Le monde des images/X

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 227-238).

CHAPITRE  X
le sommeil, le rêve et l’élimination
des personimages

Comme les règles des femmes (chaque mois), comme la durée de la grossesse (neuf mois), comme la syncope de la trentième heure (un jour et quart) dans les désintoxications rapides, comme la durée d’évolution de la plupart des maladies fébriles, comme la refonte des cellules organiques (sept ans en moyenne), le sommeil est un phénomène cyclique, périodique, résultat de l’inclusion, dans l’homme, d’un rythme de la nature. Ce rythme est le plus immédiat et le plus manifeste de tous, celui de la gravitation de la terre sur elle-même en vingt-quatre heures. Le sommeil est, dans l’homme, l’involution des ténèbres et du silence de la nuit.

Dans ces ténèbres et ce silence, où le soi éteint incomplètement ses feux, il se manifeste cependant une émanation des personimages, analogue à la phosphorescence, accompagnée parfois de prolongements verbaux (paroles en rêve) et fonctionnels (somnambulisme). La mémoire personnelle et la mémoire héréditaire affleurent à l’entendement, avec leurs atmosphères, leur cortège de circonstances arrières et avant (pressentiments). Car le pressentiment (qui se vérifie de temps à autre et, chez quelques uns, périodiquement) est comme une induction anticipée d’un arrangement de circonstances passées. Il construit l’avenir inconnu avec les éléments, antérieurs et mnémoniques, de la connaissance. Il est donc, comme opération mentale, étroitement lié à la découverte, de laquelle il se distingue en cela qu’il n’est valable que pour une fois, que jamais il ne deviendra loi, qu’ainsi il participe de l’avant-mot, plus que de l’image du mot, et n’emporte pas la certitude.

En fait, le pressentiment est fréquent, presque aussi fréquent que le projet, mais il se réalise fort rarement. Il relève de ces états d’esprit où une seule réussite masque une foule d’insuccès. Il n’appartient pas d’ailleurs spécifiquement au rêve, mais, se détachant mieux sur l’ombre du sommeil, il y est plus facilement remarqué. Chez certains, il fait alliance avec une personimage, et tourne alors à la superstition et à la manie, suivant les procédés que nous avons décrits au chapitre du dérèglement intérieur des hérédofigures.

En dépit du beau vers d’Hamlet

« To dead, to sleep, to dream perhaps »
Mourir, dormir, rêver peut-être,


il n’y a aucune induction à tirer du sommeil quant à la mort. Nous constatons, dans la mort, une disparition progressive des prolongements verbaux, fonctionnels, puis somatiques, des hérédofigures, une sorte de mue physique. Cette mue est également cyclique, survenant, pour l’homme, dans le cas le plus favorable, après une période au maximum approximatif d’une centaine de révolutions de la terre autour du soleil, sauf les cas de maladie ou d’accident. On ne voit pas ce que cette mue pourrait modifier au flamboiement du soi, ni au rythme des sphères spirituelles, ainsi libérées de leurs alourdissements corporels. C’est pourquoi la survie de l’âme individuelle, qui semble, à beaucoup de personnes inattentives, si inconcevable, m’apparaît au contraire comme ce qu’il y a de plus rationnel et de plus conforme à tout ce que nous savons de notre nature et de sa continuation. L’immortalité de l’âme humaine est amorcée visiblement dans les enchaînements de la continuation héréditaire, sans que cette dernière, d’ailleurs limitée, fasse double emploi. Chaque humain est un univers complet, animé spécialement, d’où se détachent, par la conception et la naissance, d’autres univers, qui n’abolissent ni ne remplacent les générateurs.

