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Le monde des images/V

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 108-129).

CHAPITRE  V
mémoire personnelle, mémoire héréditaire
et désir

Il y a lieu de distinguer deux formes de mémoire : la personnelle, qui enregistre et ressuscite nos impressions et perceptions, ainsi que nos états émotifs. L’héréditaire, qui tient à la reviviscence en nous des personimages ou figures intérieures. La première de ces mémoires se greffe le plus souvent sur la seconde, qui lui donne de la prolongation et de la profondeur. Ces deux mémoires sont ébranlées à la fois par le désir.

Qu’est-ce que le désir ? Une conjonction de l’impulsion créatrice, qui fait partie du soi, et de l’instinct génésique, associé au moi. Le soi, étant personnel et intransmissible, a une prédilection marquée pour la mémoire personnelle, alors que le moi s’attache de préférence à la mémoire héréditaire. Dans le torrent d’images qui s’émeuvent et s’écoulent en nous sous l’influence du désir, on peut ainsi discerner deux courants. Ils sont très sensibles chez un poète tel que Baudelaire, par exemple, où ils se recouvrent, s’emmêlent, puis se séparent, comme deux tresses de couleur et de parfum différents, dans la chevelure de sa malabaraise. L’instinct génésique, suscitant les sensations lointaines issues de la race, est ce qu’il y a chez lui de plus évocateur, de plus magicien. La sentimentalité, fille de la mémoire individuelle, que règle le soi, y est presque nulle, alors que chez un Lamartine, au contraire, elle est à la source de l’élan lyrique. Vous reconnaîtrez les évocations de la mémoire héréditaire, à quelque chose de profond et de nostalgique, qui apparaît entre les mots, plus que dans les mots, dans la pause respiratoire du vers, plus que dans son mouvement rythmique ; comme si une ombre au contour éclairé se tenait derrière une autre ombre crue, et la prolongeait d’une sorte de lumière diffuse. Pour des raisons que nous examinerons plus tard, quand il sera question du langage, il est d’ailleurs très difficile d’exprimer ces choses à l’aide de mots ; attendu qu’elles résident entre les mots, au moment où le jet du style se concentre avant de s’élancer de l’esprit dans le verbe, et de s’y éparpiller en vocables.

Supposons le fils de parents et petit-fils de grands-parents nés aux Iles, sous le climat des tropiques, y ayant vécu, y ayant enregistré toutes les sensations de chaleur, de parfum, de volupté que l’on peut imaginer, ainsi que ces mystérieuses vibrations solaires dont l’influence psychique est encore ignorée. À un tel héritier, chaque personimage, suscitée par l’impulsion créatrice du désir, apporte des lambeaux de mémoire ancestrale, de paysages auditifs et visuels, de propensions verbales et autres, qui prolongent la mémoire individuelle et lui donnent un long retentissement. Ainsi hanté et influencé, un tel héritier dispensera à son époque, dans ses poèmes, ou dans ses chansons, ou dans ses tableaux, le trésor accumulé de trois ou quatre générations. Ses morts collaborent avec les vifs et près de ces morts, les endroits, les sites, les ambiances où ils fréquentaient de leur vivant. Ou bien, s’il s’agit d’un auteur dramatique, il fera dialoguer entre eux des éléments de ces deux mémoires, avec leurs timbres de voix différents, leurs aspirations opposées, leurs contrariétés, leurs contrastes, et rendra ainsi, pour un temps donné, l’existence terrestre à ses hérédofigures. C’est sans doute ce que voulait dire le vieux philosophe grec, quand il affirmait, dans un étonnant raccourci, que « tout est plein d’âmes et de démons ». Il est à noter que les Grecs étaient allés beaucoup plus loin que les Romains dans l’introspection, et que la recherche des lois de l’esprit était chez eux plus en honneur. La conception platonicienne des Idées se rapproche, par endroits, de celle des personimages.

