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Le parc du mystère/10

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Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Répondre au cynisme de Voltaire ? À quoi bon !… Et il ne m’est pas prouvé que vous ne me jouez pas une comédie dans l’unique but de satisfaire votre étrange curiosité.

Il ne vous est jamais rien arrivé de surnaturel ? Tant pis. Je ne vous envie pas votre riche confiance qui ressemble à la misère du sommeil. Votre belle santé aussi est un état d’inconscience. La douleur seule nous révèle de grandes vérités. Vous avez traversé la vie en dormant, en rêvant, de temps à autre, un songe magnifique dont la désespérante et inutile splendeur paralyse, à son tour, le lecteur ivre de cet opium malfaisant. Tout ce qui ne console pas, abrutit. J’aime vos livres… et ils me font pitié ! Pourquoi répandre tant de couleurs chatoyantes sur votre palette alors que vous vous complaisez, surtout, je le crains, à la tache, diaboliquement noire, de l’encre éclaboussant l’azur ?

Allons, quoi qu’il m’en coûte, je tiendrai ma promesse. Je vous ai promis de vous décrire, en détails, l’aventure surnaturelle, ou tout au moins inexplicable pour un athée qui m’est arrivée, à moi, le jeune étudiant de l’Université de Coïmbra. Je ne veux ni vous convaincre ni vous étonner mais il ne faut pas que ce soit vainement que le croyant rencontre l’incroyant. Aucun effort n’est perdu quand il vise au rachat d’une âme. Si cela ne doit pas servir, j’aurai toujours l’honneur d’une noble entreprise de justification vis-à-vis de l’au-delà.

À cette époque, expulsé pour refus d’obéissance de l’Université de Coïmbra : révolte, à mains armées, et omission sacrilège de m’incliner devant une coutume religieuse (« Post tantosque labores »…) je m’étais installé dans une maison, un peu loin du centre de la cité, une de ces villas comme il y en a tant dans votre banlieue parisienne. Cette maison (qui est encore à louer ou à vendre) située en face d’un poste de météorologie, n’attirait pas beaucoup l’attention, quoique plus isolée que les autres, au milieu d’un jardin quelconque, entouré d’un mur, avec une grille donnant sur la route. Je m’étais réfugié là pour pouvoir travailler tranquille, car je tenais à regagner le temps perdu en vue des examens de fin d’année, puisque je faisais mon droit.

Je n’avais aucune raison pour me conduire mieux que les jeunes hommes de mon âge et il se trouvait, chez moi, une maîtresse… de maison, mère d’un bébé encore au berceau et deux bonnes à son service.

Les jeunes Français m’ont l’air d’aimer tous le plaisir pour le plaisir et n’ont pas un sens bien exact de l’amour qui n’est, chez un homme normal, que le désir confus de la paternité. J’ai à peine trente ans. J’en avais donc dix-sept, à ce moment-là, et j’avais déjà un fils. J’en ai maintenant trois que j’aime d’une égale tendresse. Si je suis presque certain de me dédoubler en l’autre monde, au moins me serai-je multiplié dans celui-ci !… Prisonnier de la fatalité terrestre, pour emprunter votre manière de parler, je n’admettais pas d’y échapper en lui sacrifiant le meilleur de moi-même, c’est-à-dire la petite créature que le hasard voulait bien me confier.

J’adore les enfants, mais pas du tout comme on les adore en France : je commence par les miens. Si je suis un ambitieux pour moi, c’est que j’ai aussi une terrible charge d’âmes. Ce serait fou de désirer assurer son règne, n’importe quel règne, si on ne l’assurait pas pour une dynastie.

J’avoue, cependant, que, dans ce temps-là, j’avais encore l’inintelligence de dormir auprès d’une femme, ce qu’il ne faut jamais faire !

