Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/22

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 349-351).

Fin de la tempeſte.

Chapitre XXII.


Terre, terre, s’eſcria Pantagruel, Ie voy terre. Enfans couraige de brebis. Nous ne ſommes pas loing de port. Ie voy le Ciel du couſté de la Tranſmontane, qui commence s’eſparer. Aduiſez Siroch. Couraige enfans, diſt le pilot, le courant eſt renfoncé. Au trinquet de gabie. Inſe, inſe. Aux boulingues de contremeiane. Le cable au capeſtan. Vire, vire, vire. La main à l’inſail. Inſe, inſe, inſe. Plante le heaulme. Tiens fort à guarant. Pare les couetz. Pare les eſcoutes. Pare les Bolines. Amure babord. Le heaulme ſoubs le vent. Caſſe eſcoute de tribord, filz de putain. (Tu es bien aiſe, home de bien, diſt frere Ian au matelot, d’entendre nouuelles de ta mere). Vien du lo. Pres & plain. Hault la barre. (Haulte eſt, reſpondoient les matelotz). Taille vie. Le cap au ſeuil. Malettes hau. Que l’on coue bonettes. Inſe, inſe. C’eſt bien dict & aduiſé. L’oraige me ſemble critiquer & finir en bonne heure. Loué ſoit Dieu pourtant. Nos Diables commencent eſcamper dehinch. Mole. C’eſt bien & doctement parlé. Mole, mole. Icy de par Dieu. Gentil Ponocrates, puiſſant ribauld. Il ne fera qu’enfans maſles le paillard. Euſthenes guallant home. Au trinquet de prore. Inſe, inſe. C’eſt bien dict. Inſe de par Dieu, inſe, inſe. Ie n’en daignerois rien craindre, car le iour eſt feriau, Nau, nau, nau[1]. (Ceſtuy Celeume[* 1], diſt Epiſtemon, n’eſt hors de propous : & me plaiſt, car le iour eſt feriau). Inſe, inſe. Bon. O s’eſcria Epiſtemon, ie vous commande tous bien eſperer. Ie voy ça Caſtor à dextre[2].

Be be bous bous bous, diſt Panurge, I’ay grand paour que ſoit Helene la paillarde. C’eſt vrayment reſpondit Epiſtemon, Mixarchaheuas, ſi plus te plaiſt la denomination des Argiues. Haye, haye. Ie voy terre : ie voy port : ie voy grand nombre de gens ſus le haure. Ie voy du feu ſus vn Obeliſcolychnie[* 2]. Haye, haye, (diſt le pilot) double le cap, & les baſſes. Doublé eſt, reſpondoient les matelotz. Elle s’en va, diſt le pilot : auſſi vont celles de convoy. Ayde au bon temps. Sainct Ian, diſt Panurge, c’eſt parlé cela. O le beau mot. Mgna, mgna, mgna, diſt frere Ian, ſi tu en taſte goutte, que le Diable me taſte. Entends tu couillu au Diable. Tenez noſtre ame, plein tanquart du fin meilleur. Apporte les frizons, hau Gymnaſte, & ce grand matin de paſté Iambicque : ou Iambonique[3] ce m’eſt tout vn. Guardez de donner à trauers. Couraige (s’eſcria Pantagruel) couraige enfans. Soyons courtoys. Voyez cy près noſtre nauf deux Lutz, troys Flouins, cinq chippes, huict volantaires, quatre guondolmes & ſix freguates, par les bonnes gens de ceſte prochaine iſle enuoyees à noſtre ſecours. Mais qui eſt ceſtuy Vcalegon[* 3] là bas qui ainſi crie & ſe deſconforte ? Ne tenoys ie plus l’arbre ſceurement des mains, & plus droict que ne feroient deux cens gumenes ? C’eſt (reſpondit frere Ian) le paouure Diable de Panurge, qui a la fiebure de veau. Il tremble de paour quand il eſt ſaoul.