Si ce qui précède est exact, nous devons ainsi reconnaître, à la faculté de reviviscence ou mémoire, deux perspectives : l’une immédiate, l’autre, lointaine, qui tantôt s’interfèrent et s’obnubilent mutuellement, quand elles sont de signe contraire, tantôt, quand elles sont de même signe, se renforcent et se multiplient. De même qu’un flambeau, entre deux miroirs parallèles, donne une multitude d’images à des plans divers, de même une impression, une douleur, une joie, un mot, placés entre le souvenir individuel et le souvenir ancestral, peuplent le champ de la conscience d’une foule d’impressions, de douleurs, de joies, de mots, presque indéfiniment réfléchis. C’est le phénomène de l’écho intérieur, du souvenir quasi inépuisable. Chacun de nous promène ainsi, pendant toute son existence, quelques impressions renouvelées, dont la fraîcheur ou la brûlure ne semblent pas s’épuiser, ni s’éteindre, comme si elles se ravivaient sans cesse au contact des événements. Ce sont là des reliquats de l’entre-deux-mémoires, des reflets multipliés par l’ascendance.

Un écrivain tel que Gœthe (à condition de plonger dedans, non de le parcourir, comme on le fait trop souvent) est, selon moi, un type achevé de double mémoire. Il lui doit cette atmosphère caractéristique de sagesse et de sérénité, sans froideur, qui émane de son œuvre immense. Le tourment même y demeure harmonieux, et, quand il nous peint un jardin, il y a, derrière, un autre jardin plus reculé dans le passé, qui semble le reflet du premier et cependant l’éclaire doucement et, en quelque sorte, par dessous. Par une rencontre singulière, le contemporain de Gœthe, Beethoven, (qui salue-t-on, vous ou moi ? — disait Gœthe) participe aussi à ce privilège, car c’en est un. Pour une oreille exercée, la Sonate Pathétique, par exemple, est un crescendo d’images sonores, concentriques à un autre crescendo, comme il arrive que le remords amoureux tourne dans l’amour, ou que l’attendrissement contrebatte le désir dans le désir. C’est même ce qui fait son pathétique. Il appartenait au génie de Gœthe de doubler l’émotion immédiate par l’émotion sage, de placer Hélène derrière Marguerite, et les méditations d’Ottilie derrière le quadrille sensuel des Affinités Électives. Nous savons d’ailleurs, par ses aveux, qu’il entendait ses hérédités paternelle et maternelle chanter en lui, et qu’aucune parcelle de son esprit-corps n’était sans doute restée inexplorée de sa haute raison.

Mais c’est dans ses mémoires que cette synthèse d’une dualité (la mnémotechnique, donc la plus évocatrice ! ) est particulièrement remarquable. Le mouvement, vif par endroits, y est à l’ordinaire majestueux, et chaque circonstance, même petite, comporte une haute leçon morale. Peu d’ouvrages autobiographiques échappent aussi complètement à l’humeur. Ensuite, c’est aux entretiens avec Eckermann qu’il faut se reporter, pour surprendre à nouveau le double courant mnésique de la personnalité de Gœthe, multipliée par celle de ses parents.

Après la critique littéraire, l’expérience personnelle : j’étais tout jeune, j’avais neuf ans, quand je fis connaissance, pour la première fois, avec le domaine dit de « Montauban », à Fontvieille, aux pieds des Baux, où mon père écrivit les Lettres de mon moulin. C’est une fraîche demeure provençale, avec dépendances rustiques, de limites indéterminées, au milieu des pins et de la garrigue. Le petit bonhomme que j’étais eut cependant, dès son arrivée dans ce paysage nouveau pour lui, l’impression très violente, inoubliable, qu’il le connaissait déjà, et dans ses moindres détails. Je suis retourné souvent à Fontvieille ; cette sensation s’est émoussée pour moi, non le souvenir de son extraordinaire intensité initiale. Avant que mon père ne m’eût fourni aucune indication sur leur emplacement, j’avais découvert, par moi-même, le cagnard, son banc de pierre (tels que deux vieux, très vieux amis retrouvés) et les fameux moulins. Je reconnaissais le goût de l’air vif, l’odeur résineuse des pins, la distribution de la lumière, ainsi que dans un conte de fées, et le chant strident des cigales. J’avais la sensation fort nette d’une vie antérieure, qui était certainement celle de mon père, en ce même endroit. Mais une pudeur farouche, comme il arrive chez les enfants, m’empêchait de faire la moindre allusion à cette émotion bizarre, qui me donnait tantôt envie de rire et tantôt envie de pleurer. Plus tard seulement, je m’en ouvris à Alphonse Daudet, qui me raconta avoir éprouvé une impression analogue dans une maison des environs de Nîmes, inconnue de lui, où son père et sa mère avaient habité avant sa naissance. Si chacun recherchait dans ses souvenirs personnels, on s’apercevrait, je crois, que ce phénomène est assez fréquent. C’est un cas type de mémoire héréditaire.