Une nuit, je fus réveillé brusquement par ma compagne qui me criait avec une subite angoisse : « Entends-tu, Francis, il y a quelqu’un dans la chambre » ! Je m’éveillai de fort mauvaise humeur. Je dors profondément. J’ai besoin d’une certaine somme de sommeil et j’ai horreur du réveil en sursaut qui laisse l’esprit désemparé par une sensation absolument désagréable : « Non, répondis-je, non, je n’ai rien entendu ». J’écoutai, un instant, puis je me rendormis pour être réveillé une heure après, dans les mêmes conditions. N’entendant toujours pas ce que prétendait entendre mon amie, j’allumai une lampe et je me mis à lire, mais aucun bruit ne me parvenant, je m’irritai, je fis une scène, pour, au petit jour, me replonger dans un très mauvais sommeil.

Le lendemain se passa sans incident. Dès le soir ma femme devint nerveuse et comme je la menaçais d’aller coucher ailleurs, elle se calma.

Mais la nuit fut encore coupée de réveils en sursaut, de plaintes de sa part, et de bougies allumées subitement.

Chose singulière et qui me confirmait dans l’idée d’un état nerveux de ma compagne c’est que, réveillé, dès que je frottais une allumette, elle déclarait ne plus rien entendre. Quant à moi, je ne percevais absolument aucun bruit, sans doute parce que je n’écoutais pas dans l’obscurité, cherchant, chaque fois, à éclairer la situation.

L’état nerveux empirant, je questionnai les bonnes, filles un peu sauvages, qui ne répondirent pas franchement ou se tinrent dans une prudente réserve. Alors, malgré l’ennui que j’éprouvais d’avouer le bizarre état de fièvre de ma femme, je priai un de mes amis de venir dormir au-dessous de nous, dans la chambre à coucher du rez-de-chaussée dont une fenêtre du système dit : à guillotine, donnait sur deux bons volets de bois plein à solide verrou rentrant dans le rebord de la pierre.

L’ami vint, en riant, prendre son poste d’écoutes. Il se mit d’abord à fumer au lit, comme il me le déclara plus tard, puis éteignit sa lumière et s’endormit profondément.

De notre côté, nous, au-dessus de lui, nous eûmes une nuit de repos, vraiment nécessaire, et ma femme ne fut agitée par aucun cauchemar.

Mais, à mon lever, une étrange surprise m’attendait : mon camarade était parti de chez nous en laissant les portes ouvertes. Je trouvai sa chambre dans le plus grand désordre. Il y avait même abandonné son chapeau ! C’était un excellent garçon brave et très gai. Il avait pris son poste en plaisantant, mais il l’avait déserté avec toutes les apparences d’une fuite précipitée.

Je ne savais trop que penser de cette fugue sans explication, la trouvant surtout incorrecte, lorsque je le vis revenir, vers le soir. Il était fort grave et me fit signe qu’il voulait me parler en particulier. Dès que nous fûmes enfermés dans mon bureau, qui faisait face à la chambre qu’il avait occupée la nuit, et n’en était séparée que par le corridor partageant la maison, il me dit, baissant la voix : « Francis, c’est mon père qui m’a ordonné de venir t’apprendre ce qui s’est passé cette nuit, sans cela je crois que je n’aurais jamais osé me représenter chez toi. Je lui ai tout confié, tellement j’avais besoin de me convaincre que je n’avais pas rêvé ». Il haletait un peu, en me parlant, le teint blême, portant la tête penchée en avant comme quelqu’un qui l’avait très lourde ou blessée. J’affectais de rire et je lui dis : « Est-ce que par hasard, toi aussi, tu aurais entendu quelque chose qui t’aurait fait peur ? » Il ne convient jamais d’accuser un étudiant de Coïmbra d’avoir eu peur. Je pensais le piquer, mais il me répondit, les yeux baissés : « Oui, Francis, j’ai eu peur, je l’avoue, et ta femme est excusable d’avoir des nerfs. Ne la quitte pas et entourez-vous, tous les deux, de toutes les précautions possibles parce qu’il y a ici quoique chose de très effrayant. »

