Première liilelligeiice’, première émaiialiou de Dieu, elle ne fait que le ramener à sa valeur première ; car cela, il l’est de naissance et les philosophes de profession de l’époque arabe n’ont pas dû avoir grand’peine à reconnaître eu lui le Logos. Je ne veux point conclure de ce qui précède que Vohu Manô sort directement de IMiili)ii le .Iiiil. il faudrait pour cela qu’il lût établi que la théorie du Logos, telle (in’nii la trouve dans Philon, est une création de Pliiloii : or, si Pliilon est le mieux connu et le plus considérable des philosophes de la nouvelle école, il n’est pas encore établi, aulantque je vois, (pi’il soil l’inventeur de tout ce que nous trouvons chez lui pour la première fois. C’est aux hellénistes plus qu’aux orirnl.distes qu’appartient ici le dernier mol ’.

Si Vohu Manô est la traduction zoroastrienne du Logos, il suivra que la théorie même des Amshaspands et la composition des Gàthas sont postérieures à Alexandre : la théorie des Amshaspands, parce que Vohu .Manô 1. ’ï'z’i T.più-^iyo^tov aÙTsy i- ;z’i, tsv iirpfû.z’i zpsîâjtaTSv. ’2. Yasiia XLIII, 7 ; nnle 21 ; Zarduskl Adma (ap. Wilson, 492). 3. Dabisldn, [r. Troyt’r, 1, G.

4. Les Proverbes de Salomon (viii, ’22-30) présentent une Itiéorie de la Sagesse, <iui, par le point essentiel, coïncide exactement avec celle du I^oi ;os et de Volm Mano : « i/i’.lci’iiel m’a créée an déijut de ses voies, avant de commencer ses œnvres. — J’ai été établie reine de toute éternité, dès le début, dès l’origine de la terre. — (Jnaiid il n’y avait pas encore d’Océan j’ai été engendrée, quand il n’y avait pas encore de sources chargées d’eau... Quand il lixa lescieux, j’étais là... ; (|uaud il traçait à la nier les bornes que ses eaux ne francliironl pas, f(uand il dessinait les fondeniiMits lie la terre, j’étais à ses cotes comme son ouvrière... » Ce texte, qui est le premier ilocunienl du Judaïsme helléuisant, est antérieur de plus d’un siècle à IMiiloM : il ]H(iii(’ donc l’existence bien avant l^liilon d’une conception analogue à celle de Voliu Mano et du Logos. Mais il faut avouer qu’elle ne présente pas encore les développements caractéristiques qu’elle a également dans l’un et dans l’autre. — Cf. le langage analogue prêté à l’Intelligence divine dans le livre sassauide du .•/-’■ nùkhard {c. lvu), dont .M. Spiegel avait déjà remarqué le langage alexandrin, mais en voyant là une action tardive et post-avestéenne {(Jrainmalik der PàrsUprache, 182). est le type des Amshaspaiids ; la composition des Gàlhas, parce que la o-lorification des Amshaspands, ou plutôt des abstractions que l’on a appelées les Amesha Speiilas’, les remplit d’un bout à l’autre. Vohu Manô représentant l’homme, il fallait, pour le besoin de la symétrie, une série de Génies pour représenter les autres règnes de la nature et concourir, comme Vohu Manô et avec lui, à la création et au gouvernement du monde. 11 n’est point facile de i-etrouver les idées qui déterminèrent le choix de ces abstractions : quant à leur nombre, il fut sans doute déterminé parle nombre des actes créateurs. Ici encore Philon présente un parallèle étrange : entre Dieu et le monde, le Asysç n’est pas le seul et unique intermédiaire : il y a entre le monde et Dieu une série indéfinie de forces (Xsyîi ou o’j-ii[j.t’. :), qui ne sont que les abstractions divines : dans un passage, malheureusement mutilé, il en compte six, en tôle desquelles est le Oîïo ; Xoyo ;, comme Vohu iManô est en tète des Amshaspands. La troisième de ces puissances est la Puissance royale, y] ^jXT.uv.-q^ qui répond littéralement au troisième Amshaspand, Khshathra vairya, le Génie de la Royauté divine. Les autres puissances, puissance de création {zcvr,-i-/.ri), de miséricorde (i’Xsw ;), de législation (v :;wOî-n/.r|), n’ont point de correspondant danslaliste avesléenne, ce qui défend d’attribuer au rapprochement de la Basilique et de Khshathra vairya une importance historique :1e rapport n’est pourtant pas purement accidentel : il prouve la communauté d’atmosphère où se meuvent l’auteur des Gâthas et Philon. C’est déjà l’atmosphère gnoslique et l’on peut dire que les Gàlhas sont le premier monument du Gnosticisme, mais d’un Gnoslicismc pratique, arrêté sur la pente fatale par un sens profond du réel et une préoccupation morale qui ne cherche dans l’abstraction qu’un moyen d’édification. Philon est plus près du vrai Gnosticisme que les Gàlhas : les Gâthas le longent sans y tomber : les hommes qui les ont écrites étaient des moralistes pratiques, qui n’avaient pas le sens de la métaphysique.

1. Le nom ne parait pas dans les Gâtlias proprement dites : il signitio « Immortel iiieiil’aisaiil », en prenant « Bienfaisant » Spefita dans nn sens leelmiqne : spenca est tout ce qui accroît le bien. Les puissances correspondantes dans i’iiilon sont dites àOdtva-si ASYî’..


  1. 3. nazdist Vahùman frâj brahinit manash ravâkîh-î dâm-î Auhrmazd ajash yahvûnt (Bund. I, 23).
  2. 4. Yasna XXVIII, 3 a, note 9 (manascâ vohû paourvim).
  3. 5. Yasna XXXI, 11 b.
  4. 6. Yasna XLVII, 3 et note 11. — De tous tes Izeds c’est le plus rapproché du Créateur (vol. II, 307).