Ce qui se produit pour les endroits peut et doit se produire pour les circonstances. Certaines difficultés de la vie ne nous prennent pas au dépourvu, et nous en trouvons la solution avec une facilité qui semble résulter d’une expérience antérieure, héréditaire. Certaines joies, qui devraient être plus fortes qu’elles ne sont, nous paraissent émoussées, pour les mêmes raisons. L’attachement extraordinaire que certains Bretons et Provençaux, entre autres déracinés, éprouvent pour leur coin de terre natale (attachement tel qu’ils meurent parfois d’être trop longtemps éloignés de lui) tient vraisemblablement à une cause identique : à la longue, c’est-à-dire en deux, trois, quatre générations, un endroit, où nos pères, grands-parents, aïeux ont vécu, finit par faire partie de nous-mêmes, avec ses bruits, ses odeurs, ses reflets, et nous devient, non pas même psychologiquement, mais physiologiquement indispensable, comme l’air qu’on respire. L’immensité marine, souvenir cependant sans point de repère, procure aux marins, fils de marins, une nostalgie analogue, dont ils ne reconnaissent pas toujours la cause et qu’ils tournent en persistance et fidélité amoureuses. Car seule la femme peut remplacer la mer, et inversement, dans les imaginations ardentes. Celles-ci conçoivent la femme comme un élément (voir les Anciens, Racine, certaines poésies de Baudelaire) et cherchent des analogies entre elle et cette immensité liquide, d’où le paganisme fit sortir Vénus.

Sauf les cas exceptionnels où elle se précise, et revêt des formes et des couleurs analogues à la mémoire personnelle, la mémoire héréditaire, qui commande d’ailleurs nos mouvements coordonnés et nos gestes, est diffuse dans l’esprit comme dans le corps. Imaginez que les endroits où nous avons vécu aient laissé leur empreinte photogénique sur nos téguments, comme ils la laissent sur notre rétine, les endroits où ont vécu nos ascendants seraient à ces empreintes ainsi qu’un halo, renforçant ici et là les nuances et les couleurs, les atténuant ici et là. C’est ainsi que les choses doivent se passer pour l’esprit, mille et mille fois plus impressionnable que le revêtement cutané, encore que l’embryologie assigne la même origine à la peau et au cerveau.

La tendance proverbiale et la faculté de créer des chansons de route semblent des conjonctions de la mémoire héréditaire et de la mémoire personnelle. Tout au moins peut-on discerner dans ces productions (qu’une fausse doctrine, d’origine allemande, attribue au peuple anonyme, mais qui émanent toujours d’une personne déterminée) le double goût, l’inclusion indiqués plus haut. Ce n’est pas ici le lieu de passer une revue générale du folk-lore. véritable trésor littéraire, pour le jour où l’introspection sera arrivée à mettre debout une histologie générale de l’esprit humain. Mais un Villon, un La Fontaine, un Mistral nous fournissent des modèles achevés d’extension de la sensibilité présente ou récente par la mémoire héréditaire et de condensation rythmée du passé dans le présent. On sait combien Villon est hanté par l’antan, et cette hantise donne à son œuvre une coloration et une abréviation uniques. Elle est à la fois très concrète, très proche des choses, de sensation immédiate, et fort elliptique, ce qui indique un haut degré de réflexion par une réflexion. Elle ajoute, cette œuvre, la vie à la vie. Elle a cette saveur de lignée, cette marche rapide et sûre dans le dédale des sentiments que crée seule la mémoire congénitale.