Et voici ce qu’il me raconta :

« Comme je m’étais endormi après avoir longuement fumé et que je n’avais plus d’allumettes, je fus réveillé par une sensation de clarté sous les paupières ressemblant à celle dont on est frappé, les yeux clos, par le rayon subit d’une lampe ou d’un feu vif. Je voyais avant de voir. Cela s’appuyait sur mes paupières avec une telle intensité que j’ouvris enfin les yeux et que je m’aperçus que les volets, que j’avais bien fermés sur ta recommandation, puisque j’étais au rez-de-chaussée, avaient de l’écartement et que la lumière de la lune me parvenait directement sur le visage. J’étais ou je croyais être sûr de les avoir hermétiquement joints et d’avoir bien enfoncé, toujours sur ta recommandation, leur verrou dans la pierre de l’accoudoir… mais je pouvais m’être trompé. Alors, comme je voulais dormir, n’entendant rien de suspect, et que ce rayon de lune me gênait, j’allai à la fenêtre, je la soulevai, je l’accrochai au ressort qui devait la retenir au-dessus de moi, puis je me penchai pour attirer sur moi les volets écartés : ils résistèrent… Or, il n’y avait pas de vent. Au rez-de-chaussée, cela pouvait être quelqu’un venu de la route dans le jardin. Me souvenant tout à coup de tout ce que vous m’aviez dit, toi et ta femme, je murmurai, grognant, pas trop haut pour ne réveiller personne chez vous : « Holà !… s’il y a quelqu’un, au large, ou il va vous en cuire !… »

Mais, presque instantanément, le ressort qui retenait la fenêtre au-dessus de moi, se déclancha et je reçus un si furieux coup sur la nuque, mon cher, que je fus pris d’un étouffement et que je fus obligé de me débattre longtemps avant de pouvoir me dégager. Je ne voulais pas vous appeler craignant le ridicule de ma position. Lorsque je fus hors de ce piège, je rattachai la fenêtre et, pour plus de sûreté, j’allai inspecter les alentours de la porte du jardin. Rien dans ce jardin, rien sur la route, une nuit tranquille, la lune claire, faisant ressortir le moindre détail et les volets de ma fenêtre dans la position où je les avais laissés, n’ayant, bien entendu, aucun obstacle derrière eux. L’évidence vous rappelle toujours à l’ordre et vous calme. Il était évident que je m’étais trompé. Les volets n’étaient retenus par aucune main. Quant au déclanchement de la fenêtre : simple accident. J’étais mal éveillé, mes gestes n’étaient pas coordonnés comme il arrive quand on est réveillé en sursaut. Je refermai très méthodiquement mes volets, laissai retomber ma fenêtre et j’allai me recoucher ; seulement, cette fois, je ne parvins pas à me rendormir. D’abord j’avais très mal derrière la nuque, le sang battait mes artères, j’étais inquiet, oppressé, ça n’allait plus !

Ce fut, alors, que je pus constater cette chose épouvantable, se passant bien en face de moi, mes yeux bien ouverts sur toutes les réalités possibles : les volets s’écartèrent de nouveau, leur verrou se soulevant tout seul (et je me rappelai la peine que j’avais eue à l’enfoncer dans son trou, profondément, sans le faire grincer) puis, je perçus, derrière mon lit, un autre grincement affreux, comme un rire sourd. Quelqu’un, qui ? se moquait de moi : « Où êtes-vous, l’homme ? » dis-je serrant les poings. Une série de coups violents me répondirent, frappés à la fois dans la muraille, dans le plancher et sur les meubles… des coups qui retentissaient sourdement en moi, comme ne visant que ma personne. C’était comme si j’entendais la rumeur de tout un peuple ; de loin, on eût dit que ma chambre communiquait avec une place publique, un jour d’émeute. Et il n’y avait rien, dans ma chambre, ni bête cachée, ni gens en révolution, rien que moi, tout tremblant dans un froid rayon de lune… Ma foi, Francis, je ne pris pas le soin d’aller vous prévenir, puisque je n’aurais su que vous troubler davantage, je ne pris pas, surtout, le temps de réfléchir, je me jetai dans le jardin comme un fou et je filai droit devant moi, sans chapeau, sans songer même à refermer aucune porte. Pour rentrer chez mon père, j’ai dû mettre fort peu de minutes, car je courais aussi vite qu’un vent d’orage !… »