Des nombreuses observations faites sur le rêve et les rêveurs, il résulte que quelques rêves reviennent périodiquement : les uns déterminés par des positions ou réflexes musculaires et fonctionnels donnés, les autres par des émotions ou des états organiques également périodiques ; d’autres, enfin, sans qu’il soit possible de leur assigner une cause précise. Une partie des rêves s’explique par la vie courante, dont ils sont en quelque sorte le reflet immédiat ou à échéance. Une autre partie échappe à cette explication. Ces derniers rêves inexpliqués, parfois cauchemars, parfois agréables ou mélancoliques, d’un retentissement intellectuel, moral et même physique qui les distingue de leurs congénères, se rattachent, selon moi, à la mémoire héréditaire et sont des fluorescences ancestrales. On les reconnaît à l’intensité de leur aura, à une coloration morale particulière, et telle qu’ils donnent autour d’eux une physionomie nouvelle, insolite, à la vie ordinaire.

Ces rêves exceptionnels sont chargés de sentiments antérieurs, auxquels adhèrent les fantômes des mots servant à exprimer ces sentiments, et toutes les possibilités verbales des avant-mots correspondants. Ils augmentent la compréhension. Ils peuvent prêter aux choses et aux gens un aspect féerique. Leurs correspondants et vestiges littéraires apparaissent dans la Divine Comédie de Dante, les Songes de nuits d’été et d’hiver de Shakespeare, les Mille et une Nuits, les Contes de Perrault et en général toutes les fictions hyperréelles et légendes, où les transformations et métamorphoses prennent figure de phénomènes courants. On en trouve une magnifique collection dans la Légende de la Mort en Bretagne, de Le Braz, et dans les Contes de Gascogne, de Bladé.

Les tempéraments oniriques (variété des tempéraments imaginatifs) sont ceux chez qui les hérédofigures sont accompagnées, même dans le rythme diurne et actif, de la fluorescence nocturne. Ils se meuvent, parlent, participent à la vie ambiante, au milieu d’un halo de songe. Ils ne discernent plus les limites du possible, ni de l’impossible. Ils bravent des périls dont ils se figurent qu’ils s’évanouiront au dernier moment. Ils n’écoutent ni conseil ni avis, et leur distraction est intense. La joie et la douleur sont ressenties par eux comme à demi détachées d’eux-mêmes, comme perçues à travers un autre. Impossible de fixer leur attention, d’obtenir d’eux une réponse précise à une question, même vitale pour eux. Ou bien, à côté de leur existence, ils en construisent une autre, qui fait croire au dédoublement de leur personnalité, alors qu’une partie de cette personnalité est seulement endormie et rêvante. Chez les femmes, plus sujettes à l’onirisme que les hommes, cette propension donne lieu à des contrastes fort inattendus : la vertueuse cédera tout-à-coup à une impulsion, qui s’emparera d’elle presque à son insu. La rouée aura un accès de franchise soudain et qui la perdra. Tout ceci sera la conséquence d’une mauvaise répartition des personimages entre le sommeil et la veille, ou d’une intervention de personimages, elles-mêmes chargées d’un excédent de rêve. Car l’onirisme est souvent congénital et il est aussi contagieux. C’est un des bagages de l’hérédo.

Il faut distinguer le rêve spontané, chez le dormeur, du rêve provoqué, chez le vigilant, par un choc, un son, une lumière vive, un accès de fièvre, parfois même un effort d’attention excessif. Dans cette deuxième forme, la phosphorescence des hérédofigures se rapproche de l’hallucination. Elle peut pénétrer la pensée d’autrui, puis, réintégrant l’endormi, reproduire cette pensée par les lèvres ou par la plume, avec une exactitude surprenante. Elle peut franchir les espaces et aller se rendre compte, à distance, de phénomènes ou d’événements dont l’endormi fera ensuite un récit fidèle et circonstancié. Cette émanation, ce transport des hérédofigures, n’ont donc rien de surnaturel, ni même de plus surprenant que le trajet de courants en ondes, émanant d’une source A donnée, allant en B s’imprégner de l’ambiance de B, et revenant en A avec leur imprégnation nouvelle. Car les hérédofigures, images de la vie, sont vivantes à la façon des idées, des sentiments et des mots qui les constituent. Elles sont même quelquefois plus vivantes que la personnalité dont elles participent. Nous connaissons tous des êtres d’aspect lourd et somnolent, d’une activité mentale très développée et très influençante. Renan en était le type physique accompli, avec ses yeux miclos, ses gestes onctueux et sa bouche ironique. On eût dit qu’il transportait avec lui un monde d’attractions et de répulsions, de sentiments confus, d’idées claires et contrariées. C’était une sorte de bahut breton, rebondi et plein de figures héréditaires, aux prolongements verbaux particulièrement flexibles. Mais son attitude habituelle était celle du dormeur éveillé.

