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Le parc du mystère/07

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Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

… « Le doute montait en votre âme ! » Heureux homme ! Vous pouviez douter ? C’est qu’il faut avoir du temps pour cela. Il faut ne plus être pressé par l’action, et, le rêve ne permet guère que la divagation ou l’amour. À dix-neuf ans, vous deveniez, fatalement, la proie d’une chimère qui a toujours l’apparence du dragon de la plus pure vertu, mais, qui vous dissimulait, sous son armure d’écailles rugueuses, la même chair faible, inconsistante, la viande creuse des désirs informulés. Ne croyant point à Dieu, encore moins au diable, je pense que le jeune héros fatigué que vous étiez alors cherchait, dans le travail cérébral, à user son activité et à réaliser des exploits que vous ne pouviez plus accomplir, physiquement.

Je sais très bien comment on fabrique les ascètes. On fait monter leur cerveau en ballon, trop plein de tous les feux dont leur corps ne brûle plus, on leur coupe… la corde de l’équilibre et ils partent à la dérive dans un éther désespérant par le bleu de son vide, le rayonnement de ses astres inaccessibles. Puis, un beau jour, sinon une belle nuit, tout éclate et retombe en une multitude de petits papiers noircis… car l’imagination est un gaz humain qui tend férocement le papier de soie fragile, la baudruche extensible de nos compréhensions. Comme c’est délicieux, hein, le doute, comprendre que nous ne comprenons plus, mais, que nous tâcherons de nous expliquer ! Il y aurait peut-être mieux à faire : contempler la terre, notre mère nourrice, notre fin dernière, celle dont nous sortons par l’intermédiaire de la fange, et en qui nous devons rentrer pour y réformer le fumier régénérateur.

Seulement, des animaux qui se sont mis debout, sur leurs deux pieds de derrière et ont osé regarder le ciel, ont perdu depuis longtemps la faculté de la résignation, ce sommeil bienfaisant de la pensée. Ils fonctionnent à vide. Ils tournent dans l’éther, à la même place, comme des astres morts. Ils ne volent pas plus haut, malgré tous leurs moteurs artificiels mais ils… se volent à eux-mêmes, se suppriment les plus merveilleux dons que l’intelligence a le droit de leur fournir : la puissance de perfectionner leurs instincts, de les conduire jusqu’à la possibilité de choisir une route, dans le labyrinthe des désirs de leurs multiples ambitions. Or, ils savent que leur séjour est borné dans cette « vallée de joies » (j’ai bien dit « vallée de joies » par antithèse à la « vallée de larmes » dont parle l’écriture sacrée). Le secret de la vie bonne est de ne pas l’empoisonner par les chagrins imaginaires, les pleurs, corrodante rosée de l’exaspération cérébrale qui sont distillées au fond de l’alambic trop surchauffé d’une mentalité dégagée de toute espèce de frein sensuel. Ils le savent, les malheureux, et ils s’égarent ! La raison n’est certainement pas dans le « pourceau d’Épicure » mais elle réside peut-être dans le fauve puissant et sain, qui ne tue que pour pouvoir manger ou passer… parce qu’il aime l’ordre admirable de la forêt qu’il habite et ne voudrait en rien troubler le silence de la nature. Il tue rapidement, étrangle, pour étouffer les cris discordants de la souffrance et passe sur le corps de sa proie pour aller loin où il y a des lits de mousse fleurie qui l’attendent. Sommeil exquis de l’apaisement charnel ! Sans rêves et sans retours inutiles sur la fatalité ! Des remords ? C’est la vie, de manger ou de tuer ! L’essentiel est de n’y prendre que le seul droit de… vivre. Il est certain que, carnassier, j’ai plus de droit que la mouche à multiplier les proies selon mes appétits mais… moi, carnassier très loyal, je n’ai jamais, non, jamais, écrasé aucune mouche, dans du papier d’écolier, pour faire de jolis dessins rouges, et cela pendant que le digne Professeur m’expliquait ou m’apprenait l’existence de Dieu !

Je vous scandalise, cher Monsieur ? Depuis que nous nous connaissons, nous ne faisons que nous scandaliser l’un l’autre et de la meilleure foi du monde. Nous sommes partis, tous les deux, du même carrefour de cette rencontre… dans « le parc du mystère ». N’oubliez pas que vous avez voulu me faire pénétrer les ténèbres de la « maison hantée », soit par… raison sociale, soit par curiosité de flâneur averti. Je vous ai suivi, les yeux fixés à terre, sur la piste cachée, parce que, moi, très vieil animal de la préhistoire, je ne m’attache pas du tout au geste orgueilleux, appelant l’éclair illuminateur ou prétendant lancer la foudre vengeresse. J’écoute le bruit, presque imperceptible des insectes qui donnent la mesure du monde énorme des infiniment petits. Pendant que vous multipliez les puissances divines, dans le bleu, moi je vois, j’étudie les détails minuscules qui restituent les habitudes journalières, dans une relative obscurité, de l’autre animal humain ayant le tort, selon ma spéciale philosophie, de vouloir marcher le front levé sur les problèmes qu’il n’aura point le loisir de résoudre. Ah ! que de beaux fruits, que de tendres verdures, ô singe dégénéré, vous dédaignez pour vous nourrir de rayons d’étoiles… d’étoiles déjà mortes, dont la lueur illusoire vous est transmise comme une aube nouvelle, après des milliers d’années de leur antique destruction. Prenez garde au « saut de loup » du parc !

À marcher comme cela, d’orgueils, d’appétits humains en soifs divines, vous tomberez dedans !… Vous buterez sur le caillou noir de votre destinée et alors… comme je m’embêterai, moi, la bête calme et puérile, de me dire : « Ce qui m’amusait le plus c’était de croire que j’étais sur les traces d’un animal savant, d’un grand fauve comédien, doué de la puissance d’imiter l’homme, l’intellectuel ! Or, ce n’était qu’un homme comme les autres, cherchant à se faire illusion à lui-même, un rêveur, un poète ! »

R.