La Fontaine est peut-être le poète de notre langue le plus relié à la longue sagesse d’une suite de générations, dont les apports s’éveillent et brillent constamment en lui. Sa perspective verbale, conséquence d’une richesse infinie de gravitation dans les profondeurs psychiques du langage, a masqué longtemps son amplitude intellectuelle. Aucun écrivain peut-être n’a jeté un pareil filet sur les passions humaines, n’a plus aisément, ni magiquement ramené le complexe au simple. Voir notamment, à ce sujet, l’exposé du cartésianisme dans la fable fameuse Les deux rats, le renard et l’œuf. Le tout recouvert, et comme saupoudré de cette souriante bonhomie que donne le complet équilibre du soi. L’accent profond et sagace de sa voix nuancée est reconnaissable dans chacun de ses vers, et souvent dans deux mots d’un hémistiche. Joignez à cela une liberté d’allure souveraine, qui lui fait employer, comme en se jouant, tous les rythmes. Les proverbes, qui nous occupent ici, jaillissent spontanément sous sa plume, traduisant, à chaque instant, la reviviscence d’une mémoire artisane, rustique et forestière, venue de loin, incomparable. Ses animaux sont de la quintessence d’hommes, et jugent nos passions et leur vanité, ainsi que d’un promontoire, qui est l’acquit mnémonique héréditaire, qui ne peut être, quand on y réfléchit, que cela.

Ainsi, dans la création littéraire, dans la formation et l’élimination d’images qui constituent cette création, un des deux éléments du désir — l’élément soi — va éveiller et stimuler la mémoire personnelle, individuelle, alors que le second, l’élément moi, va éveiller et stimuler la mémoire congénitale. J’appelle là-dessus l’attention de mes confrères. Chacun d’eux, au moment où il compose, dans le feu de la création, pourra constater sur lui-même cette dualité, qui va souvent jusqu’à l’ambiguïté. La mémoire immédiate donne le récit et les circonstances du récit. La mémoire héréditaire donne la perspective et, en un mot, la poésie vraie, avec toutes ses prolongations.

Il serait facile de multiplier les exemples. Voici La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes. Chacune de celles-ci part d’un cri ou d’une observation personnelle, dont l’amertume, le cuisant sont connus, puis se continue par un écho sensible, ou sentimental, où se distingue la vibration héréditaire. La même dualité, moins accentuée, parce que plus prolixe, se remarque chez La Bruyère. Elle est invisible chez Vauvenargues. Mais c’est chez Molière peut-être, le plus riche et le plus nuancé des auteurs comiques de tous les temps, que ce doublement des images individuelles par les personimages, sous l’influence du désir, arrive à son point culminant. Lisez attentivement le Misanthrope et le Tartuffe (qu’a si sottement critiqués La Bruyère), vous y discernerez, à travers les voix artificielles des personnages, deux voix réelles : celle de Molière, observateur au premier degré des travers et des tares des humains. Je n’insiste pas. Puis, derrière cette voix, celle de l’ascendance Molière, de l’observation au second degré ou intuitive, qui va chercher, au-dessus de ces tares, une sorte d’indulgence supertragique et supercomique, une leçon morale et proverbiale.

Or c’est cette leçon, stimulée par une remarque circonstancielle, qui a certainement déclenché l’œuvre toute chaude dans l’esprit-corps de Molière. Car Molière, comme tout grand écrivain, projette sur la scène une représentation corporelle et mentale, divisée en plusieurs protagonistes, de sa personnalité. Alceste, c’est lui tel qu’il n’osait pas être, tel qu’il aurait eu plaisir à être, et il s’est délivré, dans, Alceste, de toutes ses rancœurs contre les belles coquettes. Orgon, c’est encore lui, dont il rit en grimaçant, lui chez qui la jalousie a pris la forme de la confiance aveugle ou entêtée, ainsi qu’il arrive à bien des jaloux, las de leurs continuelles alarmes. Mais derrière Alceste, derrière Orgon, leur donnant une portée générale, qui fait que tant de misanthropes, tant de jaloux se reconnaissent partiellement en eux, il y a la mémoire héréditaire de Molière, comme l’horizon de pins et de collines derrière les magiques figures du Vinci. Une étude de caractère et de tempérament ne vaut que située dans un milieu familier, éclairée, élargie par une ascendance, poursuivie à travers ces portraits de famille que sont les cortèges de personimages dans la mémoire de l’écrivain.