Lorsque mon camarade eut fini de parler, je demeurai un moment silencieux. J’avais vaguement entendu raconter, par nos professeurs, des histoires d’hallucinations collectives, mais je ne pouvais pas lui expliquer tant de choses à la fois et, de plus, j’étais frappé par cette circonstance que les actes, ou les bruits suspects, se produisaient dans une ombre relative, la lumière détruisant ces fantasmagories. Je me bornai à le lui faire remarquer : « Oui, me répliqua-t-il, j’avais épuisé, en effet, mes allumettes en fumant hier soir, mais, j’ai vu, de mes yeux vu, dans la clarté de la lune, les volets qui s’écartaient lentement, comme poussés par deux mains et quand j’ai voulu les tirer à moi, j’ai senti leur terrible résistance. Celui qui les retenait était plus fort que moi, je t’en réponds ! ça, dut la guillotine de ta fenêtre me recouper le cou, j’en jurerai… et puis les bruits que j’ai entendus, ce sont les mêmes bruits dont parle ta femme ! Elle t’a dit qu’on marchait dans la chambre à plusieurs, en traînant des fardeaux, en secouant tous les meubles comme si on déménageait… et toi, cependant, tu n’entendais rien, autre mystère ! »

« Ah ! m’écriai-je, m’emportant, tout cela va finir ! Je veillerai ici, ce soir, moi-même j’aurai de la lumière et des armes, de quoi recevoir ces messieurs. Les farceurs seront châtiés, je te le jure à mon tour ! »

Pour moi, il paraissait clair qu’après le tapage qu’avait fait mon esclandre à l’Université quelques mauvais plaisants voulaient m’exaspérer : autre brimade entre joyeux étudiants de Coïmbra ! Il fallait encore leur faire passer le goût de la plaisanterie macabre, car tout de même, il y avait, là-haut, une jeune femme et un bébé de six semaines.

Mon ami me quitta, très inquiet, pensant, lui, que le mieux eût été d’abandonner cette maison le plus vite possible.

La nuit suivante était à peine tombée que je m’installai dans la chambre incriminée après avoir visité la maison de fond en comble et enfermé les bonnes à clef. Elles pouvaient, jusqu’à un certain point, vu la sournoiserie des domestiques, être de connivence avec les mauvais plaisants. Je fis provision d’allumettes et trouvant la bougie plus commode à rallumer qu’une lampe, j’en pris une dans un chandelier assez haut, me disant qu’on ne me soufflerait sans doute pas cette flamme sous mon nez. Ma femme, tremblant de tous ses membres, malgré qu’elle ne connût pas l’aventure de mon camarade, mit le berceau du bébé aux pieds de son lit, là-haut, après avoir pris toutes les précautions désirables pour surveiller et ce berceau et sa propre porte verrouillée. Elle savait qu’il ne fallait attendre de moi nulle concession au surnaturel et que le, ou les farceurs, s’ils se faisaient pincer, seraient brutalement occis. C’était, à présent, la guerre. Peut-être préférait-elle cette manière de voir à la plus cruelle incertitude…

Je commençais à oublier complètement pourquoi je lisais un ouvrage de droit, assis dans un fauteuil au lieu d’être étendu dans un lit, vers une heure du matin, lorsque ma bougie se mit à grésiller, la mèche tomba dans un petit lac de cire et s’éteignit. Je n’ai pas besoin de vous dire que j’avais fermé les volets, assujetti leur verrou soigneusement et laissé reglisser dans ses rainures, bien exactement, la guillotine de ma fenêtre.