De même que le radium, sur un long espace de temps, s’use et se dissipe en bombardements moléculaires, de même les personimages le plus souvent évoquées par le soi finissent, sur la durée de plusieurs générations, par se dissiper dans la fluorescence des rêves. Il y a ainsi pour chaque être humain, une partie immortelle et intransmissible, et une partie transmise, qui est caduque. La première est composée de la sphère idéale et incandescente du soi, sans prolongements somatiques ni fonctionnels ; la seconde est composée de sphères d’esprit-corps. Chacun de nous est à la fois immortel pour une partie de sa personnalité, et pour l’autre, prolongé dans ses descendants, s’il en a. De la première, part découle, dans l’esprit, la catégorie de l’absolu de la seconde celle du relatif. L’absolu attire l’absolu et repousse le relatif. Le relatif attire le relatif et repousse l’absolu.

Il en est de l’image dans le sommeil, comme de l’image dans l’état de veille : elle n’est jamais isolée, elle est toujours adhérente à une sphère héréditaire, et celle-ci, en tournant, amène d’autres segments à la fluorescence de la nuit intérieure. D’où l’incoordonné du songe et la bizarrerie des relations qu’il établit parfois entre certaines parties fort diverses des souvenirs et de l’entendement. Il n’abolit pas la raison, qui continue à fonctionner dans les pires cauchemars, comme une ultime ressource du dormant ; mais il étend le champ de l’impossibilité au delà du réalisable, par la suppression de l’obstacle et l’aplanissement de toutes les contingences. Il admet mollement le miracle comme le postule la foi, avec cette différence capitale qu’il l’admet sans aucune certitude intérieure ; car le rêve est le domaine du doute, aisément transformable en angoisse et en terreur. À la base de toute crainte, il y a le doute, comme chaque songe porte en soi le développement et l’issue du cauchemar. Le doute est le tâtonnement de la nuit intérieure.

Un grand nombre de rêves échappent à la mémoire individuelle, ou ne laissent en elle qu’un presque insaisissable vestige. Nous ne nous rappelons que les rêves qui suivent immédiatement l’entrée dans le tunnel du sommeil, ou ceux qui précèdent immédiatement sa sortie. L’observation prolongée d’un dormeur nous le montre cependant agité, secoué quelquefois par des songes, dont il ne conserve ensuite aucun souvenir. Ces songes, agissent obscurément sur la personne et accumulent, à la longue, en elle un fond d’humeur capricieuse, qui vient renforcer les humeurs issues des alternatives héréditaires. Il y a ainsi des êtres qui ont deux formes de rancune, ou de jalousie, ou de pitié, ou de scrupule : l’une, la plus marquée, dépendant de leurs personimages et hérédismes ; l’autre, passagère et plus floue, tenant à leurs songes, débris eux-mêmes de leurs figures héréditaires ; l’une d’origine diurne, l’autre d’origine nocturne. Cette ambiguïté, comme toutes les autres ambiguïtés morales et psychiques, est une cause de dissimulation. Il y a des humains qui pensent leurs pensées, et d’autres qui pensent à la fois leurs pensées et leurs rêves ; de même que l’écrivain, tout en vivant et réfléchissant pour lui-même, vit et réfléchit à la place de ses personnages fictifs. Cette tournure d’esprit se traduit, dans le langage, par l’équivoque et l’allusion ; une allusion caractérisée en ceci que celui qui l’émet la sait indéchiffrable pour son auditeur (ou pour son lecteur) et qu’elle n’est intelligible que pour lui-même. Tout allusioniste habituel est un grand rêveur, au sens physique et nocturne du mot.