Si (diſt Pantagruel) paour il a eu durant ce Colle horrible & perilleux Fortunal, pourueu que au reſte il ſe feuſt euertué, ie ne l’en eſtime vn pelet moins. Car comme craindre en tout heurt eſt indice de gros & laſche cœur, ainſi comme faiſoit Agamemnon : & pour celle cauſe le diſoit Achilles en ſes reproches ignominieuſement auoir œilz de chien, & cœur de cerf[4] : auſſi ne craindre quand le cas eſt euidentemment redoubtable, eſt ſigne de peu ou faulte de apprehenſion. Ores ſi choſe eſt en ceſte vie à craindre, apres l’offenſe de Dieu, ie ne veulx entrer en la diſpute de Socrates & des Academicques : mort n’eſtre de ſoy mauluaiſe, mort n’eſtre de ſoy à craindre. Car comme eſt la ſentence de Homere, choſe griefue, abhorrente, & denaturée eſt perir en mer[5]. De faict Æneas en la tempeſte de laquelle feut le conuoy de ſes nauires pres Sicile ſurprins, regrettoit n’eſtre mort de la main du fort Diomedes, & diſoit ceulx eſtre troys & quatre foys heureux qui eſtoient mortz en la conflagration de Troie[6]. Il n’eſt ceéans mort perſone. Dieu ſeruateur en ſoit eternellement loué. Mais vrayement voicy vn meſnage aſſez mal en ordre. Bien. Il nous fauldra reparer ce briz. Guardez que ne donnons par terre.


  1. Celeuſme. Chant pour exhorter les mariniers, & leurs donner couraige
  2. Obeliſces. grandes & longues aiguilles de pierre : larges par le bas, & peu à peu finiſſantes en poincte par le hault. Vous en auez à Rome pres le temple de ſainct Pierre vne entiere, & ailleurs pluſieus autres. Sus icelles pres le riuage de la mer lon allumoit du feu pour luyre aux mariniers on temps de tempeſte : & eſtoient dictes Obeliſcolychnies, comme cy deſſus
  3. Vcalegon. Non aydant. C’eſt le nom d’vn viel Troian, celebré par Homere 3. Iliad.
  1. Nau. « Ceci est pris d’un noël qu’on chante encore en Poitou, & qui commence :

    Au Sainct Nau
    Chanteray ſans point m’y feindre,
    Ie n’en daignerois rien craindre.
    Car le iour eſt feriau,
    Nau, nau, nau. »

    (Le Duchat)

    La Monnoye ajoute (Noels bourguignons, glossaire, au mot Noël) : « Cet endroit eſt tiré indubitablement d’un de ces Noëls que Rabelais, dans l’ancien Prologue du quatrième livre, dit avoir été compoſés en langage poitevin par le ſeigneur de Saint-George, nommé Frapin. » Cela semble au moins douteux.

  2. Caſtor à dextre. Dans l’antiquité, les matelots nommaient Castor et Pollux le météore qu’ils appellent de nos jours feu Saint-Elme. Ils le regardaient comme d’un heureux augure, et redoutaient au contraire celui qu’ils désignaient sous le nom d’Hélène. Pline parlant de Castor et Pollux (II, 37, De stellis Castoribus) s’exprime ainsi : « Geminæ autem salutares, et prosperi cursus prænunciæ : quarum adventu fugari diram illam ac minacem, appeliatamque Helenam ferunt. »
  3. Paſté Iambique : ou Iambonique. Il y a ici, comme plus haut (voyez, p. 163, note sur la l. 23 de la p. 221 du t. I.*) un jeu de mots sur iambe et jambe ; mais la substitution du j à l’i l’a fait disparaître de toutes les éditions modernes, où ce passage est devenu complètement inintelligible.

    *

  4. Cœur de cerf.

    ....ϰυνὸς ὄμματ᾽ ἔχων, ϰραδίην δ᾽ ὲλάφοιο.

    (Homère, Iliade, I, 225)
  5. Perir en mer. C’est Ulysse qui dit cela pendant la tempête (Odyssée, V, 312) :

    Νῦν δέ με λευγαλέῳ θανάτῳ εἴμμαρτο άλῶναι.

    1548 ajoutait : « La raiſon eſt baillée par les Pitagoriens, pour ce que l’ame eſt feu & de ſubſtance ignée. Mourant doncques l’homme en eau (element contraire), leur ſemble (toutefois le contraire eſt verité), l’ame eſtre entierement eſteincte. »

  6. La conflagration de Troie.

    ...O terque quaterque beati,
    Quîs ante ora patrum, Trojæ sub mœnibus altis,
    Contigit oppetere ! o Danaûm fortissime gentis
    Tydide ! mene Iliacis occumbere campis
    Non potuisse tuaque animam hanc effundere dextra ?

    (Virgile, Énéide, I, 94)