On m’excusera de citer ici une pièce bien caractéristique de la première maturité d’Alphonse Daudet : l’Arlésienne. Un fait-divers, un suicide par amour, a donné naissance à cette œuvre, considérée à bon droit comme un chef-d’œuvre. Mon père racontait que l’atmosphère de drame lui était venue d’une paysanne provençale appelant, sur des tons différents, l’un aigu, l’autre grave, son fils dans les plaines de Crau, au jour tombant. J’ai toujours pensé que ce cri naturel (mon père était exceptionnellement auditif) avait suscité, dans l’esprit et le corps d’Alphonse Daudet, une multitude d’hérédofigures méridionales, de parents ardéchois et languedociens, accompagnés de leur ambiance et de leurs façons de voir, de sentir, de parler. En effet, à ce moment-là, l’auteur de l’Artésienne avait conçu le drame dans son ensemble, et il l’écrivit dans la fièvre, sous la dictée immédiate de cette évocation. Ce drame a l’accent provençal ; il est semé de dictons méridionaux ; bien qu’écrit en français d’oïl, il se rattache au mouvement si important du Félibrige mistralien. Puis du temps passa, mon père écrivit de nombreuses pièces, de nombreux romans, où l’émotion intense, douce et cruelle (toujours le « je ris en pleurs » de Villon !) palpite sous la leçon morale. Car c’est là sa grande caractéristique, et qui l’apparente à nos meilleurs classiques. Vers la fin de sa trop courte vie, brille et s’élance hors de ses deux mémoires (l’individuelle et l’héréditaire), ce Trésor d’Arlatan, qui est comme une réplique de l’Artésienne. Si vous n’avez pas lu le Trésor d’Arlatan, lisez-le. C’est une petite tragédie rustique, qui se balance, au-dessus des marais dorés et vireux de là Camargue, comme l’entrevision hallucinatoire d’une belle fille nue et pâmée. Un accent déchirant de volupté mélancolique, joint à l’idée du fas et du nefas, plane là-dessus, trait d’alto parmi l’accord des violoncelles, des harpes et des hautbois. Nous voyons ainsi, après un grand cycle littéraire, composé d’une trentaine de romans et de livres de contes, le même groupe d’hérédofigures inspirer à nouveau Alphonse Daudet, et avec un bonheur égal.

Le désir, tel que nous l’avons défini, est une vibration communiquée à la fois à l’organisme et à l’esprit. Quand cette vibration s’accélère, c’est l’état de frénésie ou de passion violente. Quand il se ralentit, c’est l’état mélancolique. Le passage de l’accélération au ralentissement, ou vice versa, fait affleurer les sentiments et les constatations ironiques. D’une façon générale, l’ironie est l’effort d’un tourbillon héréditaire désorbité par le désir, et qui tend à l’équilibre par le soi. C’est ce qu’avait remarqué Socrate, si nous en croyons son disciple Platon.

La frénésie, dont les exemples abondent dans la vie courante, offre peu de témoignages littéraires, pour cette raison qu’elle bouscule le rythme, indispensable à la prose comme aux vers. Il ne faut accueillir qu’avec une extrême réserve les remarques et théories de Nietzsche, concernant l’ivresse dionysienne, opposée au calme apollinien. Il est naturel qu’un déréglé tel que Nietzsche ait cherché à glorifier le dérèglement, mais ce n’est ici qu’une des mille aberrations de l’orgueil, poussant sa pointe dans l’investigation philosophique. L’Ordre demeure la grande et profonde loi de la gravitation intérieure, comme de la planétaire, et quiconque méconnaît cette loi perd la parole. Il existe dans Hugo, qui divinisait, lui aussi, son propre dérèglement, des morceaux d’une frénésie toute pure, plus superficielle néanmoins que foncière. En effet, rien ne prête plus au cabotinage et à l’affectation que le débordement et le balbutiement passionnels dans les mots. Il y aura lieu d’y revenir, à propos du langage. C’est le cas de l’enfant qui se place devant un miroir pour faire une scène, trépigner et montrer le poing.