Alors, comme j’allongeais le bras pour prendre des allumettes, je vis… cela se passa automatiquement dès la lumière morte, je vis les volets s’ouvrir lentement et la lune introduire dans la fente produite par leur écartement la lame froide et blanche du rayon de son épée…

D’un bond, je fus sur la guillotine, je la levai, l’accrochai et tendant mes bras en avant sans pencher la tête au dehors averti par… le premier accident inexplicable, je poussai les volets de toute la force de mes poings : ils résistèrent ! Ces volets me semblaient s’appuyer sur un monde ! Ils devenaient à la fois résistants et élastiques, au toucher, comme des muscles s’opposant aux miens. Je me taisais craignant d’effrayer celle qui dormait là-haut mais je me sentais inonder de sueur… je recevais le baptême de l’effroi ! Une première impression de la peur qui est une colère sans nom, une colère impuissante qui ne peut plus que se répandre en blasphèmes !

Comme mon ami, je lâchai tout et je courus, en deux bonds, à la porte du corridor donnant sur le jardin. Je l’ouvris brusquement. Je ne mis pas cinq secondes à exécuter ce mouvement. Je constatai qu’il n’y avait aucun être humain derrière les volets de bois, ni une branche d’arbre capable de les arrêter, ni une corde tendue, rien que l’air pur de la nuit ! Je fis le tour de la maison en courant et je revins devant la fenêtre : elle s’était refermée ! Quand je voulus rouvrir la porte du corridor, refermée aussi, pour rentrer chez moi, elle avait sa clef tournée à double tour en dedans. Prisonnier dehors ! J’étais le jouet… de quelle force ?… Je demeurai un instant étourdi, grinçant des dents et jurant. Il fallait pourtant sortir de cette effroyable farce, très bien exécutée, mais par qui ? Alors, donnant à ma voix toute* l’assurance possible, j’appelai ma femme. Elle vint tout de suite, toute habillée, à la fenêtre d’en haut, ce qui prouvait qu’elle n’avait pas voulu dormir : « Veux-tu m’ouvrir, lui dis-je. Comme un sot que je suis, je viens de passer par ma fenêtre dont les volets se sont raccrochés tout seul et, naturellement, la porte d’entrée est fermée à clef. C’est idiot… mais après cette petite ronde de nuit, je crois que nous pourrons nous rendormir sur les deux oreilles ! »

Je claquai des dents en disant cela quoique nous fussions en été ! Elle descendit rapidement l’escalier et m’ouvrit ne se doutant pas encore de mon anxiété. J’allai prendre mon revolver, laissé sur ma table de nuit, et je dis à ma femme, tout en la tenant serrée contre moi de mon bras gauche : « Je n’ai plus de bougie. Je remonte avec toi pour en chercher une. Si je tire un peu au hasard, ne t’épouvante pas. Il n’y a vraiment personne. Seulement, tu comprends, s’il y avait quelqu’un ce serait un bon avertissement ». « Non, je ne comprends pas, fit-elle, très effrayée, encore plus par mon accent que par mes paroles. Est-ce que tu aurais peur, toi aussi ? » « Il n’y a pas de quoi, je t’assure, lui répliquai-je, en essayant de rire. Je vais t’accompagner chez toi, tu me donneras une autre bougie… parce que c’est à cause de la lune qui éclaire mal ! » Je divaguai, absolument.

Comme nous montions l’escalier, serrés l’un contre l’autre, je la sentis tout à coup lourde et me retenant en arrière avec tout le poids de deux corps… Elle se mit à crier et à se débattre : « Francis ! Au secours. Quelqu’un me prend les pieds ! »

Nous étions arrivés sur le petit palier éclairé par une fenêtre donnant sur le jardin, derrière la maison. Sans daigner tourner la tête, tellement j’étais convaincu de ne voir personne, je passai ma main droite au-dessus de mon épaule gauche et je tirai dans cette direction. Le coup retentit effroyablement dans cette maison sonore et ma femme repliée sur mon bras me semblait morte… mais je n’avais pas tué la force mauvaise qui me poursuivait car, je reçus, sur la joue, un soufflet violent, appliqué comme par cinq petits bâtons.

