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Le parc du mystère/05

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Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

… Coïmbra !… Connaissez-vous ce jeu, mon cher ami, qui consiste à passer son doigt mouillé sur le bord d’un verre de cristal pour en tirer une vibration intense, aiguë ou grave, qui donne l’impression du cri de la sirène, des fameuses sirènes des nuits de guerre bien moderne, sinon de l’antique chant des autres, évoquant la lointaine et improbable époque de celles que les dieux de la mer préposaient à la perte des matelots ? Non, n’est-ce pas ? Vous ignorez ce naïf amusement d’enfant contemplatif parce que le très jeune garçon pâle, traversant les foules hostiles, un revolver dans chaque main, n’a jamais eu le temps de jouer ?

Eh bien ! au seul nom de Coïmbra, je l’entends, moi, la vibration mélancolique, éveillant on ne sait quelle nostalgie du pays sauvage ou merveilleux ! Mais je n’irai pas le voir. Je resterai, vieil enfant sage, devant mon verre de cristal, sonore parce que vide, ce verre qui n’est pas grand, où je bois l’illusion en faisant fi des coupes pleines dont la dernière goutte contient toute l’amertume de la déception littéraire.

Monsieur, mon cher ami, je ne déteste pas que vous me trompiez sur les apparences. Je vous prenais pour un diplomate, un logicien, une humanité raisonnante et raisonnable. Voici que votre adolescence fut orageuse, révolutionnaire, presque anarchiste !… Cela m’explique votre besoin actuel de protocole et votre ambition à tout organiser le plus régulièrement du monde : « Empereur ou pendu ! » disait je ne sais plus quel homme de gouvernement. En adoptant une mesure moyenne, je vous vois assez bien dans la peau d’un romancier, car ayant commencé par l’action, de trop bonne heure, vous ne pouvez finir que par le rêve, c’est moins fatigant !

Notre vie, à tous, est un perpétuel besoin de contrastes et comme nous savons tous, malheureusement, que nous n’échapperons jamais à notre destinée, il ne nous déplaît point de chercher, de temps en temps, à briser nos chaînes, quitte à les renouer, par de faux maillons, afin de nous montrer dignes d’un meilleur sort.

« … Coïmbra, la reine des villes ! Je l’aime passionnément car elle se fait aimer comme une femme. Sa nature est toute sensuelle quoique mélancolique. Du côté montagneux, des forêts de pins, des champs d’oliviers ; du côté de la plaine, « le Mondego », chanté par tous les poètes, courant entre des orangers et d’innombrables peupliers qui forment la romantique promenade d’une lieue de longueur appelée « Choupal » (bois de peupliers : choupos). Et, couvrant tout l’horizon, comblant les vallées et mettant ainsi les crêtes, dont quelques-unes semblent de gracieux peignes espagnols, en relief, voilant les quelques taches d’aridité, donnant tout son prestige au paysage, comme le vêtement léger d’une dame qui ne veut pas cependant tout laisser voir, et stimulant par cela même l’imagination, — un brouillard sec qui subsiste en été, sous le brûlant soleil, une fumée couleur de cendres qui forme le plus grand charme des panoramas de la ville : « des charmes ». Hélas ! Aucune photographie ne peut rendre sa couleur ! Le rêve ne se fixe pas ! »

… Pas trop mal, hein, ce petit tableau, peint par un très jeune peintre que vous connaissez… ou que vous reconnaîtrez peut-être ![1]

On imagine aisément quels enfants sortent de là ; hommes avant l’âge par leur terrible sensualité et déjà vieux ayant beaucoup trop appris dans leur redoutable Université qui les force à baiser, sous serment, l’effigie d’un Dieu auquel, souvent, ils préféreraient… n’insistons pas, car, sur ce chapitre, je crois que tous les âges sont sans pitié !

Maintenant que vous avez avoué quelques-uns de vos péchés de jeunesse, est-ce que vous pourriez me dire pourquoi le farouche libre penseur, monté sur la vieille tour, tout en haut de la ville, au fameux pinacle universitaire, pour y mieux respirer, en est aujourd’hui redescendu pour se courber sous le joug d’un catholicisme rigoriste ? Vous me paraissez aller d’un excès à l’autre, avec une facilité déconcertante. Et ce qu’il y a de plus déconcertant encore c’est la logique de vos discours ! C’est tout l’un ou tout l’autre, mais toujours clairement déduit. Moi, au moins, quand je parle (si je ne sais pas faire de discours), je demeure paradoxal, ce qui escamote, le plus fièrement possible, ma personnalité !

Il n’y a pas de religion sans un tourment d’aveu. Quand on croit à quelqu’un ou à quelque chose, on est obligé de se confesser, or, se confesser, avec restriction mentale, ça embrouille les conclusions psychologiques.