La mélancolie, ralentissement du désir, est bien connue des amoureux, quand ils viennent de satisfaire le désir. Conformément à son étymologie, elle est ainsi liée, sur le plan organique, aux réactions du grand sympathique vers l’intestin. Nous savons que le grand sympathique, filets et ganglions, charrie des hérédofigures et prolongations d’hérédofigures par ébranlement, comme le cerveau, le bulbe, la moelle, les troncs nerveux. Dans le ralentissement de leur principal évocateur et moteur, ces hérédofigures tendent à devenir fixes et obsédantes. C’est ce qui fait de la mélancolie, même simple et habituelle, un état dangereux, contre lequel il faut réagir.

L’ironie est ainsi, par définition, l’état le plus philosophique de l’esprit-corps, celui où tous les échanges se rapprochent le plus de la parfaite santé morale et physique. Le type littéraire en est Cervantès, dans ses pièces, comme dans Don Quichotte et dans ses Nouvelles Exemplaires. L’inspiration de Don Quichotte, d’abord accélérée et euphorique au possible, passe par une phase de ralentissement du désir, où plane une douloureuse mélancolie, puis ressaisit l’équilibre par l’ironie, que personnifie le gros et jovial Sancho. Cet ouvrage est, pour ainsi dire, le décalque des opérations mentales et somatiques que j’essaie de décrire ici. Il est farci de locutions proverbiales ; il apparaît d’une simplicité de lignes et d’une clarté classiques.

L’ironie est un sentiment constant. Je veux dire qu’elle ressemble, populaire et courante, à ses formes les plus raffinées, et que celle d’un paysan tourangeau ou d’un gamin de Paris ne diffère pas essentiellement de celle du peintre Whistler ou d’un Cervantès. Nous avons cependant un cas d’ironiste ayant passé biographiquement de la vie de luxe à celle de la prison et de la gloire à la honte : c’est Oscar Wilde. La forme et la qualité de son ironie sont demeurées identiques, en dépit de son vice, avant comme après sa condamnation. Toutes les personimages et images tendant à ramener l’être à l’équilibre sont nécessairement plus stables que les autres. Les grands vieillards, comme les enfants précoces (inclusion du sénile dans le juvénile), sont volontiers ironiques et narquois.

Une des personnalités les plus complètes et les plus séduisantes que j’aie rencontrées dans l’existence, est celle de mon vieux frère catalan (« frères de Catalogne », disait Mistral) Santiago Rusiñol, peintre, romancier, auteur dramatique. L’ironie est, chez lui, aussi vive et spontanée que chez Cervantès, avec lequel il a plus d’un point de contact, moins amère et sombre que chez un Larra, et sa verve est aussi abondante, drue et lyrique que celle de Calderon. La mélancolie dorée s’élève de ses toiles, représentant les jardins d’Espagne, où brillent doucement et architecturalement les lueurs étranges de la mémoire héréditaire, cependant que ses pièces et contes abondent en traits de mémoire directe. Alors que l’ironie, chez certains, effarouche ou rebute les âmes simples, chez Santiago Rusiñol elle exerce une force de sympathie ; le marchand de pastèques en fait ses délices, comme le raffiné. Une de ses pièces a pour titre : l’Alegria que passa, la Joie qui passe. Ce titre exprime la personne même de l’auteur, qui transporte avec lui le rire, la bienveillance et l’attendrissement. Son désir se porte frénétiquement sur les idées, les sons, les paysages, les formes, les couleurs, les parfums. Il se ralentit et se nuance au contact des figures héréditaires, qui donnent à ses toiles leur étonnante magie et profondeur.

