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Le parc du mystère/13

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Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

Comment donc ? Très volontiers, puisqu’il s’agit d’être beau joueur… Seulement, ça date un peu, vous savez ! Ce manuscrit ci-joint est tout entier de la main de ma mère, Gabrielle E. et il y est tout expliqué qu’un certain Rachilde, gentilhomme suédois, revenait sous le crayon obéissant (ou complice) d’une certaine Marguerite âgée de seize ans, pour raconter à la famille la plus spirite et la plus folle que j’aie jamais connue, c’est-à-dire la mienne, une histoire des moins édifiantes.

On ne voulait pas me laisser écrire des romans, j’ai donc débuté par… le document surhumain. Ah ! le bon temps que c’était là ! Et quel décor ! Ce Cros, ce fameux Cros (trou) des « Rageac ».

Soirée mystérieuse sous la lampe voilée, toutes les têtes penchées sur le papier blanc où apparaissait le premier roman de Rachilde. Je ne demande pas mieux que de vous livrer ses bonnes feuilles. Je ne m’en suis jamais servi.

Si ça peut vous amuser ? Ce qu’il y a de plus mystérieux dans tout cela est contenu dans ma note de la fin. Vous en tirerez toutes les conclusions que vous voudrez, cher Monsieur… et même celle-ci : que ce n’est pas moi qui écris mes romans, mais qu’ils sont inspirés par le plus détestable des esprits… un vampire ou un loup-garou, le mien quoi !…

Ça m’est égal ! quant à l’étrange coïncidence qui me fit transcrire la première fois, mon nom au hasard des pieds d’une table tournante qui ne tournait que poussée un peu, ça, je ne l’explique pas, ou mieux je me permets de vous rappeler le mystère de deux arbres dont un enlacement de branches dessinait, sur le ciel, une madone à l’enfant Jésus. Tout arrive.

(Origine du nom de Rachilde.)
Le Cros, 1er mars 1876.

Je n’explique pas, je raconte : la table s’étant mise à tourner vivement, quelqu’un demande si quelque esprit est présent : un coup frappé avec le pied de la table répond affirmativement. Aussitôt série de questions. Es-tu un parent ? — R. Non. — Un ami ? — Non. — Un ennemi ? — Oui. — Es-tu Français ? — Non. — Anglais ? — Non. — toutes les nationalités nous venant à la mémoire étant épuisées : — Veux-tu répondre par les lettres de l’alphabet ? — Oui. — Alors nous apprenons que l’esprit qui veut se manifester est Suédois, son nom est Rachilde, d’une famille noble, il est attiré ici par l’un de nous qui, selon lui, est réincarné : c’est une femme, du nom de Meira, fille du peuple ; ayant voulu connaître sa profession, nous épuisons tous les métiers. Alors nous demandons à Rachilde quel âge il a. — 24 ans. — À quel âge est morte Meira ? — 52 ans. — De quelle maladie est mort Rachilde. — Sa mort est le résultat d’un crime. — Qui l’a commis ? — La table s’agite avec une violence inouïe et répond : — Meira !

On met entre les mains de Marguerite[1] un crayon, et, aussitôt, se révèle, chez cette enfant de seize ans, un pouvoir médianimique d’une puissance immédiate après une série de communications fort lucides et très promptes. Nous renouons les fils de la vie de Rachilde et de Meira à peu près comme il suit ; si des lacunes existent, elles ne viennent ni de la faiblesse du médium, ni de l’incorrection de l’esprit qui ne demande au contraire qu’à s’expliquer avec une netteté de langage que nous sommes obligés de voiler et d’arrêter…

… Rachilde, comte suédois, vivait, d’après son dire, sous le roi Jean III, monté sur le trône de Suède en 1568. Il naquit en 1546, dans un château sur le bord de la mer, à l’embouchure de la Lutneia, rivière qui se jette dans le golfe de Bothnie et près de la ville de Lutneia. Ses biens étaient immenses : outre le château, ses terres, la vallée de Liaben et un immense étang, il possédait en or ou en argent environ cinq millions. À l’âge de dix ans, il était orphelin, presque livré à lui-même, n’ayant pour mentor qu’un vieillard, sorte d’intendant fort tolérant, par respect du maître. Son enfance se passa à développer son corps par des exercices de tous genres : la chasse, la pêche, les jeux violents, et enfin l’étude, telle que la comprenaient les gentilshommes de cette époque et de ces pays sauvages. À l’âge de huit ans, aux exercices des Norspal (ici Rachilde écrit ce mot en caractères suédois et le traduit en français ensuite. Du reste, toute la rédaction des phrases est de lui ; je ne fais que coordonner et lier les Communications entre elles), sorte de balle énorme en bois dur que l’on lance avec un pal de fer, son intendant lui abîma l’épaule, ce qui la fit dévier légèrement. En devenant homme, Rachilde constate qu’il était, malgré ce léger défaut, bien fait, grand et élancé, les cheveux noirs[2], un teint mat, très mat et une jolie main. Sa vie sauvage, ses instincts, sa fortune, sa liberté devaient le porter naturellement vers les plaisirs. Il est présumable qu’il en usa et en abusa : ses communications sur ce sujet seraient fort explicites si je ne les arrêtais pas, mais Rachilde, qui sent la fougue de son âge, me prie souvent de poser des questions et promet d’être prudent : « Je serai sage, je mettrai des voiles, la Dona », me dit-il.