Chose singulière, le soufflet me rendit toute mon énergie. Être battu, c’est se battre et réagir immédiatement. J’arrachai ma femme à l’étreinte affreuse qui cherchait à me la dérober et grâce à la lueur vague de la fenêtre je constatai, encore une fois, qu’il n’y avait personne derrière elle. Nous atteignîmes notre chambre à coucher et j’en claquais la porte fébrilement comme si j’écrasais quelque chose entre les deux montants. Ma femme se sentant sauvée et pouvant croire encore à un malfaiteur ordinaire puisque je me défendais avec un revolver, se précipita, tout heureuse, vers le berceau de son petit : le berceau était vide. Alors elle s’évanouit tout à fait.

Abruti, guettant, dans le rond de la lumière faible que la lampe émettait autour de moi et de cette femme étendue, la chose ou l’être qui allait sans doute y faire son apparition, j’attendis, les bras croisés. Il devenait inutile de se défendre. Couteau, revolver, tout cela devenait impuissant contre ce genre d’ennemi insaisissable.

De loin, les bonnes, ayant perçu le bruit du coup de feu, poussaient des clameurs de chiennes aboyant à la lune. Je ne connais rien de plus démoralisant que des cris de femmes dans la nuit… Seul, le plus doux vagissement d’un petit enfant semblant sortir de dessous le plancher me tira de mon accablement moral. Il fallait pourtant le chercher, le pauvre être, puisque l’évanouissement de sa mère m’indiquait sûrement que ce n’était pas elle qui l’avait changé de place !

Et j’eus le courage, — il commençait à en falloir beaucoup pour monter ou descendre un escalier, dans cette maison — de fouiller tout l’appartement d’en bas, tenant haut la lampe. Je retrouvai l’enfant tout nu, entièrement dépouillé de ses langes, posé sur le dos au milieu d’une table de marbre, comme un objet sans valeur, que le redoutable bandit vient d’abandonner dans sa hâte à fuir… la lumière.

Il me fallut, tout le reste de la nuit, calmer les crises de nerfs de la femme et les pleurs du petit enfant… ce ne fut qu’au soleil levant que tout rentra dans l’ordre naturel, que la mère finit par s’endormir la bouche du bébé collée à son sein.

Je dois dire que cette horrible aventure me jeta dans un tel marasme que je ne me reconnus plus capable de tenir tête à mon ou à mes ennemis invisibles. Ce dernier tour de passe-passe, cet enfant, transporté d’un étage à l’autre sans qu’on puisse s’être aperçu qu’il traversait l’escalier… ou les murs, non, ce n’était pas explicable, encore moins tolérable.

Mon cœur s’ouvrait à une crainte nouvelle, celle de céder le pas avant d’avoir compris.

Au jour, je me persuadai de ne pas reculer sans, au moins, avoir mis la police de mon pays au courant de ce qui m’arrivait. Selon l’usage, en Portugal comme en France, on ne peut pas fournir, au simple particulier, un défenseur de l’ordre à demeure. Il faut qu’il y ait crime ou délit pour qu’il puisse pénétrer chez vous.

J’appelle ici toute votre attention, ma chère Rachilde, car vous avez toujours oui dire que ces sortes d’événements mystérieux se passaient entre une ou deux personnes, plus ou moins de bonne foi, et que dès que la police s’en mêlait, ils se réduisaient au néant. Ces maisons hantées n’ont pas l’habitude de livrer leurs secrets à la curiosité des agents de l’ordre.