J’ai beaucoup fréquenté et aimé Jules Lemaître, descendant de paysans du Loiret, le plus fin et délié critique sans doute que nous ayons eu depuis Sainte-Beuve. Son cœur et son esprit nostalgique, envahis par la mémoire héréditaire (visible jusque dans son clair regard aigu), cherchaient vainement ici bas quelque chose qui était dans le passé, dans son passé familial, dans une longue suite d’observateurs moqueurs et pondérés. Car l’œil avoue les visions diffuses de la mémoire héréditaire, leur furtif écoulement au fond de l’esprit, par un petit éclair symptomatique, où la mélancolie raille doucement. J’ajoute que les privilégiés de la mémoire ancestrale, maîtresse d’œuvres fortes et durables, sont en général des traditionnels ; ce qui s’explique aisément, si l’on considère que nos facultés dominantes aiguillent nos convictions et nos penchants. L’amour de la patrie, impérieux chez Lemaître, tenait à la reconnaissance fréquente qu’il faisait de ses ancêtres en lui, de leurs mœurs simples, de leurs habitudes laborieuses, à cette confrontation imagée.

Or, on dit couramment que ce qui rayonne dans l’être, c’est l’esprit. Je pense que c’est, avant l’esprit et l’intelligence, la mémoire héréditaire. Ceux qui en sont chargés et imprégnés exercent une aimantation particulière sur leurs contemporains. Cette irradiation, d’un genre spécial, incline à l’avis des mnémohéréditaires, des personnes quelquefois très récalcitrantes et fait d’eux des propagandistes remarquables. Avant qu’il eût ouvert la bouche, pour émettre, de sa voix d’or, quelque appréciation motivée sur les gens et les événements, le public trouvait que Lemaître avait raison. Il est le seul orateur lisant que j’ai vu avoir une influence immédiate sur ses auditeurs. On n’écoute et on ne subit d’ordinaire que les improvisateurs. Lemaître suivait son texte sur son papier, et l’assistance buvait ses paroles. Ses cours sur Racine, Rousseau, Fénelon regorgeaient de monde. Il avait une façon d’articuler, de nuancer, d’insister brièvement, puis de déblayer, qui vous faisait assister au travail merveilleux de son intelligence frémissante, débarrassée de toute apparence de convenu. Aucun apprêt, la vie même… mais éclairée, soutenue, rythmée par un chapelet de vies antérieures.

Élève de Renan est vite dit. Sans doute la mémoire héréditaire (bretonne cette fois) a valu à Renan les délices de son style et de sa conversation. Mais Renan se composait un personnage, et se donnait à lui-même la représentation d’un sceptique suspendu entre un rêve multicolore et le néant. Sa bonhomie était simulée. Celle de Lemaître était fort sincère, assez voisine, je pense, de celle du champenois qui, bien plus que Renan, fut son maître : Jean de Lafontaine.

Jules Lemaître me demandait de lui imiter tel ou tel (notamment Zola, qu’il avait en horreur, mais dont la reproduction mimée l’amusait) et nous cherchions ensuite en quoi consiste cette réincarnation d’un accent, d’un style, d’une attitude mentale dans une autre personne. Je le sais aujourd’hui : c’est dans la greffe du souvenir personnel sur des personimages, dans l’assouplissement de l’imitateur par le défilé en lui d’hérédofigures. Celles-ci permettent de modifier la voix, le geste, la conception, à la ressemblance approximative, ou exacte, d’un type donné. Le mimétisme est fonction de l’hérédité.

