Le p’tit gars du colon/04

La bibliothèque libre.
Editions Albert Lévesque (p. 35-43).


IV

LE JOUR DU SEIGNEUR


P APA avait dit : « S’il fait beau, dimanche, nous irons tous à la grand’messe. »

Mais, ce dimanche de juin, il avait plu toute la nuit et vers sept heures, l’averse tombait encore.

Le déjeuner de famille fut triste : une inquiétude serrait les cœurs.

Le père se leva, scruta l’horizon de son œil connaisseur. Les enfants ne bougeaient plus.

Il prononça :

— Le temps se répare ; on sent le soleil.

De la joie brilla sur tous les fronts ; le père ne se trompait jamais. L’impatience fiévreuse gagna le petit monde.

La mère intervint :

— Nous allons réciter dix fois « Je vous salue Marie » pour le beau soleil ; à genoux, mes enfants. Les voix jeunes et claires répondirent allègrement : « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez… » Le reste se perdait dans l’enchevêtrement des mots tronqués et précipités.

La méritoire dizaine qu’il fallait poursuivre !

Grain par grain, le soleil étendait sa nappe de lumière ; le grand sourire du ciel remplissait par degrés la chambrette heureuse, elle aussi, de la bonne chaleur revenue.

Il y eut, surtout au « Gloire soit au Père… » des regards furtifs vers le châssis du coin donnant sur l’est.

Les clartés vives s’allumaient tout à fait. Le signe de croix final, si lent, fut un martyre.

Enfin !

Six grands yeux ravis ; trois promptes langues déliées : « Ain-soi-ty… » Maman, maman, le soleil !

Adieu, la dizaine longue !

On irait à la grand’messe.

La Grise fut attelée — une vieille Grise authentique, vigoureuse encore, rétive un tantinet, mordeuse en ses jours de migraine — Eh ! mon Dieu, qui ne l’est pas dans ces vilains jours ?

Et de son pas gaillard, sous le rayon chaud qui l’enivre, sous la baguette de saule qui l’encourage aux montées, la bête va, tirant sa charge.

Dans la voiture à ressorts — quel charme, ces ressorts, après les cahots de la charrette, les six jours de la semaine — sur le siège d’arrière, la mère ; à son côté, bien droit sur la banquette de crin, Théodule, le sage enfant qui sourit toujours, quand tout lui plaît ; à l’avant, le père ; son grand fils Aimé, puis, entre eux deux, François, ravi, riant, babillant, regardant de droite, de gauche, se retournant : « Maman, maman, voyez !…» sur la route de sable d’un bond soudain, sous le museau de la Grise, passe un lièvre effaré. Un papillon voltige, qu’il veut saisir ; de hautes fleurs rouges de savanes ouvrent leurs corolles en grappes qu’il faut cueillir :

— Ho ! ho !… la Grise : arrête !…

— Marche ! marche ! fait le père ; jamais nous n’arriverons.

D’un chemin creux, dont les bords se rapprochent, et qui descend dans la ravine feuillue, une fraîcheur moite et parfumée s’élevait des flaques d’eau formées par la pluie nocturne. Des épinettes sombres se dressent sur les deux berges, et tout d’un coup l’impasse devient noir et triste !… sans plus de soleil ni d’horizon…

Mais une hirondelle, une seconde, et d’autres, et d’autres quittent leurs nids profonds creusés dans les parois sableuses de la côte, et d’un vol rapide, et d’un appel joyeux réveillent tous les espoirs.

Va, va, la Grise !…

Les clartés renaissent ; l’espace s’élargit. Le ravin gravi, tout est rayons, chansons, carillon. Le signal du clocher — l’entendez-vous ? glisse dans l’air sonore. Des grives chantent sur les branches élevées ; des flammes ardentes coulent du firmament splendide et boivent l’humidité de la nuit s’exhalant du sol en buée légère — Savanes reverdies, lac immense d’herbes frissonnantes, taillis d’aulnes et de trembles montrant leurs feuilles luisantes lavées par la pluie ; des ailes s’y pourchassent, des trilles s’en échappent. Les abeilles sauvages bourdonnent fébriles, par dessus la voiture, vers les floraisons vierges partout ressuscitées…

Oh ! les joies printanières !

Et dans les âmes, cette paix dominicale !

Soudain, soubresaut de la Grise. Sa vieille tête s’est dressée, et ses deux oreilles, toutes droites. Qu’est-ce donc ?

— Pour sûr, dit le père, elle a saisi l’odeur d’un ours.

— Allons-y, papa…

C’est François, figurez-vous, le petit homme de six ans, qui veut descendre de voiture et marcher sus à l’animal féroce. Irrésistible instinct du chasseur : l’enfant tient de race.

— Et que ferais-tu, petit François, questionna le père, amusé de l’envie du marmot… que ferais-tu si l’ours arrivait ?

— Le tuer, papa.

On rit.

L’enfant s’imagina qu’on se moquait de sa réponse, pourtant si naturelle. Un ours, on le tue, n’est-ce pas ?… Des larmes vinrent au seuil des paupières et… s’arrêtèrent, car un grand bonheur fit diversion.