Or, dans ce cas de délire de la persécution ou de mystification, que je cherchais à m’expliquer comme on démontre un théorème au tableau noir (le tableau était fort noir, en effet !) je ne trouvais pas d’autre solution que de prévenir la police de Coïmbra des agissements singuliers de redoutables cambrioleurs désireux de nous faire évacuer notre maison en pleine nuit pour la pouvoir mieux piller.

On fut d’abord très incrédule, mais, le congé de nos deux servantes, donné avec ensemble, le lendemain du drame, créa un dernier acte des plus impressionnants. Elles s’en allèrent comme deux poules effarées par le passage d’une automobile, piaillant et caquetant sur tous les tons, et ajoutant des détails, d’autant plus circonstanciés qu’elles n’avaient rien vu.

Mon ami, celui qui avait passé la première veillée sous notre toit, revint avec plusieurs camarades et l’on organisa une battue au fantôme qui ne manquait pas d’amateurs. On espérait bien, du reste, dans le clan des ennemis… politiques (j’en avais déjà) que tout tournerait à ma plus complète confusion. Au premier signal du danger, on mit des plantons devant et derrière les portes qui se fermaient à clef toutes seules et près de volets qui s’ouvraient en dépit des verrous les plus solides.

Tous les phénomènes se reproduisirent exactement de la même manière chaque fois que la lumière s’éteignit. Quand on rallumait, on retrouvait les traces du ou des criminels, jamais l’ombre de leurs bras !

Un gardien, enfermé dans un cabinet de débarras pour y saisir un malfaiteur invisible qu’on y entendait rire aux éclats, y reçut une si terrible râclée qu’il faillit se tuer lui-même en se battant contre les murs et il sortit de cet endroit de ténèbres en déclarant qu’il préférait donner sa démission de défenseur de la paix s’il lui fallait recommencer pareille guerre !

Des malles de linge, point encore déballées, notre installation étant encore récente, se trouvèrent en un instant vidées sur le parquet par des mains qu’on ne put pas prendre en flagrant délit. Des coups retentirent dans toute la demeure maudite aux oreilles des protecteurs venus à son secours, des cris et des ricanements éclatèrent autour d’eux sans que jamais ils purent savoir par qui et pourquoi ils étaient conspués.

Pas de caves, dans cette maison si spécialement hantée, où l’on aurait pu glisser les fils bons ou mauvais conducteurs d’une électricité dangereuse, pas de jardin trop touffu où peuvent se dissimuler d’adroits perturbateurs… Non. C’était le mystère prenant possession d’un décor bien moderne et y jouant le drame de la frayeur sans accessoire, sans mise en scène et ne s’adressant plus qu’à la seule mentalité de l’homme incrédule peut-être pour lui faire mieux comprendre que, quels que soient les temps, les forces inconnues demeurent toujours aussi redoutables et que l’humble mortel, appelé à devenir leur proie, est surtout coupable de ne pas chercher davantage à s’instruire de ses fins dernières alors qu’il ignore tout, ou veut tout ignorer, de ses commencements.

À vrai dire, j’étais plus furieux qu’ému. Je ne pouvais admettre aucune supercherie mais il me paraissait humiliant de tourner le dos à cet ennemi malhonnête, frappant sans signer.

Il fallut, cependant, bien s’en aller, fuir un endroit inhabitable, la nuit, à cause du petit enfant qui pleurait et de la mère, devenue de plus en plus nerveuse.

Maintenant, ma chère Rachilde, il ne me reste qu’à vous faire des excuses pour la longueur anormale de cette lettre. Au fond, c’est de votre faute si j’ai creusé le sujet. Votre insatiable curiosité de chatte angora… et de femme de lettres me forçant à ne rien négliger.

Ni vous ni moi n’en sommes plus avancé.

Vous ne me croirez pas.

Et, pourtant, vous avez eu peur, vaguement, à la première audition…

Et c’est à cette émotion (je ne m’en plains pas) que je dois peut-être l’amusante et si précieuse insistance du caprice de votre amitié.

H. C.