Si, de l’art, nous passons à la science, on peut conclure que la découverte résulte d’un croisement de la mémoire héréditaire, d’un ensemble de personimages, par la mémoire, ou l’observation directe. C’est au point de croisement qu’est la découverte et il se peut qu’ensuite elle ramifie de là, dans les deux mémoires, amenant, provoquant d’autres découvertes. Lisez, à ce sujet, l’Introduction à la Médecine expérimentale de Claude Bernard, le Traité d’Auscultation médiate de Laënnec et les Leçons du Mardi à la Salpétrière de Charcot. Lisez-les en vous représentant, non la matière même des sujets exposés, mais le fonctionnement de l’esprit qui les expose, et en tenant compte des données ci-dessus. Le mécanisme du croisement des deux mémoires vous apparaîtra nettement. Au moment de la découverte, de ce que j’appellerai, en souvenir d’Archimède, l’« Eurêka », le savant éprouve, en général, une sorte d’éblouissement intérieur, qui tient à l’explosion de la mémoire héréditaire sous la pointe pénétrante de la mémoire personnelle, car l’observation elle-même est un acte de mémoire rapide, ou immédiate, ou subite. Il s’agit d’un phénomène analogue à la rencontre de l’ovule par l’élément mâle, au moment de la fécondation. C’est la mémoire héréditaire qui joue, en ce cas, le rôle de l’ovule. Elle s’épanouit, se gonfle, s’écoule dans l’esprit, y répandant la facilité et une sorte de joie, d’euphorie, accompagnée d’un sentiment d’épuisement.

La Vie de Pasteur, par son gendre Vallery-Radot, nous montre Pasteur en état continuel de transe héréditaire, c’est-à-dire constamment parcouru par des souvenirs et rêveries, en qui nous reconnaissons des états de mémoire ancestrale, et les fécondant par des remarques scientifiques d’un caractère immédiat. C’est ainsi qu’il donnait, au transitoire et au particulier, le caractère de la durée et du général. C’est ce qui a fait dire de ce beau génie qu’il découvrait comme d’autres respirent.

Il n’est pas que des découvertes de premier plan. Certains industriels, techniciens, même ouvriers, pour les besoins de leur métier, trouvent journellement des perfectionnements, des procédés nouveaux, dont la genèse est identique. Cela se remarque surtout dans les professions manuelles ou demi-manuelles, où le fils succède au père et le petit-fils au fils, ajoutant le savoir au savoir. De cette façon, non autrement, le petit Blaise Pascal redécouvrit les mathématiques et arriva, sans maître et sans guide, jusqu’au trente-deuxième postulatum d’Euclide. La connaissance de la température et de l’opportunité de tel ou tel travail champêtre est héréditaire chez les paysans. J’ai fréquenté un maire vigneron d’une très petite commune de France, homme d’une remarquable intelligence technique, qui a imaginé et réalisé le premier, pour son patelin, la si importante opération de rassemblement territorial, connue sous le nom de remembrement des parcelles. Grâce à cette opération, le machinisme agricole peut augmenter le rendement du sol, dans des régions où le morcellement des surfaces cultivables et cultivées le rendait impraticable. Ce maire est fils et petit fils de vignerons. L’esprit inventif de nos fins marins de Bretagne et de Provence est, lui aussi, le résultat de la rencontre de deux mémoires. Bref, je pense qu’il y a là une loi générale de l’esprit d’invention dans tous les domaines.

Il en résulte qu’il est très important de cultiver en nous la mémoire héréditaire et les personimages bienfaisantes, reconnues comme telles, de leur donner le pas sur les autres. L’introspection, la plongée de mémoire, la reconnaissance des figures héréditaires et leur aura, tels sont nos auxiliaires dans un domaine où ne peuvent s’appliquer les instruments d’optique astronomique et histologique, où n’ont cours ni le télescope, ni le microscope.

J’ai dit que la mémoire héréditaire est tantôt une personimage déterminée, parfois accompagnée de circonstances déterminées, tantôt, et plus souvent, un composé de plusieurs personimages, en gravitation dans l’esprit-corps. Dans le premier cas, la fécondation par la mémoire personnelle donne une découverte concrète, une application scientifique, une machine, un moyen, un procédé technique. Dans le second, cette même fécondation donne une œuvre d’art, philosophique, artistique, ou d’une portée très générale. La première rencontre fait les techniciens, habiles ou géniaux, mais spécialisés. La seconde fait les philosophes, les politiques et les poètes.