— Tiens, mon gars, mène la jument.

Et François, père, connaissant l’art de consoler tous ces chagrins d’enfants, remit les guides aux mains de son petit compagnon de route.

On approchait de la bifurcation des chemins par où d’autres voitures se hâtaient. François comprit que l’honneur de la famille exigeait un sacrifice : il passa les rênes à son papa… Le village était en vue. Et cette fois, en mains sûres, la Grise fila, tête haute, crinière au vol, par devant les maisons, d’un trait jusqu’à l’église.

Gaudreau mena reposer la bête essoufflée. Marie-Louise et les enfants gravirent lentement, raidis par l’immobilité longue sur leurs sièges, les marches du perron.

∗∗∗

La maison du bon Dieu, comme elle était bien aussi la maison de chacun, faite pour abriter les pèlerins d’ici-bas.

Repos, nourriture, parole d’encouragement, grâce du ciel, parfum de l’encens, lueur tremblante des grands cierges, vibration des mélodies, peu savantes parfois, mais toujours aimées, sourire des statues, cœur à cœur fraternel du visible et de l’invisible : le dimanche était, jadis, (il l’est encore dans nos bonnes campagnes) le jour béni, le plus consolant, le plus vivement désiré.

Ils montèrent par les rangées de bancs où déjà priaient quelques fidèles, jusqu’à la balustrade, s’agenouiller plus près du tabernacle.

— Vois-tu, mon François, la petite porte au dessus de l’autel ? c’est là qu’habite Jésus. Tu l’aimes, n’est-ce pas ?… Demande Lui qu’il te bénisse… Prie pour ton papa, pour ta maman…

L’enfant comprit, regarda ses deux frères qui très pieusement disaient leur prière, et les imita.

Soudain, vivement, de droite et de gauche, du fond du sanctuaire, la double théorie des servants, petits et moyens, une vingtaine…

Ah ! ce qu’il ouvrit les yeux !

Vingt robes rouges, vingt blancs surplis évoluèrent sur deux rangs. Puis Monsieur le Curé s’avança en belle aube dentelée, en chape magnifique. De quel timbre sonore, il entonna l’« Asperges ! » Et du jubé, là-bas, à l’autre bout de l’église, par dessus la foule, des voix lentes et puissantes continuèrent l’antienne.

Et les yeux se refixèrent sur l’autel, et sur les vingt acolytes blancs et rouges, et sur le prêtre qui descendit les degrés pour s’asseoir au grand siège de damas rouge… le Gloria.

Aimé, Théodule, eux aussi, chantaient la gloire de Dieu, distraits sans doute par les souvenirs de la route, des fermes rencontrées, plus cultivées que la leur ; distraits par les petits gars mieux habillés et mieux placés, dans leur banc central, pour tout voir des cérémonies, pour tout saisir des chants, et qui, plus heureux, plus voisins de l’église, retrouvaient ce bonheur chaque dimanche.

Voici que Monsieur le Curé monte en chaire. Ah ! qu’il semble haut ! Tant de marches gravies posément, à cause de l’aube en dentelle, à cause, surtout, des paroles qu’il faudra prononcer : paroles de Dieu !

On n’entendit pas la formule obligatoire de toute péroraison de prône.

Le ciel venait de s’ouvrir ; il en arrivait des mélodies soulevant les âmes extasiées.

Alors, qu’il est splendide d’à propos le Credo, Je crois en Dieu… Père Tout-Puissant, Patrem omnipotentem.

La même voix de basse sonore, celle du Kyrie vigoureux, le chanta à plein cœur.

La maîtrise d’Hébertville, ce dimanche de juin plus que jamais, fit sensation.

∗∗∗

Et notre ami François ?

Dame ! du beau discours, toutes les pensées ne furent pas recueillies. Plusieurs germeront, cependant, et porteront leurs fruits.

Mais surtout, pour le petit, cette grand’messe, de merveille en merveille, fut une fête. Le balancement de l’encensoir ; le nuage bleu qui tremble, monte et se répand par l’église entière, un arôme délicieux, l’odeur résineuse des bois : le parfum du bon Dieu même !

Et ce chant très lent, si grave, de la préface où l’on n’entend que la voix du prêtre, et qui se termine soudain à trois coups fiévreux d’une clochette !!

La maman de François lui souffle à l’oreille :

— Adore, mon petit François : c’est le bon Jésus.

Vitement, il rabaisse son front et ses deux yeux.

Il a vu l’Hostie très grande et toute blanche ; elle brillait, sourire lumineux, dans les vapeurs de l’encens, dans les vibrations de la clochette. Même la grosse cloche de la tour, en dehors de l’église, s’est ébranlée…

Il a vu, entendu cela, le petit François ; il en est consolé, tout vibrant.

S’il pouvait revenir dimanche prochain, et tous les dimanches de toutes les années…

∗∗∗

Dehors, près du perron, leur voiture les attendait.

On s’installa. « Marche, marche, la Grise ! »

À fringante allure, par la route bientôt solitaire, retrouvant savanes et abatis, vers le bon « chez soi », l’heureuse famille gagnait là-bas, très loin, la maison rustique.