Vers l’âge de 22 ans, Rachilde vint à Lutneia, et y rencontra une femme à peu près de son âge, remarquablement belle, Suédoise, blonde, avec des yeux violets, des yeux qu’on appelle … (ici le nom lui échappe). Elle était fille du peuple et habitait un palais. — Ces femmes-là, dit Rachilde, ont toujours des palais qu’elles bâtissent sur des ruines.

Rachilde l’aima, comme on aime ces créatures. Ce fut deux années d’enchantement et de fêtes. Le comte amena la belle Meira dans son château. « J’allais la chercher à cheval, dit-il, un splendide festin était servi, des barques sur l’étang et la sorcière de Liaben vint lui offrir des fleurs en lui disant : « La belle dame sera maîtresse du château, elle épousera le maître », elle croyait qu’elle était ma fiancée, ce qui prouve que les sorcières mentent. »

Meira passait sa vie roulée sur des nattes soyeuses, ne faisant rien de ses dix doigts blancs. Elle chantait et Rachilde répète encore le refrain des chansons légères de Meira. Seulement, il les écrit en suédois, et instruit par nous qu’il existe ici bas des cœurs purs, il ne demande plus à les traduire. Dans sa fougue, il s’écrie : « Je n’aime pas les femmes honnêtes, Shat, Shat », juron suédois, qui répond au Morbleu de France. Ici, se place un peu de morale pour le compte de Rachilde qui, tout en se révoltant, reconnaît cependant la nécessité de l’honnêteté. « Ah ! s’écrie-t-il, si Meira avait eu la Dona auprès d’elle ! » Pressé de s’expliquer, il dit que Gabrielle était une honnête femme ; dans la noblesse espagnole elle s’appelait dona Julia, vivait au xe siècle, belle, rare, peu connue, sa vie se passait obscure et vertueuse ; elle ne s’est réincarnée que dans ce siècle-ci. Urbain, pour lui comme pour les autres esprits, est Gallien. Joseph, il l’a connu à Lutneia, il vivait en même temps que Meira et lui. — « C’était, dit-il, un artisan des environs de la ville, travailleur, ciseleur de bijoux d’argent massif pour les paysannes ». Il l’a vu, mais ne l’a pas connu, il le mentionne seulement comme point intéressant. Ici vive altercation, la morgue du grand seigneur se faisant jour, on discute avec l’esprit qui traite de manant tout ce qui ne porte par de particule et répète à tout propos son juron favori : « Shat », tout cela avec une verve et une vigueur ! on lui fait remarquer qu’au lieu de passer sa vie oisive, il eut mieux fait de servir son roi, de manier l’épée : — « J’ai eu mon épée, mon cher, répond-il à Joseph, et je suis bon diable ; seulement, si tu avais dit cela de mon vivant je t’aurai f… à la porte, je ne suis pas patient, Shat ! Du reste, lis l’histoire des gentilshommes français. »

Urbain, obligé de s’absenter, Isaline le remplace d’après la demande de Rachilde qui veut toujours parler ; une altercation s’élève entre eux deux : Rachilde prétend qu’Isaline n’a pas une grande puissance comme médium, l’âge l’ayant affaiblie, Isaline se fâche. Rachilde lui dit : « Je te respecte, ah ! si tu avais 20 ans. — Isaline indignée. Rachilde continue. « C’est drôle, les femmes n’aiment pas le respect ». Rappel à l’ordre, puis causeries dans lesquelles nous relevons de belles pensées de Rachilde. « Depuis 300 ans, j’erre dans les ténèbres et l’isolement, je cherche le fluide comme la crue des eaux cherche un passage, laissez-moi me communiquer ; je n’ai pas eu le loisir d’être honnête, je ne suis pas purifié, mais j’ai le droit de revenir, je suis dans l’air qui vous entoure depuis longtemps et je puis vous donner des preuves que je suis là ». Je demande une phrase en suédois : « Non, dit-il plus fort, demain matin au réveil de Marguerite, je frapperai une effigie. »