L’intervention d’une volonté étrangère dans le rêve et le sommeil (c’est-à-dire la suggestion hypnotique) n’a rien d’invraisemblable, après ce que nous venons de dire, ni de singulier. Néanmoins cette intervention est plus courte que ne l’imaginaient l’école de la Salpêtrière et celle de Nancy, beaucoup plus courte que celle de l’ordre donné, ou de la persuasion à l’état de veille. La suggestion, pour être efficace, exige une certaine parenté, ou affinité, entre les personimages animant le vouloir de celui qui suggère, et les personimages du suggéré. L’ordre et la persuasion à l’état de veille s’en passent fort bien.

Ce qui est plus intéressant, c’est le cas de domination d’un être par un autre, en dehors, bien entendu, de toute attraction sexuelle, même dissimulée sous une admiration intellectuelle ou mystique. Cette domination existe et chacun en connaît quelques cas. À mon avis, elle tient beaucoup moins à une prédominance de la volonté A sur la volonté B qu’à une analogie, par similitude de personimages, entre les éliminations par le rêve. Celle chez qui cette élimination est plus rapide et plus intense prend de ce fait, et d’autant plus étroitement que la proximité est plus grande, ou plus fréquente, dans le jour et dans la nuit, une puissance instinctive et raisonnée sur l’autre. J’ai été mis sur la voie de cette modalité des influences (dont le problème m’a toujours occupé) par des observations nombreuses et répétées, dont le détail ne saurait être rapporté ici. L’amitié est un sentiment diurne, et qui a toutes les vertus de la lumière. La domination est un échange nocturne, où rôdent tous les pièges des ténèbres. Mari, garde ta femme, père, garde tes enfants de toute domination (même pure et généreuse) extra-familiale.

Les mots, les phrases, le style s’évaporent évidemment dans le rêve, comme les autres parties des hérédofigures. L’individu rêve selon son style et conformément à ses habitudes mentales, succinctement, s’il est succinct, elliptiquement s’il est elliptique, prolixement s’il est prolixe, etc… Nous avons déjà noté que, dans le rêve, la période d’avant-mot comporte fréquemment un étonnement caractéristique, comme si ce mot apparaissait à l’esprit pour la première fois. Cette impression est beaucoup plus rare à l’état de veille. Quand elle porte sur un enchaînement d’images, et non plus sur cette image d’image qu’est le mot, elle peut mener à la découverte. Le mot, en ce cas, semble se séparer, se décoller de ce qu’il représente, ou de son sens habituel ; sa racine elle-même disparaît ; sa forme auditive et visuelle devient un objet de stupeur.

Le désir peut avoir en rêve les mêmes conséquences somatiques fonctionnelles et glandulaires qu’à l’état de veille. Conséquence lui-même d’un dérèglement des personimages, le dérèglement sexuel retentit en général sur le rêve, dans les mêmes directions que sur le plan de la vie. Néanmoins certains invertis sont normaux en rêve, et cette ambiguïté, si elle est une cause de douleur et de remords, est aussi un symptôme de guérison ou d’amélioration.

Le sommeil peut apporter au savant la solution d’un problème depuis longtemps poursuivi, à l’écrivain la combinaison dramatique souhaitée, à l’homme d’affaires le déliement d’une difficulté. Quand j’étais écolier, j’avais la passion du latin difficile et je demandais à mon père, qui me l’avait inculquée, de me choisir, le soir, après dîner, un texte assez hermétique de Tacite, ou de Perse, ou d’un autre. Je regardais attentivement ce texte avant de m’endormir, je le retournais dans tous les sens. Il était bien rare qu’au matin je n’eusse pas la clé permettant de l’ouvrir, comme un de ces vieux pavillons de campagne qui résistent à tous les serruriers, sauf un. Le sommeil, s’il endort la préoccupation avec le reste, laisse les personimages la digérer à loisir et mieux que l’état de veille. Dans l’ombre de la nuit intérieure, quelqu’un travaille pour nous. La vigueur de l’entendement au matin est un fait d’observation banale, comme si un soleil se levait en nous et faisait chanter nos images.