Prenez garde… à la peinture des grilles du « parc du mystère », ce bois touffu où nous chassons la colombe du Saint-Esprit, moi, Baghera, pour la manger, vous, pour en recevoir le rayon de l’X d’en haut ! Ce parc-là possède une multitude de jolis sentiers, inextricablement enchevêtrés, lesquels mènent tous à l’impasse en question : in pace. Croire, nous rend-il meilleur ou plus fort ? Sinon : avoir l’air de croire peut-il nous protéger dans la vie ?…

Voulez-vous que je vous dise pourquoi je me permets de vous mettre à la torture, selon toutes les règles inquisitoriales et, d’ailleurs, sans aucune intention de vous jeter au feu, convicti et combusti ? C’est parce que je veux, moi, arriver à m’expliquer la sombre histoire du revenant…

… Il y avait une fois une dame qui prenait le thé en compagnie de quelques jeunes gens de lettres réunis autour d’elle pour lui offrir le suprême hommage de leur gratitude ou de leur enthousiasme. Les uns désiraient monter sur les planches pour crier à la foule, qui n’y aurait certainement rien compris : « avez vous lu Baruch ? » Les autres songeaient à lui ménager la surprise d’un banquet, c’est-à-dire à faire payer à ses meilleurs amis (si on en a encore, à ce moment-là) vingt francs par tête pour voir la sienne… La dame, selon sa funeste habitude, se défendait en riant, ce qui faisait supposer que ce panache de gloire… presque posthume (n’est-elle pas morte à toute vanité mondaine ?) la chatouillait agréablement. Au fond elle trouvait cela d’une attendrissante absurdité et ne savait comment échapper au devoir de se montrer sensible… lorsque arriva un homme de lettres, aussi jeune que les autres, mais un étranger, tellement distant que chacun, au lieu de lui dire, selon l’usage bien parisien « mon vieux » ou « mon petit », l’appelait : Monsieur. La dame le connaissait à peine et elle ne lui dit rien…

L’électricité ne marchait pas (quand il s’agit d’une réunion où l’on cherche à y voir clair, l’électricité ne marche jamais). On était seulement illuminé par un énorme feu de braises rouges dardant, de temps à autre, des langues infernales. Alfred Machard commença un discours, aussitôt interrompu par Raymonde : « Remets une bûche et attends Machin. Tu sais bien ? Celui qui prétend qu’on ne peut rien faire sans lui ! » Tous avaient du reste une idée personnelle et ça formait une telle guirlande de fleurs énormes qu’on ne savait plus par quel bout la prendre, ni à quel clou assez solide, on pourrait l’accrocher… Et, en attendant Machin, pour les faire patienter, Raymonde Machard supplia l’étranger de leur conter une histoire, son histoire de revenant qu’il contait si… étrangement. « Vous verrez ! c’est vraiment extraordinaire ! on dirait que c’est arrivé !… » déclarait-elle. Alors, le monsieur s’exécuta, non sans s’être débattu courtoisement. La dame écoutait avec une attention polie parce qu’elle sait écouter ainsi jusqu’à l’exaspération… ou elle étouffe d’envie de rire, ou elle s’étrangle de colère, mais il lui est impossible de ne pas écouter. Elle examinait le monsieur : un masque froid, sans geste, au débit très martelé, avec ça et là une intonation railleuse, coupante. Il parla d’abord dans un effort ennuyé, puis, peu à peu, remis, par une atmosphère plus favorable, il s’anima, s’empara de l’auditoire, l’envoûta, l’ensorcela, et ce fut un drame à faire frémir. Toute la force d’une éloquence ironique, le langage d’un scientifique qui ne croit pas, mais s’amuse à prouver que c’est possible. Bref, le c. q. f. d. du professeur…

… En arrêt devant lui, Baghera, la panthère, l’oreille dressée, l’œil phosphorescent, se sentait la plus effroyable envie de rugir ! Comment ? Au plein cœur du Paris mondain, sceptique et frondeur, devant des jeunes gens de lettres fort malins, un étranger se permettait une telle mystification macabre ? « Il ment pour l’amour de l’art ! pensait la dame ahurie, mais à quoi cela peut-il lui servir ? »

Puis, brusquement, elle se leva. La combinaison louche de l’ombre et du feu avait projeté un reflet bizarre sur le visage du narrateur ; on ne voyait plus que ce visage qui semblait flotter, détaché du corps. « Allons-nous-en ! » fit la dame à l’oreille de Georges Saillard, venu pour la conduire chez Mateï Roussou : « Certainement, je vous suis, car il est l’heure, murmurait le très excellent garçon, toujours plein de respect pour les lubies de Baghera, mais c’est dommage de ne pas attendre la fin, il y aura des rappels ! » « Cet homme intelligent sait que les morts ne reviennent jamais ! Pourquoi ment-il ? » répétait Baghera ayant envie de mordre. « Pour essayer de vous faire peur, sans doute », souffla Saillard d’un air innocent…

… Monsieur et cher ami, j’en suis encore à me demander pourquoi vous voulez me faire peur ?…

… Entendez-vous, à votre tour, la vibration lointaine, atténuée, agonisante, du nom strident de la ville de Coïmbra ?… comme la plainte monotone du vent dans les forêts de pins… ou le toucher d’un doigt humide, longuement appuyé, peut-être mouillé de larmes, au bord d’une coupe de cristal vide ?…

R.
  1. Fernand de Homem Christo.