Le lendemain, à notre réveil, après avoir gardé Marguerite dans mon lit, dans ma chambre, toutes portes closes, père, mère et enfant ne s’étant pas quittés en entrant dans la chambre de Marguerite, la première chose qui frappe nos regards, c’est le cadre de velours bleu qui contient le portrait d’Édouard tourné le haut en bas, et le portrait d’Édouard déchiré en deux dans son cadre. Nous étions tous désolés, croyant à une méchanceté, lorsque consulté, Rachilde déclara qu’il l’avait fait sans haine, pour donner une preuve à la dona : Qu’il ne ferait rien sans notre consentement désormais, mais que si nous voulions d’autres preuves il était prêt à en donner d’autres de son existence parmi nous, et il en donna. Je lui demandai d’écrire une phrase en suédois : aussitôt il écrivit en français ceci :

« La sorcière de Liaben est la sœur de mon génie familier. »

puis au-dessous en suédois[3] :

Rachilde sur ma demande a écrit sa traduction suédoise sur mon cahier. Il continue ses communications chaque soir, ayant renoncé à recourir au fluide d’Urbain ; il prie quelques esprits inoccupés de lui donner la force de se communiquer, et tout joyeux vient nous annoncer cette bonne nouvelle. Pour intéresser Joseph, il nous parle des chasses de son pays. « J’étais, dit-il, bon coureur et beau chasseur, je chassais le Renne et l’Aurochs, bœuf sauvage, l’Eider qui tient de l’aigle et du canard ; nous avions pour la chasse des petits chevaux norvégiens ayant la robe de la couleur du bison et la crinière grise, nos chiens étaient croisés du danois et du norvégien, ils étaient grands et avaient de longs poils aux jambes de derrière, on les employait aux traîneaux quand on courait sur les glaces des étangs. Meira assista à une de ces chasses ; les armes étaient la lance et l’arquebuse, ce que vous appelez aujourd’hui fusil. La chasse des canards sauvages sur les lacs et au bord de la mer était une des plus importantes. Dans une chasse, j’en abattais des centaines. » Marguerite, ayant consulté Rachilde sur la prouesse faite par Édouard d’envoyer une feuille d’arbre dans sa lettre et ne l’ayant pas fait : « Tu n’as pas plus de tête que le Ransthal qui chante sur l’étang, folle que tu es, ne sais-tu pas qu’il n’y a pas de feuilles en hiver. Tu mériterais que je t’inflige la punition que j’infligeais à Meira : Je lui marquais l’épaule avec la pointe d’un fin poignard pour la punir de ses nombreuses infidélités, j’appelais cela des fraises. » Questionné pour savoir ce qu’était le Ransthal, Rachilde dit que c’est une petite poule d’eau qui, dans son pays, est l’emblème de la sottise, elle se couchait pour chanter. Quelquefois il répond à Meira en coupant notre conversation, il l’interroge sur l’instrument du salon sur lequel elle joue des airs qu’il ne comprend pas. « Te souviens-tu pas des chansons suédoises que tu chantais ? Tiens, celle de la jolie fille du Liaben :

« J’évoquerai le génie des montagnes, j’irai près de l’étang pleurer mon fiancé. Pourquoi ne vient-il plus ? Oh ! l’amour de mon âme reviendra-t-il un jour ? »

« J’évoquerai le génie des montagnes, il ne pourra me voir souffrir, ma taille élancée se courbe, ainsi fait le grand pin sous la tourmente. L’or pâle de mes cheveux deviendra neige blanche. »

« J’évoquerai le génie des montagnes, il est sourd à ma voix. Pauvre Syra ! c’est en vain que tu pleures, il est déjà très loin et la mer viendra trouver tes yeux ! »

Rachilde nous donne quelques détails sur son intérieur. Les chambres étaient vastes avec de nombreuses ouvertures qu’on fermait avec des peaux d’animaux ; il mangeait dans des plats d’argent et s’étonne que nous nous servions de vaisselle de terre. Il mangeait du gibier et des poissons fumés, principalement de magnifiques saumons qu’on pêchait dans les immenses étangs. Le fond du caractère de Rachilde, à en juger par les conversations à bâtons rompus et dont je ne peux mentionner les infinis détails, est la franchise rude et sauvage, avec un besoin intense d’affection, une intelligence vive et brusque, une colère et un amour pour Meira qui se partagent son cœur ; je cherche à dénaturer ses sentiments fougueux et à moraliser cet être charmant, surtout à lui enlever l’idée de la culpabilité de Meira. Il semble en effet qu’il commence à s’intéresser à l’innocence de Marguerite ; mais, malgré lui, il retourne à Meira et me dit : « Marguerite se perfectionne, oui, puisque Meira a mené une vie de vices et que Marguerite ne fera qu’une folie ! » L’inquiétude s’emparant de moi, il répond à mes questions mentales en me rassurant sur l’avenir ?

Ne pouvant, malgré tout mon désir, avoir beaucoup de détails sur la vie de Meira, je suis obligée de laisser des lacunes, la jeunesse du Médium s’opposant à ce que je pose des questions dont les réponses seraient un peu brutales.

La toilette de Meira était luxueuse ? Rachilde nous raconte qu’elle portait une tunique de tissu bleu ornée au bas de festons en filigranes d’or, la taille très ample, un petit manteau court. Diadème en fourrure, pierres précieuses, cheveux longs enroulés de fils de perles et d’or, voiles de couleur et d’or, sandales garnies de fourrure. Elle soignait extrêmement la beauté de son visage et elle baignait ses traits fatigués dans le lait de l’Udra (chèvre sauvage dont l’espèce se perd).

Rachilde vit à la cour une jeune fille noble de la Bothnie Supérieure, elle se nommait Christine, était fort jolie mais froide comme les mousses blanches ou perce-neige de ces pays.

Elle avait 23 ou 24 ans, était fort riche. Elle n’était pas plus belle que Meira, mais plus blonde, encore plus rose peut-être. Des yeux pâles comme le ciel de neige au moment de la tourmente. Elle parlait peu et était sans passions. Rachilde l’estimait mais ne l’aimait pas encore ; pourtant il songeait à un mariage et, prévoyant le mécontentement de Meira, il lui avait donné une forte somme d’argent. Meira avait déjà mangé la moitié de sa fortune. Depuis sa liaison avec elle, Rachilde n’avait plus d’amis, mais beaucoup d’envieux. La jalousie, l’intérêt travaillèrent-ils le cœur de Meira ?

Rachilde ne peut le dire. Toujours est-il qu’un homme de ses terres, un serf qu’il avait donné à Meira, pénétra un soir dans son château et, s’approchant de lui à l’improviste, lui enfonça son couteau dans la poitrine. Au moment de mourir, Rachilde reconnut l’envoyé de Meira et la main qui le faisait frapper. Cette pensée le suivit dans les ténèbres où il fut plongé pendant trois cents ans ; il chercha Meira, il erra chez tous les médiums connus cherchant les traces de son assassin. Enfin, le 1er mars 1876, il la découvrit et de toutes ses communications j’ai retiré succinctement le récit qu’on a lu, que Marguerite m’a transmis par lambeaux de phrases, coupées par des digressions qu’il serait fort intéressant de noter, mais que la mémoire ne peut retenir, les réponses se faisant avec une rapidité incroyable, plus promptes même que la conversation.

Gabrielle Eymery.
Note

30 mai 1922.

Ceci est le récit, écrit de la main de ma mère, d’une mystification spirite, que je me suis permise chez mes parents, à l’âge de seize ans, pour essayer d’acquérir la liberté littéraire qu’on ne voulait pas me donner et habituer mes parents à un tour de langage qu’ils n’eussent pas supporté de moi sans un habile préambule. Lorsque, un an après, j’avouai mon subterfuge, sauf mon père, aucun d’eux ne voulut croire à la sincérité de mon aveu. Mes grands parents, spirites convaincus, me déclarèrent possédée, malgré moi, par un mauvais esprit ! le Rachilde en question, ce qui naturellement, me donne l’idée de prendre ce nom, plus ou moins suédois, comme pseudonyme.

Formé au hasard des coups frappés par un pied de table, je ne l’avais pas choisi… Trente ans après, un poète, Ferdinand Herold, m’apprit que le nom de Rachild’s ou Rachild ou Rachilde est assez commun en… Suède.

R.

P. S. — Ô Parc du mystère, j’ai suivi, les yeux fermés, l’un de tes sentiers les plus ardus… Mais voici que j’entends chanter, là-haut, mes oiseaux favoris, j’ouvre les yeux, la vie est toujours belle, je suis libre et je ne crois qu’à la force de la raison.

  1. Marguerite Eymery, la future Rachilde.
  2. J’efface le portrait à cause d’une ressemblance inquiétante.
  3. Il me semble inutile de retracer ici des caractères aussi parfaitement inconnus.